Le Loup des mers/10

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 125-134).

10

Mon intimité avec Loup Larsen s’accroît, si on peut nommer ainsi les relations susceptibles d’exister entre capitaine et matelot, ou mieux encore, entre roi et bouffon.

À ses yeux, je ne suis qu’une marotte et il m’accorde exactement autant de valeur qu’un enfant à son jouet.

Mon rôle est de le divertir. Et, tant que je le divertis, tout va bien. Mais, s’il lui arrive de me trouver ennuyeux, ou de tomber dans une de ces humeurs noires qui le prennent parfois, je suis immédiatement renvoyé à la cuisine. Encore dois-je alors m’estimer heureux de m’en tirer sain et sauf.

Personne, à bord, qui ne craigne ou haïsse ce solitaire. Personne, non plus, qu’il ne méprise pas. On dirait qu’il se consume lui-même du terrible pouvoir qu’il possède et trouve, autour de lui, un déversoir insuffisant. Cet homme est tel que le serait Lucifer, si cet esprit orgueilleux apparaissait sur la terre et venait vivre parmi nous.

L’isolement où se complaît Loup Larsen a déjà, en soi, une influence fâcheuse, qui s’aggrave de la mélancolie particulière à la race scandinave.

Je comprends mieux, maintenant, connaissant Loup Larsen, les vieux mythes de la religion d’Odin. Les sauvages à peau blanche et à cheveux blonds, qui créèrent ce panthéon terrible, étaient de cette espèce.

L’insouciante gaieté des Latins est inconnue de Loup Larsen. Quand il lui arrive de rire, c’est une forme différente de sa férocité, et rien d’autre. Mais il rit rarement. Une sombre hypocondrie, qui a de profondes racines ataviques, constitue le fond de sa nature. C’est cette tristesse latente, fanatisée, qui a produit, chez les Anglais, l’Église réformée et des êtres du type de Mrs. Grundy[1].

Mais la religion, qui est par elle-même une consolation, manque à Loup Larsen et l’abandonne à sa sombre humeur. Son matérialisme brutal constitue toute sa philosophie. En sorte que, quand il est envahi par ses idées noires, il ne peut que devenir diabolique.

S’il avait été un autre homme, j’aurais eu, ces jours-ci, pitié de lui. Alors que j’entrais, le matin, dans sa cabine, pour remplir son pot à eau, je le trouvai la tête enfouie dans ses mains. Ses épaules étaient secouées convulsivement, comme par des sanglots.

Je pensai qu’un profond chagrin le déchirait. Et, comme je me retirais sur la pointe des pieds, je l’entendis grogner : « Dieu ! Dieu ! Oh ! mon Dieu ! » Mais il n’appelait pas Dieu à son secours. C’était une simple et banale exclamation qu’exhalait sa poitrine, un exutoire quelconque à sa douleur.

Au déjeuner, il demanda aux chasseurs de phoques s’ils connaissaient un remède efficace contre les maux de tête. Sa souffrance, qui ne fit qu’empirer était telle, en effet, qu’à la fin de la journée il n’y voyait presque plus clair et, en dépit de sa force, chancelait en marchant sur le pont.

Je le soutins, pour le reconduire à sa cabine.

— Hump, me dit-il, ce mal est étrange… Je n’ai jamais été malade de ma vie. Jamais je n’ai souffert autant de la tête, sauf cette fois où j’ai eu la peau du crâne emportée sur quinze centimètres par une barre de cabestan qui est venue me frapper à l’improviste…

La crise dura trois jours. Loup Larsen était presque aveugle. Il souffrit comme souffrent les bêtes sauvages et comme cela me semble être l’habitude sur les navires pareils au nôtre. C’est-à-dire solitaire, sans se plaindre et sans être plaint.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce matin, lorsque j’entrai dans sa cabine, pour lui faire son lit et savoir s’il n’avait besoin de rien, je le trouvai tout à fait remis. Sa table et sa couchette étaient jonchées de feuillets de papier, portant des chiffres et des graphiques. La boussole et l’équerre en main, il reportait ses calculs sur une grande feuille de papier calque.

Il me salua allègrement.

— Bonjour, Hump ! ce travail que je suis en train de faire est une invention dont je suis l’auteur. Je procède à une dernière mise au point.

— Mais de quoi s’agit-il ? demandai-je.

— D’un procédé nouveau, destiné à faciliter le travail des navigateurs. Il réduit à presque rien les calculs nécessaires à la conduite d’un bateau. Un enfant les réussirait !

« L’indispensable est seulement de repérer une étoile au ciel dans la nuit sombre. Il suffit alors de placer mon dispositif sur une carte astrale et de reporter, sur la table que j’ai établie, le chiffre des degrés qu’on a relevés. Et en moins de deux, vous obtenez votre emplacement exact.

La voix de Loup Larsen était toute joyeuse et ses yeux étincelaient, aussi bleus que la mer.

— Vous devez être calé en mathématiques ! répondis-je. Où avez-vous fait vos études ?

— Nulle part, hélas ! Je n’ai jamais mis le pied dans une école. J’ai pioché tout seul… Mais, reprit-il brusquement, si j’ai travaillé à cette invention, n’allez pas croire que c’est par philanthropie, ni pour laisser mon empreinte sur le sable des temps !

Et il éclata d’un rire railleur.

— Pas du tout ! C’est en vue de faire breveter mon procédé et d’en tirer du bon argent sonnant, qui me permettra de me donner un jour plus de bien-être, de me payer une bonne rigolade, quand il me plaira, et de tirer ma flemme à mon gré, pendant que de moins malins que moi continueront à trimer.

« Voilà quel a été mon but. Puis, aussi, il m’est agréable de réaliser ce que j’ai conçu.

— La joie créatrice… murmurai-je.

— Je crois que ça s’appelle comme ça. La joie des vivants sur les morts, l’orgueil du ferment qui a réalisé quelque chose…

Je levai les bras au ciel, en signe de désespoir devant cette perversité mentale obstinée, et m’occupai de faire le lit.

Loup Larsen, de son côté, se remit à reporter sur la grande feuille ses traits et ses mesures, avec une attention studieuse et une délicatesse de main que je ne pouvais m’empêcher d’admirer, et qui formait un curieux contraste avec sa brutalité coutumière.

Quand j’eus terminé, je levai les yeux vers lui et le regardai avec une sorte d’inconsciente admiration. Cet homme était beau ; enfin, un beau mâle. Et le plus étonnant était la sérénité de son visage. On aurait dit le reflet d’une conscience pure, le miroir d’une âme incapable de la moindre méchanceté.

C’était, en réalité, le signe d’une amoralité complète. La conscience de Loup Larsen était en repos, pour cette excellente raison qu’il n’avait pas de conscience.

Et je me pris à contempler, comme fasciné, ce colosse au teint bronzé, dont le profil, fraîchement rasé, avait la pureté d’un camée. Les lèvres, à la fois sensuelles et dures, étaient pleines et charnues. Le nez, impératif et conquérant, avait quelque chose du bec de l’aigle, avec une régularité de lignes très classique. Le masque entier était une incarnation de la force, mélancoliquement orgueilleuse et cruelle.

Cet homme m’intéressait malgré moi. Qui était-il exactement ? Qu’était-il venu faire sur la terre ? N’avait-il pas, comme j’en avais eu l’impression, manqué sa voie, en se contentant d’être le maître obscur d’une goélette chassant les phoques ?

Je ne pus garder pour moi mes réflexions et demandai à Loup Larsen :

— Ne pensez-vous pas, parfois, que vous avez raté votre vie ? Bien orientée, la puissance énorme qui est en vous aurait pu vous mener haut, très haut. Dépourvu, comme vous l’êtes, de conscience et de moralité, vous auriez été un admirable meneur d’hommes. Vous auriez pu dominer le monde.

« Et pourtant vous êtes ici, à l’apogée de votre vie, vous menez une existence sordide, parmi des brutes, sans autre satisfaction que celle d’une débauche crapuleuse lorsque vous serez de retour à terre, sans autre avenir devant vous que de voir s’avancer un jour le déclin et la mort.

« Quelle malchance a saboté votre vie, dès votre naissance ?

Loup Larsen m’avait complaisamment écouté jusqu’à la fin de mon discours. Je me tus et, après avoir réfléchi un instant, comme s’il cherchait à se faire mieux comprendre, il me répondit :

— Hump, connaissez-vous la parabole du semeur qui était allé au hasard semer son grain ? Si oui, vous devez vous souvenir qu’une partie du grain est tombée, soit sur des endroits pierreux, recouverts d’une légère couche de terre, soit parmi des ronces et des épines.

« Lorsque la semence a levé, les premiers de ces grains, qui n’avaient pas de racines suffisantes, ont vu leurs pousses se faner au soleil et bientôt périr, calcinées. Les seconds, à peine levés, ont été étouffés.

— Eh bien ? demandai-je.

— Eh bien, j’ai été, moi aussi, au nombre des grains avortés.

Il baissa de nouveau les yeux sur ses calques et continua sa besogne. De mon côté, j’achevai la mienne. Lorsque j’ouvris la porte pour sortir, Loup Larsen me retint.

— Hump ! écoutez-moi… Si vous prenez une carte de la Norvège et si vous vous donnez la peine d’examiner la côte ouest de ce pays, vous y verrez figurée une découpure, appelée Ronisdal-Fjord.

« Je ne suis pas norvégien, mais danois, comme mon père et ma mère, et c’est au Danemark, à cent milles de cet endroit, que je suis né. Comment mes parents sont-ils venus, avec moi, s’établir dans cette crique glaciale, je l’ignore et ne l’ai jamais su. C’étaient de pauvres gens, complètement illettrés. Ils descendaient de générations tout aussi pauvres et illettrées qui, comme eux, labouraient la mer, et depuis une éternité de siècles, semaient leurs fils sur les vagues.

« Je vous ai dit tout ce que je connaissais de moi, et je n’ai plus rien à vous apprendre.

— Est-ce bien certain ? Est-ce tout ?

— Que voulez-vous de plus ? reprit-il avec amertume. Voulez-vous que je vous parle de mon enfance misérable ; je n’avais que du poisson pour toute nourriture. La vie était dure.

« Dès que j’ai pu me traîner, je suis monté sur un bateau. Mes frères aînés sont partis au loin, l’un après l’autre, sur les mers, et ne sont jamais revenus. Moi, dès dix ans, l’âge mûr ! j’ai été embarqué, comme mousse, sur de vieux sabots qui faisaient le cabotage. Un dur travail et des traitements plus durs encore ont été mon lot. Les coups étaient souvent mon lit et mon pain, et la seule façon de me parler. La crainte, la souffrance et la haine ont été les seules impressions de mon âme d’enfant.

« Époque atroce, dont je ne veux pas me souvenir. Une rage folle me monte encore au cerveau quand j’y songe ! Il y a certains de ces capitaines-caboteurs que j’ai mille fois rêvé de retrouver et de tuer, quand j’ai atteint l’âge d’homme, avec sa force. Mais alors ma vie m’avait entraîné loin de là.

« Je suis pourtant retourné une fois, il y a peu d’années, sur cette terre maudite. Malheureusement, tous mes anciens tortionnaires étaient morts. Sauf un seul, un second autrefois, qui était devenu capitaine. Je l’ai tellement amoché qu’il restera estropié pour le restant de ses jours.

— Mais où et comment avez-vous appris à lire et à écrire ?

— Quand, au bout de deux ans, je suis passé dans la marine anglaise. Mousse de cabine à douze ans, mousse en titre à quatorze, novice à seize, matelot à dix-sept et finalement cuisinier. Telle a été mon ascension solitaire et pénible, livré à moi-même, sans aide morale ni aucune sympathie.

« Tout ce que je connais, je l’ai appris par mes propres moyens : navigation, mathématiques, philosophie, littérature, et que sais-je encore ? Ça m’a conduit, comme vous le dites, à être, à l’apogée de ma vie, maître et propriétaire d’un bateau, avec la perspective du déclin et de la mort. C’est peu, n’est-ce pas ? Comme le grain semé sur un sol pierreux, j’ai été brûlé par le soleil, faute de racines suffisantes.

— La chance, répondis-je, vous a manqué. La chance qui, nous enseigne l’histoire, a élevé parfois des esclaves jusqu’à la pourpre.

— Oui, oui, je sais… Mais personne ne crée la chance, et l’occasion favorable m’a fait défaut. Tout ce qu’on peut faire est de la reconnaître quand elle se présente. Ça a été le cas du Corse, qui est devenu empereur de France. J’ai ébauché des rêves aussi grandioses que les siens. Mais la chance n’est pas venue. Les ronces seules, je vous dis, ont levé autour de moi et m’ont étouffé.

« Hump, vous le voyez, j’ai été confiant envers vous. Et je peux vous affirmer, sans crainte d’être démenti, que vous en savez maintenant plus long sur mon compte qu’aucun autre homme vivant, à part mon propre frère.

— Qui est ce frère ? Que fait-il et où vit-il ?

— C’est le dernier survivant, avec moi. Il commande, comme moi, à un bateau qui chasse les phoques, le Macédonia. Nous le rencontrerons sans doute sur la côte du Japon. Ses hommes l’appellent « Larsen-la-Mort ».

— Larsen-la-Mort ! m’écriai-je involontairement. Vous ressemble-t-il ?

— Oh ! d’assez loin. C’est un animal sans cerveau. Il a toute ma… ma…

— … brutalité, suggérai-je.

— Justement ! Merci d’avoir dit le mot. Il a toute ma brutalité, mais il sait à peine lire et écrire.

— Et il n’a jamais philosophé sur la vie, comme vous ?

— Jamais… Il n’en est que plus heureux, dans son existence solitaire ! Il ne songe pas à l’horreur de son sort… Mon tort, à moi, est d’avoir mis le nez dans les livres et d’y avoir appris à penser.


  1. Personnage symbolique, aux idées étroites et obstinées.