La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 4

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 41-44).


CHAPITRE IV.

Mme Jérémie fait un rêve.


Lorsque Mme Jérémie rêvait, elle rêvait autrement que le fils de sa vieille maîtresse, c’est-à-dire les yeux fermés. Ce soir-là, quelques heures seulement après avoir quitté le fils de sa vieille maîtresse, elle fit un rêve d’une vivacité étrange ; et même cela n’avait nullement l’air d’un rêve, tant il semblait réel sous tous les rapports. Voici comment les choses se passèrent.

La chambre à coucher de M. et Mme Jérémie Flintwinch se trouvait à quelques pas de celle dont Mme Clennam n’était pas sortie depuis si longtemps, bien que les deux appartements ne fussent pas au même étage ; en effet, celui des serviteurs était situé dans un coin de la maison où l’on arrivait en descendant cinq ou sept marches, lesquelles venaient rejoindre l’escalier principal, presque en face de la porte de Mme Clennam. On ne pouvait guère affirmer qu’il se trouvât à portée de la voix de cette dame, tant les murs, les portes, les panneaux du vieil édifice, avaient d’épaisseur ; mais il était facile d’aller d’une chambre à l’autre à toute heure, même en toilette de nuit et quelle que fût la température. Au chevet du lit de Mme Jérémie, à un pied tout au plus de son oreille, on voyait une sonnette, dont le cordon était attaché au poignet de Mme Clennam. Chaque fois que cette sonnette retentissait, Mme Jérémie sautait à bas du lit, et se trouvait dans la chambre de la malade avant d’être bien réveillée.

Après avoir mis sa maîtresse au lit, allumé la lampe et dit bonsoir, Mme Jérémie alla se coucher comme de coutume, si ce n’est que son seigneur et maître n’avait pas encore paru. Eh bien ! ce fut justement son seigneur et maître en personne, bien qu’elle n’eût pas songé à lui en se couchant, ainsi que le veulent les psychologues, pour expliquer le mécanisme des rêves, qui devint le héros de celui de Mme Jérémie.

Il lui sembla qu’elle se réveillait, après avoir dormi quelques heures ; elle s’apercevait que Jérémie n’était pas encore couché ; et pourtant qu’en regardant la chandelle laissée allumée, et en mesurant le temps à la façon d’Alfred le Grand, qui n’avait pas apparemment d’autre horloge, elle s’était convaincue, d’après l’état du luminaire, qu’elle dormait déjà depuis longtemps ; que, là-dessus, elle s’était levée, s’était enveloppée dans un peignoir, avait mis ses pantoufles et descendu l’escalier à la recherche de Jérémie, dont l’absence l’intriguait beaucoup.

L’escalier était aussi matériel et aussi solide qu’on pouvait le désirer, et Mme Jérémie le descendit sans aucune de ces déviations qui sont l’essence d’un rêve. Elle ne sauta pas de haut en bas, elle descendit de marche en marche, se dirigeant au moyen de la rampe, attendu que la chandelle venait de s’éteindre. Dans un des coins du vestibule, derrière la porte d’entrée, il y avait une petite chambre d’attente, semblable à l’ouverture d’un puits, et dont l’étroite et longue fenêtre avait l’air d’une crevasse.

Une lumière brillait dans ce cabinet dont on ne se servait jamais.

Mme Jérémie traversa l’antichambre, dont les dalles glacèrent ses pieds sans bas, et jeta un coup d’œil à travers les gonds rouillés de la porte entr’ouverte. Elle s’attendait à trouver son époux endormi ou évanoui ; mais non, il était là, tranquillement assis auprès d’une table, tout éveillé, et aussi bien portant que jamais. « Mais quoi… Est-il possible ?… Le Seigneur ait pitié de moi ! » Mme Jérémie murmura quelques exclamations de ce genre et se sentit tout étourdie.

Car M. Flintwinch éveillé observait M. Flintwinch endormi. Il était assis d’un côté de la petite table, fixant un regard scrutateur sur son image qui dormait en face de lui, le menton sur sa poitrine, avec force ronflements. Le Flintwinch éveillé avait le visage tourné en plein du côté de sa femme ; le Flintwinch endormi se présentait de profil. Le Flintwinch éveillé était le vieil original ; le Flintwinch endormi n’était que la copie. Tout étourdie qu’elle pût être, Mme Jérémie saisit cette différence, comme elle eût pu distinguer celle qui existe entre un objet matériel sensible au contact, et la réflexion de cet objet dans une glace.

Si elle eût pu douter un seul instant que le Jérémie éveillé fût son Jérémie à elle, l’impatience naturelle de son cher époux eût dissipé toute incertitude à cet égard. Il chercha autour de lui quelque arme offensive, saisit les mouchettes, et, avant de s’en servir pour enlever le chou-fleur qui couronnait la mèche de la chandelle, il porta une botte au dormeur, comme s’il eût voulu le percer de part en part.

« Qui est là ? Qu’est-ce qu’il y a ? » s’écria le dormeur, s’éveillant en sursaut.

Jérémie fit avec les mouchettes un geste qui annonçait qu’il les lui eût volontiers fait avaler pour lui rentrer les paroles dans le gosier. Le camarade, revenu à lui, ajouta en se frottant les yeux :

« Je ne savais plus où j’étais.

— Savez-vous que vous avez dormi deux heures ? grommela Jérémie, regardant à sa montre ; et vous disiez qu’un petit somme suffirait pour vous reposer !

— Eh bien ! j’ai fait un petit somme, répondit Jérémie numéro deux.

— Deux heures et demie du matin ! marmotta le vrai Jérémie. Où est votre chapeau ? où est votre pardessus ? où est la boîte ?

— Tout est là, répliqua Jérémie numéro deux, s’attachant un cache-nez autour du cou, avec un trouble qui se sentait encore de son sommeil. Attendez un instant. Maintenant, donnez-moi la manche… pas cette manche-là, l’autre. Ah ! je ne suis plus aussi jeune qu’autrefois. »

M. Flintwinch venait de lui passer son habit avec une énergie violente.

« Vous m’avez promis de me verser un second verre, lorsque je serais reposé.

— Buvez ! répliqua Jérémie, et que le diable vous étrangle ! Non, ce n’est pas cela que je voulais dire : buvez et allez-vous-en ! »

Tout en parlant, il prit cette même bouteille de porto que nous avons déjà vue, pour en remplir un verre.

« C’est le porto de madame, je crois ? dit le fac-similé, goûtant le vin comme un amateur qui visite l’entrepôt et qui a du temps à perdre. À sa santé. »

Il avala une gorgée.

« À votre santé. »

Il avala une autre gorgée.

« À la santé du nouveau venu. »

Il avala une troisième gorgée.

« Et à la santé de tous nos amis absents. »

Il vida le verre et le reposa sur la table, d’après l’antique pratique des toasts civiques, et prit la boîte. C’était une cassette de fer d’environ deux pieds carrés, qu’il pouvait porter assez aisément sous son bras. Jérémie surveilla avec attention la manière dont il l’ajustait, il la tira pour s’assurer que l’autre la tenait solidement ; puis il enjoignit à son compagnon, avec les plus terribles menaces, de prendre garde à ce qu’il faisait ; puis il sortit sur la pointe des pieds pour lui ouvrir la porte. Mme Jérémie, ayant prévu cette sortie, était déjà sur l’escalier. Le reste se passa d’une façon si ordinaire et si naturelle, qu’elle put voir la porte s’ouvrir, sentir l’air frais de la nuit et apercevoir les étoiles qui brillaient au dehors.

Mais c’est alors que le rêve devint étrange. Elle avait tellement peur de son mari, qu’elle resta sur l’escalier sans pouvoir bouger pour battre en retraite et regagner sa chambre (ce qu’elle aurait très bien pu faire avant que Jérémie eût refermé la porte), et elle se tint immobile sur une des marches. Aussi, lorsque celui-ci remonta, chandelier en main, pour aller se coucher, il arriva droit sur elle. Il parut étonné, mais ne dit pas un mot. Il fixa les yeux sur elle et continua sa route ; Mme Jérémie, sous l’influence de ce regard, reculait à mesure qu’il avançait. De manière qu’ils arrivèrent dans leur chambre dans cet ordre, Mme Jérémie faisant un pas en arrière à chaque pas que M. Jérémie faisait en avant. Ils n’y furent pas plutôt renfermés, que le mari saisit sa femme par la gorge et se mit à la secouer jusqu’à ce qu’elle fût sur le point d’étouffer.

« Ah çà ! Affery, femme Affery ! dit M. Jérémie Flintwinch. Tu es donc somnambule ? réveille-toi ! Qu’est-ce qui te prend donc ?

— Ce qui me prend Jérémie ! répondit Mme Jérémie d’une voix haletante, et roulant des yeux effarés.

— Ah çà ! Affery, femme Affery ! tu t’es donc levée tout endormie, ma chère ? Je monte me coucher après m’être endormi moi-même en bas, et je te trouve en peignoir, en proie à un cauchemar ! Affery femme, continua-t-il avec un sourire amical sur son visage expressif, si jamais tu t’avises de faire encore un rêve pareil, ça me prouvera que tu as besoin de quelque médecine. Et je t’en donnerai, ma vieille une telle dose, vois-tu ! »

Mme Jérémie le remercia et se glissa dans son lit.