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Coran Savary/Vie de Mahomet/JC635

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Traduction par Claude-Étienne Savary Voir et modifier les données sur Wikidata.
G. Dufour (1p. 66-73).
(Depuis la chute d’Adam, suivant Abul-Feda. 6220. — Depuis la naissance de J.-C. 635. — Après l’hégire. 5. — De Mahomet. 57.)

Mahomet, instruit par ses émissaires des préparatifs immenses que l’on faisait contre lui, ne s’endormait pas. L’impossibilité de tenir la campagne devant des forces si supérieures lui fit prendre le parti de se renfermer dans les murs de Médine. Salman[1] le Persan, en qui il avait beaucoup de confiance, lui conseilla de creuser un fossé autour des remparts, afin d’arrêter le premier feu des ennemis. Le conseil fut approuvé, et dans un instant toute la ville se mit à l’ouvrage. On n’entendait de toutes parts que le bruit des marteaux, les cris des travailleurs[2]. Le sol était pierreux et difficile à creuser. Une roche fort dure résistait aux attaques des pionniers, et rebutait leur constance. Mahomet, s’apercevant de leur découragement, prit de l’eau dans sa bouche, et en répandit sur la pierre ; elle s’amollit, et céda aux coups redoublés des marteaux. Les Musulmans crièrent miracle, et attribuèrent à la vertu de cette eau merveilleuse un succès qu’ils devaient à leurs nouveaux efforts. Tel Annibal, se frayant une route à travers les Alpes, ranima le courage de ses soldats, en faisant répandre du vinaigre sur le rocher qu’il voulait percer. Partout le grand homme est le même ; partout il aplanit les obstacles sous ses pas, et fait céder la nature à ses efforts. Le charme invincible qu’il emploie pour produire des prodiges, est l’assurance du succès dont il enivre les cœurs des mortels. Pendant que les habitans de Médine, animés par l’exemple de leur chef[3], travaillaient malgré l’ardeur d’un soleil brûlant, pour opposer une barrière à leurs ennemis, une autre merveille fixa leur attention : Salman s’efforçait de briser une roche énorme ; Mahomet, lui prenant le marteau des mains, en frappa trois fois la pierre ; il en jaillit trois éclairs. « Que signifient ces éclairs ? » lui demanda le Persan. « Le premier, répondit le prophète, m’apprend que Dieu soumettra à mes armes l’Arabie Heureuse ; le second m’annonce la conquête de la Syrie et de l’Occident ; le troisième, la conquête de l’Orient[4]. » Cette explication est aussi bonne que celle de ce conquérant, qui, étant tombé par terre en débarquant sur le rivage ennemi, dit : Compagnons, le pays est à nous, je viens d’en prendre possession.

À peine le retranchement était achevé, que les confédérés parurent. Les Coreïshites, auxquels s’étaient joints les Kenanites, formaient un corps de dix mille combattans. Les Gatfanites et les autres habitans de la province de Najd, marchaient après eux. Les Coraïdites, commandés par Caab, fils d’Açad, composaient l’arrière-garde de l’armée. Les environs de Médine furent couverts de tentes et de drapeaux[5]. Les casques et les boucliers réfléchissaient au loin la lumière du soleil. Une forêt de lances semblait être sortie tout à coup de la terre. Cet appareil guerrier jeta la terreur parmi les Musulmans[6]. Les uns alarmés gardaient un morne silence ; les autres murmuraient. Les idolâtres qui se trouvaient encore à Médine, éclataient en reproches. Moatteb, un des plus séditieux, criait aux malintentionnés : « Mahomet nous promettait, il n’y a qu’un instant, les trésors de Cosroës et d’Héraclius, et il ne sait maintenant où se cacher. »

Immobile au milieu des clameurs d’un peuple consterné, le général des croyans leur offrait l’exemple de la constance. La sérénité paraissait sur son front, et il donnait ses ordres avec une tranquillité étonnante. Après avoir laissé le gouvernement de la ville à Ebn om Mactoum, il sortit à la tête de trois mille soldats, et les disposa entre les remparts et le retranchement. Résolu d’assaillir les ennemis à l’instant où ils voudraient franchir cet obstacle, il se tint sur la défensive. Les confédérés firent plusieurs tentatives pour le forcer ; mais ils furent repoussés avec perte[7]. Ils tentèrent de se rendre maîtres de la ville du côté où elle était moins gardée : leur projet fut éventé, et un renfort envoyé à propos le fit évanouir. Le siége traînait en longueur. On ne se battait qu’à coups de flèches et de dards. Quelques cavaliers Coreïshites, ennuyés de cette espèce d’inaction, voulurent essayer la bonté de leurs chevaux ; ils coururent à toute bride, et franchirent le fossé. Ali marcha contre eux. Amrou, l’ayant reconnu, lui cria : « Ô mon cousin ! avec quel plaisir je vais t’étendre sur le sable ! » « Pardieu, répondit Ali, j’en aurais bien davantage à te renverser à mes pieds[8]. » Amrou, furieux, descend, coupe les jarrets de son cheval, et va droit à Ali. Les deux rivaux se mesurent des yeux, et cherchent à se surprendre ; puis, s’approchant de plus près, se portent des coups terribles. Un nuage de poussière s’élève autour d’eux, et les dérobe aux regards des deux armées. On n’entendait que le cliquetis de leurs épées, et le bruit dont retentissaient leurs boucliers et leurs cuirasses. La victoire se déclara pour Ali. Le nuage s’étant dissipé, on vit le vainqueur, le pied sur son ennemi, lui enfoncer son épée dans la gorge. Les autres cavaliers avaient pris la fuite : l’un d’eux étant tombé dans le fossé, fut tué par Ali.

Après vingt jours de blocus, les confédérés, voyant toutes leurs tentatives inutiles, désespérèrent de forcer les croyans derrière leurs retranchemens. La division se mit dans leur camp. Mahomet l’entretint par ses émissaires. Ils songeaient à se retirer. Les vents violens du sud-est, ayant renversé leurs tentes, leur en fournirent le prétexte. Les juifs se débandèrent les premiers. Les Coreïshites et les Gatfanites suivirent cet exemple. Assuré de la retraite des confédérés, Mahomet rentra avec ses troupes à Médine.

Les Musulmans s’attendaient à se délasser de leurs fatigues. Ils avaient déposé l’attirail des guerriers, et songeaient à jouir, au sein de leurs familles, des douceurs de la paix. Ce n’était pas l’intention de leur apôtre. Il voulait qu’une prompte conquête leur fit oublier tant de travaux et d’alarmes. Les Coraïdites avaient soulevé contre lui une partie de l’Arabie ; il fallait punir cet exemple dangereux. Il fit, suivant sa coutume, parler le ciel. Au lever du soleil, il avait mis bas les armes ; à midi, Gabriel lui commanda de les reprendre. Il fit crier ces mots par un héraut : « Que quiconque entend et est obéissant, fasse la prière du soir contre les Coraïdites[9]. » L’ordre publié, il concerta l’expédition avec Ali, et partit sur-le-champ, suivi de ceux qui se trouvaient prêts[10]. Il alla camper à Dha Ena (le vase d’eau pure), puits appartenant aux Juifs. Ses soldats s’y rendirent à la file ; avant le coucher du soleil, toute l’armée avait rejoint le général. Le lendemain il se mit en marche, et alla assiéger la forteresse des Coraïdites. Ils se défendirent vaillamment, et livrèrent plusieurs combats sous leurs murs. L’impétueux Ali, suivi d’une troupe d’élite, les repoussait avec vigueur. Ses faits héroïques jetèrent l’effroi parmi eux. Ils n’osèrent plus sortir de leurs remparts. Bientôt la crainte de s’y voir forcés leur ôta le courage de se défendre. Caab, fils d’Açad, leur allié, les alarma sur leur situation. Il leur proposa de reconnaître Mahomet pour l’apôtre prédit par les écritures, et de remettre leur citadelle entre ses mains, à condition qu’il leur accorderait la vie sauve. Les Juifs suivirent ce conseil pernicieux, et après vingt-cinq jours de siége, ils se rendirent à discrétion. Mahomet, qui voulait leur perte, choisit pour arbitre de leur sort Saad, fils de Moad, prince des Awasites. Ils acceptèrent la proposition avec joie, espérant un traitement favorable de la part d’un allié. Les infortunés ignoraient que Saad, blessé dangereusement au siége de Médine, détestait les Juifs, auteurs de cette guerre, et faisait des vœux pour leur ruine générale[11]. On l’envoya chercher, et on l’apporta avec peine au lieu de l’assemblée. « Ô Saad ! lui dirent les Coraïdites, ô père d’Amrou ! montrez-vous compatissant et généreux envers vos alliés ». Tout le monde avait les yeux tournés vers Saad. On attendait en silence l’arrêt qu’il allait prononcer. Alors le prince des Awasites, souffrant encore de sa blessure, prit un air sévère et dit : « Que l’on mette à mort les hommes ; que l’on partage leurs biens ; que leurs femmes et leurs enfans soient emmenés en captivité ». « C’est l’arrêt de Dieu, s’écria Mahomet ; il a été porté au septième ciel, et vient d’être révélé à Saad. » Il fut exécuté à la rigueur[12]. Les hommes, au nombre de sept cents, furent égorgés ; les femmes, les enfans, et tous les biens des Coraïdites devinrent la proie des vainqueurs. Rihana, la plus belle des juives, échut en partage à Mahomet. Pénétrée du malheur de sa nation, elle en détestait l’auteur ; mais la haine ne put tenir long-temps, contre l’idée de devenir l’épouse d’un prophète[13]. La vanité séduisit son esprit ; l’ambition corrompit son cœur ; elle se fit musulmane pour l’épouser.

De retour d’une expédition, Mahomet en méditait une nouvelle. Le soin d’affermir sa religion et d’étendre sa puissance l’occupait sans cesse. Lorsque les affaires du gouvernement le retenaient à Médine, il envoyait des partis en campagne qui portaient l’effroi parmi ses ennemis, et qui revenaient toujours chargés de butin. Le temps que lui laissaient des travaux continuels, il l’employait à visiter ses compagnons d’armes et ses amis. Un jour qu’il s’était présenté chez Zaïd, son fils adoptif, dans un moment où il était absent, il aperçut Zainab, son épouse[14]. C’était la plus belle des Coreïshites. Elle joignait à la beauté les grâces de l’esprit. Tant de charmes avaient depuis long-temps fait une impression profonde sur le cœur du prophète ; mais dans cet instant Zainab, couverte d’habits légers qui dérobaient à peine la blancheur et la forme de son corps, lui parut si belle, qu’il trahit son secret, et s’écria : Louange à Dieu qui peut changer les cœurs ! Il se retira en prononçant ces mots. Zainab n’oublia point l’exclamation de Mahomet. Elle la rapporta à son mari. Zaïd, en homme politique, la répudia, et lorsque le terme prescrit fut expiré, elle passa dans la couche du prophète. Ce mariage excita des murmures. Les musulmans disaient qu’il avait épousé la femme de son fils. Un repas somptueux où les principaux citoyens de Médine furent invités, et où l’on prodigua les mets les plus rares, les parfums les plus exquis, n’arrêta point les clameurs. Mahomet eut recours aux oracles du ciel. Il fit descendre le chapitre 33 où on lit ce verset : « Lorsque tu dis à celui que Dieu avait enrichi de ses grâces, que tu avais comblé de biens, garde ton épouse, et crains le Seigneur, tu cachais dans ton cœur un amour que le ciel allait manifester ; tu appréhendais les discours des hommes, et c’est Dieu qu’il faut craindre. Zaïd répudia son épouse. Nous t’avons lié avec elle, afin que les fidèles aient la liberté d’épouser les femmes de leurs fils adoptifs, après leur répudiation. Le précepte divin doit avoir son exécution. »

Cette loi fit taire les murmures, et le complaisant Zaïd vit son nom écrit dans le Coran. C’est le seul des compagnons de Mahomet qui ait eu cet honneur.

  1. Ce Salman était fils du gouverneur d’une ville de Perse. Après avoir beaucoup voyagé, il se rendit en Arabie. Séduit par l’éloquence de Mahomet, il embrassa l’islamisme. Il l’aida de ses conseils, et servit à la gloire de ses armes. Ebn Ishac. Le docteur Prideaux le confond avec Abdallah, fils de Salam, juif fameux, à qui selon lui, Mahomet dut en partie ses succès. La prévention avec laquelle ce savant écrit, le fait souvent tomber dans de semblables méprises.
  2. Abul-Feda, p. 74.
  3. Si l’on en croit le récit des auteurs mahométans, leur apôtre nourrit tous les travailleurs avec un panier de dattes qui multiplièrent miraculeusement entre ses mains. Une autre fois il leur donna à souper avec un agneau rôti et un pain d’orge. Plus de trois mille hommes furent rassasiés.
  4. Abul-Feda, p. 75.
  5. Abul-Feda, p. 76.
  6. Le Coran, chap. 33, verset 10, offre un tableau frappant de ces alarmes.

    « Enveloppés par les ennemis, vous détourniez vos regards consternés ; vos cœurs, en proie aux plus vives alarmes, formaient de Dieu des pensées différentes. »

    « Les fidèles furent tentés, et éprouvèrent de violentes agitations. Les impies et ceux dont le cœur est gangrené disaient : Dieu et le prophète ne nous ont annoncé que des mensonges. »

  7. Jannab.
  8. Abul-Feda. Jannab.
  9. Jannab, p. 130.
  10. Abul-Feda, p. 77.
  11. Abul-Feda, p. 78.
  12. Le Coran fait mention de cette conquête, ch. 33, verset 26. « Il (Dieu) a forcé les Juifs qui avaient secouru les infidèles à descendre de leurs citadelles. Il a jeté l’épouvante dans leurs âmes. Vous en avez tué une partie, et vous avez emmené les autres en captivité. »
  13. Jannab.
  14. Jannab.