Ennéades (trad. Bouillet)/VI/Livre 5

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade VI, livre v :
L’Être un et identique est partout présent tout entier II | Notes



LIVRE CINQUIÈME.
L’ÊTRE UN ET IDENTIQUE EST PARTOUT PRÉSENT TOUT ENTIER, II.

I. Qu’un principe un en nombre et identique soit partout présent tout entier, c’est une conception commune de l’intelligence humaine : car tous disent instinctivement que le Dieu qui habite en chacun de nous[1] est dans tous un et identique[2]. Ne demandez pas aux hommes qui tiennent ce langage d’expliquer de quelle manière Dieu est présent en nous, et n’entreprenez pas de soumettre leur opinion à l’examen de la raison : ils affirmeront qu’il en est ainsi, et, se reposant dans cette conception qui est le fruit spontané de leur entendement, ils s’attacheront tous à quelque chose d’un et d’identique, et ils refuseront de renoncer à cette unité. C’est là le principe le plus solide de tous, principe que nos âmes nous murmurent tout bas, qui n’est pas tiré de l’observation des choses particulières[3], mais qui nous vient à l’esprit bien avant elles, même avant cette maxime que tout aspire au bien[4]. Or, ce principe est vrai si tous les êtres aspirent à l’unité, forment une unité, tendent à l’unité. Cette unité[5], en s’avançant vers les autres choses, autant qu’elle peut s’avancer, paraît être multiple et elle le devient à certains égards. Mais l’antique nature, le désir du bien, lequel s’appartient à lui-même, mène réellement à l’unité, et toute nature aspire à posséder cette unité en se tournant vers elle-même : car le bien de la nature qui est une, c’est de s’appartenir à soi-même, d’être soi-même, c’est-à-dire d’être une. Voilà pourquoi on dit avec raison que le bien lui appartient en propre, qu’il ne faut pas le chercher hors d’elle. Comment le bien pourrait-il en effet être tombé hors de l’Être ou se trouver dans le non-être ? Il doit certainement être cherché dans l’Être, puisqu’il n’est pas lui-même non-être. Si le bien est être et se trouve dans l’Être, il est en lui-même dans chacun de nous. Nous ne sommes donc pas loin de l’Être, mais nous sommes en lui[6]. Il n’est pas non plus loin de nous. Tous les êtres ne font donc qu’un.

II. Comme la raison humaine qui entreprend d’examiner la question soulevée ici n’est pas une, mais divisée, et qu’elle consulte dans ses recherches la nature des corps, en lui empruntant des principes, elle divise aussi l’Essence intelligible, parce qu’elle la croit semblable aux corps, et elle arrive ainsi à douter de son unité : il n’en saurait être autrement, puisqu’elle ne débute pas dans son investigation par les principes convenables. Nous devons donc, dans notre discussion sur l’Être un et universel, prendre des principes capables d’obtenir la foi, des principes qui soient intellectuels, c’est-à-dire qui se rattachent aux intelligibles et à l’Essence véritable. En effet, l’être sensible est agité par un mouvement continuel, soumis à des changements de toute sorte, divisé entre toutes les parties de l’espace : aussi s’appelle-t-il génération et non essence. L’Être éternel, au contraire, n’est pas divisé[7] ; il subsiste toujours de la même manière et dans le même état, ne naît ni ne périt, n’occupe ni place ni espace, ne réside pas en un lieu déterminé, n’entre ni ne sort, mais demeure en lui-même. Quand on discute sur la nature des corps, on peut, en partant de cette nature et des choses qui lui conviennent, en tirer des démonstrations probables à l’aide de syllogismes également probables. Mais, quand il s’agit des intelligibles, il faut prendre pour point de départ la nature de l’essence dont on traite, y puiser légitimement ses principes, puis, sans l’abandonner par mégarde pour une autre nature, emprunter à l’essence intelligible même la conception qu’on s’en forme : car partout on prend pour principe l’essence (ou la quiddité, τὸ τὶ ἐστι (to ti esti)), et l’on dit que la définition d’un objet, quand elle est bien faite, en fait connaître beaucoup d’accidents[8]. Donc, quand il s’agit des choses où l’essence est tout, on doit à plus forte raison appliquer à cette essence toute son attention, s’y attacher constamment et tout lui rapporter.

III. Si l’Être intelligible est essentiellement être, s’il est immuable, s’il ne s’écarte jamais de lui-même, s’il n’admet aucune génération et n’est pas dans un lieu, il en résulte qu’en vertu de sa nature il reste toujours en lui-même, qu’il n’a pas de parties éloignées les unes des autres, placées les unes ici et les autres là, qu’il ne sort pas de lui-même, ce qui le conduirait à être dans différents sujets, à être au moins dans un sujet, par conséquent à ne plus demeurer en lui-même, et à ne plus rester impassible : car s’il était dans une chose autre que lui-même, il serait exposé à pâtir ; or, comme il ne le peut, il ne doit pas être dans une chose autre que lui-même. Donc, puisqu’il ne s’éloigne pas de lui-même, qu’il n’est pas divisé, qu’il existe en plusieurs choses à la fois sans en éprouver aucun changement, qu’il existe en lui-même un et tout entier à la fois, il doit, tout en existant en plusieurs choses, rester partout identique, c’est-à-dire être tout à la fois en lui-même et hors de lui-même[9]. Il en résulte qu’il n’est en nulle chose déterminée, mais que les autres choses participent de lui, en tant qu’elles sont capables de s’approcher de lui et qu’elles s’approchent de lui dans la mesure où elles en sont capables[10].

Ainsi, il faut ou rejeter les propositions que nous avons énoncées, les principes que nous avons établis, et nier l’existence des intelligibles, ou, si l’on ne peut se refuser à l’admettre, reconnaître la vérité que nous avons posée dès notre début : L’être un en nombre et identique est indivisible et existe tout entier à la fois. Il n’est loin d’aucune des autres choses, et cependant [pour être près d’elles] il n’a pas besoin de se répandre, de laisser écouler certaines portions de son essence[11] ; il reste tout entier en lui-même, et quoiqu’il produise quelque chose d’inférieur, il ne s’abandonne pas pour cela lui-même et ne s’étend pas çà et là dans les autres choses ; sinon, il serait d’un côté, tandis que les choses qu’il produit seraient d’un autre, et se trouvant ainsi séparé d’elles il occuperait un lieu[12]. Quant à celles-ci, chacune d’elles est tout ou partie : si elle est partie, elle ne conservera pas la nature du tout, comme nous l’avons déjà dit ; si elle est tout, nous la partagerons en autant de parties que ce en quoi elle subsiste, ou bien nous accorderons que l’être identique peut être partout à la fois tout entier.

Voilà une démonstration qui est tirée de la chose même, qui n’a rien d’étranger à l’essence que nous examinons, qui n’emprunte rien à une autre nature.

IV. Contemplez donc ce Dieu qui n’est pas présent ici, absent là, mais qui est partout. Tous ceux qui ont une idée des dieux admettent qu’ils sont présents partout aussi bien que ce Dieu suprême. La raison force de le reconnaître. Or, puisque Dieu est partout, il n’est pas divisé ; sinon, il ne serait pas présent partout, il aurait ses parties, l’une ici, l’autre là. Il ne serait plus un : il ressemblerait à une étendue divisée en une foule de parties ; il s’anéantirait dans cette division, et toutes ses parties ne formeraient plus le tout ; enfin, il serait corps. Si cela est impossible, il faut admettre ce qu’on refusait de croire, ce dont témoigne toute nature humaine, savoir que Dieu est partout à la fois présent tout entier et identique. Si nous reconnaissons une pareille nature pour infinie, puisqu’elle n’a pas de bornes, n’avouerons-nous pas que rien ne lui manque ? Si rien ne lui manque, c’est qu’elle est présente à chaque être[13] ; si elle ne pouvait l’être, il y aurait des endroits où elle ne serait pas, il lui manquerait quelque chose. Les êtres qui existent au-dessous de l’Un existent en même temps que lui, sont auprès de lui, se rapportent à lui, se rattachent à lui comme ses créatures, en sorte que participer à ce qui est après lui, c’est participer à lui-même. Comme il y a dans le monde intelligible une multitude d’êtres, qui y occupent le premier, le second ou le troisième rang[14], comme ils y sont suspendus au centre unique d’une seule sphère, et qu’ils s’y trouvent tous ensemble sans qu’aucune distance les sépare, il en résulte que les êtres qui occupent le premier rang ou le second sont présents là même où se trouvent les êtres qui occupent le troisième rang.

V. Pour éclaircir ce point, on se sert souvent de la comparaison suivante : figurez-vous, dit-on, une multitude de rayons qui partent d’un centre unique, et vous arriverez à concevoir la multitude engendrée dans le monde intelligible. Mais, en admettant cette proposition que les choses engendrées dans le monde intelligible et qu’on nomme la multitude (τὰ πολλὰ (ta polla)) existent toutes ensemble, il faut ajouter une remarque : dans le cercle, les rayons qui ne sont pas distincts peuvent être supposés distincts, parce que le cercle est un plan ; mais là où il n’y a même pas l’étendue propre au plan, où il n’y a que des puissances et des essences sans étendue, on doit concevoir toutes choses comme des centres unis ensemble dans un centre unique, comme seraient des rayons considérés avant tout développement dans l’espace et pris à leur origine, où ils ne forment avec le centre qu’un seul et même point. Si vous supposez des rayons développés, ils dépendront des points dont ils partent, et chaque point n’en sera pas moins un centre que rien ne séparera du premier centre : de cette manière, ces centres, tout en étant unis au premier centre, n’en auront pas moins leur existence individuelle, et formeront un nombre égal à celui des rayons dont ils sont les origines ; autant de rayons viendront concourir au premier centre, autant il paraîtra y avoir de centres, et cependant tous ensemble ne feront qu’un. Si nous comparons donc tous les intelligibles à des centres, j’entends à des centres qui coïncident en un seul centre et s’unissent en lui, mais qui paraissent multiples à cause des divers rayons qui les manifestent sans les engendrer, ces rayons peuvent servir à nous donner une idée des choses par le contact desquelles l’Essence intelligible paraît être multiple et présente partout[15].

VI. Les intelligibles, en effet, s’ils forment une multitude, forment en même temps une unité ; d’un autre côté, s’ils forment une unité, ils forment aussi une multitude en vertu de leur nature infinie. Ils sont la multitude dans l’unité et l’unité dans la multitude ; ils subsistent tous ensemble. Ils dirigent leur acte vers le Tout, avec le Tout, et c’est encore avec le Tout qu’ils s’appliquent à la partie. La partie reçoit en elle l’action première comme si ce n’était que celle d’une partie ; le Tout agit cependant : c’est comme si l’homme en soi descendant en un certain homme devenait cet homme sans cesser cependant d’être l’homme en soi. L’homme matériel (ὁ ἄνθρωπος ἐν τῇ ὕλῃ (ho anthrôpos en tê hulê)), procédant de l’homme idéal (ὁ ἄνθρωπος ϰατὰ τὴν ἰδέαν (ho anthrôpos kata tên idean)), qui est unique, a produit une multitude d’hommes qui sont les mêmes parce qu’une seule et même chose a imprimé son sceau à une multitude. Ainsi l’homme en soi, chaque intelligible en soi, enfin l’Être universel tout entier n’est pas dans la multitude, mais la multitude est dans l’Être universel, ou plutôt se rapporte à lui : car, si la blancheur est partout présente dans le corps, ce n’est pas de la même manière que l’âme d’un individu est présente et identique dans tous les organes[16]. C’est de cette dernière façon que l’Être est présent partout.

VII. Notre être et nous-mêmes nous sommes ramenés à l’Être ; nous nous élevons à lui, nous l’avons pour principe dès l’origine. Nous pensons les intelligibles [contenus dans l’Être] sans en avoir ni des images ni des empreintes ; par conséquent, si nous pensons les intelligibles, c’est que nous sommes les intelligibles mêmes. Puisque nous participons à la véritable science, nous sommes les intelligibles, non parce que nous les recevons en nous, mais parce que nous sommes en eux[17]. Comme les autres êtres sont aussi bien que nous les intelligibles, nous sommes tous les intelligibles. Nous sommes tous les intelligibles en tant que subsistant avec tous les êtres à la fois ; par conséquent, tous ensemble nous formons une seule unité. Quand nous portons nos regards hors de Celui dont nous dépendons, nous ne reconnaissons plus que nous sommes une unité : nous ressemblons alors à une pluralité de visages qui [étant disposés circulairement] formeraient une pluralité vus de l’extérieur, mais qui ne formeraient à l’intérieur qu’une seule tête. Si un de ces visages pouvait se retourner, soit par lui-même, soit par le secours de Minerve[18], il verrait qu’il est lui-même Dieu, qu’il est l’Être universel ; sans doute il ne se verrait pas d’abord comme étant universel, mais ne pouvant ensuite trouver un point d’arrêt pour fixer ses propres limites et déterminer jusqu’où il est lui, il renoncerait alors à se distinguer de l’Être universel, il arriverait à l’Être universel sans changer de place[19], en demeurant là même où est édifié l’Être universel.

VIII. Je crois que quiconque considérera la participation de la matière aux idées (ἡ τῆς ὕλης τῶν εἰδῶν μετάληψις (hê tês hulês tôn eidôn metalepsis)) ajoutera plus volontiers foi à ce que nous disons ici, ne le déclarera plus impossible et n’élèvera plus aucun doute à ce sujet. Il me semble en effet nécessaire d’admettre qu’il n’y a pas d’un côté les idées séparées de la matière, de l’autre la matière placée loin d’elles, puis une irradiation (ἔλλαμψις (ellampsis)) descendant d’en haut sur la matière. Une pareille conception n’aurait point de sens[20]. Que signifieraient, en effet, cette séparation des idées et cet éloignement de la matière ? Ne serait-il pas alors fort difficile d’expliquer et de comprendre ce qu’on appelle la participation aux idées ? On ne peut en faire saisir le sens que par des exemples. Sans doute, quand nous parlons d’irradiation, nous ne voulons pas désigner par là un fait semblable à l’irradiation d’un objet visible. Mais, comme les formes matérielles sont des images et qu’elles ont les idées pour archétypes, nous disons qu’elles sont illuminées par les idées afin de faire comprendre que ce qui est illuminé est séparé de ce qui illumine. Pour nous exprimer maintenant plus exactement, il nous reste à établir que l’idée n’est pas séparée localement de la matière et ne se reflète pas en elle comme un objet dans l’eau ; au contraire, la matière entoure l’idée de tous côtés, la touche en quelque sorte sans la toucher, puis reçoit d’elle dans tout son ensemble ce qu’elle est capable de recevoir par son voisinage, sans qu’il y ait nul intermédiaire, sans que l’idée parcoure toute la matière, ou plane au-dessus d’elle, sans qu’elle cesse de rester en soi[21].

Puisque l’idée du feu, par exemple, n’est pas dans la matière, représentons-nous la matière comme servant de sujet aux éléments : l’idée du feu, sans descendre elle-même dans la matière, donnera la forme du feu à toute la matière ignée, tandis que le feu, d’abord mêlé à la matière, constituera une masse multiple. La même conception peut s’appliquer aux autres éléments. Si donc le feu intelligible apparaît en toutes choses comme y produisant une image de lui-même, il ne produit pas[22] cette image dans la matière comme s’il en était séparé localement, à la manière de l’irradiation d’un objet visible (sans cela il serait quelque part et il tomberait sous les sens). Puisque le feu universel est multiple, c’est que, tandis que son idée demeure en elle-même hors de tout lieu, il a engendré de lui-même les lieux[23] : sinon, il faudrait que, devenu multiple [par ses parties], il s’étendît en s’éloignant de lui-même, pour être multiple de cette manière et participer plusieurs fois au même principe. Or, étant indivisible, l’idée n’a pas donné une partie de son essence à la matière ; cependant, malgré son unité, elle a communiqué une forme à ce qui n’est pas contenu dans son unité ; elle a accordé sa présence à l’univers sans façonner ceci par une de ses parties, cela par une autre : c’est tout entière qu’elle a façonné et le tout et les individus[24]. Il serait ridicule en effet de supposer qu’il y ait une multitude d’idées du feu, afin que chaque feu soit façonné par une idée particulière : par là, les idées seraient innombrables. Ensuite, comment diviser les choses qui ont été engendrées par le feu, puisqu’il est un et continu ? Si nous augmentons le feu matériel en y ajoutant un autre feu, c’est évidemment la même idée qui produira dans cette portion de matière les mêmes choses que dans le reste : car ce ne saurait être une autre idée.

IX. Que l’on conçoive réunis en une sphère tous les éléments lorsqu’ils ont été engendrés, on ne dira certainement pas que cette sphère a plusieurs auteurs, dont l’un aurait fait telle partie et l’autre telle autre partie ; mais on reconnaîtra que la production de cette sphère a un auteur unique qui l’a faite en agissant tout entier, sans produire telle ou telle portion par telle ou telle de ses parties[25] : car, dans ce dernier cas, la sphère aurait encore plusieurs auteurs, si l’on ne rapportait pas la production de l’ensemble à un principe unique et indivisible ; or, bien qu’un principe unique et indivisible soit l’auteur de la sphère entière, il ne se répand cependant pas en elle ; c’est la sphère entière qui est suspendue à son auteur. Une seule et même vie contient la sphère entière, parce que celle-ci est placée dans une seule vie. Toutes les choses qui sont dans la sphère se ramènent donc à une vie unique, et toutes les âmes forment une Âme qui est une, mais qui est en même temps infinie. C’est pourquoi quelques philosophes ont dit que l’âme est un nombre[26] ; d’autres que le nombre donne de l’accroissement à l’âme, entendant par là sans doute que l’Âme ne manque à aucune chose, qu’elle est partout sans cesser d’être elle-même. Si le monde était encore plus grand, la puissance de l’Âme ne s’en étendrait pas moins à toutes choses, ou plutôt le monde serait encore dans l’Âme universelle. Quant à l’expression donner de l’accroissement à l’âme, il ne faut pas la prendre au propre, mais entendre par là que l’Âme, malgré son unité, n’est nulle part absente : car l’unité de l’Âme n’est pas une unité qu’on puisse mesurer ; c’est là le propre d’une autre essence qui revendique à tort pour elle l’unité, et qui n’arrive à paraître une que par sa participation à l’unité. L’Être qui est véritablement un n’est pas une unité composée de plusieurs choses : car le retranchement de l’une d’elles ferait périr l’unité totale ; il n’est pas non plus séparé des autres choses par des limites : car si les autres choses étaient rapprochées de lui, il deviendrait plus petit dans le cas où celles-ci seraient plus grandes ; ou bien il se fragmenterait en voulant se répandre dans toutes, et, au lieu d’être présent tout entier à toutes, il serait réduit à toucher leurs parties par ses propres parties. Ainsi, il ignorerait complètement où il serait placé, se trouvant incapable de constituer un tout continu, puisqu’il serait fragmenté. Si donc cet Être peut à juste titre être appelé un, si l’unité peut être affirmée de son essence, il faut qu’il paraisse contenir d’une certaine manière par sa puissance la nature opposée à la sienne, c’est-à-dire la multitude, qu’il ne tire pas cette multitude du dehors, mais qu’il la possède de lui-même et par lui-même, qu’il soit véritablement un, et que par son unité il soit infini et multiple. Étant tel, il paraît être partout une raison [une essence] qui est unique et qui se contient elle-même ; il est lui-même celui qui contient[27], et se contenant ainsi il n’est nulle part éloigné de lui-même, il est partout en lui-même. Il n’est séparé d’aucun autre être par une distance locale : car il existait avant toutes les choses qui sont dans un lieu ; il n’avait aucun besoin d’elles ; ce sont elles, au contraire, qui ont besoin d’être édifiées sur lui[28]. Quand elles sont édifiées sur lui, il ne cesse pas pour cela d’avoir son fondement en lui-même. Si ce fondement venait à être ébranlé, aussitôt toutes les autres choses périraient, puisqu’elles auraient perdu la base sur laquelle elles reposaient[29]. Or, cet Être ne saurait perdre la raison au point de se dissoudre en s’éloignant de lui-même, et d’aller, quand il se conserve en demeurant en lui-même, se confier à la nature trompeuse du lieu[30] qui a besoin de lui pour être conservé.

X. Cet Être demeure donc sagement en lui-même, et il ne saurait devenir inhérent aux autres choses. Ce sont celles-ci au contraire qui viennent se suspendre à lui, cherchant comme avec passion où il se trouve. C’est là cet amour qui veille à la porte de ce qu’il aime[31], qui se tient toujours près du beau, agité du désir de le posséder et s’estimant heureux d’avoir part à ses dons. En effet, l’amant de la céleste beauté ne reçoit pas la beauté même, mais, comme il se trouve près d’elle, il a part à ses faveurs, tandis qu’elle demeure immuable en elle-même. Il y a ainsi beaucoup d’êtres qui aiment une seule et même chose, qui l’aiment tout entière, et qui, lorsqu’ils la possèdent, la possèdent tout entière dans la mesure où ils en sont capables : car c’est tout entière qu’ils souhaitent la posséder[32]. Pourquoi donc cet Être ne suffirait-il pas seul à tous en demeurant en soi ? Il suffit précisément parce qu’il demeure en soi : il est beau, parce qu’il est tout entier présent à tous.

La Raison (τὸ φρονεῖν (to phronein)) est aussi tout entière pour tous ; elle est commune à tous, parce qu’elle n’est pas différente en différents lieux : il serait en effet ridicule qu’elle eût besoin d’être dans un lieu. La Raison d’ailleurs ne ressemble pas à la blancheur[33] : car [la blancheur est la qualité d’un corps, tandis que] la Raison n’appartient en rien au corps. Si nous participons réellement à la Raison, nous aspirons nécessairement à une chose une et identique, qui existe en elle-même tout entière à la fois[34]. Quand nous participons à cette Raison, nous ne la recevons pas par fragments, mais tout entière, et la Raison que tu possèdes tout entière n’est pas différente de celle que je possède moi-même[35]. Nous trouvons une image de cette unité de la Raison dans les assemblées et dans les réunions, où tous les assistants paraissent concourir à former une Raison unique : il semble que chacun, isolé des autres, soit impuissant à trouver la Raison, mais que, dans une réunion où il y a concert entre les esprits[36], tous ensemble, en s’appliquant à un seul objet, engendrent ou plutôt découvrent la Raison. Qui empêche en effet que des esprits différents ne soient unis au sein d’une seule et même Intelligence[37] ? Quoique l’Intelligence nous soit ainsi commune avec les autres hommes, nous ne nous apercevons pas de cette communauté. C’est comme si, touchant un seul objet avec plusieurs doigts, on s’imaginait par suite qu’on touche plusieurs objets ; ou bien encore c’est comme si l’on frappait une seule corde de la lyre sans la voir [et en croyant toucher des cordes différentes].

Revenons à notre sujet. Nous avions à rechercher comment nous atteignons le Bien avec nos âmes. Le Bien que tu atteins n’est pas différent de celui que j’atteins moi-même ; il est le même. Et quand je dis qu’il est le même, je n’entends pas que du Bien découlent sur nous deux des choses différentes, de telle sorte qu’il soit, lui, quelque part là-haut, tandis que ses dons descendent ici-bas[38] ; j’entends au contraire que Celui qui donne est présent à ceux qui reçoivent, afin que ceux-ci reçoivent véritablement ; j’entends de plus qu’il fait ses dons à des êtres qui lui sont intimement unis, et non à des êtres qui lui seraient étrangers : car les dons intellectuels ne se communiquent pas d’une manière locale. On voit même des corps différents, malgré la distance qui les sépare, recevoir les mêmes dons, parce que le don accordé et l’effet produit aboutissent à une même chose ; bien plus, toutes les actions et tes passions qui se produisent dans le corps de l’univers sont contenues dans son sein, et rien ne lui vient du dehors. Or si un corps, qui par sa nature se fuit en quelque sorte lui-même [parce qu’il est dans un écoulement perpétuel], ne reçoit cependant rien du dehors, comment une essence qui n’a point d’étendue tiendrait-elle quelque chose du dehors ? Par conséquent, étant tous contenus dans un seul et même principe, nous voyons le Bien et nous le touchons tous ensemble par la partie intelligible de notre être[39].

D’ailleurs, le monde intelligible a bien plus d’unité que te monde sensible : autrement, il y aurait deux mondes sensibles, puisque la sphère intelligible ne différerait pas de la sphère sensible si elle n’avait pas plus d’unité que cette dernière. Elle l’emportera donc sous le rapport de l’unité. Il serait en effet ridicule d’admettre que l’une des deux sphères eût une étendue conforme à sa nature, tandis que l’autre, sans aucune nécessité, s’étendrait et s’écarterait de son centre. Pourquoi dans le monde intelligible toutes choses ne conspireraient-elles pas à l’unité ? Là, en effet, aucune ne fait obstacle à l’autre par son impénétrabilité, pas plus que la conception que vous avez d’une notion ou d’une proposition ne fait obstacle à celle que j’en ai moi-même, pas plus que des notions diverses ne se font obstacle l’une à l’autre dans une seule âme. — Cette union, dira-t-on, ne saurait avoir lieu pour des essences. — Oui, répondrons-nous, mais seulement si l’on ose supposer que les essences véritables sont des masses corporelles.

XI. Comment l’intelligible, qui n’a point d’étendue, peut-il pénétrer dans tout le corps de l’univers, qui a tant d’étendue ? Comment reste-t-il un et identique et ne se fragmente-t-il pas ? C’est la question que nous avons déjà soulevée plusieurs fois, et nous avons cherché à y faire une réponse qui ne laissât aucune incertitude sur ce sujet[40]. Nous avons souvent démontré que les choses sont ainsi ; cependant il est bon d’en donner encore quelques preuves convaincantes, quoique nous ayons déjà donné la démonstration la plus forte, la plus évidente, en enseignant quelle est la nature de l’intelligible, en expliquant qu’elle ne ressemble pas à une vaste masse, à une énorme pierre qui, placée dans l’espace, y occuperait une étendue déterminée par sa propre grandeur, et serait incapable d’en dépasser les limites : car sa masse et sa puissance auraient pour mesure sa propre nature, qui est d’être une pierre. L’Être intelligible, au contraire, étant la nature première, n’a pas d’étendue mesurée ni limitée, parce qu’il est lui-même la mesure de la nature sensible, qu’il est la puissance universelle sans nulle grandeur déterminée. Il n’est pas non plus dans le temps, parce que le temps se divise continuellement en intervalles, tandis que l’éternité demeure dans son identité, domine et surpasse le temps par sa puissance perpétuelle, quoique celui-ci paraisse avoir un cours illimité[41]. On peut comparer le temps à une ligne qui, tout en s’étendant indéfiniment, dépend toujours d’un point et tourne autour de lui, en sorte que, quel que soit l’endroit où elle s’avance, elle laisse toujours apercevoir en elle ce point immobile autour duquel elle se meut circulairement. Si, par sa nature, le temps est avec l’Être identique dans le même rapport [que cette ligne est avec son centre], et si l’Être identique est infini par sa puissance aussi bien que par son éternité, il faut qu’en vertu de sa puissance infinie il produise une nature qui soit en quelque sorte parallèle à cette puissance infinie, qui s’élève avec elle et dépende d’elle, qui essaie enfin d’égaler par le cours mobile du temps cette puissance qui demeure immuable en elle-même[42]. Mais alors même cette puissance de l’Être intelligible reste supérieure à l’univers parce que c’est elle qui en détermine l’extension.

Comment donc la nature inférieure participe-t-elle à l’intelligible, dans la mesure du moins où elle peut y participer ? — Elle y participe parce que l’intelligible est présent tout entier partout, quoique, par suite de l’impuissance des choses qui le reçoivent, il ne soit pas aperçu tout entier dans chacune d’elles. L’Être identique est présent partout, non comme le triangle matériel (qui est multiple sous le rapport du nombre dans plusieurs sujets quoiqu’il y soit identique sous le rapport de l’essence), mais comme le triangle immatériel duquel dépendent les triangles matériels. — Pourquoi donc le triangle matériel n’est-il pas partout, comme le triangle immatériel ? — C’est que la matière ne participe pas tout entière au triangle immatériel, qu’elle reçoit aussi d’autres formes, qu’elle ne s’applique pas tout entière à tout intelligible. En effet, la nature première ne se donne pas tout entière à toute chose ; mais elle se communique d’abord aux genres premiers [de l’Être], puis par ceux-ci elle se communique aux autres êtres ; du reste, elle n’en est pas moins dès le principe présente à l’univers entier.

XII. Mais comment est-elle présente à l’univers entier ? — Elle lui est présente parce qu’elle est la Vie une. En effet, dans le monde considéré comme un être vivant, la Vie ne s’étend pas jusqu’à certaines limites, au delà desquelles elle ne puisse plus se répandre ; elle est partout. — Mais, dira-t-on, comment est-elle partout ? — Qu’on se le rappelle : la puissance de la Vie n’est pas une quantité déterminée ; si, par la pensée, on la partage à l’infini, néanmoins elle se montre toujours avec son caractère fondamental d’infinité. Cette Vie ne contient point de matière[43] ; par conséquent, elle ne peut se fragmenter comme une masse et finir par se réduire à rien. Lors donc que vous avez conçu la puissance inépuisable et infinie de l’Être intelligible, sa nature incessante, infatigable, qui se suffit complètement à elle-même, au point que sa vie déborde pour ainsi dire, quel que soit le lieu sur lequel vous portiez votre regard ou arrêtiez votre attention, où trouverez-vous que l’Être intelligible ne soit pas présent[44] ? Tout au contraire, vous ne pouvez ni dépasser sa grandeur ni arriver à quelque chose d’infiniment petit, comme si l’Être intelligible n’avait plus rien à donner au delà et qu’il s’épuisât peu à peu.

Quand vous aurez donc embrassé l’Être universel et que vous reposerez dans son sein, ne cherchez rien au delà. Sinon, vous vous éloignerez de lui, et, attachant vos regards sur un objet étranger, vous ne verrez pas ce qui vous est présent. Si au contraire vous ne cherchez rien au delà, vous serez ainsi semblable à l’Être universel. Comment ? C’est que vous serez uni à lui tout entier, que vous ne vous serez pas arrêté à une de ses parties, que vous ne vous direz même pas : Voilà ce que je suis. En oubliant l’être particulier que vous êtes, vous deviendrez l’Être universel. Vous étiez bien déjà l’Être universel, mais vous étiez quelque chose en outre ; vous étiez par cela même inférieur, parce que ce que vous possédiez outre l’Être universel ne vous venait pas de l’Être universel (car on ne peut rien lui ajouter), mais bien plutôt de ce qui n’est pas universel. Lorsque vous devenez un être déterminé, parce que vous empruntez quelque chose au non-être, vous cessez d’être universel. Mais, si vous abandonnez le non-être, vous vous augmenterez vous-même. C’est en écartant tout le reste qu’on trouve l’Être universel ; car tant qu’on est avec le reste, l’Être universel ne se manifeste pas. Il n’approche pas de vous pour vous faire jouir de sa présence : c’est vous qui vous écartez de lui quand il n’est pas présent[45]. Il y a plus : quand vous vous écartez, vous ne vous écartez pas proprement de lui (car il continue d’être présent), vous n’en êtes pas éloigné, mais, tout en étant près de l’Être, vous vous êtes détourné de lui[46]. C’est ainsi que les autres dieux mêmes, quoiqu’ils soient présents à beaucoup d’hommes, ne se révèlent souvent qu’à un seul, parce que celui-là seul peut les contempler. Ces dieux [dit le poëte], prenant mille aspects divers, parcourent les cités[47]. Mais c’est vers le Dieu suprême que se tournent toutes les cités ainsi que toute la terre et tout le Ciel : car c’est par lui et en lui que l’univers subsiste. C’est également de lui que tiennent leur existence les êtres véritables ; c’est à lui que tous sont suspendus, jusque l’Âme et à la Vie universelle ; c’est enfin à son unité infinie qu’ils viennent tous aboutir, unité qui est infinie précisément parce qu’elle n’a pas d’étendue[48].


  1. Voy. les paroles prononcées par Plotin mourant, dans notre tome I, p. 3.
  2. Ce passage de Plotin est cité par le P. Thomassin (Dogmata theologica, t. I, p. 2), qui le rapproche de passages analogues de Cicéron (Tusculanes, I, 16 ; De la Nature des Dieux, I, 1), de Maxime de Tyr (Dissertation xvii, § 5) et de Simplicius (Commentaire sur Épictète, xxxi). On trouve aussi la même idée exprimée de la même manière dans un grand nombre d’auteurs chrétiens. Nous nous bornerons à citer ces lignes de saint Augustin : « Hæc est enim vis veræ divinitatis, ut creaturæ rationali jam ratione utenti non omnino ac penitus possit abscondi. Exceptis enim paucis in quibus natura nimium depravata est, universum genus humanum Deum mundi hujus fatetur auctorem. » (Tractatus in Joannem.)
  3. Nous ajoutons la négation avec Ficin.
  4. Le P. Thomassin cite ce passage en y joignant les réflexions suivantes : « Visum est Platonicis quod Deus ubique sit, id vero naturali quadam anticipatione omnium mentibus insculptum esse. Omnes enim repentino quonam casu percuisi, non judicio, sed impetu naturæ, Deum invocant, ut præsentem ubique opitulatorem… Omnes rursus non illa tantum persuasione imbuti naturaliter, sed et ingenti fiducia præsentissimi ubique vindicis innixi conquiescunt, ab ea divelli se vix ac nec vix passuri… Omnes denique ac omnia bonum ubique appetunt ; bonum autem illud non aliud est quam Deus unus et ipsum unum, omnia ad se revocando uniens. Anterior ergo est illa naturalis anticipatio conscientiæ, qua unum summum Bonum ubique esse scimus, quam concupiscentia qua ubique illud appetimus. » (Dogmata theologica, t. I, p. 245.)
  5. Il s’agit ici de l’unité de l’Essence intelligible, et non de l’Un en soi.
  6. Voy. ci-dessus, p. 306, note 1.
  7. Nous lisons avec Taylor et Kirchhoff : τὸ δὲ ὂν ἀεὶ, [οὐ] διειλημμένον (to de on aei, [ou] dieilêmmenon). Il y a évidemment ici une opposition à la phrase précédente où il est dit que l’être sensible est divisé entre toutes les parties de l’espace.
  8. « En toutes choses, pour délibérer avec fruit, il faut commencer par savoir bien sur quoi l’on délibère ; autrement, on n’arrivera qu’à l’erreur. La plupart ignorent le fond des choses, et ne s’aperçoivent pas même de leur ignorance. Aussi n’ont-ils pas soin de poser d’abord l’état de la question, dont ils se supposent parfaitement instruits ; et il en résulte ce qui était inévitable, ils finissent par ne s’entendre ni eux ni les autres. » (Platon, Phèdre, trad. de M. Cousin, t. VI, p. 26.) Cicéron dit aussi : « Omnis enim, quæ ratione suscipitur, de aliqua re institutio debet a definitione proficisci, ut intelligatur quid sit id de quo disputetur. » (De Officiis, I, 2.)
  9. « Non ergo ista [unitas] continetur loco, et quum adest ubicunque judicanti, nusquam est per spatia locorum, et per potentiam nusquam non est. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, II, 9.)
  10. « Fatendum est ubique esse Deum per divinitatis præsentiam, sed non ubique per inhabitationis gratiam. » (S. Augustin, Lettre lxxxvii.)
  11. Voy. le fragment de Numénius traduit dans notre tome I, p. cii-ciii.
  12. « Le monde même tout entier n’est pas une demeure digne de Dieu. Dieu est son lieu à lui-même, il est plein de lui-même et il se suffit à lui-même : car il remplit et contient les autres choses qui sont indigentes, solitaires et vides ; mais il n’est contenu lui-même par aucun lieu, parce qu’il est un, qu’il est l’Être universel tout entier. » (Philon, Allégories de la Loi, I.)
  13. Ficin ajoute nusquam dans sa traduction. Cette addition ne nous paraît pas nécessaire pour le sens.
  14. Voy. ci-dessus, p. 18, note 1.
  15. Voy. la même comparaison Enn. III, liv. VIII, § 7, et Enn. IV, liv. III, § 11 et § 17 ; t. II, p. 225-226, 254, 288, 297-298.
  16. Voy. Enn. IV, liv. II, § 1 ; t. II, p. 255, et note 2.
  17. Voy., pour plus de développements, ci-dessus Enn. V, liv. V, § 1-2, p. 70-74. Tout ce passage est cité par le P. Thomassin, qui le fait précéder des réflexions suivantes : « Plotinus, ut quæ mens nostra non credit, non opinatur, sed intelligit, nimirum in conspicua veritatis luce, hæc ipsamet sit, seque conspiciendo hæc intelligat, et hæc intelligendo semet intelligat, ita disserit… Quæ non alio magis videntur pertinere, quam ad illas verissimas et evidentissimas rationes, quas prima principia scientiarum et disciplinarum, et habitum (ni fallor) intellectus vocant. Quum enim veritates istæ necessariæ sempiternæ et immutabiles hinc esse videantur, illinc vero complexæ compositæque pluribus ex partibus sint, et procul sint ab illa simplicitate quæ Entis vere æterni et vere incommutabilis propria est ; non video quid aptius dici possit quam quod has veritates et compositas et tamen necessarias atque indissolubiles mens nostra in seipsa intueatur, tanquam alibi sibi concretum, ut quæ et ipsa simul complexum quid sit et immortale. (Dogmata theologica, t. I. p. 145.) On trouve les mêmes idées dans le passage suivant de saint Augustin : « Ubinam sunt illæ regulæ scriptæ, ubi quid sit justum et injustus agnoscit, ubi cernit babendum esse quod ipse non babet ? Ubi ergo scriptæ sunt, nisi in libro lucis illias, quæ veritas dicitur, unde omnis lex justa describitur, et in cor hominis qui operatur justitiam, non migrando, sed tanquam imprimendo transfertur, etc. » (De Trinitate, XIV, 15.)
  18. Plotin fait ici allusion aux vers 194-200 de l’Iliade : « Minerve descendit du ciel… Elle se plaça derrière le fils de Pélée, et le saisit par sa blonde chevelure, etc. »
  19. Il y a dans le texte εἰς ἅπαν τὸ πᾶν ἤξει προελθῶν οὐδαμου (eis apan to pan êxei proelthôn). Steinhart fait remarquer à ce sujet la propriété de l’expression employée par Plotin : « In hac oppositione πάς (pas) totum ut partibus compositum, ἅπας (hapas) ut una notione comprehensum indicat, quod est omnino horum vocabulorum discrimen. » (Meletemata plotiniana, p. 46, note.)
  20. Pour plus de développement, Voy. Enn. III, liv. VI, § 7-19 ; t. II, p. 142-170.
  21. « La manière dont la substance corporelle universelle réside dans la substance spirituelle universelle doit être comparée à la manière dont le corps réside dans l’âme. De même que l’âme environne le corps et le porte, de même la substance spirituelle universelle environne le corps universel du monde et le porte ; et de même que l’âme est en elle-même séparée du corps et s’attache à lui sans le toucher, de même la substance spirituelle est en elle-même séparée du corps du monde et s’attache à lui sans le toucher. » (Ibn-Gébirol, Source de la vie, liv. 2 ; trad. de M. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 36.)
  22. Nous ajoutons ici la négation avec Ficin et Kirchhoff.
  23. Voy. Enn. III, liv. VI, § 17 ; t. II, p. 163.
  24. « Deus autem mundo infusas fabricat, præsentia majestatis facit quod facit, præsentia sua gubernat quod fecit. Sic ergo erat in mundo, quomodo per quem mondas factus est. » (S. Augustin, In Evangelium Joannis tractatus 2.)
  25. Voy. Enn. II, liv. IX, § 12 ; t. I, p. 291.
  26. Voy. ci-après liv. vi, § 16, p. 398. Cette assertion se trouve aussi dans l’Enn. III, liv. VI, § 2 ; t. II, p. 127.
  27. Kirchhoff retranche ce membre de phrase. Nous n’en voyons pas la raison.
  28. « Les hommes, ne pouvant pas être par eux-mêmes, sont contenus dans un lieu et subsistent dans le Verbe de Dieu ; mais Dieu est par lui-même, contenant toutes choses et n’étant contenu par aucune d’elles : car il est en toutes choses par sa bonté et sa puissance, et il est hors de toutes choses par sa nature propre. » (S. Athanase, Lettre sur les Décrets du concile de Nicée, § 11.)
  29. « An vero cœlum et terra quæ fecisti, et in quibus me fecisti, capiunt te ? An quia sine te non esset quidquid est, fit ut quidquid est capiat te ? Quoniam itaque et ego sum, quid peto ut venias in me, qui non esseni nisi esses in me ? An potius non essero nisi essem in te, ex quo omnia, per quem omnia, in quo omnia ? » (S. Augustin, Confess., I, 2.)
  30. Voy. le passage de Platon cité ci-après p. 367, note 4.
  31. « L’Amour est toujours pauvre, et non pas délicat et beau comme la plupart des gens se l’imaginent, mais maigre, défait sans chaussure, sans domicile, n’ayant point d’autre lit que la terre, point de couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues, enfin, en digne fils de sa mère, toujours misérable. » (Banquet, trad. de M. Cousin, t. VI, p. 300.)
  32. Le P. Thomassin cite ce passage en ces termes ; « Fundamentum aliud immensitatis est Pulchritudo, ad quam omnia suspirant, et nativo ideoque non irrita amore rapiuntur. Illa vero ad se prolectat omnia, et utcunque irradiat, omnibus præsens ut deleclet, et in se refuga tamen ac secreta, ut amplius prolectet… Sic Plotinus omnipræsentiam depingit non tam Dei ad res, quam rerum ad Deum ; et præsentiam quidem non tam localem quam amatoriam ; ut omnia non suo quasi situ Deo adjaceant, sed amoris vinculo et amplexu quasi summo pulchro inhæreant. » (Dogmata theologica, t. I, p. 246.)
  33. Voy. ci-dessus, § 1, p. 315.
  34. Voy. Enn. IV, liv. IV, § 5 ; t. II, p. 337. Le P. Thomassin cite ce passage en ces termes : « Fundamentum aliud immensitatis Dei est Veritas. Deus enim veritas est qua vera sunt quæcunque sunt omnia ; ergo in omnibus plane entibus est : omnia enim, quatenus sunt, vera sunt. Item Deus veritas est, non tantum quam, sed qua intelligimus, uti luce mentibus ad quidlibet intelligendum apprime necessaria ; ergo ubique est : nam ubique licet intelligentiæ vacare. Denique Deus veritas est, et idearum fons, et exemplar omnibus entibus, tam corporeis, tum incorporeis, et dum fiunt, et quamdiu fiunt, jugiter imprimendum ; ergo ubique est… Sic Plotinus omnes intelligere satagentes ad unum aliquod ubique præsens veritatis et intelligentiæ lumen concurrere demonstrat, ut et illud et illo videant, etc. » (Dogmata theologica, t. I, p. 246.)
  35. On trouve les mêmes idées développées avec beaucoup de force dans le passage suivant de saint Augustin : « Habemus igitur [veritatem et sapientiam] qua fruamur omnes œqualiter atque communiter ; nullæ sunt angustiæ, nullus in ea defectus. Omnes amatores suos, nullo modo sibi invidos, recipit ; et omnibus communis est, et singulis casta est. Nemo alicui dicit, recede, ut etiam ego accedam ; remove manus, ut etiam ego amplectar. Omnes inhærent, omnes ipsam tangunt. Cibus ejus nulla ex parte discerpitur ; nihil de ipsa bibis quod ego non possim. Non enim ab ejus communione in privatum tuum mutuas aliquid ; sed quod tu de illa capis et mihi manet integrum. Quod te inspirat, non exspecto ut reddatur abs te et sic ego inspirer ex eo : non enim aliquid ejus aliquando fit cujusquam unius aut quorumdam proprium ; sed simul omnibus tota est communis… At illa veritatis et sapientiæ pulchritudo de toto mundo ad se conversis qui diligunt eam omnibus proxima est, omnibus sempiterna : nullo loco est ; nusquam deest ; foris admonet, intus docet, etc. » (De Libero arbitrio, 11, 14.) C’est de saint Augustin que Fénelon s’est inspiré sans doute dans ces lignes si connues qui sont également conformes aux idées de notre auteur : « Ce maître est partout, et sa voix se fait entendre, d’un bout de l’univers à l’autre, à tous les hommes comme à moi… Deux hommes qui ne se sont jamais vus, qui n’ont jamais entendu parler l’un de l’autre, et qui n’ont jamais eu de liaison avec aucun autre homme qui ait pu leur donner des notions communes, parlent aux deux extrémités de la terre comme s’ils étaient de concert, etc. » (Fénelon, De l’Existence de Dieu, I, ch. 2.)
  36. Il y a dans le texte : ἐν τῇ συνόδῳ ϰαὶ ὡς ἀληθῶς συνέσει (en tê sunodô kai tê hôs alêthôs sunesei). Plotin fait ici allusion au double sens de σύνεσις (sunesis), qui signifie à la fois compréhension et réunion.
  37. « C’est elle [cette raison supérieure] par qui les hommes de tous les siècles et de tous les pays sont comme enchaînés autour d’un certain centre immobile, et qui les tient unis par certaines règles invariables, qu’on nomme les premiers principes, etc. » (Fénelon, De l’Existence de Dieu, I, ch. 2.)
  38. Il y a ici une lacune de quelques mots que nous suppléons d’après la traduction de Ficin.
  39. Le P. Thomassin cite ce passage en ces termes : « Fundamentum aliud immensitatis divinæ est ipsum Bonum, quod unum et idem totumque omnes et omnia expetunt, et pro viribus suis invadunt et complectuntur, ideoque illi præsentissima et conjunctissima esse collaborant ; ipsum vero omnibus intimum hanc sui famem inserit et instigat, eamque non quasi corporali in longinquum transmissione, sed spiritali immeatione exsaturat. » (Dogmata theologica, t. I, p. 246.)
  40. Voy. encore ci-après liv. vii, § 40.
  41. Voy. Enn. III, liv. VII, De l’Éternité et du Temps.
  42. Voy. le passage de Platon cité dans le tome II, p. 172, note 1.
  43. Le texte de cette phrase est défectueux. Nous en donnons le sens probable en suivant Ficin.
  44. Cette phrase et celles qui suivent sont commentées par Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § xliv, dans notre tome I, p. lxxxiv.
  45. Le P. Thomassin cite ce passage en ces termes : « Denique immensa evadit anima et ubique esse incipit, quum mentem et emorem imprimis suum a particularibus et corporeis entibus avellens, se totum in amplexum Entis universi sive Dei transfert ; ad illud et cum illo se expandit, in illo diffunditur sine limite, et in infinito sine fine per immensum dilatatur. Amor enim rerum singularium coarctat animam, earum accessione minor evadit ; parvis et minutis adhærendo minuitur et angustatur. At ubi universo Bono sese vindicat, universa evadit et ipsa ; et toti tota adhærens ei qui ubique et ipsum ubique est, ubique et ipsa quodammodo est. » (Dogmata theologica, t. I, p. 249.)
  46. « Ô mon Dieu, si tant d’hommes ne vous découvrent pas dans ce beau spectacle que vous leur donnez de la nature entière, ce n’est pas que vous soyez loin de chacun de nous. Chacun de nous vous touche comme avec la main ; mais les sens et l’application qu’ils excitent emportent toute l’application de l’esprit… Vous vous montrez partout, et partout les hommes distraits négligent de vous apercevoir… Vous êtes auprès d’eux et au dedans d’eux ; mais ils sont fugitifs et errants hors d’eux-mêmes. » (Fénelon, De l’Existence de Dieu, I, ch. 3.)
  47. Il y a dans le texte : παντοῖοι τελέθοντες ἐπιστρωφῶσι τάς πόλεις (pantoioi telethontes epistrôphôsi tas poleis). C’est la reproduction du vers 486 du chant XVII de l’Odyssée :

    παντοῖοι τελέθοντες ἐπιστρωφῶσι πόληας (pantoioi telethontes epistrôphôsi polêas.)

    Voici la traduction complète de ce passage d’Homère :

    Les dieux eux-mêmes, sous les traits d’étrangers,
    Prenant mille aspects divers, parcourent les cités
    Pour connaître la justice des hommes ou leur injustice. »

    Ficin traduit la phrase de Plotin d’une manière inexacte : « Sed hi quidem dii prorsus omnigeni, présentes ubique, civitates ad meliora convertunt. »

  48. Ficin traduit cette fin inexactement : « Atqui et ipsum, quod ens modo dicebam, penes magnitudinem infinitam conspirat in unum. »