L’Esprit souterrain/1/04

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IV


— Qu’as-tu ? Qu’est-ce ? Dit Ordinov, complètement revenu à lui et tenant toujours la jeune fille serrée dans une étroite étreinte. Qu’as-tu, Catherine ? Qu’as-tu, mon amour ?

Elle sanglotait doucement, les yeux baissés, le visage caché dans la poitrine du jeune homme. Longtemps encore elle fut incapable de parler, toute secouée par un tremblement nerveux.

— Je ne sais pas ! Dit-elle enfin, suffoquée par les larmes, je ne sais pas, répéta-t-elle d’une voix à peine intelligible. Je ne me rappelle pas comment je suis entrée chez toi… – Et elle se blottit plus étroitement encore contre lui, et comme contrainte par une influence irrésistible, elle lui baisa les épaules, les mains et la poitrine, puis, terrassée par le désespoir, elle se laissa tomber à genoux, couvrit son visage de ses mains et appuya sa tête sur les genoux du jeune homme.

Il se hâta de la relever, la fit asseoir auprès de lui ; mais le visage de la jeune fille restait comme inondé de honte, et, des yeux, elle suppliait Ordinov de ne pas la regarder ; un sourire pénible effleurait ses lèvres, elle semblait au moment de succomber à une nouvelle crise de désespoir. Ses terreurs revenaient, maintenant elle écartait Ordinov avec méfiance, évitait son regard et à toutes ses questions ne répondait qu’à mi-voix, la tête baissée.

— Tu as eu un cauchemar peut-être ? Lui demandait Ordinov, tu as rêvé ?… Ou bien lui, lui, n’est-ce pas ? T’aura fait peur… Il a le délire ? Il est sans connaissance ? Peut-être aura-t-il dit des choses que tu ne dois pas entendre… Est-ce cela ?

— Non, je n’ai pas rêvé, répondit Catherine maîtrisant avec peine son agitation, je n’ai même pas pu dormir. Lui, il est longtemps resté sans rien dire… Une seule fois il m’a appelée, je me suis approchée de lui, mais il dormait ; je lui ai parlé, il ne m’a pas répondu, il ne m’entendait pas. Quelle crise il a eue ! Ah ! Que Dieu lui soit en aide ! J’avais le cœur plein d’une si amère angoisse !… et j’ai prié longtemps !… et j’ai prié longtemps !…

— Ma Catherine ! Ma vie !… C’est hier que tu auras eu peur…

— Non, je n’ai pas eu peur.

— Cela est-il déjà arrivé ?

— Oui, cela arrive…

Elle frémit et se serra contre Ordinov comme un enfant.

— Écoute, dit-elle en cessant brusquement de pleurer, je ne suis pas venue chez toi pour rien. Ce n’est pas pour rien qu’il m’était si pénible de rester seule… Ne pleure plus, ne pleure plus pour le chagrin des autres ! Garde tes larmes pour tes « jours noirs[1] », quand tu seras malheureux et seul, sans personne pour te consoler… Écoute : as-tu une liouba[2] ?

— Non… Je n’en avais pas… avant toi.

— Avant moi ?… Tu m’appelles ta liouba, alors ?

Sa physionomie exprimait le plus profond étonnement. Elle voulut parler, puis y renonça et baissa les yeux. Elle rougissait, ses yeux s’éclairaient plus étincelants à travers les larmes qui perlaient encore à ses cils. Avec une sorte de malice mêlée de honte elle jeta un coup d’œil sur Ordinov et aussitôt baissa de nouveau les yeux.

— Non, ce n’est pas moi qui serai ta première liouba, dit-elle. Non, non, répéta-t-elle, pensive, tandis qu’un sourire entr’ouvrait ses lèvres. Non ! Dit-elle encore en riant, cette fois, franchement, ce n’est pas moi, frère, qui serai ta lioubouschka.

Elle leva les yeux ; à sa gaieté soudaine avait succédé une mélancolie si désespérée, elle était de nouveau en proie à une telle agitation qu’une immense pitié, la pitié irraisonnée qu’excitent les malheurs inconnus, s’empara d’Ordinov, et il considéra Catherine avec une ineffable angoisse.

— Écoute ce que je veux te dire, dit-elle en prenant dans ses mains celles du jeune homme et en s’efforçant de réprimer ses sanglots, écoute bien, écoute, ma joie ! Retiens ton cœur, aime-moi, mais autrement. Tu t’épargneras ainsi bien des malheurs, tu te sauveras d’un ennemi terrible, et tu auras une sœur au lieu d’une liouba. Je viendrai chez toi si tu veux, et je te caresserai, et je ne regretterai jamais de t’avoir connu. Sais-tu ? Depuis deux jours que tu es malade je ne t’ai pas quitté ! Prends-moi donc pour ta petite sœur. Ce n’est pas en vain que je t’ai appelé frère ! Ce n’est pas en vain que j’ai prié pour toi la Vierge en pleurant ! Tu ne trouveras jamais une sœur pareille. Ah ! Une liouba ! Puisque c’est une liouba que ton cœur demande… tu pourrais chercher dans le monde entier, tu ne trouverais pas une telle liouba. Et je t’aimerais toujours comme maintenant ; je t’aimerais parce que ton âme est pure, claire, transparente, parce que, dès le premier jour, j’ai compris que tu serais l’hôte de ma maison, l’hôte désiré ! (Et ce n’était pas inutilement que tu demandais à entrer chez nous !) que je t’aimerais parce que tes yeux, quand tu me regardes, sont aimants et disent ton cœur. Quand ils parlent, tes yeux, je sais tout ce qui se passe en toi. Et c’est pourquoi je voudrais te donner pour ton amour ma vie et la chère petite liberté[3], car il est doux d’être même l’esclave de celui dont on a le cœur… Mais ma vie n’est plus à moi, et la chère petite liberté est perdue. Prends-moi pour ta sœur et sois mon frère. Que je puisse être près de ton cœur si de nouveau les chagrins et la maladie t’accablent. Seulement fais que je puisse venir sans honte et sans regret chez toi, et passer avec toi, comme aujourd’hui, toute la longue nuit… M’as-tu entendue ? M’as-tu ouvert ton cœur comme à une sœur ? M’as-tu comprise ?…

Elle voulait parler encore, elle le regarda, mit une main sur l’épaule du jeune homme et enfin, épuisée, tomba sur sa poitrine. Sa voix mourut dans un sanglot passionné. Son sein s’agitait, son visage rayonnait comme l’étoile du soir.

— Ma vie !… murmura Ordinov.

Sa vue se troublait, la respiration lui manquait.

— Ma joie !…

Il ne savait quel mot dire, il tremblait de voir son bonheur se dissiper en fumée ; il se croyait le jouet d’une hallucination, tout se troublait devant ses yeux.

— Ma reine !… Je ne puis te comprendre, je ne sais plus ce que tu viens de me dire, mes idées se perdent, mon cœur me fait mal…

Sa voix s’éteignit. Catherine se serra plus près de lui. Il se leva, et, accablé, brisé, épuisé, il tomba à genoux. Sa poitrine était soulevée par les sanglots, et sa voix, sortant droit de son cœur, tremblait comme une corde de violon, de toute la plénitude d’un transport inconnu, d’un transport et d’un bonheur inconnus !

— Qui es-tu, ma chérie ? D’où viens-tu, ma colombe ? Disait-il en s’efforçant de retenir ses sanglots. De quel ciel as-tu volé dans le mien ? Il me semble vivre dans un songe, je ne puis croire à ton être… Mais ne me fais pas de reproches, laisse-moi parler, laisse-moi tout te dire, tout… Il y a longtemps que je voulais te parler !… Qui es-tu, qui es-tu, ma joie ?… Comment as-tu trouvé le chemin de mon cœur ? Y a-t-il longtemps que tu es ma sœur ?… Dis-moi toute ton histoire, comment tu as vécu jusqu’à cette heure, le nom de l’endroit où tu habitais, qui tu as d’abord aimé, quelles étaient tes joies et tes tristesses… Vivais-tu dans un pays chaud, sous un ciel pur ?… Qui aimais-tu ? Qui t’aimait avant moi ? Vers qui pour la première fois ton âme a-t-elle crié ?… Avais-tu une mère ? Te caressait-elle quand tu étais petite fille ? Ou, comme les miens, tes premiers regards se sont-ils perdus dans un désert ? As-tu toujours vécu comme aujourd’hui ? Quelles étaient tes espérances ? Quel avenir rêvais-tu ? Lesquels de tes désirs ont été réalisés et lesquels trompés ?… Dis-moi tout !… Pour qui ton cœur de jeune fille se troubla-t-il pour la première fois ? à qui l’as-tu donné ?… Et que faut-il donner pour l’obtenir ? Que faut-il donner pour t’avoir ?… Dis-moi, ma lioubouschka, ma lumière, ma petite sœur, dis-moi comment je pourrai arriver à toucher ton cœur !…

Ici sa voix se brisa de nouveau, et il pencha son front. Mais quand il leva les yeux, une terreur muette le glaça subitement, et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête.

Catherine était blême, immobile, les lèvres bleues comme celles d’une morte, le regard fixe et voilé. Elle se leva lentement, fit deux pas, et avec un cri déchirant tomba devant l’image. Des paroles sans suite s’échappèrent de sa bouche, enfin elle s’évanouit. Ordinov, épouvanté, la releva et la porta sur son lit, et il resta près d’elle, interdit, ne sachant que faire. Un instant après, elle ouvrit les yeux, se souleva sur le lit, regarda autour d’elle, puis, saisissant la main d’Ordinov, elle l’attira à elle en s’efforçant de parler. Mais la voix lui manqua. Enfin elle éclata en sanglots. Ses larmes brûlaient la main d’Ordinov.

— J’ai mal, oh ! Que j’ai mal ! Bégaya-t-elle avec une peine infinie. Oh ! Je vais mourir…

Elle voulait parler encore, mais sa langue se roidit et ne put articuler un seul mot. Elle regarda avec désespoir Ordinov, qui ne la comprenait pas. Il s’approcha davantage et tâcha d’écouter… Enfin, il entendit qu’elle disait d’une voix basse, mais nette :

— Ensorcelée ! On m’a ensorcelée ! Perdue !

Ordinov leva la tête et considéra la jeune fille avec un étonnement farouche. Une pensée terrible lui traversa l’esprit et se traduisit sur son visage par un frémissement convulsif.

— Oui, ensorcelée, continua-t-elle, le méchant homme m’a ensorcelée, lui, c’est lui qui m’a perdue !… Je lui ai vendu mon âme… Pourquoi donc, pourquoi m’as-tu rappelé ma mère ? Pourquoi me tourmenter, toi aussi ? Que Dieu te juge et te pardonne !

Elle se remit à pleurer.

— Il dit, — reprit-elle tout bas avec un accent mystérieux, — que quand il sera mort, il viendra chercher mon âme pécheresse… Je suis à lui, il m’a pris mon âme… et il me tourmente ! Il me lit dans les livres… Tiens, regarde, voici son livre ! Voici son livre !… Il dit que j’ai commis un péché mortel… Regarde, regarde donc…

Elle lui tendait un livre. Ordinov ne remarqua pas d’où elle le tirait, il le prit machinalement et l’ouvrit. C’était un volume comparable à ceux des vieux Raskolniki[4]. Mais il ne pouvait fixer son attention, le livre lui tomba des mains. Il étreignit doucement Catherine et s’efforça de la calmer.

— Allons, disait-il, on t’a fait peur, mais je suis auprès de toi maintenant, repose-toi de tout sur moi, ma sœur, mon amour, ma lumière.

— Tu ne sais rien, rien ! – répondit-elle en crispant ses mains autour de celles d’Ordinov, – je suis toujours ainsi !… J’ai toujours peur… Et alors je vais chez lui. Parfois, pour me rassurer, il fait des incantations, parfois il prend son livre, le plus grand, et lit sur moi. Ce sont toujours des choses graves, terribles ! Je ne sais trop quoi, je ne comprends pas toujours, mais ma peur redouble. Il me semble que ce n’est pas lui qui parle, mais quelqu’un de méchant, qu’on implorerait en vain, que rien ne pourrait apaiser, et je me sens un poids, un poids sur le cœur !… Et je souffre plus alors, bien plus qu’auparavant !

— Ne va donc pas chez lui ! Pourquoi y vas-tu ?

— Et pourquoi suis-je venue chez toi ? Je ne le sais pas davantage… Il me dit : Prie ! Prie ! Et je me lève, dans le noir de la nuit, et je prie longtemps, longtemps, des heures entières. Souvent je meurs de sommeil, mais la peur me tient éveillée, et alors il me semble qu’un orage s’amoncelle contre moi, qu’un malheur me menace, que les méchants veulent me tuer, et que les saints et les anges refusent de me défendre… et je me remets à prier, à prier, jusqu’à ce que l’image de la Madone me regarde avec miséricorde. Alors je vais me coucher, comme morte. Mais quelquefois je m’endors par terre, à genoux devant l’image, et quelquefois aussi c’est lui qui me réveille : il m’appelle, il me caresse, il me rassure, et je me sens mieux, je me sens forte auprès de lui et je ne crains plus le malheur. Car il a la puissance ! Il y a une vertu dans sa parole !

— Mais quel malheur peux-tu craindre ? Quel malheur ?

Catherine pâlit encore. Ordinov crut voir un condamné à mort qui n’attend plus de grâce.

— Moi ? Je suis une fille maudite ! J’ai tué une âme ! Ma mère m’a maudite ! J’ai fait le malheur de ma propre mère !…

Ordinov l’étreignit en silence. Elle se serra contre lui avec un tremblement convulsif.

— Je l’ai enfouie dans la terre humide[5], reprit-elle en frissonnant aux visions de l’irrémissible passé. — Il y a longtemps que je veux parler. Mais il me le défend toujours ; il me supplie de me taire, et pourtant, par ses reproches, par ses colères, c’est lui-même quelquefois qui ranime toutes mes souffrances. C’est mon ennemi, mon bourreau. Et dans la nuit tout me revient, comme à présent… Écoute, écoute ! – Il y a longtemps déjà que tout cela est arrivé, il y a bien longtemps ! Je ne sais même plus quand, et pourtant je revois tout comme si c’était d’hier, comme un rêve de la veille qui m’aurait serré le cœur durant toute la nuit. Le chagrin abrège le temps… Mets-toi, mets-toi plus près de moi. Je te dirai tout mon malheur, et si tu peux m’absoudre, moi qu’une mère a maudite, je te donnerai ma vie.

Ordinov voulut l’interrompre, mais elle joignit les mains en lui demandant de l’écouter au nom de son amour, et, dominée par une toujours croissante inquiétude, elle se mit à parler. Ce fut un récit sans suite, le flux et le reflux d’une âme en tempête. Mais Ordinov comprit tout, car leurs vies s’étaient mêlées, et leurs malheurs ; et dans chacune des paroles de Catherine, il voyait, reconnaissait son propre ennemi. N’était-ce pas le vieillard de ses rêves d’enfant, – Ordinov le croyait, – qui tyrannisait cette pauvre âme de naïve jeune fille et la profanait avec une inépuisable méchanceté ?

— … C’était une nuit comme celle-ci, mais plus orageuse. Le vent hurlait dans notre forêt !… Je ne l’avais jamais entendu si fort, ou bien me semblait-il qu’il en fût ainsi, parce que cette nuit devait être celle de mon malheur ?… Sous notre fenêtre un chêne fut rompu. C’était un arbre splendide : un vieux mendiant disait que, déjà dans son enfance, il l’avait vu tel, aussi grand, aussi beau. Dans cette même nuit… oh ! Oui, je me rappelle tout comme si c’était hier !… Dans cette même nuit les barques de mon père furent détruites sur la rivière, et lui, quoique malade, il alla, aussitôt que les pêcheurs vinrent le prévenir, à la fabrique, voir lui-même le désastre. Nous restâmes seules, ma mère et moi. Je sommeillais. Elle était triste, et pleurait à chaudes larmes… ah ! Je sais bien pourquoi ! Elle venait d’être malade, elle était toute pâle encore et me disait de lui préparer son linceul… Tout à coup, à minuit, on entend frapper à la porte ; je sursaute sur mon lit, ma mère jette un cri, je la regarde en tremblant, puis je prends la lanterne, et vais, toute seule, ouvrir la porte cochère… C’était lui ! Ma peur redouble. J’avais toujours eu peur de lui, toujours, aussi loin que je puis me rappeler ! Il n’avait pas encore les cheveux blancs, sa barbe était noire comme du goudron ; ses yeux, deux charbons ardents ! Et pas une seule fois encore il ne m’avait regardée avec douceur.

— Ta mère est-elle à la maison ? Me demanda-t-il.

— Mon père n’y est pas, dis-je, et je fermai la petite porte.

— Je le sais bien…

Et tout à coup il me regarda, il me regarda d’une telle façon !…

C’était la première fois qu’il me regardait ainsi. Je fis quelques pas, il restait immobile.

— Pourquoi ne venez-vous pas ?

— Je réfléchis[6].

Nous allions entrer dans la chambre.

— Pourquoi m’as-tu dit que ton père n’est pas à la maison, quand je t’ai demandé si ta mère y était ?

Je ne répondis pas… Ma mère parut effrayée et se jeta vers lui : il la regarda à peine. – Je remarquais tout cela. – Il était mouillé, il grelottait ; l’orage l’avait poursuivi pendant vingt verstes. D’où venait-il ? Où habitait-il ? Ma mère ne le savait pas plus que moi. Il y avait déjà neuf semaines que nous ne l’avions vu… Il jeta son bonnet, ôta ses gants. Mais il ne pria pas devant l’image, ne salua personne et s’assit auprès du feu…

Catherine passa la main devant ses yeux comme pour écarter une apparition pénible, mais un instant après elle releva la tête et poursuivit :

— Il se mit à parler avec ma mère en langue tartare. Je ne connais pas cette langue. – D’ordinaire, quand il venait, on me renvoyait. Mais, cette nuit-là, ma pauvre mère n’osa dire un mot à son propre enfant, et moi, moi, dont déjà l’esprit immonde envahissait l’âme, j’avais une sorte de mauvaise joie à voir l’horrible embarras de ma mère… Je vois qu’on me regarde, qu’on parle de moi. Elle se met à pleurer. Tout à coup je le vois prendre son couteau… (Et ce n’était pas la première fois : depuis quelque temps il menaçait souvent ma mère…) Je me lève, je me pends à sa ceinture, je cherche à lui arracher son couteau : il grince des dents, veut me repousser, me frapper dans la poitrine, mais sans réussir à se défaire de moi. Je pense que ma dernière heure est venue, mes yeux se convulsent, je tombe par terre, mais sans crier. Alors je le vois ôter sa ceinture, retrousser sa manche, et me tendant le couteau et me montrant son bras nu, il me dit : « Coupe donc ! Je t’ai offensée, venge-toi, orgueilleuse fille, et je te saluerai jusqu’à terre. » Je prends le couteau et le jette, les yeux baissés et en souriant sans desserrer les lèvres. Puis je regarde les yeux tristes de ma mère, je la regarde impudemment, et mon insolent sourire ne quitte pas mes lèvres. Ma mère était pâle comme une morte…

Ordinov écoutait attentivement cet incohérent récit. Mais peu à peu l’intensité même de ses souvenirs calma la pauvre fille. Comme un flot dans la mer, son angoisse actuelle se dispersait dans son ancien malheur.

— Il remit son bonnet sur sa tête, sans saluer. Je repris la lanterne pour l’accompagner, au lieu de ma mère qui, toute malade, voulait le suivre. Nous gagnons sans parler la porte cochère. J’ouvre la petite porte, et je repousse les chiens. Alors je le vois ôter son chapeau et me saluer. Puis il tire de sa poche une petite boîte en cuir rouge, il l’ouvre, et j’y vois briller une quantité de diamants : « J’ai, me dit-il, dans le faubourg une liouba, et je voulais les lui offrir. Mais c’est toi qui les auras, belle fille. Ornes en ta beauté, prends-les, fût-ce pour les fouler aux pieds. » Je les pris, je ne les foulai pas aux pieds (dans ma pensée, je ne voulais pas lui faire tant d’honneur…). Je les pris par méchanceté, sachant bien ce que j’en voulais faire, et, rentrée dans la chambre, je les mis sur la table devant ma mère. Elle resta un moment silencieuse, comme si elle eut redouté de me parler. Puis elle pâlit encore et me dit :

— Qu’est-ce donc, Katia ?

— C’est pour toi, ma mère ; le marchand t’a apporté cela, je ne sais rien de plus.

Des larmes lui jaillirent des yeux, la respiration lui manqua.

— Ce n’est pas pour moi, Katia, ce n’est pas pour moi, méchante fille, ce n’est pas pour moi !…

Je me rappelle avec quelle amertume, oh ! Avec quelle amertume ! Elle me dit cela. Toute son âme pleurait ! Je la regardai, j’eus un instant l’envie de me jeter à ses pieds, mais le mauvais esprit me ressaisit aussitôt.

— Eh bien ! Dis-je, si ce n’est pas pour toi, c’est sans doute pour mon père. À son retour je lui donnerai cette boîte et je lui dirai : Des marchands sont venus et ont oublié chez nous leur marchandise.

Alors ma mère pleura de plus belle, ma pauvre mère !

— Je lui dirai moi-même quels marchands sont venus et quelle marchandise ils venaient prendre… Je lui apprendrai quel est ton père, fille sans cœur ! Tu n’es plus ma fille, tu es un serpent… tu es maudite !

Je garde le silence, les larmes ne me viennent pas… Ah ! C’était comme si tout fût mort en moi à ce moment… Je rentrai dans ma chambre, et toute la nuit j’entendis l’orage, et en moi aussi, il y avait un orage.

Cependant cinq jours se passent. Vers le soir du cinquième jour arrive mon père, morne, menaçant. Il dit qu’il est tombé malade en route. Mais je vois sa main bandée de linge, je comprends qu’il a rencontré un ennemi sur sa route, et quelle est sa maladie. Je devine aussi quel est cet ennemi ; je m’explique tout. Il ne parle pas à ma mère, ne me demande pas, appelle tous les ouvriers, ordonne d’arrêter le travail dans la fabrique et de s’apprêter à défendre la maison… Mauvais signes, tout cela… Et nous attendons, et la nuit commence, – encore une nuit d’orage. J’ouvre ma fenêtre, je pleure, et mon cœur me brûle. Je voudrais m’échapper de ma chambre, m’en aller loin, loin, au bout du monde, là où naissent l’éclair et l’orage… et ma poitrine de jeune fille s’agite violemment. Tout à coup, déjà tard, – étais-je assoupie, au plutôt mes pensées s’étaient-elles égarées ? – j’entends frapper à la vitre.

— Ouvre !

Je vois un homme escalader ma fenêtre au moyen d’une corde, et je reconnais aussitôt cet hôte inattendu. J’ouvre, et je le laisse entrer dans ma chambre. Sans ôter son bonnet, il s’assied sur le banc, haletant, presque sans respiration, comme un homme poursuivi, et qui a couru longtemps. Je m’écarte, et sans savoir pourquoi je me sens pâlir.

— Le père est à la maison ?

— Oui.

— Et la mère ?

— Ma mère aussi.

— Alors, tais-toi, écoute : entends-tu ?

— J’entends.

— Quoi ?

— Siffler sous la fenêtre.

— Eh bien ! Belle fille, veux-tu faire tomber la tête d’un ennemi ? Appelle ton père et damne ton âme ! Je t’obéirai. Prends cette corde et lie-moi si le cœur t’en dit. C’est une occasion de te venger.

Je garde le silence.

— Parle donc !

— Que veux-tu ?

— Je veux me délivrer d’un ennemi, faire, comme je le dois, mes adieux à mon ancienne liouba, et à la nouvelle, à la jeune, à toi, belle fille, donner mon âme !

Je me mis à rire. Je ne puis m’expliquer comment j’avais pu comprendre son cynique langage.

— Laisse-moi donc, belle fille, entrer dans la maison, saluer les maîtres…

Je frémis, mes dents claquent. Pourtant je vais ouvrir la porte, je le laisse entrer dans la maison, et seulement sur le seuil, réunissant mes forces, je lui dis :

— Prends donc tes diamants et ne me fais plus de cadeau… Et je lui jetai la boîte.

Ici Catherine s’arrêta pour reprendre haleine. Elle frissonnait comme une feuille. Le sang lui montait au visage, ses yeux étincelaient à travers ses larmes, et une respiration sifflante soulevait sa poitrine. Puis elle pâlit de nouveau et reprit d’une voix basse, tremblante, triste, inquiète :

— Alors je suis restée seule. Il me semblait que l’orage m’enserrait de toutes parts. Tout à coup un cri retentit, puis un bruit de pas précipités dans la cour, et j’entendis cette clameur : La fabrique est en feu !… Je me blottis dans un coin. Tout le monde partit. Il ne restait dans notre maison que ma mère et moi, et je savais qu’elle était mourante. Depuis trois jours elle ne quittait plus le lit où elle devait mourir. Et je le savais, fille maudite !… Un nouveau cri… au-dessous de ma chambre… un cri faible comme celui d’un enfant qui rêve… puis le silence. J’éteins ma bougie, mon sang se glace, je cache mon visage dans mes mains, j’ai peur de regarder. Encore une clameur, toute proche les ouvriers reviennent de la fabrique. Je me penche à la fenêtre, je vois mon père porté sur une civière, mort, j’entends qu’ils disent entre eux « Il a fait un faux pas. Il est tombé de l’échelle dans la cave chauffée à blanc, c’est le diable qui t’y a poussé. » Je me jette sur mon lit et j’attends, toute roide, sans savoir qui ni quoi j’attends. Combien de temps restai-je ainsi ? Je ne m’en souviens plus. Je sais seulement que je me sentais comme balancée, la tête lourde ; la fumée me piquait les yeux, et j’étais heureuse de penser que j’allais bientôt mourir. Tout à coup je sens qu’on me soulève par les épaules, je regarde autant que la fumée me le permet lui ! lui tout brûlé, son cafetan plein de cendres !

— Je viens te chercher, belle fille. Sauve-moi, puisque c’est toi qui m’as perdu. Je me suis damné pour toi ! Car comment jamais expier cette nuit maudite ?… Peut-être, si nous priions ensemble.

Et il riait, l’homme épouvantable !

— Montre-moi par ou il faut sortir pour éviter les gens.

Je pris son bras et le conduisis. Nous passâmes le corridor, – j’avais les clefs, – j’ouvris la porte d’un cabinet noir, et lui montrai la fenêtre : elle donnait sur le jardin. Il me saisit entre ses bras puissants et sauta avec moi de la fenêtre. Nous courûmes longtemps en nous tenant par la main, et nous atteignîmes une forêt épaisse et sombre. Là il s’arrêta pour écouter.

— On nous poursuit, Katia, on nous poursuit, belle fille ! Mais l’heure de la mort n’est pas encore venue. Embrasse-moi, belle fille, pour le bonheur et l’amour éternel !

— Et pourquoi vos mains sont-elles ensanglantées ?

— J’ai coupé la gorge de vos chiens, ma chère. Ils aboyaient contre l’hôte tardif… Allons !

Nous nous remettons à courir. Au détour d’un sentier nous apercevons le cheval de mon père. Il avait rompu sa bride et s’était sauvé de l’écurie : il n’avait pas voulu se laisser brûler !…

— Monte avec moi, Katia, Dieu nous envoie un aide… Tu ne veux pas ? Tu as peur de moi ? Je ne suis pas un hérétique, un impur ; je vais me signer si tu veux !

Et il se signa. Je montai, il me serra contre lui, sur sa poitrine, et je m’oubliai, comme dans un rêve… Quand je revins à moi, nous étions au bord d’un large fleuve. Nous descendîmes, il s’avança dans l’oseraie, et j’aperçus bientôt une petite barque qu’il y avait cachée.

— Adieu, dit-il, adieu, bon cheval ! Cherche un nouveau maître, les anciens t’abandonnent tous.

Je me jetai vers le cheval de mon père et je l’embrassai. Puis nous nous assîmes dans la barque, il prit les rames, et bientôt nous perdîmes de vue le bord. Alors il leva les rames et regarda tout autour sur l’eau.

— Salut ! Cria-t-il, Volga, ma mère, mon beau fleuve orageux, la fontaine inépuisable où boivent tous les enfants de Dieu ! Ma mère nourricière ! As-tu surveillé mon bien pendant mon absence ? Mes marchandises sont-elles en bon état ?… Eh ! Prends tout, si tu veux, l’orageux, l’insatiable ! Mais permets-moi de garder, de caresser ma perle sans prix !… Et toi, dis donc un mot, belle fille, un seul mot ! Éclaire l’orage, soleil ! Lumière, dissipe la nuit !

Il parlait et riait à la fois, pour me rassurer ; mais je ne pouvais supporter son regard. Je brûlais de honte. Il m’était impossible de parler. Il le comprit.

— Soit ! Dit-il, – sa voix était pleine de tristesse, – soit ! On ne peut rien contre la nécessité. Que Dieu te pardonne, ma colombe, orgueilleuse et belle fille ! Mais se peut-il que tu me haïsses à ce point ? Suis-je donc si répugnant, déjà !

J’écoutais, et la colère me prenait, – mais c’était la colère d’amour !

— Que je te haïsse ou non, cela ne te regarde pas ! Où aurais-tu trouvé une autre jeune fille assez insensée, assez effrontée pour t’ouvrir sa chambre dans le noir de la nuit ? Je t’ai vendu mon âme par un péché mortel ! Mon cœur était fou, je n’ai pu le retenir ! Je me suis préparé bien des larmes !… Mais toi, ne te réjouis pas du malheur d’autrui comme un voleur ! Ne te ris pas d’un cœur de jeune fille !…

Je dis tout cela malgré moi et j’éclatai en sanglots. Il me regarda silencieusement, et son regard me fit trembler.

— Écoute donc, belle fille ! Me dit-il, et ses yeux brillaient d’un éclat surnaturel. Ce n’est pas une vaine parole que je vais te dire. Tant que tu voudras me donner du bonheur, tu seras à moi. Mais s’il t’arrive de ne plus m’aimer, ne parle pas, ne dépense pas de mots inutiles. Pas de contrainte ! Mais fronce seulement tes sourcils de zibeline, détourne seulement ton œil noir, remue seulement ton petit doigt, et je te rendrai ton amour avec ta chère petite liberté dorée. Mais alors, ô ma beauté orgueilleuse, je mourrai !

Et je sentis toute ma chair sourire à ces paroles.

Une émotion profonde interrompit Catherine. Mais elle reprenait déjà haleine tout en souriant à une nouvelle pensée et se disposait à continuer, quand son regard rencontra le regard enflammé d’Ordinov rivé sur elle. Elle tressaillit, voulut parler, mais le sang lui afflua au visage. Comme prise de folie, elle se jeta sur l’oreiller… Ordinov était plein d’un trouble infini. Il lui semblait que du poison brûlait son sang. Et c’était une souffrance aiguë qui augmentait avec chaque mot du récit de Catherine. Il se sentait saisi d’un emportement sans but, d’une passion vaine et invincible. Par moments il voulait crier à la jeune fille : « Tais-toi ! » Il voulait se jeter à ses pieds, la supplier de lui rendre la douceur de ses premières souffrances, alors qu’il ignorait tout d’elle, de lui rendre ses premiers élans, si vagues et si purs, ses premières larmes déjà depuis longtemps séchées. Et maintenant ses larmes ne pouvaient plus couler, le sang inondait son cœur ; il ne comprenait plus ce que lui disait Catherine, il avait peur d’elle. À cette heure, il maudissait son amour ; il suffoquait, ce n’était plus du sang, mais du plomb fondu qui coulait dans ses veines.

— Ah ! Ce n’est pas cela mon plus grand chagrin, dit Catherine en relevant subitement la tête, ce n’est pas cela mon chagrin, ce n’est pas cela ! Répéta-t-elle d’une voix changée, tout le visage contracté et les yeux secs, ce n’est pas cela ! Ce n’est pas cela ! On n’a qu’une mère et je n’en ai plus, et pourtant que m’importe ma mère ! Que m’importe la malédiction de son atroce dernière heure ! Que m’importe ma vie de jadis ! Et ma chambrette chaude ! Et ma liberté de jeune fille ! Séduction, trafic de mon âme et le péché éternel pour un instant de bonheur, que m’importe ! Ce n’est pas cela ! Ce n’est pas cela, quoique cela soit ma perte ! Mon plus grand chagrin, celui qui me rend l’âme amère, c’est que je suis l’esclave enchantée de ma honte, c’est que j’aime mon opprobre, c’est que je me complais comme en un bonheur au souvenir de mon déshonneur ! Voilà ma misère ! Mon cœur est sans force et sans colère contre mon péché…

La respiration lui manqua, un sanglot hystérique lui serra la gorge, un souffle saccadé desséchait ses lèvres, sa poitrine se soulevait et s’abaissait profondément, une indignation étrange enflammait son regard. Mais en ce même moment tant de charme était répandu sur son visage, chaque ligne de ses traits vibrait d’une telle beauté, tant de passion y éclatait que les pensées noires d’Ordinov se dissipèrent et qu’il ne se sentit plus qu’un désir : presser son cœur contre le cœur de la jeune fille, et laisser son cœur tout oublier près de ce cœur et battre du même rhythme orageux. Leurs regards se rencontrèrent, elle sourit et il se sentit pris entre un double courant de feu…

— Pitié ! Grâce ! – soupira-t-il. Sa voix tremblait, il était si près d’elle que leurs souffles se confondaient. – À ton tour tu m’as ensorcelé. Je ne sais pas ton chagrin, mais je vois que mon âme a perdu son repos… Oublie-le, ton chagrin ! Et dis-moi ce que tu voudras, ordonne, je t’obéirai ! Mais viens avec moi ! Ne me laisse pas mourir !

Catherine le regardait sans bouger. Elle voulut l’interrompre, prit sa main, mais les paroles lui manquèrent. Un singulier sourire apparut lentement sur ses lèvres, et l’on eût dit que le rire voulait percer sous ce sourire.

— Je ne t’ai pas tout dit, reprit-elle enfin, d’une voix exaltée, j’ai bien des choses encore à te conter. Mais voudras-tu les entendre, voudras-tu les entendre, cœur ardent ? Écoute ta sœur, tu n’as sans doute pas encore compris tout son malheur. Je pourrais te dire comment j’ai vécu avec lui tout un an, mais je ne te le dirai pas… et quand l’année fut écoulée, il descendit avec ses amis vers le fleuve, et je restai seule, à l’attendre, chez celle qu’il appelait sa mère. Je l’attendis un mois, deux mois. Puis, un jour, je rencontre dans le faubourg un jeune marchand. Je le regarde, et le souvenir de mes années jolies, de mes premières années, me revient.

— Lioubouchska, sœur, me dit-il après avoir échangé avec moi quelques paroles, je suis Alioscha, ton fiancé. Te souviens-tu que les vieillards nous ont fiancés quand nous étions encore enfants ? M’as-tu oublié ? Rappelle-toi, je suis de ton pays…

— Et que dit-on de moi dans notre pays ?

Alioscha sourit.

— On raconte que tu te conduis mal, me répondit-il, que tu as oublié ta vertu de jeune fille et que tu vis avec un brigand, un preneur d’âmes.

— Et toi, que dis-tu de moi ?

Il tressaillit.

— Je ne disais rien de bon, je ne disais rien de bon… Mais je me tais depuis que je te vois. Ah ! Tu m’as perdu ! Achète-moi donc, toi aussi, mon âme, prends-la, prends mon cœur, belle fille, joue-toi de mon amour. Je suis orphelin, maintenant, je suis mon maître, mon âme n’appartient qu’à moi. Je n’ai pas fait comme une certaine fille qui a tué en elle le souvenir, je n’ai pas vendu mon âme. Et que disais-je : Achète-la ! Elle n’est pas à vendre, je la donne pour rien : c’est par-dessus le marché !

Je me mis à rire, et ce n’est pas une seule fois ni deux qu’il me tint ce langage. Il demeura tout un mois à la campagne, abandonnant ses marchandises, ses amis. Il vécut seul, tout seul. J’eus pitié de ses larmes d’orphelin. Un matin je lui dis :

— Alioscha, aujourd’hui à la tombée de la nuit, attends-moi auprès de la berge. Nous irons ensemble chez toi. J’en ai assez, de ma vie de misère.

La nuit vient. Je fais un petit paquet de mes hardes. J’avais le cœur triste à la fois et joyeux. Tout à coup, je vois entrer mon patron. – Je ne l’attendais pas.

— Bonjour !… Viens vite, il y aura un orage sur la rivière, et le temps passe.

Je le suivis. Nous prenons le chemin de la rivière. Il y avait loin ! Nous apercevons un petit bateau. Un rameur que je connais bien y est assis : on devine à son attitude qu’il attend quelqu’un.

— Bonjour, Alioscha. Dieu te soit en aide ! Quoi ? Tu t’es attardé et tu vas maintenant te hâter pour rejoindre tes barques ? Emmène-nous, mon bon garçon, ma femme et moi, vers nos amis. Il y a loin, j’ai laissé partir le bateau, et je ne pourrais faire toute cette distance à la nage.

— Viens donc, dit Alioscha.

Toute mon âme tressaillit en entendant sa voix.

— Assieds-toi, continua-t-il, le vent est à tout le monde, et tout le monde aura sa place dans mon palais de planches.

Nous montons. La nuit est sombre ; pas d’étoiles, grand vent ; les vagues s’élèvent, et nous sommes déjà à une verste du bord.

Personne encore n’a parlé.

— Un orage, dit mon patron, un orage sérieux. Depuis que je me connais, je n’en ai pas encore vu de pareil sur la rivière. Ce sera tout à l’heure une vraie tempête. Ce bateau est trop chargé, et nous ne pourrons y tenir trois.

— Non, nous ne pourrons y tenir trois ; il paraît que l’un de nous est de trop.

En prononçant ces mots, la voix d’Alioscha tremblait comme une corde de violon.

— Eh bien, Alioscha, je t’ai connu petit enfant. J’étais le camarade de ton père, et nous mangions ensemble le pain et le sel. Dis-moi donc, Alioscha, ne pourrais-tu pas atteindre le bord sans le bateau, ou préfères-tu perdre pour rien ton âme ?

— Non, je n’irai pas. Et toi, brave homme ? S’il t’arrive de boire un coup de trop en route, eh bien, c’est un mauvais moment à passer.

— Je n’irai pas non plus, la rivière ne me porterait pas. Or, écoute maintenant, toi, Catherinouschka, mon trésor. Je me rappelle une nuit semblable. Seulement les vagues étaient moins grosses, et les étoiles brillaient, et la lune. Je veux tout simplement te demander si tu as oublié cette nuit-là.

— Je m’en souviens, dis-je.

— Tu te souviens donc aussi, n’est-ce pas ? D’un certain pacte ; comment un homme de cœur expliqua à une belle fille de quelle manière, quand il ne lui plairait plus, elle pourrait lui reprendre sa chère liberté ?

— Je m’en souviens aussi.

Je ne savais plus si je vivais ou si j’étais morte.

— Tu t’en souviens aussi ? Eh bien, voici que nous sommes un de trop dans ce bateau. L’heure de l’un de nous a sonné. Dis-nous donc, ma chère, dis-nous, ma colombe, duquel des deux c’est l’heure, ne dis qu’un mot…

Je n’ai pas dit ce mot…

Catherine n’acheva pas.

— Catherine ! Appela derrière eux une voix, une voix sourde et enrouée.

Ordinov tressaillit. Mourine était à la porte. À peine couvert d’une fourrure, horriblement pâle, il les couvrait d’un regard presque fou. Catherine pâlit et le regarda aussi, fixement, comme fascinée.

— Viens chez moi, Catherine, dit le malade d’une voix à peine intelligible, et il sortit de la chambre.

Catherine continuait à regarder le seuil comme si le vieillard était encore devant elle. Mais tout à coup son sang brûla ses joues pâles, elle se leva lentement.

Ordinov se rappela leur première rencontre.

— À demain donc, mes larmes ! – dit-elle avec un bizarre sourire. Rappelle-toi où j’en suis restée : « Choisis des deux, belle fille, qui te plaît et qui te déplaît ! » T’en souviendras-tu ? Attendras-tu encore une petite nuit ?

Elle posa ses mains sur les épaules du jeune homme et le regarda tendrement.

— Catherine, n’y va pas, n’achève pas ton malheur ! Il est fou…

— Catherine ! Cria-t-on derrière la cloison.

— Eh bien, quoi ! Il me tuera peut-être ! Répondit Catherine avec le même sourire. Bonne nuit à toi que je ne me lasserais jamais de contempler, mon pauvre frère !…

Sa tête roulait sur la poitrine d’Ordinov, et de nouvelles larmes arrosaient son visage.

— Ce sont mes dernières larmes ! Endors ton chagrin, mon doux ami. Demain tu te réveilleras plus joyeux… — Et elle l’embrassa passionnément.

— Catherine ! Catherine ! Murmura Ordinov en tombant à genoux devant elle, et en s’efforçant de la retenir, — Catherine !

Elle se retourna, lui fit un signe de tête en souriant, et sortit de la chambre. Ordinov l’entendit entrer chez Mourine. Il retint son souffle et écouta ; le vieillard se taisait, ou peut-être avait-il de nouveau perdu connaissance. Ordinov n’entendit plus rien. Il voulut aller lui-même chez le vieillard, mais ses jambes se dérobèrent, et il s’affaissa sur le lit.

  1. Expression russe.
  2. Une bien-aimée ; locution populaire.
  3. Expression russe.
  4. Secte de vieux croyants qui conservent les Écritures telles qu'elles étaient avant les corrections du patriarche Nikon.
  5. Expression russe : j'ai causé sa mort.
  6. Mot à mot : Je pense une pensée.