Ennéades (trad. Bouillet)/III/Livre 6

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet



LIVRE SIXIÈME.
DE L’IMPASSIBILITÉ DES CHOSES INCORPORELLES[1].

I. Les sensations ne sont pas des passions (πάθη)[2], mais des actes, des jugements relatifs aux passions. Les passions se produisent dans ce qui est autre [que l’âme], c’est-à-dire dans le corps organisé, et le jugement, dans l’âme (car, si le jugement était une passion, il supposerait lui-même un autre jugement, et ainsi de suite à l’infini)[3]. En admettant cette vérité, nous avons cependant à examiner si le jugement lui-même, en tant que jugement, ne participe en rien à la nature de son objet : car s’il en reçoit l’empreinte (τύπος)[4], il est passif. D’ailleurs, les images qui proviennent des sens (τυπώσεις), pour employer ici l’expression habituelle, se forment d’une tout autre manière qu’on ne le croit vulgairement. Il en est d’elles comme des conceptions intellectuelles (νοήσεις), qui sont des actes, et par lesquelles nous connaissons les objets sans être passifs. En général, notre raison et notre volonté ne nous permettent en aucune façon d’attribuer[5] à l’âme des modifications et des changements tels que réchauffement et le refroidissement des corps[6])Enfin, il faut considérer si la partie de l’âme que l’on nomme la partie passive (τὸ παθητιϰὸν) doit être regardée aussi comme inaltérable (ἄτρεπτον) ou comme étant sujette à éprouver des passions[7]. Mais nous aborderons cette question plus tard. Commençons par résoudre nos premiers doutes.

Comment la partie de l’âme qui est supérieure à la sensation et à la passion peut-elle rester inaltérable, quand elle admet en elle le vice, les fausses opinions, l’ignorance[8] ; quand elle a des désirs ou des aversions[9]), qu’elle se livre à la joie ou à la douleur, à la haine, à la jalousie, à la concupiscence ; quand, en un mot, elle ne reste jamais calme, mais que toutes les choses qui lui surviennent l’agitent et produisent en elle des changements ?

Si l’âme est corporelle, étendue, il est difficile, que dis-je ? il est impossible qu’elle reste impassible et inaltérable quand les faits dont nous venons de parler se produisent en elle. Si elle est au contraire une essence inétendue, incorruptible, il faut se garder de lui attribuer des passions qui impliqueraient qu’elle est périssable[10]. Si elle est par son essence un nombre ou une raison, comme nous le disons habituellement, comment se produirait-il une passion dans un nombre, dans une raison[11] ? Il faut donc n’attribuer à l’âme que des raisons irrationnelles, des passions sans passivité, c’est-à-dire regarder ces termes comme des métaphores qui sont tirées de la nature des corps, les prendre dans un sens opposé, n’y voir que de simples analogies, de telle sorte qu’on dise de l’âme qu’elle éprouve ces choses sans les éprouver, qu’elle est passive sans l’être réellement [comme le sont les corps][12].

Examinons donc comment ces faits ont lieu.

II. Qu’arrive-t-il à l’âme quand il y a en elle un vice ? car on dit : arracher de l’âme un vice, y introduire la vertu, l’orner, y remplacer la laideur par la beauté.

Admettons, conformément à l’opinion des anciens, que la vertu est une harmonie[13] et la méchanceté le contraire : c’est le moyen de résoudre la question que nous nous sommes posée. En effet, quand les parties de l’âme [la partie raisonnable, la partie irascible, la partie concupiscible] seront en harmonie les unes avec les autres, il y aura vertu[14]) ; dans le cas contraire, il y aura vice. Mais, dans ces deux cas, rien d’étranger à l’âme ne s’introduit en elle[15] ; ses parties restent chacune ce qu’elles sont, tout en concourant à l’harmonie. D’un autre côté, elles ne sauraient, quand il y a dissonance, jouer le même rôle que les personnages d’un chœur qui dansent et chantent d’accord, quoiqu’ils ne remplissent pas tous les mêmes fonctions, que l’un chante pendant que les autres se taisent, et que chacun chante sa partie propre : car il ne suffit pas que tous chantent d’accord ; il faut encore que chacun chante convenablement sa partie. Il y a donc harmonie dans l’âme quand chaque partie remplit sa fonction. Il faut cependant que chacune ait sa vertu propre avant qu’il y ait harmonie, ou son vice, avant qu’il y ait désaccord. Quelle est donc la chose dont la présence rend chaque partie de l’âme bonne ou mauvaise ? C’est évidemment la présence de la vertu ou du vice. Si l’on admet que, pour la partie raisonnable, le vice consiste dans l’ignorance[16], il n’y a là qu’une simple négation, on n’attribue rien de positif à la raison.

Mais, quand il y a dans l’âme quelques-unes de ces fausses opinions qui sont la principale cause du vice, ne faut-il pas avouer qu’il se produit alors en elle quelque chose de positif et qu’une de ses parties subit une altération ? La partie irascible n’est-elle pas dans une disposition différente selon qu’elle est courageuse ou lâche ; et la partie concupiscible, selon qu’elle est tempérante ou intempérante ? — Quand une partie de l’âme est vertueuse, c’est qu’elle agit conformément à son essence, qu’elle obéit à la raison (car la raison commande à toutes les parties de l’âme et est soumise elle-même à l’intelligence). Or, obéir à la raison, c’est voir ; ce n’est pas recevoir une empreinte, c’est avoir une intuition, accomplir l’acte de la vision[17]. La vue a la même essence quand elle est en puissance et quand elle est en acte ; elle n’est pas altérée quand elle passe de la puissance à l’acte[18] ; elle ne fait que s’appliquer à ce qu’il est dans son essence de faire, à voir et à connaître, sans pâtir. La partie raisonnable est dans le même rapport avec l’intelligence ; elle en a l’intuition[19]. Quant à l’intelligence, sa nature n’est pas de recevoir une empreinte semblable à celle que fait un cachet[20], mais elle possède en un sens ce qu’elle voit, et elle ne le possède pas en un autre : elle le possède, parce qu’elle le connaît ; elle ne le possède pas, en ce sens qu’elle n’en reçoit pas, en le voyant, une forme pareille à celle qu’un cachet imprime à la cire. Enfin, il faut ne pas oublier que la mémoire ne consiste pas à garder des impressions, mais que c’est la faculté qu’a l’âme de se rappeler et de se rendre présentes les choses qui ne lui sont pas présentes[21]. Mais quoi ? L’âme n’est-elle pas autre avant de réveiller un souvenir et après l’avoir réveillé ? Elle est autre, si l’on veut, mais elle n’est pas altérée, à moins qu’on ne nomme altération (ἀλλοίωσις) le passage de la puissance à l’acte. En tout cas, rien d’adventice ne s’introduit alors en elle, elle ne fait qu’agir selon sa propre nature.

En général, les actes des essences immatérielles n’impliquent en aucune façon que ces essences soient altérées (sinon elles périraient), mais tout au contraire qu’elles demeurent ce qu’elles sont. Il n’appartient qu’aux choses matérielles de pâtir en agissant. Si un principe immatériel était exposé à pâtir, il ne demeurerait plus ce qu’il est. Ainsi, dans l’acte de la vision, la vue agit, l’œil pâtit[22]. Quant aux opinions, ce sont des actes analogues à la vision.

Mais comment la partie irascible peut-elle être tantôt courageuse, tantôt lâche ? — Si elle est lâche, c’est qu’elle ne considère pas la raison, ou qu’elle considère la raison déjà devenue mauvaise, ou bien que le défaut de ses instruments, c’est-à-dire le manque ou la faiblesse de ses organes, l’empêche d’agir ou d’être émue et irritée. Elle est courageuse, si le contraire a lieu. Dans l’un et l’autre cas, l’âme ne subit pas d’altération, ne pâtit pas.

Enfin, quand la partie concupiscible est intempérante, c’est qu’elle agit seule (car, alors elle fait seule toutes choses, les principes qui doivent lui commander et la diriger ne sont pas présents) ; c’est en outre, que la partie raisonnable, dont la fonction est de voir [de considérer les notions qu’elle reçoit de l’intelligence], est occupée à autre chose (car elle ne fait pas tout à la fois), qu’elle vaque à un autre acte, parce qu’elle considère autant qu’elle le peut d’autres choses que les choses corporelles[23]. Peut-être aussi le vice ou la vertu de la partie concupiscible dépendent-ils beaucoup du bon ou du mauvais état des organes ; en sorte que, dans l’un comme dans l’autre cas, rien n’est ajouté à l’âme.

III. Que dire des désirs et des aversions de l’âme ? Comment admettre que la douleur, la colère, la joie, la concupiscence et la crainte ne soient pas des changements et des passions qui se trouvent dans l’âme et qui l’émeuvent[24] ?

Il faut encore ici établir une distinction : car prétendre qu’il n’y a pas en nous de changements ni de perception de ces changements, c’est nier l’évidence. Cela admis, reste à chercher qui subit ces changements. Nous ne pouvons les attribuer à l’âme : car ce serait admettre qu’elle rougit, par exemple, ou qu’elle pâlit[25], sans réfléchir que ces passions, bien que produites par l’âme, sont dans une autre substance. La honte consiste pour l’âme dans l’opinion qu’une chose est inconvenante, et comme l’âme contient le corps, ou, pour parler plus exactement, l’a sous sa dépendance et l’anime, le sang, qui est très-mobile, se porte au visage. De même, la crainte a son principe dans l’âme ; la pâleur se produit dans le corps parce que le sang se concentre dans les parties intérieures[26]. Dans la joie, c’est aussi au corps qu’appartient la dilatation qui s’y fait sentir ; ce que l’âme éprouve n’est pas une passion. Il en est de même de la douleur et de la concupiscence : le principe en est dans l’âme, où il reste à l’état latent ; ce qui en procède est perçu par la sensation. Quand, nous disons que les désirs, les opinions, les raisonnements sont des mouvements de l’âme, nous n’entendons pas que l’âme s’agite pour produire ces mouvements[27], mais qu’ils ont leur origine en elle[28]. Quand nous appelons la vie un mouvement, nous n’attachons pas à ce mot le sens d’altération : car agir selon sa nature est la vie simple et indivisible de chaque partie de l’âme.

En résumé, nous affirmons que l’action, la vie, le désir ne sont pas des altérations, que les souvenirs ne sont pas des formes imprimées dans l’âme, ni les actes de l’imagination des empreintes semblables à celles qu’un cachet produit sur la cire[29]. Il en résulte que, dans tous les faits qu’on nomme des passions ou des mouvements, l’âme n’éprouve aucun changement dans sa substance et son essence ; que la vertu et le vice ne sont pas en elle ce que la chaleur, le froid, la blancheur, la noirceur sont dans le corps, mais qu’elle est avec la vertu et le vice dans un rapport tout différent, comme nous venons de l’expliquer.

IV. Passons maintenant à la partie de l’âme qu’on nomme la partie passive (τὸ παθητιϰὸν). Nous en avons déjà parlé [dans le § 3] en traitant de toutes les passions qui se rapportent à la partie irascible et à la partie concupiscible ; cependant nous allons revenir sur cette partie et expliquer pourquoi on l’appelle la partie passive de l’âme. On lui donne ce nom, parce que c’est à elle que paraissent se rapporter les passions, c’est-à-dire les faits qui sont accompagnés de peine ou de plaisir[30]. Parmi les passions, il en est qui naissent de l’opinion : ainsi, l’on éprouve de la crainte ou de la joie selon qu’on s’attend à mourir ou que l’on espère obtenir quelque bien ; alors, l’opinion est dans l’âme, et la passion dans le corps. D’autres passions, au contraire, se produisant à l’improviste, font naître l’opinion dans la partie de l’âme à laquelle appartient cette fonction, mais ne causent en elle aucune altération, comme nous l’avons déjà expliqué. Cependant, si, en examinant la crainte inopinée, on remonte plus haut, on voit qu’elle a elle-même l’opinion pour origine, qu’elle implique quelque appréhension dans la partie de l’âme qui éprouve la crainte, à la suite de laquelle se produisent le trouble et la stupeur qui accompagnent l’attente du mal. Or, c’est à l’âme qu’appartient l’imagination, soit l’Imagination première que nous nommons Opinion, soit l’Imagination [seconde] qui procède de la première ; celle-ci n’est plus proprement l’opinion, c’est une puissance inférieure, une opinion obscure, une imagination confuse (ἀνεπίϰριτος φαντασία), semblable à l’action qui appartient à la Nature et par laquelle cette puissance produit chaque chose, comme on le dit, aveuglément (ἀφαντάστως)[31]. Quant à l’agitation sensible qui en est la suite, elle a lieu dans le corps ; c’est à lui que se rapportent le tremblement, la palpitation, la pâleur, l’impuissance de parler. On ne peut en effet attribuer de pareilles modifications à une partie de l’âme ; sinon, cette partie serait corporelle. Il y a plus ; si cette partie de l’âme subissait de pareilles passions[32], le corps lui-même n’éprouverait plus les modifications dont on vient de parler : car la partie de l’âme qui fait éprouver au corps ces modifications ne remplirait plus alors son office, parce qu’elle serait dominée par la passion et qu’elle ne s’appartiendrait plus.

La partie passive de l’âme n’est donc pas corporelle : c’est une forme, mais une forme engagée dans la matière, comme l’appétit concupiscible, la puissance végétative, nutritive et génératrice, puissance qui est la racine et le principe de l’appétit concupiscible et de la partie passive de l’âme. Or une forme ne peut absolument pas éprouver d’agitation ni de passion, mais elle doit rester ce qu’elle est. C’est à la matière [du corps] qu’il appartient d’éprouver une passion, quand cette passion est produite par la présence de la puissance qui en est le principe. En effet, ce n’est pas la puissance végétative qui végète, ni la puissance nutritive qui est nourrie ; en général, le principe qui produit un mouvement n’est point mû lui-même par le mouvement qu’il produit, mais ou il n’est mû en aucune façon, ou son mouvement et son action sont d’une tout autre nature[33]. Or l’essence d’une forme est d’agir, de produire par sa présence seule, comme si l’harmonie faisait par elle-même vibrer les cordes de la lyre[34]. Ainsi, la partie passive [sans pâtir elle-même] est la cause des passions, soit que les mouvements procèdent d’elle, c’est-à-dire de l’imagination sensible, soit qu’ils aient lieu sans imagination [distincte][35].

Il resterait à considérer si, l’opinion ayant pour origine un principe supérieur [l’âme], ce principe ne reste pas immobile parce qu’il est la forme de l’harmonie, tandis que la cause du mouvement remplit le rôle du musicien, et les parties ébranlées par la passion celui des cordes : car, ce n’est pas l’harmonie, mais la corde qui éprouve la passion ; et la corde ne peut vibrer, le musicien le voulût-il, si l’harmonie ne le prescrit.

V. Pourquoi donc faut-il chercher à rendre l’âme impassible par la philosophie, puisque, dès l’origine, elle n’éprouve pas de passions ? C’est que, quand une image est produite dans l’âme par la partie passive, il en résulte une passion et une agitation [dans le corps], et à cette agitation se lie l’image du mal qui est prévu par l’opinion. C’est cette passion que la raison commande d’anéantir et de ne jamais laisser se produire, parce que l’âme est malade quand cette passion se produit, et saine, quand elle ne se produit pas : car, dans le dernier cas, il ne se forme dans l’âme aucune de ces images qui sont les causes des passions. C’est ainsi que, pour se délivrer des images dont on est obsédé dans le rêve, on réveille l’âme occupée par ces images[36]. C’est en ce sens encore qu’on peut dire que les passions sont produites par les représentations des choses extérieures, en regardant ces représentations comme des passions de l’âme[37].

Mais qu’est-ce que purifier l’âme, puisqu’elle ne saurait être souillée ? Qu’est-ce que la séparer du corps ? Purifier l’âme, c’est l’isoler, ne pas lui permettre de s’attacher aux autres choses, ni de les regarder, ni de recevoir des opinions qui lui sont étrangères, quelles que soient d’ailleurs ces opinions et ces passions, comme nous l’avons dit ; c’est, par conséquent, l’empêcher de considérer des fantômes et de produire les passions qui les accompagnent. Ainsi, purifier l’âme consiste à l’élever des choses d’ici-bas aux choses intelligibles ; c’est aussi la séparer du corps[38] : car alors elle n’est plus assez attachée au corps pour lui être asservie, mais elle ressemble à une lumière qui n’est pas plongée dans le tourbillon [de la matière][39], quoique la partie de l’âme qui s’y trouve plongée ne cesse pas pour cela d’être impassible. Quant à la partie passive de l’âme, la purifier, c’est la détourner de l’intuition des images trompeuses ; la séparer du corps, c’est l’empêcher d’incliner vers les choses inférieures et de s’en représenter les images ; c’est encore anéantir les choses dont on la sépare, en sorte qu’elle ne soit pas étouffée par le tourbillon[40] qui se déchaîne quand on laisse prendre trop de force au corps ; il faut alors affaiblir celui-ci pour le gouverner plus facilement[41].

VI. Nous avons suffisamment démontré l’impassibilité de l’Essence intelligible, qui est tout entière comprise dans le genre de la Forme. Mais, comme la Matière est aussi une chose incorporelle, quoiqu’elle le soit d’une autre façon, nous devons également examiner quelle nature elle a, chercher si elle peut pâtir et subir toute espèce de modification, comme on le pense communément, ou bien si elle est au contraire impassible, et, dans ce cas, en quoi consiste son impassibilité.

Puisque nous sommes ainsi conduits à traiter de la nature de la matière, nous devons d’abord établir que la nature, l’essence, et l’existence de l’Être ne sont pas ce que croit le vulgaire. En effet, l’Être est ; il est, dans l’acception véritable de ce mot, c’est-à-dire il est ' essentiellement ; il est d’une manière absolue, c’est-à-dire il ne lui manque rien de l’être ; étant pleinement l’être, il n’a besoin d’aucune autre chose pour être et se conserver ; bien plus, si d’autres choses paraissent être, c’est à lui qu’elles le doivent. Si ce que nous avançons est vrai, l’Être doit posséder la vie, la vie parfaite (sans cela, il ne serait pas plus l’être que le non-être) ; or la vie parfaite, c’est l’intelligence, c’est la sagesse parfaite. L’Être est donc déterminé et défini. Il n’est en puissance aucune chose qui ne se trouve déjà en lui ; sans cela il ne se suffirait pas pleinement à lui-même. Il est donc éternel, immuable, incapable de rien recevoir, de rien s’adjoindre : car ce qu’il recevrait devrait lui être étranger, être par conséquent le non-être. L’Être doit donc posséder en lui-même toutes choses pour exister par lui-même, être toutes choses à la fois, être un et tout en même temps, puisque c’est en cela que nous faisons consister l’Être ; sinon, l’intelligence et la vie, au lieu d’émaner de l’Être, seraient des choses adventices pour lui[42]. Elles ne sauraient cependant provenir du non-être, et l’Être, de son côté, ne saurait être privé de l’intelligence et de la vie. Le véritable non-être n’aura donc l’intelligence et la vie que de la manière dont elles doivent se trouver dans les objets inférieurs et postérieurs à l’Être. Quant au principe supérieur à l’Être [l’Un], il donne à l’Être l’intelligence et la vie sans avoir lui-même besoin de les posséder[43].

Si telle est la nature de l’Être, il ne saurait être ni les corps, ni la substance des corps ; l’être des corps est le non-être. — Mais (dira-t-on), comment ne pas donner le nom d’être à la substance des corps, à la matière qui compose ces montagnes, ces rochers, toute la terre solide, en un mot, tous les objets impénétrables ? Quand on est frappé, n’est-on pas obligé par le choc que l’on reçoit de reconnaître que ces objets existent ? Comment des objets qui ne sont pas impénétrables, qui ne peuvent ni en choquer d’autres ni en être choqués, qui sont complètement invisibles, comme l’âme et l’intelligence, sont-ils des êtres, des êtres véritables[44]. — Voici notre réponse : La terre, qui possède la nature corporelle au plus haut degré, est inerte ; l’élément qui est moins grossier [l’air] est déjà plus mobile et occupe une région élevée ; le feu s’éloigne encore plus de la nature corporelle. Les choses qui se suffisent le mieux à elles-mêmes agitent et troublent moins les autres ; celles qui sont plus pesantes et plus terrestres, par cela même qu’elles sont incomplètes, sujettes à des chutes, incapables de s’élever, tombent par faiblesse, et choquent les autres en vertu de leur inertie et de leur pesanteur : c’est ainsi que les corps inanimés tombent plus lourdement, choquent et blessent avec plus de force ; au contraire, les corps animés, par cela même qu’ils participent plus à l’être, frappent avec moins de raideur. C’est pourquoi le mouvement, qui est une espèce de vie, ou du moins une image de la vie, se trouve à un degré plus élevé dans les choses qui sont moins corporelles[45].

Il semble donc que ce soit l’éclipse de l’être (ἀπολείψις τοῦ ὄντος) qui rende un objet plus corporel[46]. Si l’on examine les faits qu’on nomme passions, on voit que plus un objet est corporel, plus il est sujet à pâtir : la terre l’est plus que les autres éléments, et ainsi de suite. En effet, quand les autres éléments sont divisés, ils réunissent aussitôt leurs parties, si rien ne s’y oppose ; mais, quand on sépare des parties de terre, elles ne se rapprochent pas les unes des autres ; elles semblent ainsi n’avoir aucune force naturelle, puisque, après un léger coup, elles restent dans l’état où elles ont été mises quand elles ont été frappées et brisées. Donc, plus une chose est corporelle, plus elle se rapproche du non-être, puisqu’elle ne peut revenir à l’unité. Les chocs lourds et violents par lesquels des corps agissent les uns sur les autres sont suivis de destruction. Quand une chose même faible vient tomber sur une chose faible, elle est relativement puissante ; c’est le non-être qui rencontre le non-être.

Voilà les objections que nous avions à faire à ceux qui regardent tous les êtres comme corporels, qui ne veulent juger de leur existence que par les impressions qu’ils en reçoivent, et qui essaient de fonder la certitude de la vérité sur les images de la sensation. Ils ressemblent à des hommes endormis qui prennent pour des réalités les visions qu’ils ont dans leurs rêves. La sensation est le rêve de l’âme[47] : tant que l’âme est dans le corps, elle rêve ; le véritable réveil de l’âme consiste à se séparer véritablement du corps, et non à se lever avec lui. Se lever avec le corps, c’est passer du sommeil à une autre espèce de sommeil, d’un lit à un autre ; s’éveiller véritablement, c’est se séparer complètement des corps. Ceux-ci, ayant une nature contraire à celle de l’âme, ont par suite une nature contraire à celle de l’essence. On en a pour preuves leur génération, leur flux, leur destruction, toutes choses contraires à la nature de l’être.

VII. Revenons à la matière considérée comme substance, puis à ce que l’on dit exister en elle. Par cet examen, nous verrons qu’elle est le non-être et qu’elle est impassible.

La matière est incorporelle parce que le corps n’existe qu’après elle, qu’il est un composé dont elle constitue un élément. Elle est appelée incorporelle parce que l’être et la matière sont deux choses également distinctes du corps[48]. N’étant pas âme, la matière n’est ni intelligence, ni vie, ni raison [séminale], ni limite. Elle est une espèce d’infini (ἀπειρία)[49]. Elle n’est pas non plus une puissance [active][50] : car que produirait-elle ? Puisque la matière n’est aucune des choses dont nous venons de parler, elle ne saurait recevoir le nom d’être ; elle ne mérite que celui de non-être ; encore n’est-ce pas dans le sens où l’on dit que le mouvement, le repos ne sont pas l’être[51] ; la matière est véritablement le non-être. Elle est une image et un fantôme de l’étendue, une aspiration à l’existence (ὑποστάσεως ἔφεσις). Si elle persévère, ce n’est pas dans le repos, [c’est dans le changement]. Elle est invisible par elle-même, elle échappe à qui veut la voir. Elle est présente quand on ne la regarde pas, elle échappe à l’œil qui la cherche. Elle paraît toujours renfermer en elle les contraires : le grand et le petit, le plus et le moins, le défaut et l’excès[52]. C’est un fantôme également incapable de demeurer et de fuir : car la matière n’a même pas la force de fuir [la forme], parce qu’elle n’a reçu aucune force de l’Intelligence, et qu’elle est le manque de tout être. Par conséquent, ellement dans tout ce qu’elle paraît être : si on se la représente comme le grand, aussitôt elle apparaît comme le petit ; si on se la représente comme le plus, il faut reconnaître qu’elle est le moins. Son être, quand on cherche à le concevoir, apparaît comme le non-être ; c’est une ombre fugitive comme les choses qui sont en elle, et qui constituent des simulacres dans un simulacre. Elle ressemble à un miroir dans lequel on voit les apparences d’objets placés hors de lui[53], qui semble être rempli et posséder tout quoiqu’il ne possède réellement rien.

La matière est ainsi une image sans forme, dans laquelle entrent et de laquelle sortent les images des êtres. Celles-ci y apparaissent précisément parce que la matière n’a pas de forme ; elles semblent y produire quelque chose, mais n’y produisent réellement rien[54]. Elles n’ont pas de consistance, de force, ni de solidité : la matière n’en ayant pas non plus, elles la pénètrent sans la diviser, comme elles pénétreraient de l’eau, ou bien encore comme des formes pourraient se mouvoir dans le vide. Si les images qui apparaissent dans la matière avaient la même nature que les objets qu’elles représentent et dont elles émanent, alors, attribuant aux images un peu de la puissance des objets qui les envoient, on aurait raison de les croire capables de faire pâtir la matière. Mais, comme les choses qu’on voit dans la matière n’ont pas la même nature que les objets dont elles sont les images, il est faux que la matière pâtisse en les recevant : car ce sont de fausses apparences sans aucune ressemblance avec ce qui les produit. Faibles et fausses par elles-mêmes, elles viennent dans une chose qui est également fausse[55]. Elles doivent donc la laisser impassible comme un miroir[56], comme de l’eau, ne pas produire plus d’effet sur elle qu’un rêve sur l’âme ; comparaisons encore imparfaites, parce que dans les cas que nous citons il y a quelque ressemblance entre les images et les objets.

VIII. Il est absolument nécessaire que ce qui pâtit ait des puissances et des qualités opposées aux choses qui s’en approchent et le font pâtir. Ainsi, c’est le froid qui altère la chaleur d’un objet, l’humidité qui altère la sécheresse, et nous disons que la substance est altérée quand de chaude elle devient froide, et de sèche, humide[57]. Une autre preuve de cette vérité, c’est la destruction du feu qui, en changeant, devient un autre élément. Nous disons alors que c’est le feu qui a été détruit et non la matière. Ce qui pâtit est donc ce qui est détruit : car c’est toujours une modification passive qui occasionne la destruction. Il en résulte qu’être détruit et pâtir sont deux choses inséparables. Or il est impossible que la matière soit détruite : car comment serait-elle détruite et en quoi se changerait-elle ?

Mais, dira-t-on, la matière reçoit la chaleur, le froid, des qualités nombreuses et même innombrables ; elle est caractérisée par elles, elle les possède comme inhérentes en quelque sorte à sa nature et mêlées les unes aux autres (puisqu’elles n’existent pas isolément) ; servant ainsi de milieu à l’action que les qualités exercent les unes sur les autres par leur mixtion[58], comment la matière pourrait-elle ne point pâtir avec elles[59] ? Il faudrait, pour qu’elle fût impassible, la placer en quelque sorte en dehors des qualités. Mais toute qualité qui est présente dans un sujet ne peut y être présente sans lui communiquer quelque chose d’elle-même. [Voici notre réponse.]

IX. Il faut remarquer que les expressions : telle chose est présente à telle autre, et telle chose est dans telle autre, ont plusieurs sens. Tantôt une chose en rend une autre meilleure ou pire par sa présence, en lui faisant subir un changement : c’est ce qu’on voit dans les corps, surtout dans ceux des êtres vivants. Tantôt une chose en rend une autre meilleure ou pire sans la faire pâtir : c’est ce qui a lieu pour l’âme, comme nous l’avons déjà dit [§ 2]. Tantôt enfin, c’est comme lorsqu’on imprime une figure à un morceau de cire : la présence de la figure n’ajoute rien à l’essence de la cire, et sa destruction ne lui fait rien perdre[60]. De même, la lumière ne change pas la figure de l’objet qu’elle éclaire de ses rayons. Une pierre refroidie participe quelque peu de la nature propre à la chose qui la refroidit ; elle n’en reste pas moins pierre. Quelle passion la lumière fait-elle subir à une ligne, à une surface[61] ? Peut-être dira-t-on que dans ce cas la substance corporelle pâtit ; mais comment peut-elle pâtir par l’action de la lumière ? Pâtir, en effet, ce n’est pas jouir de la présence d’une chose ni recevoir une forme. Les miroirs et en général les objets diaphanes, ne pâtissant point par l’effet des images qui s’y peignent, offrent un exemple heureux de la vérité que nous énonçons ici. En effet, les qualités sont dans la matière comme de simples images, et la matière elle-même est plus impassible encore qu’un miroir. La chaleur, le froid se produisent en elle sans l’échauffer ni la refroidir : car réchauffement et le refroidissement consistent en ce qu’une qualité du sujet fait place à une autre. (Remarquons en passant qu’il ne serait pas sans intérêt d’examiner si le froid n’est pas simplement l’absence de la chaleur[62].) En entrant dans la matière, les qualités n’agissent pour la plupart les unes sur les autres que lorsqu’elles sont contraires. Quelle action, en effet, une odeur pourrait-elle exercer sur une douce saveur ? une couleur sur une figure ? Comment, en général, ce qui appartient à un genre pourrait-il agir sur ce qui appartient à un autre ? C’est ce qui montre qu’une qualité peut faire place à une autre dans un même sujet, ou une chose être dans une autre, sans que sa présence cause aucune modification au sujet auquel ou dans lequel elle est présente. De même qu’une chose n’est pas altérée par la première venue, de même ce qui pâtit et change ne reçoit pas de modification passive ni de changement de toute espèce d’objet. Les contraires ne pâtissent que par l’action des contraires. Les choses qui sont simplement différentes n’amènent pas de changement les unes dans les autres. Quant à celles qui n’ont pas de contraires, elles ne sauraient évidemment pâtir par l’action d’aucun contraire. Donc ce qui pâtit ne peut être matière ; ce doit être un composé de forme et de matière ou une chose multiple[63]. Mais ce qui est isolé, séparé de tout le reste, tout à fait simple, doit demeurer impassible à l’égard de toutes choses et rester comme une espèce de milieu où les autres choses agissent les unes sur les autres. De même, plusieurs objets peuvent se choquer dans une maison sans que la maison pâtisse elle-même non plus que l’air qui s’y trouve. Ce sont donc les qualités réunies dans la matière qui agissent les unes sur les autres, autant que cela est dans leur nature. Quant à la matière elle-même, elle est bien plus impassible encore que ne le sont les qualités entre elles, quand elles se trouvent n’être pas contraires.

X. Si la matière pouvait pâtir, elle devrait garder quelque chose de la passion qu’elle éprouve, soit retenir la passion même, soit se trouver dans un état différent de celui qu’elle avait avant de pâtir. Mais, quand une qualité survient ainsi après une autre qualité, ce n’est plus la matière qui la reçoit, c’est la matière déterminée déjà par une qualité. Si la qualité s’évanouit en laissant quelque trace d’elle-même par l’action qu’elle a exercée, le sujet s’altérera encore plus ; en procédant de cette manière, il sera toute autre chose que la matière pure, il sera quelque chose de multiple par ses formes et par ses manières d’être. Ce ne sera donc plus le commun réceptacle de toutes choses, puisqu’il aura en lui-même un obstacle à beaucoup des choses qui pourraient lui survenir ; la matière ne subsistera plus en lui, ne sera plus incorruptible. Or, s’il faut admettre que la matière reste toujours ce qu’elle était dès l’origine, c’est-à-dire matière, soutenir qu’elle est altérée, c’est ne plus conserver la matière même. D’ailleurs, si tout ce qui est altéré doit rester immuable dans son espèce et n’être altéré que dans ses accidents sans l’être en soi-même, en un mot, si ce qui est altéré doit être permanent, et si ce qui est permanent n’est pas ce qui pâtit, de deux choses l’une : ou la matière est altérée et s’écarte de sa nature, ou bien elle ne s’écarte pas de sa nature et elle n’est pas altérée. Si l’on dit que la matière est altérée, mais non en tant que matière, d’abord on ne saura dire en quoi elle est altérée, ensuite on sera par cela même obligé d’avouer qu’elle n’est pas altérée. En effet, de même que les autres choses, qui sont des formes, ne peuvent être altérées dans leur essence, parce que c’est cette inaltérabilité même qui constitue leur essence ; de même, l’essence de la matière étant d’être en tant que matière, elle ne peut être altérée en tant que matière, et elle est nécessairement permanente sous ce rapport. Donc, si la forme est inaltérable, la matière doit être également inaltérable.

XI. C’était sans doute la pensée que Platon avait présente à l’esprit quand il a dit avec justesse : « Ces imitations des êtres éternels qui entrent dans la matière et qui en sortent[64]. » Ce n’est pas sans raison qu’il a employé ces expressions entrer, sortir ; il a voulu que nous examinassions avec attention comment s’opère la participation de la matière aux idées. Quand Platon cherche ainsi à établir comment la matière participe aux idées, il a pour but de faire voir, non de quelle manière les idées entrent dans la matière, ainsi que beaucoup l’ont cru avant nous, mais de quelle manière elles y sont. Sans doute, il semble étonnant que la matière reste impassible à l’égard.des idées qui y sont présentes, tandis que les choses qui entrent en elle pâtissent les unes par l’action des autres. Il faut admettre cependant que les choses qui entrent dans la matière en expulsent les précédentes, et que c’est le composé seul qui pâtit ; encore n’est-ce pas toute espèce de composé qui pâtit, mais celui qui a besoin de la chose introduite ou expulsée, qui est défectueux dans sa constitution par son absence et complet par sa présence. Quant à la matière, l’introduction de quelque chose que ce soit n’ajoute rien à sa nature : elle ne devient pas ce qu’elle est par la présence de cette chose, elle ne perd rien par son absence ; elle reste ce qu’elle était dès l’origine. Être orné est chose utile à l’objet qui a besoin d’ordre et d’ornement ; il peut recevoir cet ornement sans être altéré quand il ne fait que le revêtir en quelque sorte. Mais, si cet ornement pénètre en lui comme une chose qui fasse partie de son essence, il ne peut le recevoir alors sans être altéré, sans cesser d’être ce qu’il était auparavant, d’être laid par exemple, sans changer par le fait même, sans devenir, par exemple, beau de laid qu’il était. Donc si la matière de laide devient belle, elle cesse d’être ce qu’elle était auparavant, savoir, d’être laide, en sorte qu’en étant ornée elle perd son essence, d’autant plus qu’elle n’est pas laide par accident. Étant assez laide pour être la laideur même, elle ne saurait participer de la beauté ; étant assez mauvaise pour être le mal même, elle ne saurait participer du bien. Donc la matière participe aux idées sans pâtir ; par conséquent, cette participation doit s’opérer d’une autre façon, consister, par exemple, dans l’apparence (οἷον δοϰεῖν)[65]. Ce mode de participation résout la question que nous nous sommes posée : il nous fait comprendre comment, tout en étant mauvaise, la matière peut aspirer au Bien sans cesser par sa participation au Bien d’être ce qu’elle était. En effet, si cette participation s’opère de telle sorte que la matière reste sans altération, comme nous le disons, qu’elle continue toujours d’être ce qu’elle est, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle puisse, tout en étant mauvaise, participer au Bien ; elle ne s’écarte pas de sa manière d’être. D’un côté, comme il est nécessaire qu’elle participe, elle participe tant qu’elle dure ; de l’autre, comme elle continue d’être ce qu’elle est, en vertu du mode de participation qui lui laisse son essence, elle ne subit aucune altération de la part du principe qui lui donne quelque chose ; elle reste toujours aussi mauvaise parce que son essence subsiste toujours. Si elle participait réellement au Bien, si elle était réellement modifiée par lui, elle ne serait plus mauvaise par sa nature. Donc, quand on affirme que la matière est mauvaise, on dit la vérité si l’on entend par là qu’elle est impassible à l’égard du Bien ; or, cela revient à admettre qu’elle est complètement impassible.

XII. Pénétré de la même pensée, persuadé que, par la participation, la matière ne reçoit pas la forme et l’espèce, comme le ferait un sujet qui constituerait un composé de choses intimement unies par leur transformation, leur mixtion et leurs passions communes, Platon, pour démontrer qu’il n’en est pas ainsi et que la matière reste impassible tout en recevant les formes, a trouvé un exemple parfaitement bien choisi d’une participation opérée sans passion[66]. Si l’on cherchait un exemple d’un autre genre, il serait fort difficile de faire comprendre comment le sujet peut rester le même quand les formes y sont présentes. En cherchant à atteindre le but qu’il poursuivait, Platon a soulevé beaucoup de questions ; il s’est en outre appliqué à faire voir que les objets sensibles sont vides de réalité et que l’apparence occupe en eux une large place[67]. En avançant que c’est par les figures qu’elle revêt que la matière fait pâtir les corps animés, sans éprouver elle-même aucune de ces passions, Platon nous montre sa permanence et son identité ; il veut nous faire conclure de là que la matière ne subit ni passion ni altération en revêtant ces figures. En effet, dans les corps qui prennent successivement différentes figures, on peut, en se fondant sur l’analogie, appeler altération le changement de figures ; mais, puisque la matière n’a ni figure ni étendue[68], comment pourrait-on, même par analogie, appeler altération la présence d’une figure ? Veut-on avoir une règle sûre, ne pas se tromper dans son langage ? on n’a qu’à dire que le sujet ne possède rien de la manière dont on croit qu’il possède. Comment donc possède-t-il les choses qu’il a en lui, si ce n’est pas comme figure ? La proposition de Platon signifie que la matière est impassible et qu’il y a en elle présence apparente d’images qui n’y sont pas réellement présentes.

Mais il est encore nécessaire d’insister préalablement sur l’impassibilité de la matière : car on pourrait être conduit par l’emploi des termes usuels à supposer, mais à tort, que la matière pâtit. C’est ainsi, dit Platon, que l’on conçoit la matière comme enflammée, mouillée, etc., comme recevant les formes de l’air et de l’eau[69]. En ajoutant que « la matière reçoit les formes de l’air et de l’eau », Platon modifie cette affirmation que « la matière est enflammée et mouillée, » et il montre qu’en recevant les formes elle n’a cependant pas de forme elle-même, que les formes ne font qu’entrer en elle. Cette expression : la matière est enflammée, ne doit pas être prise dans le sens propre ; elle signifie seulement que la matière devient feu. Or, devenir feu n’est pas la même chose qu’être enflammé : être enflammé ne peut arriver qu’à ce qui est différent du feu, à ce qui pâtit ; ce qui est soi-même une partie du feu ne saurait être enflammé. Soutenir le contraire, ce serait prétendre que l’airain a de lui-même formé une statue, ou que le feu s’est répandu de lui-même dans la matière et l’a enflammée. Veut-on qu’une raison [séminale] se soit approchée de la matière ? Comment cette raison l’aurait-elle enflammée ? Veut-on qu’une figure se soit unie à la matière[70] ? Mais, ce qui est enflammé est évidemment déjà composé de deux choses [d’une matière et d’une figure], et ces deux choses en forment une seule. Quoique ces deux choses en forment une seule, elles ne se font point pâtir l’une l’autre ; elles agissent seulement sur d’autres. Dans ce cas agissent-elles ensemble ? Non : seulement l’une empêche l’autre de fuir la forme. — Mais, [dira-t-on], quand le corps est divisé, comment la matière peut-elle n’être pas divisée aussi ? Comment, lorsque le composé [de forme et de matière] pâtit parce qu’il est divisé, la matière ne partage-t-elle pas cette passion ? — S’il en est ainsi, rien n’empêche de prétendre aussi que la matière est détruite et de dire : Pourquoi, puisque le corps est détruit, la matière ne serait-elle pas aussi détruite ? Ce qui pâtit et se divise doit être une quantité, une grandeur. Ce qui n’est pas une grandeur ne peut éprouver les mêmes modifications qu’une grandeur ; ce qui n’est pas un corps ne peut pâtir comme un corps. Donc ceux qui regardent la matière comme susceptible de pâtir seraient conduits à dire qu’elle est un corps.

XIII. Ils doivent en outre expliquer en quel sens ils disent que la matière fuit la forme. Comment petit-elle fuir les pierres et les choses solides qui la contiennent ? Car on ne saurait dire que tantôt elle fuit la forme, et tantôt ne la fuit pas. Si elle la fuit par sa volonté, pourquoi ne la fuit-elle pas toujours ? Si elle demeure [dans la forme] par nécessité, il n’est pas de moment où elle ne soit dans quelque forme. La cause pour laquelle la matière n’est pas toujours contenue par la même forme ne doit pas être cherchée dans la matière, mais dans les formes que reçoit la matière. En quel sens donc dit-on que la matière fuit la forme ? Fuit-elle la forme toujours et par sa nature ? Cette assertion revient à dire que la matière, ne cessant jamais d’être elle-même, a la forme sans l’avoir jamais. Sinon, on ne saurait attacher à cette assertion aucun sens raisonnable. La matière, dit Platon, est « la nourrice, le réceptacle de la génération[71]. » Si la matière est la nourrice et le réceptacle de la génération, elle est évidemment autre chose que celle-ci. Il n’y a que ce qui est susceptible d’être altéré qui tombe dans le domaine de la génération. Or, comme la matière, étant la nourrice et le réceptacle de la génération, existe avant elle, elle existe aussi avant toute altération. Donc dire que la matière est la nourrice et le réceptacle de la génération, c’est la conserver impassible. C’est à la même idée que se rattachent encore ces assertions, que la matière est ce dans quoi apparaissent les choses engendrées et dont elles sortent[72], qu’elle est le lieu [éternel], la place [de toute génération][73].

En appelant avec raison la matière le lieu des formes, Platon n’attribue aucune passion à la matière ; il indique seulement que les choses se passent d’une autre manière. De quelle manière ? Puisque la matière ne peut par sa nature être aucun des êtres, qu’elle doit fuir l’essence de tous les êtres, en être complètement différente (car les raisons séminales sont des êtres véritables], elle garde nécessairement sa nature en vertu de cette différence même. Elle doit donc non seulement ne pas contenir les êtres, mais encore ne pas s’approprier ce qui en est l’image : car c’est ainsi qu’elle est complètement différente des êtres. Autrement, si elle s’appropriait la forme, elle changerait avec elle et cesserait ainsi d’en être différente ; elle ne serait plus le lieu de toutes choses, elle ne serait plus le réceptacle de rien. Il faut cependant que la matière demeure la même quand les formes y entrent, et qu’elle reste impassible quand elles en sortent, afin qu’il y ait toujours quelque chose qui puisse entrer en elle ou en sortir. Comme ce qui entre en elle est un simulacre, il en résulte que c’est une chose mensongère qui entre alors dans une chose mensongère. Ce qui entre dans la matière y entrera-t-il du moins d’une manière véritable ? Mais comment une chose peut-elle être reçue véritablement par une autre qui ne saurait participer en aucune façon à la réalité, parce qu’elle est elle-même essentiellement mensongère ?

Ainsi, la matière est une chose mensongère dans laquelle les simulacres des essences entrent d’une façon mensongère, de la même façon que nous voyons dans un miroir les images des objets qui sont à la portée de notre vue[74]. Faites disparaître les êtres du monde sensible, et vous n’apercevrez plus rien des choses qui frappent ici-bas votre regard. Il est vrai qu’ici-bas le miroir est lui-même visible ; c’est qu’il est une forme. Mais la matière, qui remplit dans le monde sensible le rôle d’un miroir, n’étant pas une forme, échappe à la vue ; sinon, elle devrait être visible par elle-même. Il lui arrive la même chose qu’à l’air qui reste caché même quand il est pénétré par la lumière, puisque avant d’en être pénétré il n’était pas visible. Nous ne croyons pas que les choses qui apparaissent dans un miroir existent réellement, parce qu’elles passent, tandis que le miroir demeure et frappe nos regards. Au contraire, la matière est invisible, qu’elle contienne ou qu’elle ne contienne pas de formes. Mais, supposons un moment qu’il en soit autrement, que les images qui remplissent un miroir ne soient pas passagères et que le miroir reste invisible : évidemment dans ce cas nous croirions que les choses qu’il nous présente existent réellement. S’il y a donc quelque chose dans un miroir, cette chose est ce que sont les formes sensibles dans la matière. Si dans un miroir il n’y a qu’apparence, nous devons également admettre qu’il n’y a qu’apparence dans la matière, en reconnaissant que cette apparence est la cause de l’existence des êtres, existence à laquelle participent toujours réellement les choses qui existent, et à laquelle ne participent pas réellement celles qui n’existent pas véritablement : car elles ne sauraient être dans l’état où elles seraient si elles existaient sans que l’Être en soi existât lui-même.

XIV. Quoi ! rien ne subsisterait-il [dans le monde sensible] si la matière n’existait pas ? Rien[75]. C’est comme pour un miroir : enlevez-le, les images s’évanouissent. En effet, ce qui est par sa nature destiné à exister dans une autre chose ne saurait exister sans cette chose ; or, la nature de toute image est d’exister en une autre chose. Si l’image était une émanation des causes mêmes, elle pourrait subsister sans être en une autre chose ; mais, comme ces causes demeurent en elles-mêmes, pour que leur image se reflète ailleurs, il faut qu’il y ait une autre chose destinée à servir de lieu à ce qui n’y entre pas réellement ; une chose, dis-je, qui par sa présence, son audace, ses sollicitations et son indigence, obtienne de force en quelque sorte, mais qui soit trompée parce qu’elle n’obtient rien réellement ; de sorte qu’elle conserve son indigence et qu’elle continue de solliciter[76]. Dès que Penia [la Pauvreté] existe, elle demande sans cesse, comme le raconte un mythe[77] ; cela montre assez qu’elle est naturellement dénuée de tout bien. Elle ne demande pas à obtenir tout ce que possède celui qui lui donne ; il lui suffit d’en avoir quelque chose, en sorte que nous voyons par là combien les simulacres qui apparaissent dans la matière sont différents des êtres véritables. Le nom même de Penia, qu’on donne à la matière, indique qu’elle est insatiable. Si l’on dit qu’elle s’unit à Poros [l’Abondance], cela ne signifie pas qu’elle s’unit avec l’Être ou avec la Plénitude, mais avec une œuvre d’un artifice admirable, c’est-à-dire avec une chose qui n’est qu’une spécieuse apparence[78].

Il est impossible en effet que ce qui est en dehors de l’être en soit complètement privé : car la nature de l’être est de produire les êtres. D’un autre côté, le non-être absolu ne peut se mêler à l’être. Il en résulte une chose étonnante : c’est que la matière participe à l’être sans y participer réellement, et qu’elle en obtient quelque chose en s’en approchant, quoique par sa nature elle ne puisse s’unir avec lui. Elle reflète donc ce qu’elle reçoit d’une nature étrangère à la sienne, comme l’écho renvoie le son, dans les lieux unis et polis ; c’est ainsi que les choses qui ne demeurent pas dans la matière paraissent y résider et en venir.

Si la matière participait à l’existence des êtres véritables et les recevait dans son sein comme on pourrait le penser, ce qui entre en elle la pénétrerait profondément ; mais on voit fort bien qu’elle n’en est pas pénétrée, qu’elle est restée sans en rien recevoir, qu’elle en a au contraire arrêté la procession (πρόοδος), comme l’écho arrête et renvoie le son, qu’elle est seulement le réceptacle des choses qui entrent en elle et qui s’y mêlent. Tout se passe ici comme dans le cas où des personnes, voulant allumer du feu aux rayons du soleil, placent devant ces rayons des vases polis et les remplissent d’eau pour que la flamme, arrêtée par les obstacles qu’elle rencontre intérieurement, ne puisse pénétrer et se concentre au dehors[79]. C’est ainsi que la matière devient la cause de la génération ; c’est ainsi que se comportent les choses qui subsistent en elle.

XV. Les objets qui concentrent les rayons du soleil, recevant du feu sensible ce qui s’enflamme à leur foyer, sont eux-mêmes visibles. Ils apparaissent, parce que les images qui se forment sont autour et auprès d’eux, qu’elles se touchent, et enfin qu’il y a deux limites dans ces objets. Mais, quand la raison [séminale] est dans la matière, elle lui est extérieure d’une tout autre manière : c’est qu’elle a une nature différente[80]. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait ici deux limites : la matière et la raison sont étrangères l’une à l’autre par la différence d’essence et l’opposition de nature qui rend leur mélange impossible. La cause qui fait que chacune demeure en elle-même, c’est que ce qui entre dans la matière ne la possède pas, non plus que la matière ne possède ce qui entre en elle. C’est ainsi que l’opinion et l’imagination ne se mêlent pas dans notre âmes, que chacune d’elles reste ce qu’elle est, sans rien entraîner ni rien laisser, parce qu’il n’y a pas là de mixtion. Ces puissances sont extérieures l’une à l’autre, non qu’elles soient juxtaposées, mais parce qu’elles ont entre elles une différence qui est saisie par la raison au lieu de l’être par la vue. Ici l’imagination est une espèce de fantôme (quoique l’âme elle-même ne soit pas un fantôme, qu’elle paraisse faire et qu’elle fasse en effet beaucoup d’actes comme elle veut) ; l’imagination, dis-je, est alors avec l’âme à peu près dans le même rapport que la forme avec la matière. Cependant, elle ne cache point l’âme, qui l’écarte souvent par ses opérations ; jamais elle ne saurait la cacher tout à fait, lors même qu’elle la pénétrerait tout entière et qu’elle paraîtrait la voiler complètement. En effet, l’âme renferme en elle-même des opérations et des raisons contraires [à l’imagination], par lesquelles elle écarte les fantômes qui viennent l’assiéger[81]. Mais la matière, étant infiniment plus faible que l’âme, n’a absolument rien des êtres, soit de vrai, soit de faux, qui lui appartienne en propre. Elle n’a rien qui puisse la faire apparaître elle-même, elle est le dénuement absolu de toutes choses. Elle est seulement pour les autres choses une cause d’apparence (αἰτία τοῦ φαίνεσθαι) ; mais elle ne saurait dire : Je suis ici ou là. Si une raison profonde parvient à découvrir la matière en partant des autres êtres[82], elle affirme que la matière est une chose complètement abandonnée des êtres véritables ; mais comme les choses postérieures aux êtres véritables paraissent elles-mêmes être, la matière est en quelque sorte étendue en toutes ces choses, semble à la fois les suivre et ne pas les suivre.

XVI. La raison [séminale], en s’approchant de la matière et lui donnant l’extension qu’elle a voulu, en a fait une grandeur[83] ; elle a tiré d’elle-même la grandeur pour la donner à la matière, qui ne la possédait pas et qui n’est pas pour cela devenue grande ; sinon, la grandeur qui se trouverait en elle serait la grandeur même. Si on ôte à la matière la forme, le sujet qui reste alors n’est plus et ne paraît plus grand [puisque la grandeur fait partie de la forme]. Si ce qui est produit dans la matière est une certaine grandeur, un homme, par exemple, ou un cheval, la grandeur propre au cheval disparaît avec la forme même du cheval[84]. Si l’on dit qu’un cheval ne peut se produire que dans une masse d’une grandeur déterminée, et que cette grandeur demeure [quand la forme du cheval disparaît], nous répondrons que ce n’est pas la grandeur propre au cheval qui demeure alors, mais la grandeur de la masse. Et encore, si cette masse est du feu ou de la terre, quand la forme du feu ou celle de la terre disparaît, la grandeur du feu ou celle de la terre disparaît en même temps. La matière ne possède donc ni la figure ni la quantité ; autrement, de feu elle ne deviendrait pas autre chose, mais, demeurant feu, elle ne deviendrait jamais feu[85]. Maintenant qu’elle paraît être devenue aussi grande que cet univers, si le ciel était anéanti avec tout ce qu’il contient, toute quantité disparaîtrait de la matière en même temps[86], et avec la quantité s’évanouiraient aussi les autres qualités qui en sont inséparables. La matière resterait ainsi ce qu’elle était primitivement par elle-même : elle ne garderait rien des choses qui existent en elle[87]. En effet, les objets qui sont susceptibles de pâtir par la présence d’objets contraires peuvent, quand ceux-ci s’éloignent, en garder quelque trace ; mais ce qui est impassible ne retient rien : par exemple, l’air pénétré par la lumière n’en garde rien quand celle-ci disparaît[88]. Si l’on s’étonne que ce qui n’a pas de grandeur puisse devenir grand, nous demanderons à notre tour comment ce qui n’a pas de chaleur peut devenir chaud. En effet, autre chose est pour la matière d’être matière, autre chose d’être grandeur ; la grandeur est immatérielle comme la figure. Si nous conservons la matière telle qu’elle est, nous devons dire qu’elle est toutes choses par participation. Or la grandeur fait partie de ce que nous nommons toutes choses. Les corps étant composés, la grandeur s’y trouve avec les autres qualités, sans y être cependant déterminée. En effet, la raison du corps contient aussi la grandeur[89]. La matière au contraire ne contient même pas la grandeur indéterminée, parce qu’elle n’est pas un corps[90] .

XVII. La matière n’est pas non plus la grandeur même : car la grandeur est une forme, et non un réceptacle ; elle existe par elle-même[91]. La matière n’est donc pas encore grandeur sous ce rapport. Mais, comme ce qui existe dans l’Intelligence ou dans l’Âme a voulu devenir grand, il a donné aux choses qui veulent imiter la grandeur par leur aspiration ou leur mouvement la puissance d’imprimer à un autre objet une modification analogue à la leur. Ainsi, la grandeur, se développant dans la procession de l’Imagination (ἐν προόδῳ φαντάσεως), a entraîné avec elle la petitesse de la matière, l’a fait paraître grande en l’étendant avec elle-même, sans que cette extension l’ait remplie. La grandeur de la matière est une fausse grandeur, puisque, ne possédant pas par elle-même de grandeur, la matière a, en s’étendant avec la grandeur, partagé l’extension de celle-ci. En effet, comme tous les êtres intelligibles se reflètent, soit dans les autres choses en général, soit dans une d’elles en particulier, chacun d’eux étant grand, l’ensemble est grand de cette manière[92]. Ainsi, la grandeur de chaque raison [essence] a constitué une grandeur particulière, un cheval, par exemple, ou un autre être[93]. L’image formée par le reflet universel des êtres intelligibles (πᾶσα ἐνόπτρισις) est devenue une grandeur, parce qu’elle a été illuminée par la grandeur même. Chaque partie est devenue une grandeur particulière ; et toutes choses ensemble ont paru grandes par la vertu de la forme universelle à laquelle appartient la grandeur. Il y a eu ainsi extension de chaque chose vers chacune des autres et vers l’ensemble. Cette extension a été nécessairement dans la forme et dans la masse aussi grande que la puissance l’a faite en amenant ce qui n’est rien en réalité à être toutes choses en apparence. C’est de la même manière que la couleur, qui est née de la non-couleur, et la qualité, qui est née de la non-qualité, ont reçu ici-bas le même nom (ὁμωνυμία)[94] que les choses intelligibles [dont elles sont les images]. Il en est de même pour la grandeur, qui est née de la non-grandeur, ou du moins de la grandeur qui porte le même nom [que la grandeur intelligible].

Les choses sensibles occupent ainsi un rang intermédiaire entre la matière et la forme même[95]. Elles apparaissent sans doute, parce qu’elles proviennent des essences intelligibles ; mais elles sont mensongères, parce que la matière dans laquelle elles apparaissent n’existe pas réellement[96]. Chacune devient une grandeur, parce qu’elle est étendue par la puissance des êtres qui apparaissent ici-bas et qui s’y font un lieu[97]. Il y a ainsi une extension produite en tous sens, et cela sans que la matière subisse aucune violence, parce qu’elle est toutes choses [en puissance]. Chaque chose produit son extension propre par la puissance qu’elle tient des êtres intelligibles. Ce qui rend la matière grande, c’est, ce semble, l’apparence de la grandeur, et cette apparence constitue précisément la grandeur d’ici-bas. La matière se prête tout entière partout à l’extension qu’elle est ainsi forcée de prendre par l’apparence universelle de la grandeur. En effet, la matière est par sa nature la matière de tout, et, par conséquent, elle n’est rien de déterminé. Or, ce qui n’est rien de déterminé par soi-même peut devenir le contraire [de ce qu’il est], et après être ainsi devenu le contraire, il n’est même pas encore réellement ce contraire, sinon, il aurait pour essence d’être ce contraire[98].

XVIII. Supposons qu’un être possède de la grandeur une conception qui ait la puissance non-seulement d’être en elle-même, mais encore de se produire au dehors, et qu’il rencontre une nature [telle qu’est la matière] incapable d’exister dans l’intelligence, d’avoir une forme, d’offrir aucun vestige de la grandeur réelle ou de quelque qualité. Que ferait cet être avec une telle puissance ? Il ne créerait ni un cheval, ni un bœuf : car d’autres causes [les raisons séminales] les produiront. [Il créerait la grandeur qui existe dans la matière, c’est-à-dire la grandeur apparente]. En effet, la chose qui procède de la grandeur même ne peut être la grandeur réelle ; elle sera donc la grandeur apparente[99]. Ainsi, puisque la matière n’a pas reçu la grandeur réelle, il ne lui reste plus que d’être grande dans sa nature autant qu’il lui est possible, c’est-à-dire de paraître grande : pour cela, elle doit ne manquer nulle part, et, si elle s’étend, n’être pas une quantité discrète, mais avoir ses parties liées ensemble, et n’être absente d’aucun lieu. En effet, il était impossible qu’il y eût dans une petite masse une image de la grandeur qui égalât la grandeur réelle, puisque ce n’est qu’une image de la grandeur ; mais, entraînée par l’espérance d’atteindre la grandeur à laquelle elle aspirait, cette image s’est étendue autant qu’elle le pouvait avec la matière, qui a partagé son extension parce qu’elle ne pouvait pas ne pas la suivre. C’est ainsi que cette image de la grandeur a rendu grand ce qui ne l’était pas (sans cependant le faire paraître réellement grand), et a produit la grandeur qui apparaît dans la masse. La matière n’en conserve pas moins sa nature, quoiqu’elle soit voilée par cette grandeur apparente, comme par un vêtement dont elle s’est couverte quand elle a suivi la grandeur qui l’entraînait dans son extension. Si la matière venait jamais à se dépouiller de ce vêtement, elle demeurerait néanmoins ce qu’elle était en elle-même auparavant : car elle n’est grande qu’autant que la forme la rend telle par sa présence[100].

L’âme, possédant les formes des êtres et étant elle-même une forme, possède toutes choses à la fois[101]. Ayant en elle-même toutes les formes, voyant d’ailleurs les formes des objets sensibles se tourner vers elle et approcher d’elle, elle ne veut pas les recevoir avec leur multiplicité ; elle ne les considère qu’en faisant abstraction de leur masse : car elle ne saurait devenir autre qu’elle est[102]. Mais la matière, n’ayant point la force de résister (car elle ne possède aucune activité propre), et n’étant qu’une ombre, se prête à tout ce que veut lui faire éprouver la puissance active. En outre, ce qui procède de l’essence intelligible possède déjà un vestige de ce qui doit être produit dans la matière. C’est ainsi que la raison discursive, qui se meut dans le champ de l’imagination représentative (ἐν φαντασίᾳ εἰϰονιϰῇ), ou le mouvement que la raison produit, implique division : car, si la raison restait dans l’unité et dans l’identité, elle ne se mouvrait pas, elle demeurerait dans le repos. D’ailleurs la matière ne peut, ainsi que le fait l’âme, recevoir toutes les formes à la fois ; sinon, elle serait une forme. Comme elle doit contenir toutes choses, sans cependant les contenir d’une manière indivisible, il est nécessaire que, servant de lieu à toutes choses, elle s’étende vers toutes, s’offre partout à toutes, et ne manque à aucun espace, parce qu’elle n’est resserrée dans les bornes d’aucun espace et qu’elle est toujours prête à recevoir ce qui doit être. Comment se fait-il donc qu’une chose, en entrant dans la matière, n’empêche pas d’y pénétrer les autres choses, qui ne peuvent cependant coexister ? C’est que la matière n’est pas un premier principe. Sinon, ce serait la forme même de l’univers. Or, une telle forme serait toutes choses à la fois et chaque chose en particulier. En effet, la matière de l’être vivant est divisée comme les parties mêmes de l’être vivant ; sans cela, il ne subsisterait rien que la raison [l’essence intelligible].

XIX. Les choses, en entrant dans la matière qui joue à leur égard le rôle de mère, ne lui font éprouver ni bien ni mal. Les coups qu’elles portent ne sont pas ressentis par la matière ; elles ne les dirigent que les unes contre les autres, parce que les puissances agissent sur leurs contraires et non sur les sujets, à moins qu’on ne considère les sujets comme unis aux choses qu’ils contiennent. Le chaud fait disparaître le froid, et le noir, le blanc[103] ; ou, s’ils se mêlent, ils produisent par leur mixtion une qualité nouvelle[104]. Ce qui pâtit, ce sont donc les choses qui se mêlent, et pâtir pour elles, c’est cesser d’être ce qu’elles étaient. Dans les êtres animés, c’est le corps qui pâtit par l’altération des qualités et des forces qu’il possède. Quand les qualités constitutives (συστάσεις) de ces êtres sont détruites, ou qu’elles se combinent, ou qu’elles éprouvent un changement contraire à leur nature, les passions se rapportent au corps et les perceptions se rapportent à l’âme. Celle-ci connaît en effet toutes les passions qui produisent une vive impression. Quant à la matière, elle demeure ce qu’elle est : elle ne saurait pâtir quand elle cesse de contenir le froid ou le chaud, puisqu’aucune de ces deux qualités ne lui est ni propre ni étrangère. Le nom qui la caractérise le mieux est donc celui de réceptacle et de nourrice[105]. Mais, en quel sens est-elle aussi appelée mère, puisqu’elle n’engendre rien ? Ceux qui l’appellent mère sont ceux qui regardent la mère comme destinée à jouer à l’égard de l’enfant le rôle de simple matière, à recevoir seulement le germe sans rien donner d’elle-même, parce que le corps de l’enfant doit son accroissement à la nourriture. Si la mère lui donne quelque chose, c’est qu’alors elle remplit à son égard la fonction de forme au lieu de se renfermer dans le rôle de simple matière. En effet, la forme seule est féconde, l’autre nature [la matière] est stérile.

C’est ce que les anciens sages ont sans doute voulu indiquer d’une manière symbolique dans les mystères et les initiations, en y représentant Hermès l’ancien[106] avec l’organe de la génération toujours prêt à agir, pour marquer que c’est la raison intelligible qui engendre les choses sensibles. D’un autre côté, ces mêmes sages indiquent la stérilité de la matière, condamnée à rester toujours la même, par les eunuques qui entourent Rhéa [Cybèle][107] ; ils en font la mère de toutes choses, pour nous servir de l’expression par laquelle ils désignent le principe qui joue le rôle de sujet[108].

Par le nom qu’ils lui donnent, ils veulent faire voir que la matière n’est pas tout à fait semblable à une mère. À ceux qui désirent connaître ces choses avec exactitude au lieu de se contenter d’une examen superficiel, ils ont montré d’une manière éloignée sans doute, mais aussi précise qu’ils le pouvaient, que la matière est stérile, qu’elle ne remplit pas complètement la fonction d’une femme, qu’elle en joue le rôle sous ce rapport seulement qu’elle reçoit, mais sans concourir en aucune façon à l’acte de la génération ; ils l’ont montré, dis-je, en ce sens que ceux qui entourent Rhéa ne sont pas des femmes et ne sont pas non plus des hommes, puisqu’ils n’ont aucun pouvoir d’engendrer : car ils ont perdu par la castration une faculté qui n’appartient qu’à l’homme dont la virilité est intacte.


  1. Ce livre comprend deux parties : 1o De l’impassibilité de l’âme, § 1-5 ; 2o De l’impassibilité de la matière et de la forme, § 6-19. Pour les autres Remarques générales, Voy. les Éclaircissements à la fin du volume.
  2. Plotin paraît combattre ici les Péripatéticiens et les Stoïciens, surtout ces derniers. En effet, d’un côté, Aristote dit dans le traité De l’Âme (II, 5) : « La sensation consiste à être mû et à pâtir ; elle paraît être une sorte d’altération que l’être supporte. » D’un autre côté, cette théorie de la passivité de la sensation, dont nous avons déjà parlé dans les Éclaircissements du tome I (p. 333, note 2), a été exagérée par les Stoïciens qui regardaient l’âme comme corporelle : selon Cléanthe, la sensation est une image imprimée sur nos organes par les objets extérieurs et semblable à l’empreinte d’un cachet sur la cire (Sextus Empiricus, Adv. Mathematicos, VII, 288) ; selon Chrysippe, qui rejette cette idée empruntée à Aristote (comme nous l’avons déjà dit, t. 1, p. 334), la sensation est une altération, c’est-à-dire une modification passive (Diogène Laërce, VII, § 50). Plotin traite la même question avec plus de développement dans le livre vi de l’Ennéade IV.
  3. Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 326. Chrysippe disait que les passions sont des jugements (Diogène Laërce, VII, § 111).
  4. Voy. Enn. IV, liv. VI.
  5. Nous lisons ὑποϐαλεῖν, comme M. Kirchhoff, au lieu de ὑπολαϐεῖν.
  6. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § viii, t. I, p. lx.
  7. On sait que Plotin distingue dans l’âme deux parties, l’âme raisonnable et l'âme irraisonnable, qu’il nomme ici la partie passive (t. I, p. 324-326).
  8. Nous lisons ἀγνοίας, comme M. Kirchhoff, au lieu de ἀνοίας.
  9. Il y a dans le texte : οἰκειώσεις καὶ ἀλλοτριώσεις. Ficin rend ces mots par conformitates et difformitates. Cette traduction nous paraît ne pas rendre du tout la pensée de l’auteur : οἰκείωσις exprime le mouvement par lequel l’âme cherche à s’approprier un objet, et ἀλλοτρίωσις le mouvement par lequel elle cherche à l’éloigner d’elle.
  10. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § VI, t. I, p. LIX. On trouve les mêmes idées dans S. Augustin : « Nunc autem quatenus accipienda sit animi mutatio videamus…. Quæ autem major quam in contraria solet esse mutatio, et quis negat animum, ut omittam cetera, stultum alias, alias vero esse sapientem ? Prius ergo quot modis accipiatur, quæ dicitur animi mutatio, videamus : qui, ut opinor, manifestiores duntaxat clarioresque nobis duo sunt genere, specie vero plures inveniuntur. Namque aut secundum corporis passiones, aut secundum suas, anima dicitur immutari : secundum corporis, ut per aetates, per dolores, labores, offensiones, per voluptates ; secundum suas autem, ut cupiendo, lætando, metuendo, ægrescendo, studendo, discendo. Hæ omnes mutationes, si non necessario argumento sunt mori animam, nihil quidem metuendæ sunt per se separatim… Nulla autem earum mutationum, quæ sive per corpus, sive per ipsam animam fiunt (quamvis utrum aliquæ per ipsam fiant, id est quorum ipsa sit causa, non parva sit quæstio), id agit ut animam non animam faciat. » (De Immortalitate animæ, 5.) quantité. Quand tu dis : un chœur, une armée, il y a là quelque chose qui existe en dehors de ces objets [et en toi]. Mais comment le nombre existe-t-il en toi ? Le nombre qui est en toi avant que tu nombres est tout autre [que celui que tu produis en nombrant]. Le nombre qui se manifeste dans les objets extérieurs et se rapporte à celui qui est en toi est un acte des nombres essentiels ou selon les nombres essentiels, parce qu’en nombrant tu produis un nombre, et que par cet acte tu engendres la quantité, comme en marchant tu engendres le mouvement. Comment donc le nombre qui est en nous [avant que nous nombrions] est-il tout autre [que celui que nous produisons en nombrant] ? C’est qu’il est le nombre constitutif de notre essence, laquelle, dit Platon [dans le Timée, p. 35], participe du nombre et de l’harmonie, est un nombre et une harmonie : car l’âme, est-il dit, n’est ni un corps, ni une étendue ; elle est donc un nombre, puisqu’elle est une essence. Le nombre du corps est une essence de la même nature que les corps ; le nombre de l’âme est une essence de la même nature que l’âme. Enfin, pour les intelligibles, si l’Animal même [dont Platon parle dans le Timée, p. 37] est pluralité, s’il est une trinité, cette trinité est essentielle dans l’Animal. Quant à la trinité qui n’est pas dans l’animal, mais dans l’Être, elle est le principe de l’essence. Si tu comptes l’Animal, et le Beau, chacun des deux est une unité ; mais tu engendres en toi le nombre, tu conçois la quantité et la dyade. Si tu dis [comme les Pythagoriciens] que la vertu est un quaternaire, elle est un quaternaire en tant que ses parties [la justice, la prudence, le courage, la tempérance] concourent à l’unité ; tu peux ajouter que l’unité est un quaternaire, en tant qu’elle en est la substance, quant à toi, tu compares ce quaternaire avec celui qui est en toi. » (Ennéade VI, liv. VI, § 16.) On peut rapprocher de ce passage de Plotin ce que saint Augustin dit des nombres sensibles et intelligibles, carnales, spiritales numeri (De Musica, VI, 12).
  11. Nous avons déjà expliqué dans le tome 1 (p. 240, note 2) en quel sens Plotin appelle l’âme une raison. Quant à la qualification de nombre, qu’il donne ici à l’âme, voici comment il l’explique lui-même : « Tu ne produis pas le nombre ici-bas en parcourant, par la raison discursive, des choses qui existent par elles-mêmes et qui ne doivent pas leur existence à ce que tu les nombres : car tu n’ajoutes rien à l’essence d’un homme en le nombrant avec un autre. Il n’y a pas là une unité, comme dans un chœur. Lorsque tu dis : dix hommes, dix existe en toi qui nombres ; on ne saurait dire que dix existe dans les dix hommes que tu nombres, parce qu’ils ne sont pas coordonnés dans l’unité, mais tu produis toi-même dix en nombrant cette dizaine et en en faisant une
  12. S. Augustin explique de la même manière les expressions figurées desquelles on pourrait induire que l’âme est étendue et s’accroît avec le corps : « Quod si te illud movet, quod solemus eam quam Græci μαϰροθυμίαν vocant longanimitatem interpretari, animadvertere licet a corpore ad animum multa verba transferri, sicut iab animo ad corpus ; nam si montem improbum et justisimam tellurem dixit Virgiiius, quæ verba cernis ab animo ad corpora esse translata, quidmirum si mutua vice longanimitatem dicimus, quum longa nisi corpora esse non possint. Ea vero inter virtutes quæ appelletur animi magnitudo ad nullum spatium, sed ad vim quamdam, id est ad potestatem potentiamque animi, relata recte intelligitur, etc. » (De Quantitate animœ, 17.)
  13. Voy. Platon, Phédon, p. 127 ; ὡς φιλοσοφίας μὲν οὔσης μεγίστης μουσιϰῆς.
  14. Voy. Enn. I, liv. II, § 1 ; t. I, p, 52.
  15. « Les monades n’ont pas de fenêtres par lesquelles quelque chose puisse y entrer, etc. » (Leibnitz, Monadologie, § 8)
  16. Au lieu de ἄνοιαν, nous lisons ἄγνοιαν avec M. Kirchhoff. L’ignorance est le vice opposé à la vertu appelée prudence. Pour l’explication de cette phrase et de celles qui suivent, Voy. le tome l, p. 62.
  17. Voy. Enn. I, liv. II, § 4 ; t. I, p. 57.
  18. Voy. Enn. II, liv. V ; § 2 ; t. I, p. 227.
  19. Voy. Enn. I, liv. II, § 4 ; t. I, p. 57 et 348.
  20. Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 334, note 1.
  21. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXV ; t. I, p. LXVII.
  22. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § VIII ; t. I, p. LX. S. Augustin a développé la même théorie sur l’impassibilité de l’âme dans son traité De la Musique (VI, 5) : « Videtur mihi anima, quum sentit in corpore, non ab illo aliquid pati, sed in ejus passionibus attendus agere, et has actiones sive faciles propter convenientiam, sive difficiles propter inconvenientiam, non eam latere ; et hoc totum est quod sentire dicitur. Sed iste sensus, qui, etiam dum nihil sentimus, inest tamen, instrumentum est corporis, quod ea temperatione agitur ab anima, ut in eo sit ad passiones corporis cum attentione agendas paratior, similia similibusut adjungat, repellatque quod noxiumest. Agit porro, ut opinor, luminosum aliquid in oculis, aerium, serenissimum et mobilissimum in auribus, caliginosum in naribus, in ore humidum, in tactu terrenum et quasi lutulentum. Sed, sive hac sive alia distributione ista conjiciantur, agit hæc anima cum quiete, si ea quæ insunt in unitate valetudinis quasi familiari quadam consensione cesserunt. Quum autem adhibentur ea quæ nonuulla, ut ita dicam, alteritate corpus afficiunt, exserit attentiores actiones, suis quibusque locis atque instrumentis accomodatas : tunc videtur vel audire, vel olfacere, vel gustare, vel tangendo sentire dicitur ; quibus actionibus congrua libenter associat, et moleste obsistit incongruis. Has operationes passionibus corporis puto animam exhibere quum sentit, non easdem passiones recipere. » Bossuet, à son tour, a reproduit les idées de S. Augustin dans son traité De la Connaissance de Dieu et de soi-même, comme nous l’avons déjà dit dans les Éclaircissements du tome 1, p. 332, note 4.
  23. Voy. Enn. I, liv. II, § 4 ; t. I, p. 57.
  24. Plotin paraît combattre ici la théorie des Stoïciens sur les passions. La douleur, la colère, la joie, la concupiscence et la crainte sont précisément les passions que reconnaissait Chrysippe. Les définitions qu’il en donnait nous ont été conservées par Diogène Laërce, VII, § 111.
  25. Tertullien rapporte en ces termes l’opinion de Cléanthe : « Porro et animam compati corpori, cui læso ictibus, vulneribus, ulceribus, condolescit ; et corpus animœ, cui afflictæ cura, amore, angore, cosegrescit, per detrimentum scilicet vigoris, cujus pudorem aut pavorem rubore atque pallore testetur. » (De Anima, 5.)
  26. Ce passage mérite d’être rapproché des idées analogues qu’on trouve dans le traité de Descartes sur les passions. Voici comment il explique la pâleur, par exemple : « La tristesse, en rétrécissant les orifices du cœur, fait que le sang coule plus lentement dans les veines, et que, devenant plus froid et plus épais, il a besoin d’y occuper moins de place, en sorte que, se retirant dans les plus larges, qui sont les plus proches du cœur, il quitte les plus éloignées, dont les plus apparentes étant celles du visage, cela le fait paraître pâle et décharné, principalement lorsque la tristesse est grande ou qu’elle survient promptement, comme on voit en l’épouvante, dont la surprise augmente l’action qui serre le cœur. » (Les Passions de l’âme, art. 116.)
  27. Plotin dit de même ailleurs, en parlant de la conscience : « Pour se considérer elle-même, l’âme n’aura nullement à se mouvoir, ou bien, si on lui attribue le mouvement, il faut que ce soit un mouvement qui diffère tout à fait de celui des corps, qui soit sa vie propre. » (Enn. I, liv. I, § 13 ; t. I, p. 50.)
  28. « Quum ab eisdem suis operationibus aliquid [anima] patitur, a se ipsa patitur, non a corpore. » (S. Augustin, De Musica, VI, 5.)
  29. ϰαὶ μνήμας οὐ τύπους ἐναποσφραγιζομένους, οὐδὲ τὰς φαντασίας ὡς ἐν ϰηρῷ τυπώσεις. Voy. ci-dessus p. 123, note 2.
  30. Il faut rapprocher de ce que Plotin dit ici des passions un autre passage qui complète sa pensée : « Si l’âme n’était pas unie au corps, il n’y aurait pour elle ni appétit, ni douleur, ni crainte. En effet, c’est pour le composé de l’âme et du corps que nous éprouvons de la crainte : nous redoutons qu’il ne soit dissous ; la cause de nos douleurs et de nos souffrances, c’est sa dissolution ; enfin, le but de tout appétit, c’est d’écarter ce qui le trouble ou » de prévenir ce qui pourrait le troubler. » (Enn. I, liv. VIII, § 15 ; t. I, p. 139.) Saint Augustin explique de la même manière l’origine du plaisir et de la douleur : « Ego ab anima hoc corpus animari non puto nisi intentione facientis. Nec ab isto quidquam illam pati arbitror, sed facere de illo et in illo tanquam subjecto divinitus dominationi suæ ; aliquando tamen cum facilitate, aliquando cum difficultate operari, quanto pro ejus meritis magis minusve illi cedit natura corporea. Corporalia ergo quæcunque huic corpori ingeruntur aut objiciuntur extrinsecus, non in anima, sed in ipso corpore aliquid faciunt, quod operi ejus aut adversetur aut congruat. Ideoque, quum renititur adversanti et materiam sibi subjectam in operis sui vias difflculter impingit, fit attentior ex difficultate in actionem ; quæ difficultas propter attentionem, quum eam non latet, sentire dicitur, et hoc vocatur dolor aut labor, etc. » (De Musica, VI, 5.) Bossuet a développé cette théorie dans son traité De la Connaissance de Dieu et de soi-même, comme on peut le voir par le passage que nous avons cité dans les Éclaircissements du tome l, p. 336, note 1.
  31. Voy. ci-après, liv. VIII, § 1-3, et Enn. IV, liv. IV, § 13, 14.
  32. Au lieu de εἴπερ ἦν παθόντα ταῦτα, nous lisons avec M. Kirchhoff : αὐτό γε εἴπερ ἦν παθὸν ταῦτα, conformément à la traduction de Ficin.
  33. Voy. ci-dessus, p. 132, note 1.
  34. Porphyre a développé cette comparaison dans ses Principes de la théorie des intelligibles, § VIII (t. I, p. LX).
  35. Proclus cite ce passage en ces termes : « Recte et Plotino dicente quod passiones omnes aut sensus sunt, aut non sine sensu. » {De Providentia, t. I, p. 25, éd. Cousin.)
  36. Voy. ci-après § 6, p. 142.
  37. On retrouve toute cette théorie dans S. Augustin : « Hæc memoria quæcunque de motibus tenet, qui adversus passiones corporis acti sunt, φαντασίαι græce vocantur, nec invenio quid eas latine malim vocare ; quas pro cognitis habereatque pro perceptis opinabilis vita est, constituta in ipso erroris introitu. Sed quum sibi isti motus occursant et tanquam diversis et repugnantibus intentionis flatibus œstuant, alios ex aliis motus pariunt ; non jam eos qui tenentur ex occursionibus passionum corporis impressi de sensibus, similes tamen, tanquam imaginum imagines, quae phantasmata dici placuit. Aliter enim cogito patrem meum, quem sæpe vidi, aliter avum, quem nunquam vidi ; horum primum phantasia est, alterum phantasma ; illud in memoria invenio, hoc in motu animi, qui ex iis ortus est quos habet memoria… Sed vera etiam phantasmata habere pro cognitis summuserror est ; quanquam sit in utroque genere quod nos non absurde scire dicamus, idest sensisse nos talia, vel imaginari nos talia… Sequuntur autem nonnulli phantasmata sua tam precipites, ut nulla sit alia materies omnium falsarum opinionum, quam habere phantasias vel phantasmata pro coguitis, quae cognoscuntur per sensum. Quare his potissimum resistamus, nec eis ita mentem accomodemus, ut, dum in his est cogitatio, intelligentia ea cerni arbitremur. » (De Musica, VI, 11.)
  38. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § IX, t. I, p. LX. Saint Augustin développe aussi, mais sous des formes très-variées, l’idée platonicienne de la purification de l’âme. Ainsi, on lit au début du traité De la vraie Religion (3) : « Sanandum esse animum ad intuendam incommutabilem rerum formam, et eodem modo semper se habentem atque undique sui similem pulchritudinem, etc. » Le même auteur dit ailleurs, à la fin de son traité De la Quantité de l’âme : « Ascendentibus sursum versus, primus actus docendi causa dicitur animatio ; secundus, sensus ; tertius, ars ; quartus, virtus ; quintus, tranquillitas ; sextus, ingressio ; septimus, contemplatio. Possunt et hoc modo appellari : de corpore, per corpus, circa corpus ; ad seipsam, in seipsa ; ad Deum, apud Deum. Possunt et sic : pulchre de alio, pulchre peraliud, pulchre circa aliud ; pulchre ad pulchrum, pulchre in pulchro ; pulchre ad Pulchritudinem, pulchre apud Pulchritudinem. » Les divers degrés que S. Augustin distingue ici dans le beau sont les mêmes que Plotin décrit dans le livre VI de l’Ennéade I.
  39. Voy. la même image dans l’Enn. I, liv. IV, § 8 ; t. I, p. 82. Ibn-Gebirol (Avicebron), que nous avons mentionné déjà dans le t. I (p. CXXVII, note 2), dit à ce sujet : « Comme l’âme tient le milieu entre la substance de l’intellect et le sens, il en résulte que, lorsqu’elle penche vers le sens, elle est incapable de percevoir ce qui est dans l’intellect ; et de même, lorsqu’elle penche vers l’intellect, elle est incapable de percevoir ce qui est dans le sens : car chacun de ces deux extrêmes est séparé de l’autre, et lorsqu’elle se tourne vers l’un, elle se détourne de l’autre. » (La Source de la Vie, liv. III ; traduction de M. S. Munk, dans ses Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 51.)
  40. ἐπὶ πνεῦματος θολεροῦ. Ces mots s’expliquent par l’expression qui se trouve plus haut : ϰαὶ τὸ ὥσπερ φῶς μὴ ἐν θολερῷ.
  41. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § 1 ; t. I, p. LV. Saint Augustin dit encore à ce sujet : « Conversa [anima] a Domino suo adservum suum [corpus] necessario deficit ; conversa autem a servo suo ad Dominum suum necessario proficit… Oportet enim animam et regi a superiore et regere inferiorem. Superior illa solus Deus est, inferius illa solum corpus, si ad omnem et totam animam intendas… Neglecto autem Domino, intenta in servum carnali quæ dicitur concupiscenda, sentit motus suos quos illi exhibet, et minus est… Convertenti se autem ad Dominum major cura oritur, ne avertatur ; donec carnalium negotiorum requiescat impetus, effrenatus consuetudine diuturna et tumultuosis recordationibus conversioni ejus sese inserens ; ita sedatis motibus suis, quibus in exteriora provehebatur, agit otium intrinsecus liberum. » (De Musica, VI, 5.) S. Augustin reproduit ensuite toute la théorie des vertus purificatives et intellectuelles, telle qu’elle se trouve dans Plotin et dans Porphyre. Voy. ce morceau dans les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
  42. Ce passage est commenté par le P. Thomassin, Dogmata theologica, t. I, p. 265. Ce que Plotin dit ici sur l’immutabilité de l’Être se trouve d’ailleurs dans beaucoup d’auteurs : « Illa autem vera est æternitas, quæ est vera immortalitas, hæc est summa incommutabilitas, quam solus Deus habet, qui solus mutari non potest. » (S. Augustin, De Natura boni.) « Quænam rationalis consideratio omnimoda ratio ne non concludat, ut creatricem summamque omnium substantiam quam necesse est alienam esse et liberam a natura et jure omnium quæ ipsa fecit de nihilo, ulla loci cohibitio vel temporis includat ? Quum potius ejus potentia, quæ non est aliud quam ejus essentia, cuncta a se facta sub se continendo concludat, etc. » (S. Anselme, Monologium, 22.)
  43. Voy. ci-après, liv. VIII, § 9.
  44. « Les uns rabaissent à la terre toutes les choses du ciel et de l’ordre invisible, et ne savent qu’embrasser grossièrement de leurs mains les pierres et les arbres qu’ils rencontrent. Attachés à tous ces objets, ils nient qu’il y ait rien autre que ce que les sens peuvent atteindre. Le corps et l’être sont pour eux une seule et même chose. Ceux qui viennent leur dire qu’il y a quelque chose qui n’a point de corps excitent leur mépris, et ils n’en veulent pas entendre davantage. » (Platon, Sophiste, p. 246 ; trad. de M. Cousin, t. XI, p. 252.) Voy. aussi dans notre tome I la traduction des fragments de Numénius, p. C-CI.
  45. Voy. le P. Thomassin, Dogmata theologica, t. I, p. 269.
  46. Ibn-Gebirol (Avicebron) a longuement développé cette idée que la matière est l’éclipse de l’être : « Comme la forme est une lumière parfaite, et que cependant sa divisibilité et sa multiplicité causent l’affaiblissement successif de la lumière qui se répand dans la matière, la rendent trouble et épaisse, et, en général, font que son milieu diffère de son commencement et que sa fin diffère de son milieu, sans qu’il y ait là autre chose que la matière et la lumière qui s’y répand, c’est-à-dire la forme, il est clair par là que l’affaiblissement, l’épaississement, la ternissure, et, en général, l’obscurcissement affectant la lumière qui se répand dans la matière, viennent de la matière, et non pas de la forme elle-même… À mesure que la matière descend, elle s’épaissit à raison de sa distance de la lumière qui s’y répand… On peut comparer à cela la lumière du soleil qui se mêle à l’obscurité, ou l’étoffe mince et blanche quand un corps noir s’en revêt : car alors la blancheur ne se voit pas, à cause du noir qui prédomine. On peut y comparer encore la lumière qui pénètre, par exemple, à travers trois vitres : car la seconde vitre a moins de lumière que la première, et la troisième en a moins que la seconde. » (La Source de la Vie, liv. IV, p. 80, trad. de M. Munk.)
  47. « La sensation se produit quand l’intelligence sommeille, et s’évanouit quand l’intelligence s’éveille. » (Philon, Allégories de la Loi, I, p. 200.)
  48. Sur les divers sens du mot incorporel, Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § V ; t. I, p. LIX. En outre, Porphyre a reproduit avec de légers changements ce § 7 de Plotin dans le § X du même écrit, p. LX. La même conception de la matière se trouve dans les écrits de S. Augustin : « Nonne tu, Domine, docuisti me, quod priusquam istam informem materiam formares atque distingueres, non erat aliquid, non color, non figura, non corpus, non spiritus ? non tamen omnino nihil ; erat quædam informitas sine ulla specie. » Confessiones, XII, 3.)
  49. Voy. Enn. II, liv. IV, § 15 ; t. I, p. 219-221.
  50. La matière n’est pas la puissance de produire, comme l’âme ; elle est seulement la puissance de devenir toutes choses. Voy. Enn. II, liv. V, § 3-5 ; t. I, p. 229-234.
  51. Le mouvement et le repos sont des Genres de l’être. Voy. Enn. VI, liv. II.
  52. Voy. t. I, p. 213, note 1.
  53. Dans la traduction de Porphyre (t. I, p. LXI, ligne 10), au lieu des mots : « c’est un miroir dans lequel les objets présentent des apparences diverses selon leurs positions, » lisez : « c’est un miroir dans lequel on voit les apparences d’objets placés hors de lui. »
  54. Voy. le passage de Platon que nous avons cité dans le tome I, p. 206, note 2.
  55. Voy. Enn. II, liv. V, § 5 ; t. I, p. 233.
  56. Ibn-Gebirol, que nous avons déjà cité ci-dessus (p. 141, note 1), a reproduit cette comparaison : « On peut comparer l’impression que la forme fait sur la matière, lorsqu’elle lui survient de la part de la Volonté divine, à l’impression que fait sur le miroir celui qui le regarde : car, selon cette comparaison, la matière reçoit la forme de la Volonté comme le miroir reçoit l’image de celui qui y regarde, sans que la matière reçoive l’essence même de ce dont elle reçoit la forme. » (La Source de la Vie, liv. V, p. 139, trad. de M. Munk.)
  57. C’est la théorie d’Aristote (De la Génération et de la Corruption, II, 2, 3).
  58. Sur la mixtion, Voy. le tome I, p. 244, note 1.
  59. Cette objection est empruntée à la théorie d’Aristote sur la matière : ἡ δὲ ὕλη, ᾗ ὕλη, παθητιϰόν. (De la Génération et de la Corruption, I, 7.)
  60. L’exemple dont se sert ici Plotin a été éclairci par S. Augustin dans un morceau dont nous ayons déjà cité le commencement ci-dessus, p. 125, note 1 : « Hæ omnes mutationes [animæ], si non necessario argumento sunt mori animam, nihil quidem metuendæ sunt per se ipsæ separatim ; sed ne rationi nostræ adversentur, qua dictum est, mutato subjecto, omne quod in subjecto est necessario mutari, videndum est. Sed non adversantur. Nam illud secundum hanc mutationem subjecti dicitur, per quam omnino mutare cogitur nomen. Nam, si ex albo cera nigrum colorem ducat alicunde, non minus cera est, et si ex quadrata rotundam formam sumat, et ex molli durescat, frigescatque ex calida ; at ista in subjecto sunt, et cera subjectum. Manet autem cera non magis minusve cera, quum illa mutentur. Potest igitur aliqua mutatio fieri eorum quæ in subjecto sunt, quum ipsum tamen juxta id quod hoc est ac dicitur non mutetur. » (De immortalitate animæ, 5.) Ce passage de S. Augustin a été développé lui-même par Descartes dans ses Méditations (II) : « Prenons par exemple ce morceau de cire ; il vient tout fraîchement d’être tiré de la ruche… Mais voici que pendant que je parle on l’approche du feu ; ce qui restait de sa saveur s’exhale, l’odeur s’évapore, la couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine peut-on le manier et quoique l’on frappe dessus il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle encore après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure ; personne n’en doute, personne ne juge autrement, etc.
  61. Cet exemple est emprunté à Aristote, De la Génération, I, 7.
  62. Ici Plotin est pleinement d’accord avec la physique moderne.
  63. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XI ; t. I, p. LXI.
  64. Voy. Platon, Timée, p. 50 ; trad. de M. H. Martin, p. 136.
  65. Cette expression elliptique l’apparence s’explique par une phrase du § 12 : ἀλλ’ ἔχει ἔνδειξιν ἡ ὑπόθεσις, ὡς οἷον τε τῆς ἀπαθείας ϰαὶ τῆς οἷον εἰδώλων οὐ παρόντων δοϰούσης παρουσίας, « La proposition de Platon signifie que la matière est impassible et qu’il y a en elle présence apparente d’images qui n’y sont pas réellement présentes. » Voy. aussi § 13. La même idée se trouve dans le Timée, p. 50 : φαινέται δὲ δι’ ἐϰεῖνα ἄλλοτε ἀλλοῖον : « c’est à cause de ces objets [qui y entrent et qui en sortent] que la matière paraît être tantôt d’une manière, tantôt d’une autre. » Sur la manière dont s’opère la participation de la matière aux idées, on peut encore consulter Proclus (Commentaire sur le Parménide, t. V, p. 72-75, éd. Cousin). Voy. les Éclaircissements sur ce livre VI, à la fin du volume.
  66. « Ceux qui entreprennent d’imprimer certaines figures sur des substances molles se gardent bien de leur laisser auparavant quelque forme apparente, mais ont grand soin de commencer par les polir autant qu’il est possible. Il convient donc également que cette chose, pour bien recevoir dans toute son étendue les images des êtres éternels, soit par sa nature en dehors de toutes les formes. » (Platon, Timée, p. 51 ; trad. de M. H. Martin, p. 136.)
  67. τὸ δ’ ἐν τοῖς αἰσθητοῖς ϰενὸν τῆς ὑποστάσεως ϰαὶ τὴν χώραν τοῦ εἰϰότος οὖσαν πολλήν. Voy. ci-dessus p. 150, note 1.
  68. Voy. Enn. II, liv. IV, § 11 ; t. I, p. 211.
  69. « Le feu paraît toujours être une partie enflammée de la matière, l’eau une partie mouillée, et de même pour la terre et l’air lorsque ce réceptacle en reçoit les images. » (Platon, Timée, p. 51 ; trad. de M. H. Martin, p. 139.) M. Steinhart cite ce passage de Plotin comme un exemple de la sagacité avec laquelle notre auteur interprète souvent Platon : « In ipsa materiæ notione definienda Platonem sœpe subtilissime explicat, etc. » (Meletemata plotiniana, p. 21.) Nous ferons remarquer en outre que S. Augustin applique à un passage bien connu de la Genèse la même méthode d’interprétation que Plotin applique ici au Timée de Platon : « Informis ergo illa materia, quam de nihilo Deus fecit, appellata est primo cœlum et terra, et dictum est : « In principio fecit Deus cœlum et terram, non quia jam hoc erat, sed quia hoc esse poterat : nam et cœlum scribitur postea factum… Hanc autem adhuc informent materiam etiam terram invisibilem atque incompositam voluit appellare, quia inter omnia elementa mundi terra videtur minus speciosa quam cetera : invisibilem autem dixit, propter obscuritatem, et incomposttam propter informitatem. Eamdem ipsam materiam etiam aquam appellavit, super quam ferebatur Spiritus Dei, sicut superfertur rebus fabricandis voluntas artiflcis,… sed sub his omnibus nominibus materia erat invisa et informis, de qua Deus condidit mundum. » (De Genesi contra Manichœos, I, 7.)
  70. Nous lisons avec M. Kirchhoff : ἢ εἰ σχῆμα, au lieu de ἢ εἰς σχῆμα.
  71. Voy., Platon, Timée, p. 49.
  72. Voy. ci dessus § 11, p. 150, note 1.
  73. « Enfin il y a une troisième espèce, celle du lieu éternel, ne pouvant jamais périr, donnant place à toutes les choses qui reçoivent la naissance. » (Platon, Timée, p. 52.)
  74. Pour la théorie de Platon sur les miroirs, Voy. le Timée, p. 46.
  75. Ficin ajoute à la traduction du texte prœter entia, sans doute pour expliquer la pensée de Plotin, qu’on peut formuler ainsi : Si la matière, qui remplit ici-bas le rôle d’un miroir, cessait d’exister, il n’y aurait plus que les êtres intelligibles ; les êtres sensibles, qui sont les images des premiers, disparaîtraient avec la matière qui leur sert de substance.
  76. Voy. Enn. II, liv. VIII, § 14 ; t. I, p. 137.
  77. Voy. le livre précédent, § 9, p. 122.
  78. C’est une allusion au mythe de Pandore, tel que l’entend Plotin. Voy. Enn. IV, liv. III, § 14.
  79. « Orbem vitreum plenum aquæ si tenueris in sole, de lumine quod ab aqua refulget, ignis accenditur, etiam in durissimo frigore. Num etiam in aqua ignem esse credendum est ? Atqui de sole ignis ne æstate quidem accendi potest. » (Lactance, De ira Dei,, X, § 19)
  80. Sur l’Opinion et l’Imagination, Voy. ci-dessus, § 4, p. 134.
  81. Voy. ci-dessus, § 5, p. 136, et § 6, p. 142.
  82. Selon Plotin, la matière n’est conçue que par une espèce d’abstraction qu’il nomme raisonnement bâtard (Enn. II, liv. IV, § 10 ; t. I, p. 208). Saint Augustin dit dans le même sens : « Ut quum in ea [materia] quærit cogitatio quid sensus attingat, et dicit sibi : Non est intelligibilis forma sicut vita, sicut justitia, quia materies est corporum ; neque sensibilis, quoniam quod videatur et quod sentiatur in invisibili et incomposita non est ; dum sibi hæc dicit humana cogitatio, conetur eam vel nosse ignorando, vel ignorare noscendo. » (Confessiones, XII, 5.)
  83. On trouve la même théorie dans Ibn-Gebirol : « La totalité de la forme se répand dans la totalité de la substance de la matière et pénètre dans toutes ses parties. Elle ressemble à la lumière qui se plonge dans la totalité de la substance du corps dans lequel elle pénètre et à la quantité qui s’étend dans la substance qu’elle pénètre. » (La Source de la Vie, liv. IV, p. 79, trad. de M. Munk.)
  84. Voy. Enn. II, liv. IV, § 9-12 ; t. I, p. 207-215.
  85. Voy. ci-dessus, § 12, p. 153.
  86. En d’autres termes, l’espace est né en même temps que les choses qu’il contient. On trouve la même pensée dans S. Augustin : « Quomodo fecisti, Deus, cœlum et terram ? Non utique in cœlo neque in terra fecisti cœlum et terram, neque in ære aut in aquis, quoniam et hæc pertinent ad cœlum et terram ; neque in universo mundo fecisti universum mundum, quia non erat ubi fieret antequam fieret ut esset. » Confessiones, XI, 5.) Voy. encore ci-après, p. 164, note 4.
  87. Tel était, selon saint Augustin, l’état de la matière au moment où le monde fut créé ; « Quid autem in omnibus mundi partibus reperiri potest propinquius informitati omnimodæ quam terra et abyssus ? Minus enim speciosa sunt, pro suo gradu infime quam cetera superiora, perlucida et luculenta amnia. Cur ergo non accipiam informitatem materiæ, quam sine specie feceras, unde speciosum mundum faceres, ita commode hominibus intimatam, ut appellaretur terra invsibilis et incomposita. » (Confessiones, XII, 4.)
  88. La même comparaison se trouve dans un passage de saint Augustin que nous avons déjà cité (t. I, p. 254, note 8).
  89. Voy. ce que Plotin dit de la raison du corps ou corporéité dans l’Enn. II, liv. VII, § 2 ; t. I, p. 248-249.
  90. Voy. le passage de M. Ravaisson cité dans les Éclaircissements du tome I, p. 482.
  91. Nous retranchons ici avec M. Kirchhoff un membre de phrase qui se trouve déjà au § 13 et qui a été probablement répété par une erreur des copistes. Le voici : « La matière ne peut même pas s’approprier les images des êtres. »
  92. Nous suivons dans ce passage embarrassé la ponctuation adoptée par M. Kirchhoff.
  93. « La forme entre dans la matière en lui apportant tout [ce qui constitue l’essence corporelle] ; or toute forme contient une grandeur et une quantité qui sont déterminées par la raison [l’essence] et avec elle. C’est pourquoi dans toutes les espèces d’êtres la quantité n’est déterminée qu’avec la forme : car la grandeur de l’homme n’est pas la grandeur de l’oiseau. Il serait absurde de prétendre que donner à la matière la grandeur d’un oiseau et lui en imprimer la qualité sont deux choses différentes. » (Enn. II, liv. IV, § 8 ; t. I, p. 207 ) Voy. aussi l’extrait d’Origène cité dans les Éclaircissements du tome I, p. 483.
  94. Voy. Platon, Phédon, p. 59, 75 ; Phèdre, p. 341, 346, 358  ; Théétète, p. 132.
  95. Voy. Enn. II, liv. VI, § 3 ; t. I, p. 241.
  96. « La forme des objets sensibles n’étant qu’une image [de la forme intelligible], leur matière n’est également qu’une image [de la matière intelligible], » (Enn. II, liv. IV, § 5 ; t. I, p. 200.)
  97. L’opinion de Plotin ressemble à celle de Leibnitz, selon qui l’espace est né avec le monde : « L’espace est l’ordre des coexistences. » (Lettres de Leibnitz à Clarke, III, § 4.) « L’espace est un ordre des situations… S’il n’y avait pas de créatures, il n’y aurait ni temps ni lieux, et par conséquent point d’espace actuel. » (Ibid., V, § 104, 106.)
  98. Plotin a déjà expliqué dans l’Ennéade II (liv. liv. IV, § 6 ; t. I, p. 201) comment on parvient à concevoir la matière en la considérant comme susceptible de devenir les contraires. Saint Augustin raconte dans ses Confessions (XII, 6) que ce n’est qu’en se plaçant à ce point de vue qu’il est parvenu à rectifier l’idée erronée que les Manichéens lui avaient donnée de la matière : « Eam [materiam] cum speciebus innumeris et variis cogitabam, et ideo non eam cogitabam… Et intendi in ipsa corpora, eorumque mutabilitatem altius inspexi, qua desinunt esse quod fuerant, et incipiunt esse quod non fuerant, eumdemque transitum de forma in formam per informe quiddam suspicatus sum, non per omnino nihil… Mutabilitas enim rerum mutabilium ipsa capax est formarum omnium in quas mutantur res mutabiles. Et hæc quid est ? Num quid animus ? Numquid corpus ? Numquid species animi vel corporis ? Si dici posset, nihil aliquid, et, est non est, hoc eam dicerem ; et tamen jam utcunque erat ut species caperet istas visibiles et compositas. »
  99. « La matière est l’image de l’étendue, parce qu’étant matière première elle possède l’aptitude à devenir étendue, etc. » (Enn. II, liv. IV, § 11 ; t. I, p. 211.) Cette argumentation de Plotin semble dirigée contre Modératus de Gadès, ainsi que nous l’avons déjà expliqué dans le tome I, p. 214, note 1.
  100. « La matière pure et simple doit recevoir d’un autre principe son étendue. Donc le réceptacle de la forme ne saurait être une masse ; en recevant l’étendue, il reçoit encore les autres qualités. » (Enn. II, liv. IV, § 11 ; t. I, p. 212.)
  101. Voy. Enn. IV, liv. VI, § 3.
  102. « Les formes des corps se produisent, non dans l’étendue, mais dans un sujet qui a reçu l’étendue. Si elles se produisaient dans l’étendue au lieu de se produire dans la matière, elles n’auraient ni étendue ni substance : car elles ne seraient que des raisons. Or, comme les raisons résident dans l’âme, il n’y aurait pas de corps. » (Enn. II, liv. IV, § 12 ; t. I, p. 214.)
  103. Voy. ci-dessus, § 8, p. 145.
  104. Voy. t. I, p. 244, note 1.
  105. Voy. le passage de Platon cité dans le tome I, p. 206, note 2.
  106. L’Hermès dont parle Plotin est Hermès ithyphallique, comme on le voit par le témoignage d’Hérodote (II, 51) : ὀρθὰ οὖν ἔχειν τὰ αἰδοῖα τἀγάλματα τοῦ Ἑρμέω Ἀθηναῖοι πρῶτοι τῶν Ἑλλήνων μαθόντες παρὰ τῶν Πελασγῶν ἐποιήσαντο. Oἱ δὲ Πελασγοὶ ἱρόν τινά λόγον περὶ αὐτοῦ ἔλεξαν, τὰ ἐν τοῖσιν Σαμοθρηίϰῆ μνστηρίοισι δεδήλωται. Cicéron atteste le même fait : « Mercurius unus Cœlo patre, Die matre natus, cujus obscœnius excitata natura traditur, quod aspectu Proserpinæ commotus sit. » (De natura Deorum, III, 22.) L’interprétation donnée par Plotin à ce rite a été reproduite par Porphyre : τοῦ δὲ λόγου τοῦ πάντων ποιητιϰοῦ καὶ ἑρμηνευτιϰοῦ ὁ Ἑρμῆς παραστατιϰός· ὁ δὲ ἐντεταμένος [τοῖς μορίοις] Ἑρμῆς δηλοῖ τὴν εὐτονίαν· δείϰνυσι δὲ ϰαὶ τὸν σπερματιϰὸν λόγον τὸν διήϰοντα διὰ πάντων. Λοιπὸν δὲ σύνθετος λόγος· ὁ μὲν ἐν ἡλίιῳ Ἑρμῆς, Ἑϰάτη δὲ ὁ ἐν σελήνῃ, Ἐρμόπαν δὲ ὁ ἐν τῷ παντί. (Fragment cité par Eusèbe, Prép. évang., III, 11). Voy. encore Creuzer, Religions de l’antiquité, trad. de M. Guigniaut, t. II, p. 298 et 673.
  107. Ficin et Taylor ont donné de ce membre de phrase une traduction qui est complètement inintelligible. Nous avons adopté le sens que M. Creuzer a longuement établi dans ses notes, auxquelles nous renvoyons : ἀγόνων, eunuques, s’explique par les derniers mots du § 19, ἀποπτμημίνον δὲ πάσης τῆς τοῦ γεννᾷν δυνάμεως, puisqu’ils n’ont aucun pouvoir d’engendrer, et indique les prêtres appelés Galli (Γάλλοι, εὐνοῦχοι ἀπόϰοποι, σπάδονες) ; par μητέρα πάντων, mère de toutes choses, Plotin désigne la matière ; parce que selon lui Rhéa (Ῥέα ou Ῥεία) est un nom dérivé de ῥέω, couler, et désigne la matière qui est dans un flux perpétuel, ὕλη ῥευστή (Enn. V, liv. I, § 7).
  108. L’idée que Plotin développe ici a été reproduite par Maïmonide : « Les savants païens de l’antiquité s’exprimaient sur les principes des choses d’une manière obscure et énigmatique. C’est ainsi que Platon et d’autres avant lui appelaient la matière la femelle, et la forme le mâle. » (Guide des égarés, trad. de M. Munk, t. I, p. 68.) M. Munk fait avec raison remarquer dans une note que l’expression dont se sert Maïmonide ne se trouve pas dans Platon et a dû être tirée d’un philosophe néoplatonicien. On voit que cette conjecture est parfaitement juste, et que la citation de Maïmonide est évidemment empruntée à Plotin, d’autant plus que l’auteur juif rapporte ces mots comme un exemple d’allégorie, ce qui s’accorde parfaitement avec notre texte. Les auteurs juifs et arabes du moyen âge paraissent avoir souvent confondu Plotin avec Platon.