Ennéades (trad. Bouillet)/III/Livre 7

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade III, livre vii :
De l’Éternité et du Temps | Notes



LIVRE SEPTIÈME.
DE L’ÉTERNITÉ ET DU TEMPS[1].

[Préambule]. Quand nous disons que l’Éternité et le Temps sont deux choses différentes, que l’Éternité se rapporte à ce qui existe perpétuellement, et le Temps à ce qui devient, nous l’affirmons spontanément en quelque sorte, d’après les intuitions immédiates de notre pensée, d’après la notion instinctive que notre âme en possède naturellement, de telle sorte que notre langage est invariable sur ce sujet. Mais, quand nous essayons d’approfondir et de préciser nos idées, nous nous trouvons embarrassés[2] : nous interprétons différemment les diverses opinions professées par les anciens et souvent une même opinion. Pour nous, nous nous bornerons à examiner ces opinions, et nous croyons que, pour remplir notre tâche, il suffira que nous répondions à toutes les questions en expliquant la doctrine des anciens, sans rien chercher au delà. Il faut certainement admettre que quelques-uns des philosophes anciens, de ces hommes bienheureux[3], sont parvenus à trouver la vérité. Reste à déterminer quels sont ceux qui l’ont trouvée et comment nous pouvons saisir nous-mêmes leur pensée.

Nous avons d’abord à examiner en quoi font consister l’éternité ceux qui la regardent comme différente du temps : car, en connaissant le modèle, nous aurons une conception plus nette de son image que l’on appelle le temps[4]. Si l’on se représente le temps avant de contempler l’éternité, on peut par la réminiscence s’élever d’ici-bas à la contemplation du modèle auquel le temps ressemble, puisqu’il en est l’image.

I. Comment définirons-nous l’Éternité ? Dirons-nous qu’elle est l’Essence intelligible même, comme on dirait que le temps est le ciel et l’univers, ainsi que l’ont fait, à ce que l’on rapporte, quelques philosophes[5] ? En effet, comme nous concevons et nous jugeons que l’éternité est une chose très-vénérable, comme nous admettons également que l’Essence intelligible est une chose très-vénérable, sans qu’il soit facile de déterminer laquelle des deux doit occuper le premier rang, comme d’un autre côté le principe qui leur est supérieur [l’Un] ne saurait être désigné par une pareille qualification, il semble qu’on ait le droit d’identifier l’Essence intelligible et l’éternité, d’autant plus que le monde intelligible et l’éternité comprennent les mêmes choses. Cependant, quand nous plaçons un de ces deux principes dans l’autre, nous mettons l’Essence intelligible dans l’éternité. De même, quand nous disons qu’un intelligible est éternel, comme le fait Platon dans ce passage : la nature du modèle est éternelle[6], nous affirmons alors que l’éternité est autre chose que l’Essence intelligible, mais qu’elle s’y rapporte, qu’elle en est un attribut, ou qu’elle lui est présente. Si l’éternité et l’Essence intelligible sont toutes deux vénérables, il n’en résulte pas qu’elles soient identiques ; peut-être seulement l’une tient-elle de l’autre son caractère de vénérable. Quant à cet argument que l’une et l’autre comprennent les mêmes choses, il faut remarquer que l’Essence intelligible contient comme parties les choses qu’elle renferme, tandis que l’éternité les contient comme tout, sans distinction de parties ; elle les contient, dis-je, sous ce rapport qu’on les nomme éternelles à cause d’elle.

Faut-il faire consister l’éternité dans le repos[7] de l’Essence intelligible, comme on fait ici-bas consister le temps dans le mouvement ? Dans ce cas, on peut demander si l’éternité est la même chose que le repos en général, ou seulement que le repos propre à l’Essence intelligible. En effet, si l’on identifie l’éternité avec le repos en général, nous ferons remarquer d’abord qu’on ne saurait dire que le repos est éternel, pas plus que nous ne disons que l’éternité est éternelle, parce qu’on ne nomme éternel que ce qui participe seulement à l’éternité ; nous demanderons ensuite comment, dans cette hypothèse, le mouvement pourra être éternel : car s’il était éternel, il se reposerait [il s’arrêterait]. Comment d’ailleurs l’idée de repos impliquera-t-elle ainsi l’idée de perpétuité (τὸ ἀεί), non de cette perpétuité qui est dans le temps, mais de celle que nous concevons en parlant de l’éternel ? Enfin, si le repos propre à l’Essence intelligible renferme en soi seul la perpétuité, nous nous trouvons par là même exclure de l’éternité les autres Genres de l’être. À cela s’ajoute que l’éternité doit être conçue non-seulement dans le repos, mais encore dans l’unité[8], puisqu’elle est une chose qui exclut tout intervalle (sinon, elle se confondrait avec le temps) ; or le repos n’implique pas l’idée d’unité et n’exclut pas celle d’intervalle. Enfin, nous affirmons que l’éternité demeure dans l’unité ; elle participe donc du repos sans s’identifier avec lui.

II. Quelle est donc cette chose en vertu de laquelle le monde intelligible est éternel et perpétuel ? En quoi consiste la perpétuité ? Ou la perpétuité et l’éternité sont identiques, ou l’éternité est liée à la perpétuité. Or il faut admettre que l’éternité consiste dans une unité, mais dans une unité formée d’éléments multiples, dans une conception ou dans une nature qui dérive des intelligibles, ou qui leur est unie, ou est aperçue en eux, de telle sorte que tous ces intelligibles forment une unité, mais que cette unité soit en même temps multiple par son essence et ses puissances. Quand on contemple la puissance multiple du monde intelligible, on appelle Essence sa substance, Mouvement sa vie, Repos sa permanence, Différence la pluralité de ces principes, et Identité leur unité[9]. Si l’on opère la synthèse de ces principes, on les ramène à ne former tous à la fois qu’une vie unique, en supprimant leur différence, en considérant la durée inépuisable, l’identité et l’immutabilité de leur action, de leur vie et de leur pensée, pour lesquelles il n’y a ni changement, ni intervalle. En contemplant ainsi toutes ces choses, on contemple l’éternité, on voit une vie qui est permanente dans son identité, qui possède toujours toutes choses présentes, qui n’a pas successivement d’abord l’une, puis l’autre, mais toutes à la fois ; qui n’est pas tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, mais qui possède une perfection accomplie et indivisible. Elle contient donc toutes choses à la fois, comme en un seul point, sans qu’aucune d’elles s’écoule[10] ; elle demeure dans l’identité, c’est-à-dire en elle même, et ne subit aucun changement. Étant toujours dans le présent, parce qu’elle n’a jamais rien perdu et qu’elle n’acquerra jamais rien, elle est toujours ce qu’elle est. L’éternité n’est pas l’Être intelligible ; elle est la lumière qui rayonne de cet Être, dont l’identité exclut complètement le futur et n’admet que l’existence actuelle, laquelle reste ce qu’elle est et ne change pas.

Quelle chose en effet l’Être intelligible pourrait-il avoir plus tard qu’il n’ait déjà ? Que pourrait-il être dans l’avenir qu’il ne soit maintenant ? Il n’y a rien qu’on puisse ajouter ou retrancher à son état présent : car il n’était pas autre que ce qu’il est, il ne doit rien posséder qu’il ne possède actuellement et nécessairement, en sorte qu’on ne dira point de lui : il était ; car quelle chose avait-il et n’a-t-il plus ? On ne dira pas davantage de lui : il sera ; car que pourrait-il acquérir ? Reste donc qu’il continue d’être ce qu’il est. Or, ce dont on ne peut dire : il était, il sera, mais seulement, il est ; ce dont l’existence est immuable, parce que le passé ne lui a rien fait perdre et que l’avenir ne lui fera rien acquérir, c’est là ce qui possède l’éternité[11]. Ainsi, quand on examine l’existence de l’Être intelligible, on voit que sa vie est tout entière à la fois, complète et sans aucune espèce d’intervalle. Or, c’est là l’éternité que nous cherchons.

III. L’éternité n’est pas un accident extrinsèque de l’Être intelligible ; elle est en lui, de lui, avec lui. Nous voyons qu’elle est intimement unie à l’Être, parce que nous voyons que toutes les autres choses, dont nous disons qu’elles existent là haut (ἐϰεῖ), sont de cet Être et avec lui : car les choses qui occupent le premier rang dans l’existence doivent être unies aux premiers êtres et y subsister ; c’est ainsi que le Beau est en eux et provient d’eux ; c’est ainsi qu’en eux réside également la Vérité. Là, le tout est sous un certain rapport dans la partie ; les parties sont aussi dans le tout, parce que ce tout, étant véritablement tout, n’est pas composé de parties, mais engendre les parties mêmes, condition nécessaire pour qu’il soit un véritable tout. En outre, dans ce tout, la Vérité ne consiste pas dans l’accord d’une notion avec une autre, mais est l’essence même de chacune des choses dont elle est la vérité. Ce tout véritable, pour être réellement tout, doit être tout non-seulement en ce sens qu’il est toutes choses, mais encore en ce sens que rien ne lui manque. S’il en est ainsi, rien ne sera pour lui : car, dire qu’une chose sera pour lui, c’est supposer qu’il en manquait précédemment, qu’il n’était pas encore tout ; d’ailleurs, il ne peut lui arriver rien de contraire à sa nature parce qu’il est impassible. Puisque rien ne saurait lui arriver, rien ne doit être, ne sera, n’a été pour lui.

Ôtez aux choses engendrées leur futur (τὸ ἔσται), comme leur existence consiste à acquérir perpétuellement, dès ce moment elles ne seront plus rien. Donnez le futur aux choses d’une nature opposée, vous les faites déchoir du rang d’essences ; évidemment, elles ne posséderont pas l’être par elles-mêmes, si leur être consiste dans le futur et le passé[12]. L’essence des choses engendrées consiste au contraire à aller de l’origine de leur existence jusqu’aux dernières limites du temps au delà duquel elles ne seront plus ; c’est là ce qui constitue leur futur[13]. Dès qu’on leur retranche leur futur, on diminue leur vie, par conséquent leur existence. C’est ce qui arrivera également à l’univers tant qu’il existera : il aspire à être ce qu’il doit être, il y aspire sans relâche parce qu’il puise l’existence dans la production continuelle de nouveaux actes ; par la même raison, il se meut en cercle parce qu’il désire posséder l’Essence intelligible[14]. Telle est l’existence que nous découvrons dans les choses engendrées, telle est la cause qui les fait aspirer sans cesse à exister dans le futur. Les êtres qui occupent le premier rang et qui sont bienheureux n’ont aucun désir du futur, parce qu’ils sont déjà tout ce qu’il est dans leur nature d’être, qu’ils possèdent toute la vie qu’ils doivent posséder ; ils n’ont donc rien à chercher, puisqu’il n’y a pas de futur pour eux ; ils ne peuvent pas non plus recevoir en eux une chose pour laquelle il y aurait du futur. Ainsi, l’essence de l’Être intelligible est absolue, entière, non-seulement dans ses parties, mais encore dans sa totalité, qui n’offre aucun défaut, à laquelle rien ne manque, à laquelle ne saurait s’ajouter rien de ce qui appartient au non-être : car l’Être intelligible doit non-seulement embrasser tous les êtres dans sa totalité et son universalité, mais encore ne rien recevoir qui appartienne au non-être[15]. C’est dans cette disposition et cette nature de l’Être intelligible que consiste l’Éternité : car αἰὼν (éternité) vient de ἀεὶ ὤν (étant toujours)[16].

IV. On s’assure qu’il en est ainsi quand, appliquant son intelligence à la contemplation de quelqu’un des intelligibles[17], on peut affirmer ou plutôt voir qu’il est absolument incapable d’avoir jamais subi aucun changement ; sinon, il ne serait pas toujours, ou du moins il ne serait pas toujours tout entier. Est-il ainsi perpétuel ? Oui sans doute : telle est sa nature qu’on reconnaît qu’il est toujours tel qu’il est et qu’il ne saurait être autre dans la suite ; en sorte que, si l’on vient à le contempler de nouveau, on le trouvera toujours semblable à lui-même. Donc, si l’on ne cesse jamais de le contempler, qu’on lui reste uni en admirant sa nature, et que l’on montre ainsi dans cet acte une nature infatigable, on s’élèvera soi-même à l’éternité ; mais il faut, pour être éternel comme l’Être, ne se laisser distraire par rien en contemplant l’Éternité et la nature éternelle dans l’Éternel même[18]. Si ce qui existe de cette manière est éternel et existe toujours, il en résulte que ce qui ne s’abaisse jamais à une nature inférieure, ce qui possède la vie dans sa plénitude, sans avoir jamais reçu, ni recevoir, ni devoir recevoir rien, il en résulte, dis-je, que ce qui existe de cette manière est perpétuel (ἀίδιον). La perpétuité est la propriété constitutive d’une pareille substance ; elle est d’elle et en elle[19]. L’Éternité est la substance en qui se manifeste cette propriété. Il en résulte que la raison nous dit que l’Éternité est une chose vénérable, qu’elle est identique avec Dieu[20], c’est-à-dire avec ce Dieu [qui est l’Être intelligible][21]. On peut affirmer en effet que l’Éternité est Dieu qui se manifeste en soi et hors de soi dans son essence immuable, identique, dans la permanence de sa vie. Rien d’étonnant d’ailleurs si nous affirmons malgré cela qu’il y a pluralité en Dieu. Chaque intelligible est pluralité parce qu’il est infini par sa puissance, infini, dis-je, en ce sens que rien ne lui manque ; or il possède éminemment ce privilége parce qu’il n’est sujet à rien perdre.

L’Éternité peut donc être définie : la vie qui est actuellement infinie parce qu’elle est universelle et qu’elle ne perd rien[22], puisqu’il n’y a pour elle rien de passé, rien de futur ; sans cela, elle ne serait plus tout entière. En effet, dire qu’elle est universelle et ne perd rien, c’est expliquer ce qu’on entend par ces mots : la vie qui est actuellement infinie.

V. Comme cette essence brillante de beauté, éternelle, se rapporte à l’Un, en sort et y retourne, qu’elle ne s’en écarte pas, qu’elle demeure toujours autour de lui et en lui, qu’elle vit selon lui, Platon a eu raison de dire, avec une grande profondeur de pensée, que « l’éternité est immuable dans l’unité[23]) ; » par là, non-seulement Platon ramène l’éternité à l’unité qu’elle est en elle-même, mais encore il rapporte la vie de l’Être à l’Un même. Cette vie est ce que nous cherchons ; sa permanence est l’éternité. En effet, ce qui demeure de cette manière et qui demeure la même chose, c’est-à-dire l’acte de cette vie qui demeure d’elle-même tournée vers l’Un et unie à lui, ce qui n’a pas une existence ni une vie mensongère, c’est là véritablement l’éternité. Exister véritablement [pour l’Être intelligible], c’est n’avoir point de temps où il n’existe pas, point de temps où il existe d’une façon différente ; c’est donc exister d’une manière immuable, sans aucune diversité, sans être d’abord dans un état, puis dans un autre[24]. Donc, pour concevoir l’Être, il ne faut ni admettre des intervalles dans son existence, ni supposer qu’il se développe ou qu’il acquière, ni croire qu’il y ait en lui succession ; par conséquent, on ne saurait distinguer en lui ou dire qu’il y ait en lui ni avant ni après[25]. S’il n’y a en lui ni avant ni après, si la chose la plus vraie qu’on puisse affirmer de lui est qu’il est, s’il est de telle sorte qu’il soit l’Essence et la Vie, ici nous apparaît encore l’éternité. Quand nous disons que l’Être est toujours, qu’il n’y a pas un temps où il soit et un autre où il ne soit pas, c’est seulement pour nous exprimer avec plus de clarté que nous parlons ainsi : en disant toujours, nous ne prenons pas ce mot dans son sens absolu ; mais, si nous l’employons pour montrer que l’Être est incorruptible, il peut égarer l’esprit en le faisant sortir de l’unité [propre à l’éternité] pour lui faire parcourir le multiple [qui est étranger à l’éternité][26]. Toujours indique encore que l’Être n’est jamais défectueux. Peut-être vaudrait-il mieux dire simplement : l’Être[27]. Mais bien que le nom d’Être suffise pour désigner l’Essence, comme plusieurs philosophes ont confondu l’essence avec la génération, il a fallu pour s’expliquer plus clairement ajouter au nom d’Être le terme de toujours. En effet, quoiqu’on ne désigne qu’une seule et même chose quand on dit l’Être et l’Être qui est toujours, comme lorsqu’on dit le philosophe et le vrai philosophe ; cependant, comme il y a de faux philosophes, il a fallu joindre au mot philosophe celui de vrai[28] ; et de même, il a fallu joindre le mot toujours à celui d’Être, et celui d’Être à celui de toujours : de là dérive l’expression ἀεὶ ὄν (l’Être qui est toujours), et par suite αἰών (l’Éternité). Donc l’idée de toujours doit être unie à celle d’Être de manière à désigner l’Être véritable.

Toujours doit donc être appliqué à la puissance qui n’a point d’intervalle dans son existence, qui n’a besoin de rien en dehors de ce qu’elle possède, parce qu’elle possède tout, qu’elle est tout être, et qu’ainsi elle ne manque de rien. Une telle nature n’est pas complète sous un rapport, incomplète sous un autre. Ce qui est dans le temps, parût-il complet (comme paraît complet un corps qui suffit à l’âme, mais qui n’est complet que par l’âme), ce qui est dans le temps, dis-je, a besoin du futur, et, par conséquent, est incomplet sous le rapport du temps dont il a besoin ; quand il arrive à jouir du temps auquel il aspire et à s’y unir, quoiqu’il soit encore imparfait, il est alors appelé parfait par homonymie. Mais l’Être qui a pour caractère de n’avoir pas besoin du futur, de n’être point rapporté à un autre temps soit mesurable, soit indéfini et devant être d’une manière indéfinie, l’Être qui a déjà tout ce qu’il doit avoir est l’Être même que cherche notre intelligence ; il ne tient pas son existence de telle ou telle quantité, il existe avant toute quantité ; n’étant aucune espèce de quantité, il doit n’admettre en soi aucune espèce de quantité. Sans cela, comme sa vie serait divisée, il cesserait d’être lui-même absolument indivisible ; or l’Être doit être indivisible dans sa Vie comme dans son Essence. [S’il est dit dans le Timée] « le Démiurge était bon[29], » cette expression se rapporte à la notion de l’univers et indique que, dans le principe supérieur à l’univers, rien n’a commencé d’être à une certaine époque. L’univers n’a donc pas commencé d’être dans le temps parce que, si son auteur est avant lui, c’est seulement en ce sens qu’il est la cause de son existence[30]. Mais, après avoir employé le mot était pour exprimer cette pensée, Platon se reprend ensuite et montre que ce mot n’a point d’application aux choses qui possèdent l’éternité[31].

VI. Quand nous parlons ainsi de l’éternité, est-elle pour nous une chose étrangère et au sujet de laquelle nous soyons obligés de consulter le témoignage d’autrui ? Comment cela serait-il possible ? Comment en effet connaîtrions-nous ce que nous ne saurions percevoir ? Comment pourrions-nous percevoir une chose qui nous serait étrangère ? Il faut donc que nous participions nous-mêmes à l’éternité[32]. Mais comment le pouvons-nous, puisque nous sommes dans le temps ? Pour comprendre comment on peut être à la fois dans l’éternité et dans le temps, il faut déterminer la nature de ce dernier. Il faut donc que nous descendions de l’éternité pour étudier le temps. Pour trouver l’éternité, nous avons été obligés de nous élever au monde intelligible ; maintenant, nous sommes obligés d’en descendre pour traiter du temps, non d’en descendre complètement, mais autant que le temps en est descendu lui-même.

Si les anciens sages, ces hommes bienheureux, n’avaient point déjà parlé du temps, nous n’aurions qu’à rattacher à l’idée de l’éternité ce que nous avons à dire de l’idée de temps, et à exposer notre opinion sur ce point, en tâchant de la mettre d’accord avec la notion que nous nous sommes déjà formée de l’éternité. Mais il est maintenant nécessaire d’examiner les opinions les plus raisonnables qui ont été professées au sujet du temps, et de voir si notre propre opinion est conforme à quelqu’une d’entre elles.

Avant tout, nous diviserons en trois classes les opinions professées au sujet du temps : on considère le temps ou comme le mouvement, ou comme le mobile, ou comme quelque chose du mouvement. Soutenir que le Temps est le repos, l’être en repos, ou quelque chose du repos, serait trop contraire à la notion du temps : car il est incompatible avec l’identité [par conséquent avec le repos et ce qui est en repos].

Ceux qui considèrent le temps comme le mouvement admettent qu’il est, soit toute espèce de mouvement, soit le mouvement de l’univers ; ceux qui le regardent comme le mobile ont en vue la sphère de l’univers ; enfin ceux qui croient que le temps est quelque chose du mouvement le considèrent, soit comme l’intervalle du mouvement, soit comme sa mesure, soit comme quelque conséquence du mouvement en général ou du mouvement régulier.

VII. Il est impossible que le temps soit le mouvement[33], soit qu’on prenne tous les mouvements ensemble de manière à n’en faire qu’un seul, soit que l’on considère seulement le mouvement régulier : car ces deux espèces de mouvement sont dans le temps[34]. Si l’on suppose qu’il y a un mouvement qui ne s’opère pas dans le temps, ce mouvement sera encore bien plus éloigné d’être le temps, puisque, dans cette hypothèse, autre chose est ce dans quoi se produit le mouvement, autre chose le mouvement même. Parmi les raisons qui ont été alléguées et qui sont alléguées pour réfuter cette opinion, une seule suffit : c’est que le mouvement peut cesser et s’arrêter, tandis que le temps ne saurait suspendre son cours[35]. Si l’on dit que le mouvement de l’univers ne s’interrompt jamais, nous répondrons que ce mouvement, s’il consiste dans le mouvement circulaire [des astres][36], s’opère dans un temps déterminé, au bout duquel il revient au même point du ciel, mais il ne le fait pas dans le même espace de temps qu’il emploie pour fournir la moitié de son cours : l’un de ces deux mouvements n’est que moitié de l’autre et le second est le double ; tous les deux d’ailleurs, celui qui ne parcourt que la moitié de l’espace, et celui qui en parcourt la totalité, sont des mouvements de l’univers. En outre, on a remarqué que le mouvement de la sphère extérieure a le plus de vitesse. Cette distinction vient encore à l’appui de nos idées : car elle implique que le mouvement de cette sphère, et le temps qu’elle emploie pour l’opérer, sont choses différentes : le mouvement le plus rapide est celui qui emploie le moins de temps et parcourt le plus grand espace ; les mouvements plus lents sont ceux qui emploient plus de temps et ne parcourent qu’une partie de cet espace[37].

D’un autre côté, si le temps n’est pas le mouvement de la sphère, évidemment il est bien moins encore [le mobile], la sphère même, comme quelques-uns l’ont cru parce qu’elle se meut[38]. [Par cela seul se trouve écartée l’opinion qui confond le temps avec le mobile.]

Le temps enfin est-il quelque chose du mouvement ?

Si l’on dit qu’il est l’intervalle du mouvement[39], nous ferons remarquer que l’intervalle n’est pas le même pour tous les mouvements, fussent-ils de même nature : car les mouvements qui s’opèrent dans le lieu peuvent être plus rapides ou plus lents. Il est possible que les intervalles du mouvement plus rapide et du mouvement plus lent soient mesurés par un troisième intervalle, qui mériterait avec plus de raison d’être appelé le temps. Lequel de ces trois intervalles sera le temps, ou plutôt lequel de tous les intervalles, puisqu’il y en a un nombre infini ? Si l’on regarde le temps comme l’intervalle du mouvement régulier, il ne sera pas l’intervalle même de tout mouvement régulier ; sinon, comme il y a plusieurs mouvements réguliers, il y aurait plusieurs temps. Si l’on définit le temps l’intervalle du mouvement de l’univers, c’est-à-dire l’intervalle qui est dans ce mouvement, que sera-ce autre chose que le mouvement même ?

Ce mouvement d’ailleurs est une quantité déterminée. Ou bien cette quantité sera mesurée par l’étendue du lieu parcouru, et l’intervalle consistera dans cette étendue ; mais cette étendue est le lieu et non le temps. Ou bien l’on dira que le mouvement a un certain intervalle parce qu’il est continu, qu’au lieu de s’arrêter sur-le-champ il se prolonge toujours : mais cette continuité n’est autre chose que la grandeur [la durée] du mouvement[40]. Si, après avoir considéré un mouvement, on affirme qu’il est grand, comme on dirait d’une chaleur qu’elle est grande, on n’a encore là aucune chose dans laquelle le temps puisse apparaître et se manifester ; on n’a qu’une suite de mouvements qui se succèdent comme des flots, et que l’intervalle qu’on serve entre eux ; or, la suite des mouvements forme un nombre, deux, trois, par exemple ; et l’intervalle est une étendue. Ainsi, la grandeur du mouvement sera un nombre comme dix, par exemple, ou bien un intervalle qui se manifeste dans l’étendue parcourue par le mouvement. Or, on ne découvre point là la notion du temps, mais seulement une quantité qui se produit dans le temps : sinon le temps, au lieu d’être partout, n’existera que dans le mouvement comme un attribut dans un sujet, ce qui revient à dire que le temps est le mouvement : car l’intervalle [du mouvement] n’est pas en dehors du mouvement, ce n’est qu’un mouvement non instantané. Si le temps est un mouvement non instantané, comme l’on dit que tel ou tel fait instantané s’opère dans le temps, nous demanderons quelle différence il y a entre ce qui est instantané et ce qui ne l’est pas. Ces choses diffèrent-elles sous le rapport du temps ? Alors le mouvement qui dure et son intervalle ne sont pas le temps, mais sont dans le temps.

Dira-t-on que le temps est bien l’intervalle du mouvement, mais qu’il n’est pas l’intervalle propre du mouvement même, qu’il est seulement l’intervalle dans lequel le mouvement a son extension (παρατάσιν ἔχει), en le suivant en quelque sorte (συμπαραθέουσα) ? On ne définit pas encore quelle est cette chose. Évidemment elle n’est autre que le temps dans lequel se produit le mouvement. Mais c’est là précisément ce que nous nous sommes dès le commencement proposé de déterminer. C’est comme si, prié de définir le temps, on répondait : le temps est l’intervalle du mouvement produit dans le temps. Quel est donc cet intervalle qu’on appelle le temps, quand on le considère en dehors de l’intervalle propre au mouvement ? Si l’on fait consister dans le mouvement l’intervalle propre au temps, où placera-t-on la durée du repos ? En effet, pour qu’un objet soit en mouvement, il faut qu’un autre soit en repos ; or le temps de ces objets est le même, quoiqu’il soit pour l’un le temps du mouvement, et pour l’autre, celui du repos[41]. Quelle est donc la nature de cet intervalle ? Ce ne peut être un intervalle de lieu, puisque le lieu est extérieur [aux mouvements qui s’accomplissent dans son sein].

VIII. Examinons maintenant en quel sens l’on peut dire que le temps est le nombre et la mesure du mouvement[42] ce qui semble plus raisonnable à cause de sa continuité.

D’abord ici, comme au sujet de la définition qui fait consister le temps dans l’intervalle du mouvement, on peut demander si le temps est la mesure et le nombre de toute espèce de mouvement. Comment, en effet, évaluer numériquement le mouvement inégal et irrégulier ? Quel est le nombre, quelle est la mesure qui sert à évaluer ce mouvement ? Si l’on évalue par la même mesure le mouvement lent et le mouvement rapide, la mesure et le nombre seront pour eux ce qu’est le nombre dix appliqué également à des chevaux et à des bœufs, ce que serait une mesure qui servirait également à mesurer les substances sèches et les liquides. Si le temps est une mesure de cette sorte, on voit bien qu’il est la mesure des mouvements, mais on ne voit pas encore ce qu’il est par lui-même. Si le nombre dix peut être conçu comme nombre, abstraction faite des chevaux qu’il sert à nombrer, si une mesure a par elle-même sa nature propre, même quand elle ne mesure rien, il doit en être de même du temps, puisqu’il est une mesure. Si le temps est un nombre en lui-même, en quoi diffère-t-il du nombre dix ou de tout autre nombre composé d’unités ? S’il est une mesure continue, étant une quantité, il constituera une mesure comme une coudée, par exemple. Il sera donc une grandeur, une ligne, par exemple, qui suit le mouvement ; mais comment cette ligne pourra-t-elle mesurer ce qu’elle suit ? Pourquoi mesurera-t-elle une chose plutôt qu’une autre ? Il semble plus raisonnable de regarder cette mesure, non comme la mesure de toute espèce de mouvement, mais seulement comme la mesure du mouvement qu’elle suit[43]. Alors cette mesure est continue, en tant que le mouvement qu’elle suit continue lui-même d’exister. Dans ce cas, il ne faut pas regarder la mesure comme une chose extérieure et séparée du mouvement, mais comme unie au mouvement mesuré. Qu’est-ce qui mesurera donc ? Est-ce le mouvement qui sera mesuré et l’étendue qui le mesurera ? Laquelle de ces deux choses sera le temps ? Sera-t-il le mouvement mesuré ou l’étendue mesurante ? Le temps sera ou le mouvement mesuré par l’étendue, ou l’étendue mesurante, ou une troisième chose qui se sert de l’étendue, comme on se sert d’une coudée, pour mesurer la quantité du mouvement. Mais, dans tous ces cas, il faut, comme nous l’avons déjà remarqué, supposer que le mouvement est uniforme : car, si le mouvement n’est pas uniforme, un et universel, on trouve la plus grande obscurité dans l’opinion qui suppose que le mouvement est une mesure d’une nature quelconque. Si le temps est le mouvement mesuré, c’est-à-dire mesuré par la quantité, en admettant qu’il ait besoin d’être mesuré, le mouvement ne doit cependant pas être mesuré par lui-même, mais par une chose différente de lui ; d’un autre côté, si le mouvement a une mesure différente de lui, et si, par suite, nous avons besoin d’une mesure continue pour le mesurer, il en résultera que l’étendue elle-même aura besoin d’une mesure, afin que le mouvement, étant mesuré, ait une quantité qui soit déterminée par celle de la chose selon laquelle il est mesuré. Par conséquent, dans cette hypothèse, le temps sera le nombre de l’étendue qui suit le mouvement, et non l’étendue même qui suit le mouvement.

Quel est ce nombre ? Est-il composé d’unités ? Comment mesure-t-il ? Voilà ce qui reste à déterminer. Supposons qu’on trouve comment il mesure, on n’aura pas encore trouvé le temps qui mesure, mais un temps qui est tel ou tel quantum. Or cela n’est pas la même chose que le temps : autre chose est le temps, autre chose telle quantité de temps. Avant d’affirmer que le temps a telle ou telle quantité, il faut déterminer ce qu’est la chose qui a cette quantité. Sans doute le temps est le nombre qui mesure le mouvement en lui restant extérieur, comme dix est dans dix chevaux sans être conçu avec eux[44]. Mais, dans ce cas, on n’a pas encore défini ce qu’est ce nombre qui, avant de nombrer, est ce qu’il est, comme serait dix considéré en lui-même[45]. C’est le nombre, dira-t-on, qui, en suivant le mouvement, mesure selon l’antériorité et la postériorité de ce mouvement[46]. On ne voit pas encore en quoi consiste ce nombre qui mesure selon l’antériorité et la postériorité. En tout cas, ce qui mesure selon l’antériorité et la postériorité, soit par un point[47], soit par toute autre chose, mesure certainement selon le temps. Ainsi, ce nombre[48] qui mesure le mouvement selon l’antériorité et la postériorité doit toucher au temps et y être lié pour mesurer le mouvement. Antérieur et postérieur désignent nécessairement soit des parties diverses de l’espace, comme le commencement du stade, soit des parties du temps. Ce qu’on nomme l’antérieur, c’est le temps qui finit au présent ; et ce qu’on appelle le postérieur, c’est le temps qui commence au présent. Le temps est donc autre chose que le nombre qui mesure le mouvement selon l’antériorité et la postériorité, je ne dis pas seulement un mouvement quelconque, mais encore le mouvement régulier. D’ailleurs, pourquoi aura-t-on le temps en appliquant le nombre soit à ce qui mesure, soit à ce qui est mesuré (car ici ce qui mesure et ce qui est mesuré peuvent n’être qu’une seule chose) ? Pourquoi sans le nombre n’aura-t-on pas le temps, si le mouvement existe avec l’antérieur et le postérieur qui s’y rapportent ? C’est comme si l’on disait que l’étendue n’a telle quantité que s’il y a quelqu’un pour reconnaître qu’elle possède cette quantité. Puisqu’on dit que le temps est infini[49], et qu’il l’est en effet, comment le nombre peut-il être en lui à moins qu’on ne prenne une portion de temps pour le mesurer ? De là résulte que le temps existe avant d’être mesuré. Mais pourquoi le temps n’existerait-il pas avant qu’il existât une âme pour le mesurer ? On dira peut-être qu’il est engendré par l’âme. Il n’est pas nécessaire qu’il soit engendré par l’âme par cela seul qu’elle le mesure : il existerait, avec la quantité qui lui est propre, lors même que personne ne le mesurerait. Si l’on dit enfin que c’est l’âme qui se sert de l’étendue pour mesurer le temps, nous répondrons que ce point n’est d’aucune importance pour déterminer la notion du temps.

IX. Dire que le temps est une conséquence du mouvement[50], ce n’est pas expliquer ce qu’il est ; on ne pourrait le faire qu’en définissant préalablement ce que c’est qu’une conséquence du mouvement. Au reste, cette prétendue conséquence du mouvement (en admettant toutefois qu’il puisse y avoir une conséquence de cette espèce) doit lui être antérieure, simultanée ou postérieure : car, de quelque façon qu’on la conçoive, elle est dans le temps ; par conséquent, si la conséquence du mouvement est le temps, il en résulte que le temps est une conséquence du mouvement dans le temps [ce qui n’a point de sens].

Maintenant, comme nous avons pour but de déterminer, non ce que le temps n’est pas, mais ce qu’il est réellement, nous remarquerons que cette question a été longuement traitée par beaucoup de personnes avant nous ; aussi serait-on obligé de faire une véritable histoire, si l’on entreprenait de passer en revue toutes les opinions. Pour nous, nous avons parlé sur ce sujet aussi longuement que nous le pouvions en nous bornant à l’effleurer. D’après ce que nous avons dit, il est facile de réfuter l’opinion qui affirme que le temps est la mesure du mouvement de l’univers, et de faire contre cette opinion les objections que nous avons élevées au sujet de la définition qui fait consister le temps dans la mesure du mouvement en général, en lui opposant l’irrégularité du mouvement et les autres circonstances dont on peut tirer des arguments convenables. Il ne nous reste donc plus qu’à expliquer en quoi consiste réellement le temps.

X. Il est nécessaire pour cela que nous revenions à la nature que nous avons plus haut reconnue être essentielle à l’éternité, à cette vie immuable, réalisée tout entière à la fois, infinie, parfaite, subsistant dans l’unité et se rapportant à l’unité. Le temps n’était pas encore, ou du moins il n’était pas pour les intelligibles ; seulement, il devait en naître, parce qu’il leur est [comme le monde] postérieur par sa raison et sa nature[51] ? Veut-on comprendre comment le temps est sorti du sein des intelligibles, lorsqu’ils reposaient en eux-mêmes ? Il serait inutile ici d’invoquer les Muses : elles n’existaient pas encore. Que dis-je ? Peut-être ne serait-ce pas inutile : car elles existaient déjà [en un certain sens][52]. Quoi qu’il en soit, on connaîtra la naissance du temps si on le considère en tant qu’il est né et manifesté. Voici ce qu’on peut dire à ce sujet.

Avant qu’il y eût antériorité et postériorité, le temps, qui n’existait pas encore, reposait au sein de l’Être même. Mais une nature active [l’Âme universelle], qui désirait être maîtresse d’elle-même, se posséder elle-même et ajouter sans cesse au présent, entra en mouvement, et le temps entra en mouvement avec elle. En nous portant toujours nous-mêmes vers ce qui suit et qui est postérieur, vers un autre moment, puis vers un autre encore, nous parvenons, par la longueur que nous parcourons, à nous représenter le temps qui est l’image de l’éternité[53].

Comme l’Âme universelle avait en elle une activité qui l’agitait et la poussait à transporter dans un autre monde ce qu’elle voyait toujours là-haut, elle n’a pas pu posséder toutes choses présentes à la fois. De même qu’une raison, en se développant hors de la semence où elle reposait, semble marcher à la pluralité, mais affaiblit cette pluralité par la division, et que prodiguant, au lieu de l’unité qui demeure en elle-même, l’unité qui est hors d’elle-même, elle perd de sa force en s’étendant ; de même l’Âme universelle, en produisant le monde sensible, mû, non par le mouvement intelligible, mais par celui qui n’en est que l’image, et en travaillant à rendre ce mouvement semblable au premier, s’est d’abord rendue elle-même temporelle, en engendrant le temps au lieu de l’éternité, puis a soumis son œuvre [le monde sensible] au temps, en embrassant dans le temps toute l’existence et toutes les révolutions du monde. En effet, comme le monde se meut dans l’Âme universelle, qui est son lieu, il se meut aussi dans le temps, que cette Âme porte en elle[54]. En manifestant sa puissance d’une manière successive et variée, l’Âme universelle a engendré la succession par son mode d’action : elle passe en effet d’une conception à une autre, par conséquent à ce qui n’existait pas auparavant, puisque cette conception n’était pas effective et que la vie présente de l’Âme ne ressemble pas à sa vie antérieure. Sa vie est variée, et de la variété de sa vie résulte la variété du temps[55].

Ainsi, l’extension de la vie de l’Âme produit le temps, la progression perpétuelle de sa vie fait la perpétuité du temps, et sa vie antérieure constitue le passé. On peut donc avec justesse définir le temps la vie de l’Âme considérée dans le mouvement par lequel elle passe d’un acte à un autre[56].

Puisque l’éternité est la vie caractérisée par le repos, l’identité, l’immutabilité, l’infinité, si le temps est son image, comme ce monde est l’image du monde supérieur, il faut reconnaître qu’il doit y avoir dans ce monde, au lieu de la vie propre à l’Intelligence, une autre vie qui porte le même nom et qui appartienne à cette puissance de l’Âme universelle ; au lieu du mouvement de l’Intelligence, le mouvement propre à une partie de l’Âme[57] ; au lieu de la permanence, de l’identité, de l’immutabilité [de l’Intelligence], la mobilité d’un principe qui passe sans cesse d’un acte à un autre ; au lieu de l’unité et de l’absence de toute étendue, une simple image de l’unité, image qui n’est une que par la continuité ; au lieu d’une infinité déjà présente tout entière, une progression à l’infini qui tend perpétuellement vers ce qui suit ; au lieu de ce qui est tout entier à la fois, ce qui sera par parties et ne sera jamais tout entier à la fois[58]. Pour offrir l’image de la vie complète, universelle, infinie de l’Intelligence, il faut que l’Âme ait pour existence d’acquérir sans cesse l’existence ; c’est ainsi qu’elle peut représenter par son essence l’essence intelligible.

Le temps n’est donc pas extérieur à l’Âme, pas plus que l’éternité ne l’est à l’Être ; il n’en est pas non plus une conséquence ni un résultat, pas plus que l’éternité n’est une conséquence de l’Être. Il apparaît dans l’Âme, il est en elle et avec elle, comme l’éternité est dans l’Être et avec l’Être.

XI. Des considérations précédentes, il résulte que le temps doit être conçu comme la longueur de la vie propre à l’Âme universelle, que son cours se compose de changements égaux, uniformes, insensibles, et qu’il implique continuité d’action. Supposons pour un moment que la puissance de l’Âme cesse de s’exercer, de jouir de la vie qu’actuellement elle possède sans interruption et sans terme, parce que cette vie est l’action propre à une âme éternelle, action par laquelle l’Âme ne revient pas sur elle-même, ne se concentre pas en elle-même, mais engendre et produit ; supposons, dis-je, que l’Âme cesse d’agir, qu’elle applique sa partie supérieure au monde intelligible et à l’éternité, qu’elle y demeure tranquillement unie, que restera-t-il si ce n’est l’éternité ? Quelle place y aurait-il pour la succession, si toutes choses étaient immobiles dans l’unité[59] ? Comment y aurait-il antériorité, postériorité, durée plus ou moins longue ? Comment l’Âme s’appliquerait-elle à un autre objet qu’à celui qui l’occupe ? Bien plus, on ne saurait même dire alors qu’elle s’applique à l’objet qui l’occupe : il faudrait qu’elle s’en fût séparée pour s’y appliquer. La sphère universelle n’existerait pas non plus, puisqu’elle n’existe pas avant le temps, parce que c’est dans le temps qu’elle existe et qu’elle se meut. Au reste, cette sphère fût-elle en repos pendant que l’Âme agit, nous pourrions mesurer la durée de son repos, parce que ce repos est postérieur au repos de l’éternité. Puisque le temps est anéanti dès que l’Âme cesse d’agir et se concentre dans l’unité, c’est donc évidemment le commencement du mouvement de l’Âme vers les choses sensibles, c’est sa vie qui produit le temps. Aussi est-il dit [dans le Timée[60]] que le temps est né avec l’univers, parce que l’Âme a produit le temps avec l’univers : car c’est cette action même de l’Âme qui a produit cet univers. Cette action constitue le temps, et l’univers est dans le temps. Si Platon appelle aussi temps les mouvements des astres, il faut, pour comprendre le vrai sens de cette expression, se rappeler que ce philosophe dit ensuite que les astres sont faits pour indiquer les divisions du temps et nous permettre de le mesurer aisément.

En effet, comme il n’était pas possible de déterminer le temps même de l’Âme, de mesurer en elles-mêmes les parties d’une durée invisible et insaisissable, surtout pour des hommes qui ne savaient point compter, l’Âme a fait le jour et la nuit pour que leur succession permît de compter jusqu’à deux à l’aide de cette diversité. C’est de là, dit Platon, qu’est née la notion du nombre[61]. Ensuite, en remarquant l’espace de temps qui s’écoule d’un lever du soleil jusqu’au lever suivant, nous avons pu avoir un intervalle de temps déterminé par un mouvement uniforme, en tant que nous y attachons notre regard et que nous nous en servons comme de mesure pour mesurer le temps[62] ; je dis pour mesurer le temps, parce que le temps pris en lui-même n’est pas une mesure. Comment mesurerait-il en effet, et que dirait-il en mesurant ? Dirait-il de quelque chose : voici une étendue aussi grande que moi ? Mais quelle est cette chose qui dirait d’elle-même moi ? Est-ce la chose selon laquelle la quantité est mesurée ? Dans ce cas, le temps doit être quelque chose par lui-même, pour mesurer sans être une mesure. Le mouvement de l’univers est mesuré selon le temps, mais le temps n’est pas la mesure du mouvement par son essence ; il ne l’est que par accident : antérieur au mouvement, dont il diffère d’ailleurs, il en indique la quantité. D’un autre côté, si l’on prend un mouvement produit dans un temps déterminé, et si on l’ajoute à lui-même un nombre suffisant de fois, on arrive à connaître combien de temps s’est écoulé[63]. On a donc raison de dire que le mouvement de la révolution opérée par la sphère universelle mesure le temps autant que cela est possible, en montrant par sa quantité la quantité du temps correspondant, puisqu’on ne peut le saisir ni le concevoir autrement. Ainsi, ce qui est mesuré, c’est-à-dire indiqué par la révolution de la sphère universelle, c’est le temps. Il n’est pas engendré, mais seulement indiqué par le mouvement[64].

La mesure du mouvement paraît donc être ce qui est mesuré par un mouvement déterminé, mais qui est autre que ce mouvement : car autre chose est ce qui mesure, autre chose ce qui est mesuré ; mais ce qui est mesuré n’est mesuré que par accident : c’est comme si l’on disait que ce qui est mesuré par une coudée est une étendue, sans définir ce qu’est l’étendue en elle-même. C’est de la même manière que, ne pouvant définir-plus clairement le mouvement à cause de sa nature indéterminée, on dit qu’il est ce qui est mesuré par l’espace : car, en considérant l’espace parcouru par le mouvement, on juge de la quantité du mouvement par l’espace parcouru.

XII. La révolution de la sphère universelle nous amène donc à connaître le temps, dans lequel elle s’accomplit. Non-seulement le temps est ce dans quoi [toutes choses deviennent], mais il faut encore qu’antérieurement à toutes choses il soit ce qu’il est, ce dans quoi tout se meut ou se repose avec ordre et uniformité[65], ce qui est découvert et manifesté à notre intelligence, mais non engendré par le mouvement et le repos régulier, surtout par le mouvement. Le mouvement en effet nous amène mieux que le repos à concevoir le temps, et il est plus facile d’apprécier la durée du mouvement que celle du repos. C’est ce qui a conduit des philosophes à définir le temps la mesure du mouvement, au lieu de dire, ce qui était probablement leur pensée, que le temps est mesuré par le mouvement[66]. Il faut donc ajouter ce qu’est en soi la chose mesurée par le mouvement, et ne pas se borner à énoncer ce qui ne lui convient que par accident, surtout ne pas regarder cette définition comme adéquate. Peut-être ces philosophes n’ont-ils pas eux-mêmes regardé cette définition comme adéquate. Quant à nous, nous ne nous sommes pas aperçu que telle fût leur opinion, et, comme ils ont évidemment placé la mesure dans la chose mesurée, nous n’avons pu comprendre leur doctrine. Ce qui nous a empêché de les comprendre, c’est que, s’adressant sans doute à des personnes instruites de leur doctrine ou à des auditeurs bien préparés, ils n’expliquent pas dans leurs écrits en quoi consiste le temps considéré en lui-même, s’il est la mesure ou la chose mesurée.

Quant à Platon lui-même, il dit, non que le temps a pour essence d’être une mesure ou d’être mesuré, mais que pour le faire connaître il y a dans le mouvement circulaire de l’univers un élément très-court [l’intervalle d’un jour] destiné à faire saisir la plus petite portion du temps[67] ; c’est par là que nous pouvons découvrir l’essence et la quantité du temps. Pour nous en indiquer l’essence, Platon dit qu’il est né avec le ciel et qu’il est l’image mobile de l’éternité[68]. Le temps est mobile, parce qu’il n’a pas plus de permanence que la vie de l’Âme universelle, qu’il passe et s’écoule avec elle ; il est né avec le ciel, parce que c’est une seule et même vie qui produit à la fois le ciel et le temps. Si, en admettant que cela fût possible, la vie de l’Âme était ramenée à l’unité [de l’Intelligence], aussitôt cesseraient d’être le temps, qui n’existe que dans cette vie, et le ciel, qui n’existe que par elle[69].

Si, considérant l’antérieur et le postérieur de ce mouvement et de cette vie inférieure, on affirmait que c’est là le temps, on tomberait dans le ridicule en admettant d’un côté que [l’antérieur et le postérieur de cette vie sensible] sont quelque chose, et en refusant d’un autre côté de reconnaître comme quelque chose de réel un mouvement plus vrai, qui renferme en soi l’antérieur et le postérieur. En effet, ce serait accorder à un mouvement inanimé le privilége de contenir en soi l’antérieur avec le postérieur, c’est-à-dire le temps, et le refuser au mouvement [de l’Âme], dont le mouvement de la sphère universelle n’est qu’une image. C’est cependant du mouvement [propre à l’Âme] que sont émanés primitivement l’antérieur et le postérieur, parce que ce mouvement est efficace par lui-même ; en produisant tous ses actes, il engendre la succession, et, en même temps qu’il engendre la succession, il produit le passage d’un acte à un autre.

Pourquoi ramenons-nous le mouvement de l’univers au mouvement [de l’Âme] qui l’embrasse, et avouons-nous qu’il est dans le temps, tandis que nous ne plaçons pas dans le temps le mouvement de l’Âme, lequel subsiste en lui-même, et passe perpétuellement d’un acte à un autre ? C’est qu’au-dessus de l’action de l’Âme il n’y a que l’éternité, qui ne partage pas son mouvement ni son extension. Ainsi, le mouvement premier [de l’Intelligence] aboutit au temps, l’engendre, et le fait durer par son action.

Comment donc le temps est-il présent partout ? C’est que la vie de l’Âme est présente dans toutes les parties du monde, comme la vie de notre âme est présente dans toutes les parties de notre corps. Objectera-t-on que le temps ne constitue pas une substance ni une existence réelle[70], qu’il est un mensonge par rapport à l’Être, comme nous disons que les expressions : il était, il sera, sont un mensonge par rapport à Dieu ; car il était et il sera sont comme ce dans quoi on dit qu’il sera. Pour répondre à ces objections, il faut suivre une autre méthode. Il suffit ici de rappeler ce qui a été dit plus haut, savoir, qu’en voyant combien s’est avancé un homme qui est en mouvement, on voit par là même quelle est la quantité du mouvement, et que, lorsqu’on apprécie le mouvement par la marche, on conçoit en même temps qu’avant la marche le mouvement avait dans cet homme une quantité déterminée, puisqu’il a fait avancer son corps de telle ou telle quantité. Le corps étant mû pendant une quantité déterminée de temps, on ramènera sa quantité à telle quantité de mouvement (car c’est ce mouvement qui en est la cause), et à la quantité de temps qui lui est propre. Nous rapporterons ensuite ce mouvement au mouvement de l’Âme, qui par son action uniforme produit l’intervalle du temps[71].

À quoi rapporterons-nous le mouvement de l’Âme lui-même ? À quelque chose que nous le rapportions, nous arriverons à trouver un principe indivisible, savoir, le mouvement premier, celui qui contient tous les autres dans sa durée et qui n’est contenu par aucun[72] : car il ne peut être embrassé par rien ; il est donc véritablement premier. Il en est de même pour l’Âme universelle.

Le temps est-il aussi en nous[73] ? Il est présent uniformément dans l’Âme universelle et dans les âmes particulières qui sont unies toutes ensemble[74]. Le temps n’est donc pas divisé entre les âmes, pas plus que l’éternité n’est divisée entre les essences, qui à cet égard sont toutes uniformes entre elles[75].


    tempus non melior ? An vero corporis motum metirer quamdiu sit, et quamdiu illuc perveniat, nisi tempus in quo movetur metirer ? Ipsum ergo tempus unde metior ? An tempore breviore metimur longius, sicut spatio cubiti spatium transtri ? Sic enim videmur spatio brevis syllabæ metiri spatium longæ syllabæ, atque id duplum dicere… Sed neque ita comprehenditur certa mensura temporis, quandoquidem fieri potest ut ampliori spatio temporis personet versus brevior si productius pronuntietur, quam longior si correptius ; ita carmen, ita pes, ita syllaba. Inde mihi visum est nihil esse aliud tempus quam distentionem ; sed cujus rei nescio, et mirum si non ipsius animi. » (Confessiones, XI, 27.)

    par conséquent tous les mouvements et toutes les circulations dont le temps peut être la mesure. Vous voyez dans votre éternelle intelligence toutes les circulations différentes que vous pouvez faire, et les nommant, pour ainsi dire, toutes par leurs noms, vous avez choisi celles qu’il vous a plu pour les faire aller les unes après les autres. Ainsi, la première révolution que vous avez faite du cours du soleil a été la première année, et le premier mouvement que vous avez fait dans la matière a été le premier jour. Le temps a commencé selon ce qu’il vous a plu ; comme vous en avez fait la suite et la succession que vous ne cessez de développer du centre immuable de votre éternité. » (Bossuet, 9e semaine, 3e élévation).

  1. Pour les Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume.
  2. Saint Augustin a dit de même, mais avec plus de vivacité : « Quid est tempus ? Si nemo a me quærat, scio ; si quœrenti explicare velim, nescio. » (Confessiones, XI, 14.)
  3. Sur cette expression, Voy. le tome I, p. 498.
  4. Cette nature éternelle de l’animal intelligible, il n’était pas possible de la donner complètement à ce qui a commencé. Mais Dieu invente une image mobile de l’éternité, et en même temps qu’il met l’ordre dans le ciel, il forme, sur le modèle de l’éternité immuable dans l’unité, l’image de l’éternité marchant suivant le nombre, et c’est là ce que nous avons nommé le temps. » (Platon, Timée, p. 37 ; trad. de M. H. Martin, p. 103.) Saint Augustin a exprimé la même pensée dans les termes suivants : « Quæ ergo superiora sunt, nisi illa in quibus summa, inconcussa, incommutabilis, æterna, manet aequalitas ? Ubi nullum est tempus, quia nulla mutabilitas est ; et unde tempora fabricantur et ordinantur et modificantur œternitatem imitantia, dum cœli conversio ad idem redit, et cœlestia corpora ad idem revocat, diebusque et mensibus et annis et lustris, ceterisque siderum orbibus, legibus æqualitatis et unitatis et ordinationis obtemperat. » (De Musica, VI, 11.)
  5. On attribue cette opinion aux Pythagoriciens : « Quelques-uns disent que le temps est le mouvement de l’univers, d’autres qu’il » est la sphère même de l’univers : telle était, à ce qu’on rapporte, l’opinion des Pythagoriciens ; ils avaient sans doute mal compris Archytas qui disait : le temps est l’intervalle de l’univers, διάστημα τῆς τοῦ παντὸς φύσεως. » (Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, p. 165.) Voy. aussi Stobée, Eclogœ physicœ, p. 248-250, éd. Heeren.
  6. Voy. ci-dessus, p. 172, note 1.
  7. Le Repos et le Mouvement sont pour Plotin des Genres de l’être. Voy. la page suivante, § 2.
  8. Voy. ci-dessus, p. 172. note 1.
  9. Ce sont, dans le système de Plotin, tous les Genres de l’être (Enn. VI, liv. II, § 7).
  10. « Ad quam [Sapientiam] pertinent ea quæ nec fuerunt, nec futura sunt, sed sunt ; et propter æternitatem in qua sunt, et fuisse, et esse, et futura esse dicuntur, sine alla mutabilitate temporum. Non enim sic fuerunt ut esse desinerent, aut sic futura sunt quasi nunc non sint, sed id ipsum esse semper habuerunt semperque habitura sunt. Manent autem, non tanquam in spatiis locorum fixa veluti corpora, sed in natura incorporali sic intelligibilia præsto sunt mentis aspectibus, sicut ita in locis visibilia vel contrectabilia corporis sensibus. » (S. Augustin, De Trinitate, XII, 14.) La même pensée se trouve dans Fénelon : « Dieu, qui se connaît de cette connaissance parfaite que je nomme compréhension, ne se contemple point successivement et par une suite de pensées réfléchies. Comme Dieu est souverainement un, sa pensée, qui est lui-même, est aussi souverainement une. Comme il est infini, sa pensée est infinie ; une pensée simple, indivisible et infinie, ne peut avoir aucune succession ; il n’y a donc dans cette pensée aucune des propriétés du temps, qui est une existence bornée, divisible et changeante, etc. » (De l’Existence de Dieu, II, chap. 5, § 5.) Voy. aussi les fragments de Porphyre, t. I, p. LXXI-LXXII.
  11. « Les jours, les nuits, les mois, les années, n’étaient pas avant que le ciel fût né, et ce fut en organisant le ciel que Dieu même procura leur naissance. Ce sont là des parties du temps, et ces expressions avoir été, devoir être, désignent des espèces du temps qui a commencé, quoique, sans y penser, nous les appliquions à l’existence éternelle, à laquelle elles ne conviennent pas. Ainsi, nous disons qu’elle est, et qu’elle a été et qu’elle sera ; mais, à parler exactement, tout ce qu’il faut dire, c’est qu’elle est, tandis qu’avoir été et devoir être ne peuvent se dire que de la production qui marche dans le temps : car ces deux mots expriment des mouvements. » (Platon, Timée, p. 137 ; trad. de M. H. Martin, p. 103.) Saint Augustin s’exprime sur ce sujet dans les mêmes termes que Platon et que Plotin : « Æternitas ipsa Dei substantia est, quæ nihil habet mutabile. Ibi nihil est prœteritum quasi jam non sit, nihil est futurum quasi nondum sit, sed non est ibi nisi est. Non est ibi fuit et erit, quia et quod fuit, jam non est, et quod erit nondum est, sed quidquid ibi est non nisi est. » (In Psalmum CI.) Cette conception de l’éternité, que saint Augustin a développée dans le livre XI de ses Confessions, a été reproduite par Fénelon, dans son traité de l’Existence de Dieu (II, ch. 5, § 3), « C’est retomber dans l’idée du temps et vouloir confondre tout, que de vouloir encore imaginer en Dieu rien qui ait rapport à une succession. En lui rien ne dure, parce que rien ne passe ; tout est fixe, tout est à la fois, tout est immobile. En Dieu, rien n’a été, rien ne sera, mais tout est, etc. »
  12. « Nondum intelligunt quomodo fiant quæ per te et in te fiunt, et conantur æterna sapere ; sed adhuc in præteritis et futuris rerum motibus cor eorum volitat, et adhuc vanum est. Quis tenebit illud, et figet illud ut paululum stet, et paululum rapiat splendorem semper stantis œternitatis, et comparet cum temporibus nunquam stantibus, et videat esse incomparabilem ; et videat longum tempus, nisi ex multis prætereuntibus motibus, qui simul extendi non possunt, longum non fieri ; non autem præterire quidquam in æterno, sed totum esse prœsens, nullum vero tempus esse præsens ; et videat omne præteritum propelli ex futuro, et omne futurum ex prœterito consequi, et omne prœteritum ac futurum ab eo quod semper est præsens creari et excurrere ? Quis tenebit cor hominis ut stet, et videat quomodo stans dictet futura et præterita tempora, nec futura nec præterita æternitas ? » (S. Augustin, Confessiones, XI, 11.) On trouve aussi les mêmes idées dans Fénelon : « Je ne suis pas, ô mon Dieu, ce qui est. Hélas ! je suis presque ce qui n’est pas. Je me vois comme un milieu incompréhensible entre le néant et l’être : je suis celui qui a été ; je suis celui qui sera ; je suis celui qui n’est plus ce qu’il a été ; je suis celui qui n’est pas encore ce qu’il sera, et dans cet entre deux que suis-je ? un je ne sais quoi qui ne peut s’arrêter en soi, qui n’a aucune consistance, qui s’écoule rapidement comme l’eau, etc. » (De l’Existence de Dieu, II, ch. 5, § 3.)
  13. Nous lisons avec M. Kirchhoff : τοῦτο δὲ τὸ ἔσται εἶναι.
  14. Voy. t. I, p. 161. Voy. le P. Thomassin, Dogmata theologica, t. I, p. 249, 328.
  15. « Dieu est immuable. Ce qui est par soi ne peut jamais être conçu autrement : il a toujours la même raison d’exister, et la même cause de son existence, qui est son essence même ; il est donc immuable dans son existence. Il n’est pas moins incapable de changement pour les manières d’être que pour le fond de l’être. Dès qu’on le conçoit infini et infiniment simple, on ne peut plus lui attribuer aucune modification : car les modifications sont les bornes de l’être, etc. » (Fénelon, ibidem.)
  16. Cette étymologie est empruntée à Aristote : αἴών ἐστι ἀπὸ τοῦ ἀεὶ εἶναι εἰληφὼς τὴν ἐπωνυμίαν, ἀθάνατος ϰαὶ θεῖος. (Du Ciel, I, 9, p. 25.)
  17. Taylor traduit ce passage inexactement : « He, however, will know that eternity thus subsits, who by the projecting energies of intellect is able to speak concerning it. » Il lit αἰῶνι au lieu de τινί. Aucun des manuscrits ne donne cette leçon, et il n’est point nécessaire de rien changer au texte.
  18. « Avant qu’il y ait des choses qui ne sont pas toujours les mêmes, il y en a une qui, toujours la même, ne souffre point de déclin ; et celle-là non-seulement est, mais encore elle est toujours connue, quoique non toujours démêlée ni distinguée faute d’attention. Mais quand, recueillis en nous-mêmes, nous nous rendrons attentifs aux immortelles idées dont nous portons en nous-mêmes la vérité, nous trouverons que la perfection est ce que l’on connaît le premier, puisque, comme nous avons vu, on ne connaît le défaut que par la déchéance de la perfection. » (Bossuet, 1re semaine, 2e élévation.) C’est parce que l’imparfait est, comme le dit Bossuet, une déchéance du parfait, que Plotin traite de l’éternité avant de traiter du temps.
  19. Voy. Aristote, Du Ciel, I, 9, p. 25.
  20. Voy. Proclus, Commentaire sur le Parménide, t. VI, p. 100, éd. Cousin.
  21. Au lieu de τραὐτὸν τῷ θεῷ, nous lisons avec M. Kirchhoff : λέγει δὲ τούτῳ τῷ θέῳ, leçon conforme à la traduction de Ficin.
  22. Cette définition est citée par Proclus : « C’est pourquoi Plotin appelle l’éternité la vie unique et totale… Selon Plotin, l’éternité, consistant dans la totalité intelligible, est la vie parfaite et universelle. » (Théologie selon Platon, V, 27, p. 311, 330.) Elle a été également reproduite par Boëce : « Æternitas igitur est interminabilis vitæ tota simul et perfecta possessio. » (De Consolatione philosophiæ, V, 6.) Enfin, elle a été développée par Fénelon dans le passage suivant : « J’ai déjà remarqué que, comme tout être divisible est borné, aussi tout véritable infini est indivisible. L’existence divine qui est infinie est donc indivisible. Si elle n’est point divisible comme l’existence bornée des créatures dans lesquelles il y a ce que l’on appelle la partie antérieure et la partie postérieure, il s’ensuit donc que cette existence infinie est toujours tout entière. Celle des créatures n’est jamais toute à la fois : ses parties ne peuvent se réunir ; l’une exclut l’autre, et il faut que l’une finisse avant que l’autre commence. » (De l’Existence de Dieu, II, ch. 5, § 3.)
  23. Voy. ci-dessus p. 172, note 1. Ce passage de Plotin est mentionné par Proclus, Théologie selon Platon, V, 33, p. 311. Voici comment le P. Thomassin commente ce même passage : « Ubi arctius adhuc vinculum constringendæ ab omni fluxu sistendæque æternitati comparatur, ipsum Bonum, a quo, ad quod, et circa quod tota est. Ens enim primum, seu prima vita, seu Verbum, cui proprie competit æternitas, tametsi beatissime et invictissime potens sit manere et stare, omnemque fluxum longissime amandare ; hæc tamen beatius multo et invictius consequitur, qua summo parenti seu Uni ipsi afligitur, in illo est, ad illudque vivit, utque ipsi Uni affigitur, ita ipso Uno figitur. Ens enim seu Mens, quum vita et intelligentia quædam sit, sisti postulat et adunari ab immobili Uno, supra intelligentiam, supra mentem, supra ens exstante et quiescente in ineffabili silentio beatitudinis suæ. » (Dogmata theologica, t. I, p. 291.)
  24. « Que signifie le repos et l’immobilité divine, sinon que Dieu demeure en lui, et garde, parmi le calme d’une stabilité parfaite, l’identité de son être ; que ses opérations sont les mêmes, et s’exercent sur un même objet et de la même sorte ; et qu’il est absolument immuable, ne trouvant en lui aucun principe de variation, ni hors de lui aucune cause de changement ? » (S. Denys l’Aréopagite, Des Noms divins, IX ; trad. de M. l’abbé Darboy, p. 441.) Voy. aussi saint Augustin, De Natura boni, § 39.
  25. « Nec tu tempore tempora præcedis, alioquin non omnia tempora præcederes. Sed prœcedis omnia prœterita, celsitudine semper præsentis æternitatis ; et superas omnia futura, quia illa futura sunt, et, quum venerint, prœterita erunt. Tu autem idem ipse es, et anni tui non deficiunt. Anni tui nec eunt nec veniunt ; isti autem nostri et eunt et veniunt, ut omnes veniant. Anni tui omnes simul stant, quoniam stant ; nec euntes a venientibus excluduntur, quia non transeunt ; isti autem nostri omnes erunt, quum non erunt, etc. » (Confessiones, XI, 13.) Fénelon dit d’après saint Augustin : « Dirai-je [ô mon Dieu] que vous étiez avant moi ? Non : car voilà deux termes que je ne puis souffrir. Il ne faut pas dire : Vous étiez ; car vous étiez marque un temps passé et une succession… Ce que j’ai dit du passé, je le dis de même de l’avenir. On ne peut point dire que vous serez après ce qui passe : car vous ne passez point ; ainsi vous ne serez pas, mais vous êtes, et je me trompe toutes les fois que je sors du présent en parlant de vous… Ce qui passe a été et sera, et passe du prétérit au futur par un présent imperceptible qu’on ne peut jamais assigner. Mais ce qui ne passe point existe absolument, et n’a qu’un présent infini. Il est, et c’est tout ce qu’il est permis d’en dire : il est sans temps dans tous les temps de la créature. Quiconque sort de cette simplicité tombe de l’éternité dans le temps. » (De l’Existence de Dieu, II, ch. 5, § 3.)
  26. Taylor n’a pas rendu ce passage, le déclarant inintelligible.
  27. « Dieu est : tout ce que vous ajoutez à ces deux mots, sous les plus beaux prétextes, obscurcit au lieu d’éclaircir. Dire qu’il est toujours, c’est tomber dans une équivoque, et se préparer une illusion : toujours peut vouloir dire une succession qui ne finit point, et Dieu n’a point une succession de siècles qui ne finisse jamais. Ainsi dire qu’il est est plus que dire qu’il est toujours. » (Fénelon, De l’Existence de Dieu, II, ch. 5, § 4.)
  28. Voy. Aristote, Métaphysique, III, 2.
  29. Voy. Platon, Timée, p. 29. Boëce dit à ce sujet : « Unde non recte quidam, qui, quum audiunt visum Platoni, mundum hunc nec habuisse initium temporis nec habiturum esse defectum, hoc modo conditori conditum mundum fieri coæternum putant. Aliud est enim per interminabilem duci vitam, quod mundo Plato tribuit ; aliud interminabilis vitæ totam pariter complexum esse præsentiam, quod divinæ Mentis proprium esse manifestum est. Neque Deus conditis rebus antiquior videri debet temporis quantitate, sed simplicis potius proprietate naturœ. » (De Consolatione philosophiœ, V, 6.)
  30. Voy. ci-dessus, p. 21.
  31. Voy. le passage de Platon cité ci-dessus, p. 176, note 1.
  32. Le P. Thomassin commente Plotin en ces termes : « Ubi vides, quum anima æternitatem intelligat, eam participet et contrectet necesse est, ejusque quodammodo consors sit ; at ubi mente sua se contemplandæ complexandæque veræ æternitati penitus dedicat et affigit, tum æternitatis consortium amplius strictiusque adipiscitur. » (Dogmata theologica, t. I, p. 293.) Saint Augustin exprime la même pensée que Plotin avec la même concision : « Æterno creatori adhærentes et nos æternitate afficiamur necesse est. » (De Vera Religione, 10.) Voy. aussi le passage de Bossuet cité ci-dessus, p. 180, note 1.
  33. « Les Stoïciens disent que le mouvement est l’essence du temps, et la plupart le regardent comme non-engendré. » (Stobée, Eclogœ physicœ, IX, § 40, p. 250, éd. Heeren.)
  34. « Jubes [Deus] ut approbem si quis dicat tempus esse motum corporis ? Non jubes. Nam corpus nullum nisi in tempore moveri audio : tu dicis. Ipsum autem corporis motum tempus esse non audio : non tu dicis. Quum enim movetur corpus, tempore metior quamdiu moveatur, ex quo moveri incipit donec desinat, etc. » (S. Augustin, Confessiones, XI, 24.)
  35. Le raisonnement que Plotin se borne ici à indiquer est développé dans saint Augustin : « Audivi a quodam homine docto, quod solis ac lunæ ac siderum motus ipsa sint tempora, et nil annui. Cur enim non potius omnium corporum motus sint tempora ? An vero, si cessarent cœli lumina et moveretur rota figuli, non esset tempus quo metiremur eos gyros et diceremus aut æqualibus morulis agi, aut si alias tardius, alias velocius moveretur, alios magis diuturnos esse, alios minus ? Aut, quum hoc diceremus, non et nos in tempore loqueremur, aut essent in verbis nostris aliæ longæ syllabæ, aliæ breves, nisi quia illæ longiore tempore sonuissent, istæ breviore ? » (Confessiones, XI, 23.)
  36. « Ératosthène disait que le temps est le cours du soleil ; Hestiée de Périnthe, physicien, le mouvement des astres les uns par rapport aux autres. » (Stobée, ib.)
  37. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, t. I, p. LXXII, fin.
  38. « Pythagore disait que le temps est la sphère du ciel. » (Stobée, ib.) Voy. ci-dessus p. 172, note 2.
  39. « Zénon disait que le temps est l’intervalle du mouvement (κινήσεως διάστημα), la mesure de la rapidité et de la lenteur. » (Stobée, ib., p. 254.)
  40. On voit par cette phrase et par la précédente que le mot διάστημα, intervalle, signifie ici à la fois étendue et durée.
  41. Dans la définition du temps, Straton joignait à l’idée du mouvement celle du repos : « Straton définissait le temps la quantité des choses qui sont en mouvement ou en repos. » (Stobée, ib., p. 250.) Saint Augustin combat cette opinion par les mêmes raisons que Plotin : « Quum itaque aliud sit motus corporis, aliud quo metimur quamdiu sit, quis non sentiat quid horum potius tempus dicendum sit ? Nam, etsi varie corpus aliquando movetur, aliquando stat, non solum motum ejus, sed etiam statum tempore metimur ; et dicimus tantum stetit, quantum motum est, aut duplo vel triplo stetit, ad id quod motum est, et si quid aliud nostra dimensio sive comprehenderit sive existimaverit, ut dici solet plus minus. Non est ergo tempus corporis motus. » (Confessiones, XI, 24.)
  42. C’est la définition qu’Aristote donne du temps : « Le temps est la mesure du mouvement selon l’antériorité et la postériorité. » (Physique, IV, XII.) Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. I, p. 408.
  43. « Le mouvement suit l’étendue, et le temps suit le mouvement, parce que ces choses sont des quantités continues et divisibles. » (Aristote, Physique, IV, XII.)
  44. Plotin continue à combattre la doctrine d’Aristote qui avait dit : « Le temps est un nombre, mais ce n’est pas un nombre nombrant, c’est un nombre nombré. » (Physique, IV, XII.)
  45. Voy. Enn. VI, liv. VI, § 4, 5, 6, 9, 10, etc. Nous avons donné ci-dessus, p. 125, note 2, un extrait de ce livre qui peut servir à comprendre ce passage.
  46. Voy. ci-dessus la définition d’Aristote, p. 191, note 1.
  47. C’est une allusion à l’instant présent (τὸ νῦν) d’Aristote : « L’instant présent mesure le temps en tant qu’il est antérieur ou postérieur. » (Physique, IV, XI.)
  48. Le texte porte : ἔσται οὖν ὁ χρόνος οὗτος ὁ μέτρων. Cette leçon est suivie par Ficin et Creuzer. Taylor lit ἀριθμός au lieu de χρόνος et M. Kirchhoff retranche χρόνος, ce qui revient au même. La liaison des idées exige qu’on adopte la leçon de Taylor.
  49. « Le nombre de cette division [selon l’antériorité et la postériorité] n’est pas séparable ; son infinité n’est pas permanente, mais devient toujours, comme le temps et le nombre du temps. » (Aristote, Physique,III, VII.)
  50. « Épicure disait que le temps est un accident (σύμπτωμα), c’est-à-dire une conséquence (παραϰολούθημα) du mouvement. » (Stobée, Eclogœ physicœ, IX, § 40, p. 250.)
  51. Voy. Enn. II, liv. IX, § 3 ; t. I, p. 265, note 1.
  52. Voici comment Taylor explique ce passage : Les Muses sont antérieures au temps, en tant qu’elles existent dans Apollon, c’est-à-dire dans le monde intelligible ; mais, si l’on considère le temps comme ayant commencé, les Muses, en tant qu’elles existent dans le monde sensible, ne sont pas antérieures au temps.
  53. Voy. ci-dessus, p. 172, note 1.
  54. Comme le temps, l’espace est le résultat de la procession de l’Âme universelle. Voy. ci-dessus, liv. VI, § 16, 17.
  55. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXXII, t.1, p. LXXI.
  56. Εἰ οὖν χρόνον τις λέγοι ψυχῆς ἐν ϰινήσει μεταϐατιϰῇ ἐξ ἄλλου εἰς ἄλλον ϐίον ζωὴν εἶναι, ϰ. τ. λ. Ici ϐίος signifie action (Creuzer, Notes, t. III, p. 193). Cette fin du § 10 est citée textuellement par Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, p. 187. Voy. aussi Proclus, Théologie selon Platon, III, 18, p. 149. Fénelon se rencontre encore ici avec la définition de Plotin : « Aussitôt que j’ai reconnu que la créature est essentiellement bornée, et changeante par la mutabilité de ses bornes, je trouve ce que c’est que le temps. Le temps, sans en chercher une définition plus exacte, est le changement de la créature. Qui dit changement dit succession : car ce qui change passe nécessairement d’un état à un autre ; l’état d’où l’on sort précède, et celui où l’on entre suit. Le temps est le changement de l’être créé ; le temps est la négation d’une chose très-réelle et souverainement positive, qui est la permanence de l’être : ce qui est permanent d’une absolue permanence n’a en soi ni avant ni après, ni plus tôt ni plus tard. La non-permanence est le changement ; c’est la défaillance de l’être, ou la mutation d’une manière en une autre ; mais enfin, toute mutation renferme une succession, et toute existence bornée emporte une durée divisible et plus ou moins longue. » (De l’Existence de Dieu, II, ch. 5, § 3.)
  57. L’Âme universelle passe sans cesse d’une pensée à une autre.
  58. Voy. Proclus, Éléments de Théologie, § LV. Boëce dit aussi : « Nam quidquid vivit in tempore, id præsens a præteritis in futura procedit, nihilque est in tempore constitutum quod totum vitæ suæ spatium pariter possit amplecti ; sed crastinum quidem non dum apprehendit, hesternum vero jam perdidit. In hodierna quoque vita jam non amplius vivitis quam in illo mobili transitorioque momento. Quod igitur temporis patitur conditionem, licet illud, sicut de mundo censuit Aristoteles, nec cœperit unquam esse, nec desinat, vitaque ejus cum temporis infinitate tendatur, nondum tamen tale est ut æternum esse jure credatur. Non enim totum simul infinitæ licet vitæ spatium comprehendit atque complectitur ; sed futura nondum transacta jam non habet. » (De Consolatione philosophiæ, V, 6.) Fénelon dit dans le même sens : « Il est donc certain que tout est successif dans la créature, non-seulement la variété des modifications, mais encore le mouvement continuel d’une existence bornée. Cette non-permanence de l’être créé est ce que j’appelle le temps. Ainsi, loin de vouloir connaître l’éternité par le temps, comme je suis tenté de le faire, il faut au contraire connaître le temps par l’éternité : car on peut connaître le fini par l’infini, en mettant une borne ou négation ; mais on ne peut jamais connaître l’infini par le fini : car une borne ou négation ne donne aucune idée de ce qui est souverainement positif. » (De l’Existence de Dieu, II, ch. 5, § 3.)
  59. « Je soutiens que, sans les créatures, l’immensité et l’éternité de Dieu ne laisseraient pas de subsister, mais sans aucune dépendance des temps ni des lieux. S’il n’y avait point de créatures, il n’y aurait ni temps ni lieux, et, par conséquent, point d’espace actuel. L’immensité de Dieu est indépendante de l’espace, comme l’éternité de Dieu est indépendante du temps. Elles portent seulement à l’égard de ces deux ordres de choses, que Dieu serait présent et coexistant à toutes les choses qui existeraient. Ainsi, je n’admets point ce qu’on avance ici, que si Dieu seul existait, il y aurait temps et espace comme à présent ; au lieu qu’alors, à mon avis, ils ne seraient que dans les idées, comme de simples possibilités. » (Lettres de Leibnitz à Clarke, V, § 106.) Voy. aussi S. Augustin, De Civitate Dei, XII, 25.
  60. « Le temps est donc né avec le ciel, afin que, produits ensemble, ils périssent ensemble s’ils doivent périr un jour, et il a été fait sur le modèle de la nature éternelle, afin qu’il lui ressemble autant qu’il est possible. Car de toute éternité le modèle est existant, et de tout temps, jusqu’à la fin, l’image est ayant été, étant, et devant être. C’est donc d’après cette pensée et ces réflexions de Dieu touchant la production du temps auquel il voulait donner naissance, que le soleil, la lune et les cinq autres astres nommés errants sont nés pour fixer et maintenir les nombres qui le mesurent. » (Platon, Timée, p. 38 ; trad. de M. H. Martin, p. 103.) Saint Augustin dit aussi que le temps est né avec le monde, et il en déduit qu’il est absurde de demander ce que Dieu faisait avant la création : « Nec patiar quæstiones hominum, qui pœnali morbo plus sitiunt quam capiunt et dicunt : Quid faciebat Deus antequam faceret cœlum et terram, aut quid ei venit in mentem ut aliquid faceret quum antea nunquam aliquid fecerit ? Da illis, Domine, bene cogitare quid dicant et invenire quia non dicitur nunquam ubi non est tempus. Quod ergo non dicitur nunquam fecisse, quid aliud dicitur nisi nullo tempore fecisse ? Videant itaque nullum tempus esse posse sine creatura, et desinant istam vanitatem loqui. » (Confessiones, XI, 30.) Bossuet dit lui-même d’après saint Augustin : « Cependant, je veux m’imaginer, il y a six ou sept mille ans, et avant que le monde fût, comme une succession infinie de révolutions et de mouvements entre-suivis, dont le Créateur en ait choisi un pour y fixer le commencement du monde ; et je ne veux pas comprendre que Dieu, qui fait tout, ne trouve rien de fait dans son ouvrage avant qu’il agisse : qu’ainsi, avant le commencement du monde, il n’y avait rien du tout que Dieu seul, et que dans le rien il n’y a ni succession, ni durée, ni rien qui soit, ni rien qui demeure, ni rien qui passe ; parce que le rien est toujours rien, et qu’il n’y a rien hors de Dieu que ce que Dieu fait. » (3e semaine, 3e élévation.)
  61. « Dieu alluma dans le deuxième cercle au-dessus de la terre cette lumière que nous nommons maintenant le soleil, afin qu’elle brillât du plus vif éclat dans toute l’immensité des cieux, et qu’elle fît participer à la connaissance du nombre, reçue de la révolution de ce qui reste toujours le même et semblable à soi-même, tous les êtres vivants auxquels convient cette connaissance. C’est donc ainsi et pour ces raisons que naquirent le jour et la nuit, qui sont la révolution du mouvement circulaire unique et le plus sage. » (Platon, Timée, p. 39 ; trad. de M. H. Martin, p. 107.
  62. « Élevez donc ma pensée au-dessus de toute image des sens et de la coutume, pour me faire entendre, dans votre éternelle vérité, que vous, qui êtes Celui qui est, êtes toujours le même, sans succession ni changement, et que vous faites le changement et la succession partout où elle est. Vous faites par conséquent tous les mouvements et toutes les circulations dont le temps peut être la mesure. Vous voyez dans votre éternelle intelligence toutes les circulations différentes que vous pouvez faire, et les nommant, pour ainsi dire, toutes par leurs noms, vous avez choisi celles qu’il vous a plu pour les faire aller les unes après les autres. Ainsi, la première révolution que vous avez faite du cours du soleil a été la première année, et le premier mouvement que vous avez fait dans la matière a été le premier jour. Le temps a commencé selon ce qu’il vous a plu, et vous en avez fait le commencement tel qu’il vous a plu ; comme vous en avez fait la suite et la succession que vous ne cessez de développer du centre immuable de votre éternité. » (Bossuet, 3e semaine, 3e élévation.)
  63. « Quum movetur corpus, tempore metior quamdiu moveatur ex quo moveri incipit donec desinat. Et si non vidi ex quo cœpit, et perseverat moveri ut non videam quum desinit, non valeo metiri, nisi forte ex quo videre incipio donec desinam. Quod si diu video, tantummodo longum tempus esse renuntio, non autem quantum sit ; quia et quantum quum dicimus, velut tantum hoc quantum illiud aut duplum hoc ad illud, et si quid aliud isto modo. Si autem notare potuerimus locorum spatia, unde et quo veniat corpus quod movelur, vel partes ejus, si tanquam in torno movetur, possumus dicere quantum sit temporis, ex quo ab illo loco usque ad illum locum motus corporis vel partis ejus effectus est. » (S. Augustin, Confessiones, XI, 24.)
  64. Ce passage de Plotin est cité textuellement par Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, p. 187.
  65. L’opinion de Plotin sur l’essence du temps paraît conforme à celle de Leibnitz : « Ces messieurs soutiennent donc que l’espace est un être réel absolu ; mais cela les mène à de grandes difficultés… Pour moi, j’ai remarqué plus d’une fois que je tenais l’espace pour quelque chose de purement relatif, comme le temps, pour un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre des successions. (Lettres de Leibnitz à Clarke, III, § 3, 4.) On objecte que le temps ne saurait être un ordre des choses successives parce que la quantité du temps peut devenir plus grande ou plus petite, l’ordre des successions demeurant le même. Je réponds que cela n’est point : car si le temps est plus grand, il y a plus d’états successifs pareils interposés ; et s’il est plus petit, il y en aura moins, puisqu’il n’y a point de vide ni de condensation ou de pénétration, pour ainsi dire, dans les temps non plus que dans les lieux. » (Ibid., V, § 105.)
  66. Ce passage est cité par Simplicius, dans son Commentaire sur la Physique d’Aristote, p. 187.
  67. Voy. Platon, Timée, p. 38.
  68. Voy. ci-dessus, p. 172, note 1, et p. 204, note 1.
  69. Voy. ci-dessus, § 11, p. 200.
  70. Plotin fait ici allusion à des opinions semblables à celles d’Antiphane et de Critolaüs : « Antiphane et Critolaüs disaient que le temps est une conception ou une mesure, qu’il n’a point d’existence réelle (οὐδε ὑπόστασις). » (Stobée, Eclogœ physicœ, IX, § 40, p. 252, éd. Heeren.)
  71. Saint Augustin dit comme Plotin qu’on mesure la durée du mouvement des corps par la durée même de l’action de l’âme : « Metior motum corporis tempore ; item ipsum
  72. Le Mouvement premier est propre à l’Intelligence. Voy. ci-dessus, § 2, p. 174.
  73. « Les Péripatéticiens, dit M. Ravaisson dans son Essai sur la Métaphysique d’Aristote (t. II, p. 438), avaient déjà dit avant Plotin que le temps n’existerait pas sans l’âme. » Ils semblent n’avoir fait en cela que développer la pensée de leur maître. Voici en effet comment Aristote s’exprime au sujet du temps dans son traité De la Mémoire et de la Réminiscence (II, § 12 ; p. 130 de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire) : « Ce qu’il y a de plus important ici, c’est d’apprécier le temps, soit d’une manière précise, soit d’une manière indéterminée. Admettons qu’il y ait quelque chose dans l’esprit qui discerne un temps plus long et un temps plus court ; et il est tout simple qu’il en soit en ceci comme pour les grandeurs,… parce qu’il y a dans la pensée des formes et des mouvements semblables à ceux des objets. » Saint Augustin développe longuement la même pensée dans ses Confessions (XI, 27) : « In te, anime meus, tempora metior ; affectionem, quam res prætereuntes in te faciunt et quæ quum illæ præterierint manet, ipsam metior præsentem, non eas quæ praeterierunt ut fleret ; ipsam metior quum tempora metior, etc. »
  74. Voy. Enn. IV, liv. IX.
  75. Cet alinéa est cité par Simplicius dans son Commentaire sur la Physique d’Aristote, p. 187.