L’Esprit souterrain/1/05

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V


Longtemps après qu’il se fut éveillé, Ordinov ne put se rendre compte de l’heure. Était-ce le crépuscule du matin ou celui du soir ? Combien de temps avait duré son sommeil ? En tout cas, il sentait que ce sommeil avait été morbide. Il passa la main sur son visage comme pour écarter les fantômes de la nuit. Mais quand il voulut se lever, ses membres brisés lui refusèrent leur service. La tête lui tournait, il frissonnait. En même temps que la conscience, la mémoire lui revenait, et il tressaillit en revivant en un seul éclair de souvenir toute la nuit précédente. Ses sensations étaient si vivantes qu’il ne pouvait se croire séparé de cette nuit par de longues heures : n’était-ce pas à l’instant même ? Catherine ne venait-elle pas de le quitter ? Ses yeux étaient mouillés de larmes : étaient-ce les larmes de cette nuit terrible, ou des larmes nouvelles ? Et, chose étrange, sa souffrance lui était douce, quoiqu’il sentît clairement que son organisme ébranlé ne pourrait supporter une seconde secousse semblable. Un instant, se croyant près de mourir, — tant ses impressions s’exaltaient ! — il s’apprêtait à recevoir la mort comme un hôte désiré. Puis un si puissant transport envahit son âme que son activité vitale se tendit à se rompre. Son âme brûlait, flambait à se consumer en un moment, à s’éteindre pour toujours.

Soudain une voix chanta. C’était une harmonie comparable à ces musiques intérieures familières à l’âme aux heures de joie. Tout près de lui, presque au-dessus de sa tête, la voix claire et ferme de Catherine chantait une chanson douce et monotone. La voix montait, s’abaissait, puis expirait en une plainte, comme si elle s’absorbait en l’angoisse intime d’un désir inassouvi, maîtrisé, dérobé sans issue au fond d’un cœur languissant. Puis elle reprenait en roulades de rossignol, parfait symbole d’une invincible passion, et s’épandait en une mer d’harmonies puissantes comme les premières heures de l’amour. On distinguait aussi les paroles, simples, sentimentales, merveilleusement appropriées à la mélodie. Mais Ordinov les oubliait. La musique seule le touchait. Au simple et naïf récitatif, il substituait d’autres paroles qui répondaient mieux aux détours cachés, – cachés à lui-même ! – de sa propre passion, des paroles toutes pleines d’elle ! Et c’était tantôt le dernier gémissement de la passion sans espérance, tantôt, au contraire, le cri de joie du cœur qui a enfin brisé ses chaînes et se livre, libre et serein, à un noble amour. Et tantôt, c’étaient les premiers serments de l’amante, la pudeur parfumée des premières rougeurs, et l’éclair des larmes, et les chuchotements mystérieux et timides ; tantôt le désir stérile d’une vestale, orgueilleuse et joyeuse de sa force, sans voiles, sans mystères, et qui, avec un rire lumineux, ouvre largement ses yeux enivrés…

Ordinov n’attendit pas la fin de la chanson, il se leva, et la chanson s’interrompit aussitôt.

— Ce n’est plus ni bon matin, ni bonjour qu’on peut te dire, mon désiré. Bonsoir ! Lève-toi, viens chez nous, viens pour que je me réjouisse. Nous t’attendons, le patron et moi, tous deux prêts à te servir. Éteins ta haine dans ton amour, si le ressentiment de l’offense habite encore ton cœur. Dis une bonne parole.

Ordinov suivit Catherine. Il comprenait à peine qu’il allait chez le logeur. La porte s’ouvrit devant lui, et clair comme le soleil lui apparut le sourire de sa merveilleuse logeuse. Il ne vit, il n’entendit qu’elle, et son cœur déborda de joie.

— Il y a deux aubes de passées depuis que nous nous sommes vus, dit-elle en lui tendant la main. La deuxième soirée s’achève, regarde le ciel. Ce sont les deux aubes de l’âme d’une jeune fille, – ajouta-t-elle en riant, – celle qui fait rougir de la première honte son visage, quand son âme seulette parle pour la première fois, et la seconde, l’aube brûlante qui fait monter à son front son sang vermeil. Viens chez nous, viens, bon garçon. Pourquoi rester sur le seuil ? Honneur et amour à toi ! Reçois le salut du patron.

Avec un rire musical, elle prit Ordinov par la main et le fit entrer.

Il baissa les yeux, craignant de la regarder. Il sentait qu’elle était si merveilleusement belle qu’il ne pourrait supporter sa vue. Et jamais, en effet, elle n’avait été si belle ! Le rire d’une joie réelle étincelait pour la première fois sur son visage. Sa main frémissait dans celle d’Ordinov, et, s’il avait levé les yeux, il aurait vu un sourire vainqueur illuminer ceux de la jeune fille.

— Lève-toi donc, vieillard ! Dit-elle enfin comme si elle revenait à elle. Dis à notre hôte une parole affable. Un hôte est un frère. Lève-toi, homme altier, orgueilleux vieillard. Salue ton hôte, et prends-le par sa main blanche[1].

Pour la première fois Ordinov pensa à Mourine. Les yeux du vieillard semblaient s’éteindre dans une angoisse suprême. Il regardait fixement Ordinov, avec ce même regard chagrin et fou qu’Ordinov n’avait pas oublié. Mourine était couché, mais à demi vêtu, et, sans doute, il était déjà sorti dans la matinée. Son cou était couvert d’un foulard rouge. Il portait des pantoufles. Évidemment la maladie commençait à le quitter, mais il était encore terriblement pâle et jaune. Catherine, auprès de lui, s’appuyait d’une main à la table, et les observait attentivement. Mais le sourire ne quittait pas ses lèvres. Il semblait que tout se fît par sa volonté.

— Ah ! C’est toi, dit Mourine se levant, et s’asseyant sur son lit, c’est toi, mon locataire. J’ai des torts envers toi, barine, je t’ai offensé sans le savoir, j’ai joué du fusil. Mais qui diable eût pu croire que tu étais épileptique ? Moi aussi, – ajouta-t-il d’une voix enrouée en fronçant le sourcil, et en détournant involontairement les yeux. – Quand le malheur vient, il ne frappe pas à la porte, il entre comme un voleur. N’ai-je pas failli, l’autre jour, lui mettre un couteau dans le cœur, à elle-même ! Je suis malade, j’ai des crises. Maintenant, tu sais tout. Assieds-toi, et sois mon hôte.

Ordinov le regardait à son tour fixement.

— Assieds-toi donc, assieds-toi ! Cria le vieillard avec impatience, assieds-toi, puisqu’elle le veut ! Alors vous voilà devenus frère et sœur ? Vous vous aimez comme deux amoureux…

Ordinov s’assit.

— Regarde donc ta sœur, – continua le vieillard en riant, et en découvrant ses deux rangées de dents blanches, dont pas une ne manquait. À votre aise ! Est-elle belle, ta sœur, barine ? Réponds-moi. Regarde donc comme ses joues sont roses ! Regarde-la donc, rends hommage à sa beauté, montre que ton cœur saigne pour elle !

Ordinov jeta au vieillard un regard irrité. Mourine tressaillit sous ce regard. Une rage sourde bouillonnait dans la poitrine du jeune homme. Une sorte d’instinct animal l’avertissait qu’il était en présence de son ennemi mortel. Mais il ne s’expliquait pas le comment et le pourquoi de cette rencontre. Son esprit était comme paralysé.

— Ne regarde pas… dit une voix derrière lui.

Il se retourna.

— Ne regarde pas, ne regarde pas, te dis-je, puisque le mauvais esprit te tente. Aie pitié de ta liouba !

Et soudain, tout en souriant, elle couvrit de sa main, par derrière, les yeux du jeune homme. Puis aussitôt, elle ôta ses mains, et en couvrit son propre visage. Mais elle sentit que le rouge de ses joues se voyait entre ses doigts, et elle voulut affronter sans crainte les rires et les regards des deux hommes. Tous deux la considéraient en silence, Ordinov avec une sorte d’étonnement amoureux, comme s’il voyait pour la première fois une si redoutable beauté, le vieillard attentivement et froidement. On ne pouvait rien lire sur son visage impassible, seulement ses lèvres bleuissaient et frémissaient légèrement.

Catherine s’approcha de la table, enleva les livres, les papiers, et posa le tout sur la fenêtre. Elle respirait précipitamment, avec saccades, et parfois elle aspirait l’air avec avidité, comme s’il allait lui manquer. Sa poitrine ronde s’enflait, et s’abaissait comme une vague près du bord. Elle avait les yeux, baissés, et ses cils noirs brillaient, comme des aiguillons fraîchement aiguisés, sur ses joues claires.

— Fille de czar ! Dit le vieux.

— Ma reine !… murmura Ordinov. Mais aussitôt, il reprit sa présence d’esprit en sentant peser sur lui le regard du vieillard, un regard tout étincelant de méchanceté et de froid mépris. Ordinov voulut se lever. Mais une force invincible clouait ses pieds au sol. Il se rassit en crispant ses poings. Il ne pouvait croire que tout cela fût réel. Il s’imaginait être la proie d’un cauchemar, et que le sommeil morbide pesait encore sur ses paupières. Et, chose étrange, il n’avait pas le désir de s’éveiller.

Catherine ôta le vieux tapis, ouvrit un coffre, y prit un tapis précieux tout brodé de soie écarlate et or, et en couvrit la table. Puis, d’un antique nécessaire de voyage en argent, elle sortit trois gobelets du même métal, et, d’un regard solennel et presque rêveur, elle invita le vieillard et l’hôte.

— Qui de nous, dit-elle, n’a pas les sympathies des autres ? En tout cas, il a la mienne, et boira avec moi, car vous me plaisez tous deux, vous êtes tous deux mes frères. Buvons donc à tous pour l’amour et pour la concorde.

— Oui, dit le vieillard d’une voix émue, buvons et noyons dans le vin les pensées noires ! Verse, Catherine.

— Et toi, ordonnes-tu de verser ? Demanda Catherine à Ordinov.

Il tendit silencieusement son gobelet.

— Un instant !… Que celui de nous qui a, à cette minute même, un désir, le voie réalisé ! Dit le vieillard en levant la main.

Ils trinquèrent et burent.

— À nous deux maintenant, vieillesse ! – dit Catherine s’adressant au patron. – Si tu as encore, au fond du cœur, de la tendresse pour moi, buvons ! Buvons à notre bonheur vécu ! Saluons les années finies, saluons-les ! Ordonne donc de verser, si tu m’aimes.

— Ton vin est fort, ma colombe, et toi, tu ne fais que mouiller tes lèvres… dit le vieillard en souriant, et il tendit de nouveau son gobelet.

— Eh bien ! Je vais y goûter, mais tu boiras jusqu’au fond !… Pourquoi vivre, vieillard, avec une pensée pénible ? Une pensée pénible rend le cœur languissant. Penser, c’est se chagriner : il faut vivre sans pensées, c’est le bonheur. Bois, vieillard, noie tes pensées.

— As-tu donc tant de chagrin, toi-même, que tu saches si bien le seul moyen de le conjurer ? Allons ! Je bois à toi, Katia, ma blanche colombe ! – Et toi, barine, si tu me permets de te le demander, as-tu du chagrin ?

— Si j’en ai, je le garde, murmura Ordinov sans quitter des yeux Catherine.

— As-tu entendu, vieillard ? Moi aussi, il n’y a pas longtemps que je sais voir en moi-même. Je n’avais pas de souvenirs, et soudain, quand l’heure est venue, je me suis tout rappelé. Tout ce qui est passé, je l’ai revécu dans mon âme insatiable.

— Il est amer de commencer à se contenter du passé, dit le vieillard mélancoliquement. Le passé, c’est comme le vin bu. Qu’y a-t-il de bon dans le passé ? C’est un cafetan usé : on le jette !

— Et il en faut un nouveau, – saisit au vol Catherine en riant avec effort, tandis que deux grosses larmes se suspendaient à ses cils comme des diamants. – On ne peut vivre seul, fût-ce un instant. Le cœur d’une jeune fille est vivace, et le tien ne battra pas toujours à l’unisson. As-tu compris, vieillard ?… Tiens, regarde, une de mes larmes est tombée dans ton verre.

— Est-ce par beaucoup de bonheur qu’on t’a payé ton chagrin ? Dit Ordinov d’une voix tremblante d’émotion.

— Il est probable, barine, que tu as beaucoup de bonheur à vendre, riposta le vieillard. Pourquoi interviens-tu quand on ne te parle pas ? Et il se mit à rire d’un rire amer et silencieux en regardant insolemment Ordinov.

— J’en ai eu pour mon argent, – dit Catherine d’une voix un peu aigre et mécontente. Ce qui paraît beaucoup à l’un est peu de chose pour l’autre. L’un veut donner tout sans rien prendre, l’autre prend et ne donne pas. Et toi, pas de reproches ! Ajouta-t-elle en regardant Ordinov presque durement. Un homme est ainsi, un autre est autrement. Sais-tu donc quelqu’un pour qui la vie soit douce ?… – Vieillard, verse dans ton gobelet, verse ! Bois au bonheur de ta fille bien-aimée, ta douce esclave soumise dès le premier jour, verse et bois !

— Soit ! Bois donc aussi, dit le vieillard en prenant le vin.

— Arrête, vieillard, attends ! Laisse-moi d’abord te dire un mot.

Catherine s’accouda sur la table. Ses yeux passionnés plongeaient au fond de ceux du vieillard. Une résolution singulière se lisait sur son visage. Ses mouvements étaient brusques, inattendus. Elle paraissait enflammée, quelque chose d’étrange se passait en elle. Mais sa beauté augmentait avec son animation. Ses lèvres entr’ouvertes par un sourire laissaient éclater la blancheur de ses dents. Son souffle était saccadé. Ses narines palpitaient. Sa natte, trois fois nouée sur sa nuque, tombait négligemment sur son oreille gauche. Une sueur légère perlait à ses tempes.

— Dis-moi l’avenir, vieillard, dis-moi mon avenir avant d’avoir noyé ton esprit dans le vin. Voici ma main blanche… Ce n’est pas pour rien qu’on t’appelle sorcier. Tu as étudié dans les livres et tu connais toutes les sciences diaboliques. Regarde donc, vieillard, regarde et dis-moi tous les malheurs qui me menacent. Mais ne va pas mentir ! Dis comme tu sais. Ta fille sera-t-elle heureuse ? Lui pardonneras-tu ou appelleras-tu sur son chemin le malheur ? Dis-moi, aurai-je une chaude retraite ou, toute ma vie[2], comme un oiseau errant, serai-je orpheline parmi les bonnes âmes, cherchant vainement ma place ? Qui me hait ? Qui m’aime ? Qui veut me nuire ? Mon cœur sera-t-il solitaire ? Lui si jeune ! Lui si chaud ! Solitaire tout son siècle et mort avant sa mort ? Ou bien trouvera-t-il son égal, celui qui doit battre avec lui à l’unisson, joyeusement… jusqu’au nouveau chagrin ? Sous quels cieux bleus, par delà quelles mers et quelles forêts est mon hardi fiancé ? M’aimera-t-il bien ? Se fatiguera-t-il vite de moi ? Me sera-t-il fidèle ? Dis-moi aussi, vieillard, allons-nous longtemps encore vivre ensemble nous deux, dans notre coin sombre, parmi les livres noirs ? Quand faudra-t-il, vieillard, te saluer bien bas, te souhaiter la santé, le repos, et te dire adieu ? Te remercier pour ton pain et ton sel, pour le boire et le manger, et pour les jolis contes que tu me contais ?… Fais bien attention, dis-moi toute la vérité, ne mens pas, montre ta science.

Son animation allait croissant jusqu’au dernier mot, et brusquement sa voix s’éteignit. Ses yeux étincelaient, sa lèvre supérieure tremblait. Il y avait une raillerie cruelle dans ses paroles, mais sa voix était pleine de sanglots. Elle se pencha sur la table et regarda le vieillard en face, fixement. On entendait son cœur battre.

Ordinov s’écria de transport, et il allait se lever. Mais un regard oblique et rapide du vieillard cloua de nouveau le jeune homme en place.

Il y avait du mépris, de l’ironie, de l’inquiétude, du dépit et en même temps une curiosité malicieuse dans ce regard oblique qui chaque fois faisait tressaillir Ordinov, et réduisait à l’impuissance ses plus ardentes colères.

Rêveur, avec une sorte de résignation triste, le vieillard sourit quand Catherine s’arrêta. Il n’avait cessé de la regarder tant qu’elle avait parlé. Maintenant son cœur était blessé, les paroles fatales avaient été dites.

— Tu veux beaucoup savoir en une seule fois, petit oiseau qui te sens des ailes et qui brûles de les essayer. Verse donc, verse-moi plus vite un plein gobelet, que je boive d’abord à la liberté. Car autrement je ne pourrais peut-être détourner de mes souhaits le mauvais œil. Le diable est fort, le péché n’est pas loin.

Il leva son verre et le vida. Plus il buvait, plus il pâlissait. Ses yeux rougissaient comme des braises : leur éclat fiévreux, l’effrayante pâleur de son visage présageaient une nouvelle crise.

Le vin était fort : un seul gobelet avait troublé la vue d’Ordinov, son sang s’enflammait, son esprit vacillait. Il se versa de nouveau à boire, sans savoir ce qu’il faisait, pensant vaguement peut-être calmer ainsi son agitation, mais le sang se précipita dans ses veines plus violemment encore. Il eut un vertige, et dès lors, en concentrant toute son attention, c’est à peine s’il put suivre ce qui se passa autour de lui.

Le vieillard reposa sa tasse en la heurtant violemment contre la table.

— Verse, Catherine ! S’écria-t-il, verse encore, méchante fille, verse-moi jusqu’à la mort ! Verse le long sommeil au vieillard et délivre-toi de lui. Mais buvons ensemble. Pourquoi ne bois-tu pas ? Crois-tu que je ne l’aie pas remarqué ?

Ordinov n’entendit pas la réponse de Catherine. D’ailleurs, Mourine ne la laissa pas finir. Comme s’il ne pouvait se contenir davantage, il lui saisit la main. Son visage était blême, ses yeux s’éteignaient et se rallumaient presque instantanément. Ses lèvres blanches tremblèrent, et d’une voix inégale il commença :

— Donne-moi ta petite main, ma beauté, donne : je vais te dire l’avenir. Je suis en effet un sorcier, tu ne t’es pas trompée, Catherine, ton cœur d’or ne t’a pas menti, car je suis en effet son sorcier, je lui dirai la vérité, à lui, le simple et le naïf. Tu n’as oublié qu’une chose : je puis dire la vérité, mais je ne puis donner l’intelligence et la sagesse. L’intelligence n’est pas le lot d’une fille : elle entend la vérité, mais elle ne la comprend pas. Elle a dans la tête un serpent rusé, quoique son cœur soit baigné de larmes. Elle saura trouver son chemin toute seule. Elle rampera entre les malheurs, et l’astucieuse réussira, tantôt par l’adresse, tantôt par la toute-puissance de sa beauté. Car avec un regard elle sait enivrer un esprit. La beauté brise la force, elle partage en deux un cœur de fer. Si tu auras du chagrin, des malheurs ?… Il n’y a pas de malheurs pour les cœurs faibles. Le malheur veut un cœur puissant ! Il aime à se baigner silencieusement de larmes sanglantes. Les gens ne l’entendent jamais se plaindre ! Toi, fille, ton malheur est une trace sur le sable : ça se lave à la pluie, ça se sèche au soleil, ça s’emporte au vent d’orage. – Si tu seras aimée ?… Tu ne seras pas l’esclave de celui qui t’aimera. C’est toi qui lui prendras sa liberté pour ne jamais la lui rendre. Mais quand tu voudras l’aimer à ton tour, tu ne le pourras. C’est un grain que tu auras semé, et un ravisseur viendra, et il prendra tout l’épi. – Ô ma tendre enfant, ma petite tête d’or, tu as laissé tomber une de tes larmes dans mon gobelet, et aussitôt tu as répandu cent autres larmes encore, tout en parlant. Ah ! Elles couleront en abondance, tes larmes, quand, durant une nuit longue, une nuit désespérée, le malheur tombera sur toi et t’investira de mauvaise pensée. Tu te souviendras alors de cette larme d’aujourd’hui : mais ce ne sera plus qu’une larme étrangère, une larme empoisonnée, lourde comme du plomb fondu. Elle brûlera jusqu’au sang ta blanche poitrine, et toute la nuit, toute la nuit, jusqu’à ce morne matin des mauvais jours, tu t’agiteras dans ton petit lit, et de deux jours entiers ta plaie ne se fermera pas… Allons ! Verse encore, Catherine, ma colombe, verse ! Verse pour me payer mon sage conseil, et ne dépensons plus de paroles inutiles.

Sa voix tremblait. On eût cru qu’un sanglot allait sortir de sa poitrine. Il se versa du vin, but avidement un nouveau gobelet et le heurta violemment contre la table. Son regard flamboyait.

— Et vis au gré de la vie ! S’écria-t-il. Ce qui est passé, jette-le par-dessus ton épaule… et verse toujours ! Courbe sous les effets du vin la tête violente, et que mon âme périsse ! Couche le vieillard pour la longue nuit sans réveil, sans souvenir. Tout est bu ! Tout est vécu ! La marchandise a trop longtemps dormi chez le marchand : il la donne pour rien… Et pourtant ! Il ne l’aurait pas laissée, en son temps, à plus bas prix qu’elle ne valait ! Il y aurait eu du sang d’ennemi versé, et du sang innocent, et l’acheteur aurait encore donné son âme pour conclure le marché !… Verse, Catherine !

Mais sa main s’immobilisa. Il respira avec effort et involontairement pencha sa tête. Une fois encore il dirigea son regard terne sur Ordinov, mais son regard même s’éteignit, et ses paupières se fermèrent brusquement. Une pâleur mortelle se répandit sur son visage. Ses lèvres remuèrent comme s’il avait voulu parler encore, et tout à coup une larme se suspendit à ses cils et roula lentement le long de sa joue.

Ordinov ne pouvait supporter davantage une telle situation. Il se leva, fit un pas en chancelant, s’approcha de Catherine et lui prit la main. Mais elle ne le regarda même pas, comme si elle avait oublié qu’il fût là, comme si elle ne le connaissait plus.

D’ailleurs, elle semblait avoir perdu le sentiment de la réalité, elle était visiblement en proie à une idée fixe. Elle se laissa tomber auprès du vieillard endormi, l’enlaça de ses bras, et fixement, comme rivée à lui, se mit à le contempler. Elle ne semblait pas s’apercevoir qu’Ordinov lui tenait la main. Soudain elle lui jeta un long et pénétrant regard, et un sourire amer plissa ses lèvres.

— Va, va-t’en, – dit-elle à voix basse, tu es ivre et méchant, tu n’es plus mon hôte !…

Puis elle se retourna vers le vieillard, épiant son souffle et caressant du regard son sommeil, retenant elle-même sa respiration.

Un désespoir doublé de rage serra le cœur d’Ordinov.

— Catherine ! Catherine ! – murmura-t-il en serrant la main de la jeune fille.

La souffrance crispa ses traits, elle releva la tête : mais il y avait sur son visage tant de raillerie, de mépris et d’effronterie qu’Ordinov eut peine à supporter son regard. Puis elle lui montra le vieillard endormi, et Ordinov crut retrouver toute la haine dédaigneuse de son ennemi dans les yeux de la jeune fille, tant ce regard était blessant et glacial.

— Il te tuera ! – dit-il, ne pouvant plus contenir sa rage.

Mais en ce même instant une pensée sinistre s’empara de lui, et ce fut comme si le diable lui-même lui murmurait à l’oreille que cette pensée était précisément celle de Catherine…

— Je vais donc t’acheter, ma beauté, chez ton marchand, puisqu’il faut que l’acheteur donne son âme pour conclure le marché. Et le sang qui sera versé, ce n’est pas le marchand qui le versera !…

Un rire immobile, un rire qui mettait à Ordinov la mort dans l’âme, ne quittait pas le visage de Catherine. Hors de lui, presque inconscient, il s’appuya d’une main au mur et décrocha un antique poignard. De l’étonnement, mais aussi – et pour la première fois – du défi apparurent dans les yeux de Catherine, et il sembla à Ordinov que quelqu’un lui saisissait la main et la poussait à consommer l’acte de folie. Il dégaina le poignard. Catherine l’observait, sans bouger, sans respirer.

Il regarda le vieillard.

Et il crut voir que le vieillard ouvrait un œil, lentement, et qu’il y avait un rire moqueur au fond de cet œil. Leurs regards se rencontrèrent. Ordinov se tenait immobile. Tout à coup, il lui sembla que le rire avait gagné tout le visage ; il lui sembla que ce rire glacial et meurtrier éclatait dans la chambre… Il tressaillit, le poignard glissa de ses mains à terre et retentit en tombant. Catherine jeta un cri, comme si elle s’éveillait d’un cauchemar. Mourine se leva, sans hâte, et repoussa du pied le poignard dans un coin de la chambre. Catherine, sans un mouvement, se tint droite, les yeux fermés, le visage convulsé ; puis elle étreignit sa tête dans ses mains et tomba presque inerte, en criant d’une voix déchirante :

— Alioscha ! Alioscha !…

Mourine la saisit dans ses bras puissants et la serra contre sa poitrine avec une incroyable violence. Mais, quand elle eut caché sa tête sur le cœur de cet homme, chacun des traits du visage du vieillard se mit à rire d’un rire si effronté, si cynique, que tout l’être d’Ordinov en frémit. L’esprit de trahison et de supercherie, la tyrannie systématique et jalouse, voilà ce que révélait clairement l’impudence de ce rire…

— Folle ! Murmura-t-il.

Et il se hâta de sortir de la maison.

  1. Expression russe.
  2. Mot à mot : tout mon siècle ; locution russe.