La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 5

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 44-55).


CHAPITRE V.

Affaires de famille.


Le lendemain matin, comme les horloges de la Cité sonnaient neuf heures, Mme Clennam, assise dans son fauteuil, fut roulée vers le grand secrétaire par Jérémie Flintwinch, qui avait toujours l’air d’un pendu ressuscité. Lorsque, après avoir tourné la clef dans la serrure et ouvert le secrétaire, elle se fut établie devant le bureau, Jérémie se retira, peut-être pour aller se pendre d’une manière plus efficace, et M. Clennam parut.

« Allez-vous un peu mieux ce matin, mère ? »

Elle secoua la tête avec ce même air de lugubre satisfaction qu’elle avait montré la veille au soir en parlant du temps.

« Je n’irai jamais mieux. Heureusement pour moi, Arthur, je le sais et j’y suis résignée, » dit-elle.

Tandis qu’elle restait là, les mains posées sur le pupitre du grand bureau qui se dressait devant elle, son fils trouva, et ce n’était pas la première fois, qu’elle avait l’air de jouer sur l’orgue muet d’une église, et vint s’asseoir auprès du secrétaire.

Elle ouvrit un tiroir ou deux, jeta un coup d’œil sur quelques papiers, puis les remit à leur place. Sa physionomie sévère ne présentait, dans ses fibres inflexibles, aucun fil d’Ariane qui pût guider l’explorateur à travers le sombre labyrinthe de sa pensée.

« Puis-je vous parler d’affaires, mère ? Êtes-vous disposée à vous en occuper ?

— Si j’y suis disposée, Arthur ? Ne serait-ce pas à moi de vous adresser cette question ? Voilà un an et plus que votre père est mort. Depuis cette époque, je suis à votre disposition, à attendre votre bon plaisir.

— J’ai eu bien des choses à régler avant de pouvoir partir, et, lorsque je suis parti, j’ai voyagé un peu pour me reposer et me distraire. »

Elle le regarda en face, comme si elle n’avait pas bien entendu ou bien compris cette dernière phrase.

« Pour vous reposer et vous distraire ? »

Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, et au mouvement de ses lèvres il devina qu’elle répétait ces mots, comme si elle prenait la chambre à témoin du peu de repos ou de distraction qu’elle y avait jamais trouvé.

« D’ailleurs, mère, comme vous étiez seule exécutrice testamentaire, et comme vous seule aviez la direction et la gestion de la succession, il me restait peu de chose, ou plutôt il ne me restait rien à faire avant que vous eussiez tout arrangé à votre satisfaction.

— Les comptes sont balancés, répondit-elle, je les ai là. Les pièces à l’appui ont été examinées et paraphées ; vous pourrez les voir lorsque vous voudrez, Arthur, tout de suite si cela vous plaît.

— Il me suffit de savoir que tout est en règle. Puis-je continuer, mère ?

— Pourquoi pas ? répondit-elle d’un ton glacial.

— Mère, depuis quelque temps les affaires de notre maison vont décroissant chaque année, et nos relations commerciales ont diminué progressivement. Nous n’avons jamais témoigné, ni par conséquent provoqué beaucoup de confiance ; nous ne nous sommes pas fait d’amis ; la marche que nous avons suivie n’est plus celle de notre époque, et nous nous trouvons distancés. Je n’ai pas besoin d’insister là-dessus, mère, vous le savez nécessairement.

— Je sais ce que vous voulez dire, répliqua-t-elle d’un ton moins glacial.

— La maison même où nous causons, poursuivit le fils, est une preuve de ce que j’avance. Dans les premiers temps de mon père, et, avant lui, du temps de son oncle, elle se trouvait dans le quartier des affaires, dans le véritable quartier et au centre des affaires. Aujourd’hui, sa présence ici est une anomalie, une bizarrerie qui ne sont plus de saison et n’ont plus de raison d’être. Depuis longtemps nous sommes obligés d’adresser toutes nos consignations à la maison de commission des Rovingham. Je sais que votre jugement et votre vigilance ont agi comme un frein utile sur nos agents et se sont activement exercés dans l’intérêt de mon père ; mais ces qualités auraient également profité à la fortune de la maison si vous aviez habité toute autre demeure particulière : n’est-il pas vrai ?

— Pensez-vous, répliqua-t-elle sans répondre à la question de son fils, qu’une demeure n’a aucune raison d’être Arthur, lorsqu’elle protège votre mère infirme et éprouvée, justement, trop justement éprouvée ?

— Je ne faisais allusion qu’à sa raison d’être commerciale.

— Dans quel but ?

— J’y arrive.

— Je prévois, reprit-elle, fixant les yeux sur son fils, ce que vous allez dire. Mais le Seigneur me préserve de me plaindre, quelle que soit l’affliction qu’il daigne m’imposer ! Une malheureuse pécheresse telle que moi mérite les déboires les plus amers, et j’accepte celui-ci.

— Mère, je suis peiné de vous entendre parler ainsi, bien qu’un triste pressentiment m’y ait préparé.

— Vous le saviez d’avance. Vous me connaissiez trop bien pour ne pas le savoir, » interrompit la mère.

Clennam se tut un instant. Il avait fait jaillir la flamme de cette enveloppe glacée, et il en était tout surpris.

« Eh bien, continua-t-elle, redevenue aussi froide qu’une pierre, achevez, dites ce que vous avez à dire.

— Vous avez prévu, mère, que j’ai résolu, quant à moi, de ne plus m’occuper des affaires de la maison ; j’y renonce. Je ne prendrai pas sur moi de vous donner le même conseil ; vous n’êtes pas disposée à y renoncer, à ce que je vois. Si j’avais la moindre influence sur vous, je me contenterais de l’exercer pour vous faire envisager d’un œil plus indulgent les motifs qui m’obligent à tromper ainsi votre attente, pour vous rappeler que j’ai atteint un âge qui constitue la moitié d’une longue carrière, sans avoir jamais opposé ma volonté à la vôtre. Je n’oserais affirmer que j’aie pu me conformer, de cœur ou de conviction, à votre manière de voir ; je n’oserais affirmer que les quarante années qui ont passé sur ma tête aient été, selon moi, employées d’une manière profitable ou agréable, soit pour moi-même, soit pour les autres : mais je me suis toujours soumis, et tout ce que je vous demande, c’est de ne pas l’oublier. »

Malheur à l’infortuné, si jamais il put y en avoir dans ce cas, condamné à solliciter quelque concession du visage inexorable tourné vers ce bureau !… Malheur au débiteur en retard dont l’appel devait se plaider devant le tribunal présidé par ce regard sévère ! Cette femme rigide eut grand besoin, à ce moment, de sa religion mystique, pleine d’austérité et de ténèbres, dont des éclairs de malédiction, de vengeance et de destruction, traversaient parfois les sombres nuages. « Pardonnez-nous nos dettes comme nous pardonnons à nos débiteurs, » était une prière anodine pour Mme Clennam : « Frappe mes débiteurs, Seigneur ; écrase-les, anéantis-les ; fais-leur, ô Seigneur ! ce que je voudrais leur faire, et c’est toi alors que j’adorerai. » Telle était la tour impie, la tour de granit qu’elle se bâtissait pour gagner le ciel à l’escalade.

« Avez-vous fini, Arthur, ou vous reste-t-il encore quelque chose à me dire ? Je ne crois pas. Vous avez été bref, mais vous êtes allé droit au fait !

— Mère, il me reste à vous parler d’une chose qui, depuis longtemps, me préoccupe nuit et jour. C’est plus difficile à dire que tout ce que je vous ai dit déjà. Il ne s’agit plus de moi, maintenant, mais de nous tous.

— Nous tous ! Qui entendez-vous désigner par ces mots ?

— Vous, moi, feu mon père. »

Mme Clennam retira ses mains de dessus le secrétaire, les croisa sur ses genoux, et regarda le feu avec l’expression inexprimable d’un sphinx antique.

« Vous avez connu mon père beaucoup mieux que je n’ai jamais pu le connaître, et la réserve qu’il gardait avec moi cédait devant vous. Vous étiez de beaucoup la plus forte, et il se laissait diriger par vous. Enfant, j’ai su cela aussi bien que je le sais aujourd’hui. Je savais que l’influence que vous exerciez sur lui a été la cause de son départ pour la Chine, où il est allé surveiller nos affaires, pendant que vous les surveilliez ici (bien que j’ignore encore aujourd’hui même si ce sont bien là les conditions de cette séparation) ; je sais que c’est d’après votre volonté que je suis resté auprès de vous jusqu’à ma vingtième année, et que je suis ensuite allé rejoindre mon père en Chine. Vous ne vous offenserez pas de m’entendre vous rappeler ces faits à vingt années de distance ?

— J’attends que vous m’appreniez pourquoi vous les rappelez. » Il baissa la voix, et ajouta avec une hésitation évidente et à contrecœur : « Je veux savoir, mère, si l’idée vous est jamais venue de soupçonner… »

Au mot soupçonner, elle tourna un instant les yeux vers son fils avec un sombre froncement de sourcils. Puis elle regarda de nouveau le feu ; mais le froncement de sourcils ne s’effaça pas plus que si le sculpteur de l’antique Égypte l’eût gravé dans un dur visage de granit qui devait conserver pendant des siècles ce regard courroucé.

« … De soupçonner que mon père fût tourmenté par quelque souvenir secret par quelque remords ? si vous n’avez jamais rien remarqué dans sa conduite qui vous ait suggéré une pareille pensée ? si vous ne lui en avez jamais parlé, ou si lui-même il n’y a jamais fait aucune allusion ?

— Je ne comprends pas bien à quelle espèce de souvenir secret votre père, à vous entendre, aurait été en proie, répliqua-t-elle après un moment de silence. Vous parlez avec tant de mystère…

— Ne serait-il pas possible, mère… ? »

Le fils se pencha en avant afin de se rapprocher de sa mère et de pouvoir lui parler plus bas, puis il posa la main sur le nécessaire avec un mouvement nerveux.

« Ne serait-il pas possible qu’il eût malheureusement fait du tort à quelqu’un, et qu’il fût mort sans avoir pu le réparer ? »

Lançant à son fils un regard plein de colère, Mme Clennam se recula dans sa chaise afin de s’éloigner de lui ; mais elle ne répondit pas.

« Je sens vivement mère, que, si cette idée n’a jamais traversé votre esprit, une pareille confidence, bien que je ne la fasse qu’à vous et à voix basse, doit vous paraître cruelle et dénaturée. Mais cette pensée me poursuit sans cesse : ni le temps ni les voyages (j’ai essayé ces deux remèdes avant de rompre le silence) ne peuvent rien pour l’effacer. Rappelez-vous bien que j’étais auprès de mon père ; rappelez-vous bien que j’ai vu l’expression de son visage lorsqu’il m’a confié la montre en s’efforçant de me faire entendre qu’il fallait vous l’envoyer comme un gage que vous comprendriez ; rappelez-vous bien que je l’ai vu, à son dernier moment, tenant un crayon à la main, essayant de tracer un mot que vous deviez lire, mais auquel il ne put donner aucune forme intelligible. Plus le cruel soupçon qui me tourmente est vague et mystérieux, plus les circonstances qui pourraient contribuer à le justifier lui donnent de force. Au nom du ciel ! examinons avec un soin religieux s’il n’a pas été commis quelque injustice qu’il est de notre devoir de réparer. Personne que vous, mère, ne peut m’aider à remplir ce devoir. »

Reculant toujours dans le fauteuil de façon à le faire rétrograder par petites saccades, elle semblait se retirer devant lui comme un fantôme irrité, étendant entre elle et lui son bras gauche ployé au coude, le dos de la main tourné vers son propre visage, et regardant son fils dans une muette immobilité.

« À force de saisir l’argent d’une main avide et de conclure des marchés avantageux (j’ai commencé, et il faut bien, maintenant, que je parle de ces choses-là, mère), on peut avoir gravement trompé, lésé, ruiné quelqu’un. Avant que je vinsse au monde, vous étiez déjà la cheville ouvrière de nos affaires ; depuis plus de quarante ans, votre esprit, plus ferme, a influencé toutes les transactions de mon père ; je crois que vous pourriez dissiper tous mes doutes en m’aidant franchement à découvrir la vérité. Voulez-vous, mère ? »

Il se tut, dans l’espoir que sa mère allait lui répondre ; mais les lèvres comprimées de Mme Clennam restèrent aussi immobiles que les deux bandeaux de sa chevelure grise.

« S’il est une réparation, s’il est une restitution que nous puissions faire, sachons-le, et faisons-la ; ou plutôt, mère, si mes moyens me le permettent, laissez-moi la faire. J’ai reconnu que l’argent est si peu capable de donner le bonheur ; l’argent, à ma connaissance, a apporté si peu de calme dans cette maison ; il en a donné si peu à ceux qui l’habitent, qu’il a moins de valeur pour moi que pour tout autre. Il ne saurait rien me procurer qui ne devienne pour moi une source de reproche et de misère, si je me sens poursuivi par le soupçon qu’il a assombri par un remords les dernières heures de mon père, et qu’il ne m’appartient pas honnêtement et loyalement. »

Un cordon de sonnette pendait le long d’une des boiseries du mur, à deux ou trois pieds du secrétaire. Par un rapide et soudain mouvement de son pied, elle fit brusquement rouler son fauteuil en arrière et sonna avec une violence extrême, tenant toujours son bras gauche en guise de bouclier, comme si son fils eût menacé de la frapper et qu’elle cherchât à parer le coup.

Une jeune fille accourut tout effrayée.

« Envoyez-moi Jérémie ! »

L’instant d’après, la jeune fille s’était retirée et le vieillard se tenait debout sur le seuil.

« Quoi ! vous vous accordez déjà ensemble comme l’enclume et le marteau ? dit-il en se caressant tranquillement le visage. Je me doutais que vous en viendriez là ; j’en étais à peu près sûr.

— Jérémie ! s’écria la mère, voyez mon fils, voyez-le !

— Eh bien ! je l’ai regardé, » répliqua Jérémie.

Mme Clennam allongea le bras qui lui avait servi de bouclier, et continua en désignant ainsi l’objet de sa colère :

« À peine y a-t-il quelques heures qu’il est de retour, à peine la chaussure qu’il porte a-t-elle eu le temps de sécher, qu’il vient calomnier la mémoire de son père en présence de sa mère ! Il prie sa mère de s’associer à lui pour espionner la vie passée de feu son père ! Il craint que les biens de ce monde, que nous avons péniblement amassés en travaillant du matin au soir, en nous fatiguant, en nous épuisant et nous privant de tout ; il craint que ces biens ne soient qu’un butin mal acquis, et il demande à qui il faut les céder à titre de réparation et de restitution ! »

Bien que sa colère fût devenue de la fureur, elle parlait d’une voix contenue, moins élevée même que d’habitude. On ne pouvait pas s’exprimer non plus d’une manière plus distincte.

« Réparation ! reprit-elle, oui vraiment ! Il peut parler de réparation, celui qui vient de voyager et de s’amuser dans je ne sais quels pays étrangers, et de mener une vie de vanité et de plaisir. Mais qu’il me regarde, moi, qu’il trouve emprisonnée et enchaînée ici. J’endure tout cela sans me plaindre, parce qu’il a plu au Seigneur de m’imposer cette existence en réparation de mes péchés. Réparation ! Croit-on qu’il n’y en a eu aucune dans cette chambre ? Croit-on qu’il n’y en ait pas eu à rester ici pendant ces quinze dernières années ? »

C’est ainsi qu’elle balançait toujours ses comptes avec la majesté du ciel, inscrivant dans le grand-livre tous les articles payés à son crédit, établissant rigoureusement son solde et réclamant son dû. En cela, elle faisait comme tant d’autres, si ce n’est qu’elle y mettait peut-être plus de vivacité et d’énergie. Des milliers de milliers d’individus ne font pas autre chose tous les jours de leur vie, chacun à sa manière.

« Jérémie, donne-moi ce livre. »

Le vieillard prit un livre sur la table et le donna à sa maîtresse. Celle-ci posa deux doigts entre les pages du volume, le referma, puis étendit le bras vers son fils d’un air menaçant.

« Au temps jadis, Arthur, au temps dont parle ce divin Commentaire, il a existé des hommes pieux, aimés du Seigneur, qui auraient maudit leur fils pour moins que ceci ; qui auraient chassé leur fils, exterminé des nations entières, si ces nations avaient osé soutenir l’enfant maudit ; et toute leur race, proscrite de Dieu et des hommes aurait péri jusqu’au dernier rejeton, sans excepter l’enfant à la mamelle. Mais je ne veux pas aller si loin. Sachez seulement que, si jamais vous revenez avec moi sur ce sujet, je vous renierai ; je vous chasserai de ma présence de façon à vous faire regretter de n’avoir pas perdu votre mère dès le berceau. Je ne vous reverrai, je ne vous reconnaîtrai plus ; et si, malgré tout, vous reveniez dans cette chambre assombrie pour regarder une dernière fois mon visage inanimé, mon cadavre saignera, si je puis le faire saigner, pour vous maudire lorsque vous approcherez de moi ! »

Calmée en partie par la violence de cette menace, et en partie (quelque monstrueux que cela paraisse) par une vague impression qu’elle venait d’accomplir une sorte de devoir religieux, elle rendit le livre au vieillard et se tut.

« Ah çà, dit Jérémie, tout en vous prévenant que je ne veux pas me placer entre vous deux comme un plastron, j’oserai vous demander, puisqu’on m’a appelé pour me prendre à témoin, ce que cela signifie.

— Vous en demanderez, si elle veut, l’explication à ma mère, répondit Arthur, voyant que Mme Clennam ne prenait pas la parole. Restons-en là : ce que j’ai dit, je ne l’ai dit qu’à ma mère.

— Oh ! fit le vieillard, à votre mère ? que je demande une explication à votre mère ? Très-bien ! mais votre mère vient de dire que vous avez soupçonné votre père. Ce n’est pas d’un bon fils, ça, monsieur Arthur. Qui donc ne soupçonnerez-vous pas, si vous soupçonnez votre père ?

— Assez ! dit Mme Clennam, tournant son visage de façon à ne s’adresser pour le moment qu’à Jérémie ; qu’on ne parle plus de cela.

— Oui ; mais un moment, un moment, persista le vieillard : voyons un peu où nous en sommes. Avez-vous dit à M. Arthur qu’il ne doit pas soupçonner son père ? qu’il n’a pas le droit de le soupçonner ? qu’il n’y a pas le moindre fondement à ses soupçons ?

— Je le lui dis maintenant.

— Ah ! très-bien ! reprit le vieillard, vous le lui dites maintenant. Vous ne le lui aviez pas encore dit, mais vous le lui dites maintenant. Bien, bien ! voilà qui est entendu. Vous savez que j’ai servi si longtemps de plastron entre son père et vous, qu’il semble que la mort n’ait changé et que je sois encore à mon poste. Et, ma foi, si j’y reste, je voudrais voir les choses bien nettement établies. Arthur, sachez, s’il vous plaît, que vous n’avez pas le droit de soupçonner votre père, et qu’il n’y a aucun fondement à cela. »

Il posa les deux mains sur le dos du fauteuil à roulettes, et, marmottant quelques paroles à voix basse, roula lentement sa maîtresse vers le secrétaire.

« Maintenant, reprit-il, debout derrière Mme Clennam, pour ne pas m’en aller en laissant ma besogne à moitié faite, et qu’on ne me rappelle pas quand vous en arriverez à l’autre moitié et que vous vous emporterez de nouveau, je vous demanderai si Arthur vous a dit ce qu’il a décidé au sujet des affaires de la maison.

— J’y renonce.

— En faveur de personne, je suppose ? »

Mme Clennam tourna les yeux vers son fils, appuyé contre une des croisées. Il remarqua ce coup d’œil et dit :

« En faveur de ma mère, naturellement ; elle fera ce qu’elle voudra.

— Et moi, dit Mme Clennam après une courte pause, s’il pouvait y avoir quelque plaisir après une si amère déception, lorsque je comptais voir mon fils, dans toute la force de l’âge, donner à notre vieille maison une nouvelle vigueur pour la rendre riche et puissante, ce serait l’occasion qu’elle me procure de faire monter en grade un vieux et fidèle serviteur. Jérémie, le capitaine abandonne son navire ; mais vous et moi nous coulerons ou nous voguerons sous notre ancien pavillon. »

Jérémie, dont les yeux brillèrent comme s’ils voyaient de l’argent, lança au fils un regard rapide qui semblait dire : « Ce n’est pas à vous que j’en ai l’obligation ; vous n’y êtes pour rien, vous ! » Puis il dit à la mère qu’il la remerciait, qu’Affery la remerciait, qu’il ne l’abandonnerait jamais, ni Affery non plus. Finalement, il tira sa montre des profondeurs où elle était plongée, et ajouta : « Onze heures. C’est l’heure de vos huîtres ! » Et ayant ainsi changé le cours de la conversation, sans toutefois changer de ton ni d’allure, il sonna.

Mais Mme Clennam, décidée à se traiter avec d’autant plus de rigueur qu’on l’avait soupçonnée d’ignorer ce que c’est qu’une réparation, refusa de manger les huîtres lorsqu’on les lui apporta. Elles avaient pourtant une mine appétissante ; il y en avait huit, disposées en rond sur une assiette blanche posée sur un plateau recouvert d’une serviette blanche, escortées de la moitié d’un petit pain tout beurré et d’un verre d’eau et de vin d’une fraîcheur tentante ; mais elle résista à toutes les sollicitations et renvoya le plateau, inscrivant sans doute cet acte d’abnégation à son crédit dans son journal de l’Éternité.

Ce repas d’huîtres n’avait pas été servi par Affery, mais par la jeune fille qui était déjà accourue au bruit de la sonnette, la même que nous avions entrevue la veille au soir dans cette chambre mal éclairée. Arthur reconnut que sa petite taille, ses traits délicats, sa toilette peu avantageuse, où l’on avait ménagé l’étoffe, la faisaient paraître beaucoup plus jeune qu’elle ne l’était en effet. Bien qu’elle n’eût probablement guère moins de vingt-deux ans, on ne lui aurait pas donné beaucoup plus de la moitié de cet âge, en la voyant passer dans la rue. Non qu’elle fût très-jeune de visage : ses traits, au contraire, annonçaient plus de soins et de soucis que l’on n’en a d’ordinaire à vingt-deux ans ; mais elle était si petite et si légère, si peu bruyante et si timide, elle paraissait se trouver si déplacée au milieu de ces trois vieillards durs et secs, qu’elle avait tout à fait l’air d’une petite Cendrillon.

Toujours avec sa dureté ordinaire, mais avec des variations qui allaient de la protection à l’oppression et qui ressemblaient tantôt à la pluie bienfaisante d’un arrosoir, tantôt à l’étreinte cruelle d’une presse hydraulique, Mme Clennam témoignait pourtant de l’intérêt à sa jeune protégée. Même, lorsque celle-ci avait répondu au violent coup de sonnette, tandis que la mère repoussait le fils avec un geste bizarre, les yeux de Mme Clennam avaient eu un éclair de regard adouci qui semblait uniquement réservé pour la jeune fille. De même qu’il existe des degrés de dureté dans le plus dur métal, et des nuances de couleur jusque dans le noir, de même, dans l’aigreur des relations de Mme Clennam avec l’humanité en général et avec la petite Dorrit en particulier, il y avait une gradation de teintes diverses.

La petite Dorrit était couturière à la journée, à tant par jour, ou plutôt à si peu par jour. De huit heures à huit heures, elle était à louer. Aussi ponctuelle qu’une horloge, la petite Dorrit arrivait à la minute ; à la minute elle disparaissait de même. Que devenait la petite Dorrit de huit à huit ? C’était là le mystère.

On remarquait chez la petite Dorrit un autre phénomène moral. Outre sa paye, il était stipulé dans le contrat quotidien de l’ouvrière qu’elle serait nourrie. Or, elle montrait une répugnance extraordinaire à dîner en société ; elle ne le faisait jamais, s’il y avait moyen d’échapper à cette nécessité. Elle alléguait toujours qu’elle avait ce petit bout d’ouvrage à commencer ou cet autre petit bout d’ouvrage à terminer avant de pouvoir se mettre à table ; elle inventait une foule de petites combinaisons astucieuses, à ce qu’il paraît, car elle ne réussissait à tromper personne, afin de dîner seule. Lorsqu’elle en était venue à ses fins, heureuse d’emporter son assiette n’importe où, dût-elle se faire une table de ses genoux, d’une boîte, du parquet, ou même, à ce que l’on supposait, se tenir sur la pointe des pieds pour faire son modeste dîner sur une cheminée, et elle était contente tout le soir.

Il n’était pas facile de déchiffrer le visage de la petite Dorrit : elle était si réservée, elle travaillait toujours dans des coins si écartés, et s’enfuyait d’un air si effrayé lorsqu’on la rencontrait dans l’escalier ! Mais ce visage semblait pâle et transparent, avec une grande mobilité d’expression, bien que ses traits n’eussent rien d’admirable, si l’on excepte ses doux yeux d’un brun de noisette. Une tête délicatement penchée, une taille mignonne, une paire de petites mains actives, une toilette râpée (et il fallait que cette toilette fût bien usée pour paraître râpée, soignée comme elle était), telle était la petite Dorrit assise à son ouvrage.

Ce fut grâce à ses propres yeux et grâce à la langue de Mme Jérémie que M. Clennam apprit dans le courant de la journée ces particularités ou plutôt ces généralités sur la petite Dorrit. Si Mme Jérémie eût eu une opinion à elle, cette opinion eût sans doute été défavorable à la petite Dorrit. Mais les deux autres qui sont si malins, auxquels Mme Jérémie faisait sans cesse allusion et dans lesquels sa personnalité se trouvait absorbée, ayant tout naturellement accepté la petite Dorrit, l’épouse de maître Jérémie n’avait plus qu’à rendre de la même couleur, comme on dit au jeu de whist : tout comme elle aurait fait, si le malin couple avait résolu d’assassiner la petite Dorrit à la nuit tombante, et qu’on lui eût donné l’ordre de tenir la chandelle ; car Mme Affery n’y aurait pas manqué.

Ce fut durant les intervalles de loisir que lui laissèrent le rôtissage de la perdrix destinée à la malade et la confection du pâté de bifteck et du pouding destinés aux autres convives que Mme Jérémie fit à Arthur les communications dont nous avons fait notre profit ; ne manquant jamais, à la suite de chaque confidence, d’entr’ouvrir la porte pour y passer sa tête soupçonneuse et d’enjoindre à Arthur de résister aux deux finauds. Le désir qu’éprouvait Mme Jérémie de voir le fils unique de la maison se mesurer contre ces deux malins personnages était devenu une véritable monomanie.

Dans le courant de la journée, Arthur eut aussi le loisir de parcourir la maison. Il la trouva morne et sombre. Ces squelettes de chambres, désertes depuis tant d’années, semblaient tombées dans une léthargie dont rien ne pouvait plus les tirer. Le mobilier, à la fois incomplet et incommode, semblait être venu là dans ces chambres pour s’y cacher plutôt que pour les meubler ; toute trace de couleur avait disparu de la maison ; celles qui avaient pu y exister autrefois avaient depuis longtemps enfourché des rayons de soleil égarés, peut-être pour aller se faire absorber par une fleur, un papillon, une plume d’oiseau, une pierre précieuse, que sais-je ? Il n’existait pas un seul parquet qui fût d’aplomb, depuis les fondations jusqu’aux combles ; les plafonds étaient cachés sous des nuages de fumée et de poussière si fantastiques qu’une vieille devineresse eût pu y lire plus couramment la bonne aventure que dans les feuilles restées au fond de sa tasse de thé. Dans ces foyers aussi glacés que la mort, rien n’annonçait qu’un feu les eût jamais réchauffés, qui s’élevaient en petits tourbillons bruns dans la chambre, dès qu’on ouvrait une porte. Dans une salle qui avait été un salon, on voyait encore une paire de maigres miroirs avec de funèbres processions de bonshommes noirs qui marchaient tout autour des cadres en soutenant des guirlandes en deuil ; encore ces bonshommes eux-mêmes n’avaient plus, pour la plupart, ni jambes ni têtes ; un petit Cupidon à mine de croque-mort avait jugé à propos de tourner sur son axe et de rester les pieds en l’air et la tête en bas ; un de ses collègues moins heureux était tombé par terre. La salle qui avait servi de cabinet de travail au défunt père d’Arthur Clennam (tel que celui-ci se rappelait l’avoir vu dans son enfance) était si peu changée qu’on pouvait se figurer que le négociant, devenu invisible, la gardait comme sa veuve visible gardait cette autre chambre à l’étage supérieur, tandis que Jérémie Flintwinch continuait d’aller en négociateur d’un époux à l’autre. Le portrait noir et sombre de M. Clennam père, accroché au mur où il conservait un silence inquiet, les yeux ardemment fixés sur son fils comme au moment où la mort allait éteindre son regard, paraissait enjoindre à Arthur, sous les peines les plus terribles, d’achever la tâche qu’il avait courageusement commencée. Par malheur, Arthur n’avait aucun espoir d’obtenir de sa mère la moindre concession à cet égard, et, quant à tout autre moyen de vérifier ses doutes et de calmer ses scrupules, il avait dû y renoncer depuis longtemps. Au fond des caves, aussi bien que dans les chambres à coucher, une foule de vieux objets qu’il reconnut avaient été changés par le temps et la décomposition, mais sans avoir changé de place, jusqu’aux vieilles barriques vides, recouvertes d’un frimas de toiles d’araignées, et aux bouteilles vides, étranglées à la gorge par une fourrure de champignons velus. Là aussi, au milieu de porte-bouteilles hors d’emploi, éclairée par quelques pâles rayons de lumière qui arrivaient obliquement de la cour, était la chambre de sûreté, remplie de vieux livres de comptes qui exhalaient une odeur aussi moisie et aussi corrompue que s’ils eussent été régulièrement vérifiés, au plus fort de la nuit, par un régiment de vieux teneurs de livres ressuscités.

Vers deux heures, le pâté de bifteck fut servi avec une humilité toute chrétienne, sur une nappe insuffisante, à un bout de la grande table de la salle à manger, et Arthur y dîna en compagnie de M. Jérémie Flintwinch, le nouvel associé. M. Flintwinch lui annonça que Mme Clennam avait maintenant recouvré sa sérénité, et qu’il n’y avait plus à craindre qu’elle fît aucune allusion à ce qui s’était passé le matin.

« Mais n’allez plus porter d’accusations contre votre père, monsieur Arthur, ajouta Jérémie ; une fois pour toutes, ne vous avisez plus de cela ! Maintenant, en voilà assez à ce sujet. »

M. Flintwinch avait déjà commencé à arranger et à épousseter son petit bureau particulier, sans doute en l’honneur de sa récente nomination. Il se remit à cette besogne, dès qu’il se fut repu de bifteck et qu’il eut ramassé avec la lame de son couteau toute la sauce contenue dans le plat, non sans avoir fait des emprunts assez considérables à un baril de petite bière placé dans l’arrière-cuisine. Ainsi restauré, il releva les manches de sa chemise pour se remettre à l’ouvrage ; M. Arthur, l’ayant observé à la besogne, vit clairement qu’il valait autant compter sur le portrait de son père ou sur sa tombe que sur ce vieux renard, pour lui apprendre quelque chose.

« Ah çà, Affery, femme, dit M. Jérémie Flintwinch, tandis que son épouse traversait le vestibule, tu n’avais pas encore fait le lit de M. Arthur, la dernière fois que je suis monté là-haut. Remue-toi. Dépêchons. »

Mais M. Arthur trouvait la maison trop vide et trop lugubre, et se sentait peu disposé à être témoin d’une invocation de vengeance implacable contre les ennemis de sa mère ; il n’était même pas bien sûr de n’être pas compris, la première fois, dans le nombre de ceux qu’elle chargeait le Seigneur de défigurer dans ce monde et de damner dans l’autre. Il annonça donc qu’il préférait loger à l’hôtel où il avait laissé ses bagages. Comme M. Flintwinch était ravi de se débarrasser de lui, et que Mme Clennam n’en était pas fâchée, ne s’occupant que dans un but d’économie des arrangements domestiques qui n’étaient pas bornés par les murs de sa propre chambre, Arthur n’eut pas de peine à opérer ce changement de domicile sans soulever de nouvelles colère. Il fut convenu que Mme Clennam, M. Flintwinch et lui, se réuniraient chaque jour et consacreraient certaines heures à la vérification indispensable de divers livres de comptes et de divers papiers ; il quitta le foyer natal qu’il venait de retrouver après tant d’années : il avait le cœur bien serré.

Et la petite Dorrit ?

Pendant deux semaines environ on s’occupa des affaires en question, depuis dix heures jusqu’à six heures, déduction faite des intervalles de repos pendant lesquels la malade suivait fidèlement son régime d’huîtres et de perdrix, et dont Arthur Clennam profitait pour faire une promenade. Quelquefois la petite Dorrit était là, occupée à quelque travail d’aiguille ; quelquefois elle n’y était pas ; d’autres fois elle se présentait en qualité d’humble visiteuse, et c’est sans doute à ce titre qu’elle était venue le dimanche du retour d’Arthur. La curiosité qu’elle avait tout d’abord inspirée à M. Clennam augmenta de jour en jour, à force de la voir, de la regarder et d’y penser. Sous l’influence de la préoccupation plus sérieuse qui finit par devenir comme une idée fixe, il prit même l’habitude de discuter en lui-même la question de savoir s’il n’était pas possible que la petite Dorrit se trouvât mêlée d’une façon quelconque à ses sujets de scrupules. Bref, il résolut à la fin de la suivre et de prendre des informations sur son compte.