Le Loup des mers/11

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 135-145).

11

Le Fantôme a atteint, dans le Pacifique, le point extrême de la courbe qu’il a décrite vers le sud. Il commence à redresser sa course vers le nord et l’ouest, et se dirige, à ce qu’on m’assure, vers une île déserte, où il doit remplir ses réservoirs d’eau douce, avant d’entamer sa saison de chasse sur la côte du Japon.

Les chasseurs de phoques s’exercent au maniement de leurs armes et les font fonctionner jusqu’à satisfaction complète. Les rameurs et les hommes de barre ont préparé les voiles mobiles des canots, ont revêtu de cuir et de tresses le manche de leurs avirons, afin de pouvoir les manœuvrer sans bruit, en s’approchant des phoques.

L’estafilade faite par Thomas Mugridge au bras de Leach s’est refermée, mais la cicatrice ne s’effacera jamais. Aussi le coq vit-il dans une terreur constante de l’ancien mousse et n’ose-t-il pas s’aventurer sur le pont, la nuit venue.

Le gros Louis m’apprend que deux ou trois sérieuses bagarres couvent sous roche, parmi les hommes du poste d’avant. Les matelots se sont mouchardés entre eux, et ceux qui sont soupçonnés d’avoir dénoncé les irrégularités du service à Loup Larsen ont reçu de leurs camarades une correction peu ordinaire, qu’ils aspirent naturellement à leur rendre.

Louis ne présage rien de bon pour Johnson, qui est rameur sur le même canot que lui. Johnson s’obstine à émettre son opinion sur tout, à reprendre Loup Larsen lorsqu’il l’appelle « Yonson », et le capitaine commence à l’avoir sérieusement dans le nez.

L’autre soir, pour ce même motif, il est tombé, à bras raccourcis, sur le second. Et, depuis lors, le second l’appelle par son vrai nom. Mais, comme Johnson ne peut évidemment appliquer le même traitement à Loup Larsen, la situation, de ce côté, demeure tendue.

C’est encore Louis qui m’a donné, sur Larsen-la-Mort, des renseignements plus précis, qui corroborent d’ailleurs ceux du capitaine.

Nous pouvons nous attendre à rencontrer Larsen-la-Mort sur la côte du Japon. « Et, alors, gare au grain ! » prophétise Louis, car les deux frères se détestent, en vrais fils de loups qu’ils sont tous deux.

Larsen-la-Mort commande le seul vapeur phoquier de toute la flotte de pêche, le Macédonia, qui porte quatorze canots, alors que les goélettes ordinaires n’en ont que six. On prétend que le Macédonia est armé d’un canon. Il ne lui est pas sans utilité au cours de ses expéditions suspectes et mystérieuses, qui ont pour but, notamment, la contrebande de l’opium à destination des États-Unis, celle des armes avec la Chine, la traite des noirs et la piraterie ouverte.

Voilà qui est bien invraisemblable à notre époque. Je dois croire, cependant, ce que me dit Louis. Car, à ma connaissance, il n’a jamais menti et ses renseignements sont toujours exacts.

Au poste d’arrière de ce bateau d’enfer, les choses se passent de la même manière qu’à la cuisine et au poste d’avant. Haines, querelles et batailles sans merci. Le clan des chasseurs de phoques s’attend, à tout moment, à ce que crépitent des coups de revolver entre Smoke et Henderson, qui continuent à s’en vouloir à mort. Et Loup Larsen déclare, d’une façon formelle, qu’il tuera le survivant.

Il ajoute, en guise de commentaire, que les chasseurs de phoques sont, en principe, absolument libres de se massacrer entre eux et de s’entre-dévorer. Mais, en ce qui le concerne, il a besoin, pour la chasse, de chasseurs vivants. C’est pourquoi, si Smoke tue Henderson, ou l’inverse, le coupable le paiera cher.

Une fois la saison de chasse terminée, chacun pourra agir comme il lui plaît et, s’il en a envie, jeter son voisin par-dessus bord. Quant à lui, il fermera les yeux et se portera garant, devant la justice, des histoires les plus funambulesques. Car il s’en fiche. Mais, bon sang ! qu’ils attendent encore un peu !

Ce cynisme à froid fait impression, à n’en pas douter, sur les chasseurs de phoques. Si méchants et dénués de sens moral que soient ces hommes, ils ont trouvé leur maître, qui est pire qu’eux, et ils le redoutent.

Thomas Mugridge rampe devant moi comme un chien couchant, mais je ne suis moi-même qu’à demi rassuré devant cette attitude. Il craint visiblement que je ne lui règle son compte, et cette crainte exaspérée peut fort bien, en dépit de sa lâcheté, le pousser à prendre les devants et à me tuer.

Mon genou, décidément, va beaucoup mieux, j’en souffre pourtant encore par moments. La raideur disparaît aussi, peu à peu, du bras que Loup Larsen m’a si cruellement étreint.

Par ailleurs, mon état physique est en pleine transformation. Mes muscles prennent de la force et augmentent de volume. Ce qui me désole, ce sont mes mains, qui sont dans un état lamentable. Complètement déformées, elles ressemblent à de la viande bouillie.

Mes ongles sont cassés, décolorés et entourés, à leur base, d’une frange d’envies. À leur sommet, des bourrelets de chair les recouvrent à vif. Je souffre aussi de clous qui me poussent sur tout le corps, et que j’attribue au régime échauffant du bord. Car cette affection avait toujours été inconnue de moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hier, j’ai surpris Loup Larsen dans sa cabine, en train de feuilleter une Bible, dont un exemplaire avait été découvert dans la cantine de l’ancien second, après que son corps eut été jeté à la mer.

Je me demandais l’intérêt qu’il pouvait bien trouver dans le livre saint, lorsqu’il se mit à me lire, à haute voix, ce passage de l’Ecclésiaste :

« J’ai entassé l’argent et l’or, le revenu des rois et des provinces. J’ai possédé des chanteurs et des chanteuses, des coupes et des vases pour répandre le vin, et tous les délices des enfants des hommes.

J’ai surpassé, par mes richesses, tous ceux qui ont été avant moi à Jérusalem, et la sagesse a habité avec moi.

Alors je contemplai tous les travaux accomplis par mes mains, toutes les richesses que j’avais péniblement réunies. Et je vis que tout cela n’était que vanité et affliction de l’esprit, et qu’il n’y avait rien de stable sous le soleil…

Tout arrive également au juste et à l’impie, au bon et au méchant, au pur et à l’impur, à celui qui accomplit les sacrifices rituels comme à celui qui les dédaigne. L’innocent est traité, ici-bas, comme le coupable, le parjure comme celui qui respecte ses serments.

Il est déplorable que, sous le soleil, les mêmes choses arrivent à tous. Et c’est pourquoi les cœurs des enfants des hommes sont, durant leur vie, remplis de malice et de dédain pour ce qui est juste. Ils savent que nous allons tous vers la mort.

Personne qui n’échappe au trépas et qui puisse même en avoir l’espérance. Un chien galeux, vivant, vaut mieux qu’un lion mort.

Car les morts n’ont plus la notion de rien, ne jouissent plus de rien et leur souvenir même est effacé.

L’amour, la haine et l’envie périssent avec eux. Ils n’ont plus aucune part de ce qui se fait sous le soleil. »

— Eh bien Hump, s’écria Loup Larsen en fermant le livre sur son doigt et en levant les yeux vers moi, je crois que vous êtes bien servi ! L’auteur, qui était roi d’Israël, à Jérusalem, pensait exactement comme moi. Vous prétendez que je suis un affreux matérialiste. Et celui qui a écrit ces lignes, qu’était-il donc ?

« Vous avez bien entendu, n’est-ce pas ? « Tout est vanité et affliction de l’esprit. Rien n’est stable sous le soleil. » Il n’y a qu’une fin à tout, pour le fou comme pour le sage, pour le pur comme pour l’impur, pour le pécheur comme pour le saint. Et cette fin, c’est la mort !

« L’auteur trouve que ça ne devrait pas se passer ainsi. Il ne voudrait pas mourir. « Un chien galeux, vivant, dit-il, vaut mieux qu’un lion mort. » Il aurait préféré la vanité de la vie, et ses tourments, au silence et à l’immobilité de la tombe.

« Je suis tout à fait comme lui. Ramper en ce bas monde est une chose répugnante. Mais ne pas ramper du tout, devenir insensible, à l’égal d’une motte de terre ou d’un bout de rocher, est encore plus terrifiant à envisager.

« Ça révolte la vie qui palpite en moi, et dont l’essence même est le mouvement. Vivre est une vanité. Mais regarder par-delà la mort en est une bien plus grande encore.

Je ripostai :

— D’autres que vous ont su tirer de leur matérialisme des conclusions moins amères et sans s’empoisonner l’existence, comme Omar Khayyam. Lui du moins, après s’être torturé l’esprit toute sa jeunesse, de ces troublantes spéculations sur nos fins dernières, est parvenu à se fabriquer une philosophie joyeuse qui lui a permis de vivre heureux.

— Qui est Omar Khayyam ? demanda Loup Larsen.

Et ce jour-là, comme le lendemain, je fus libéré de tout travail.

Loup Larsen, le hasard n’ayant jamais fait tomber le livre entre ses mains, ignorait totalement le Rubaiyat, que je connaissais à fond. Les deux tiers des quatrains chantaient dans ma mémoire et je pus, sans trop de difficulté, retrouver les autres.

Je les récitai successivement à Loup Larsen, qui s’enthousiasma. Il me les fit répéter jusqu’à ce que, à son tour, il les sût par cœur et les déclamât avec une flamme dont je fus impressionné. Il me semblait, en l’écoutant, que jamais je n’avais aussi bien compris les vers du célèbre poète persan.

Je fus curieux de savoir quel était son quatrain préféré et le lui demandai. Sans hésiter, il fonça sur celui qui, composé dans un instant de mauvaise humeur, tranche avec l’aimable philosophie et le joyeux code de vie de l’ensemble du recueil :

Qui t’a sur la terre appelé ?
Et, quand tu mourras, où t’en iras-tu ?
Que de coupes de vin seront nécessaires,
Pour te faire oublier la mort insolente !

— Superbe ! s’écria Loup Larsen, quand il eut terminé. … la mort insolente ! Impossible de trouver une expression plus juste.

« C’est bien dans la nature humaine ! La vie, à l’idée qu’elle doit cesser de vivre, se révoltera toujours. C’est naturel. Omar Khayyam est d’accord sur ce point, avec l’Ecclésiaste. La vie et ses œuvres ne sont que tourment et vanité.

« Bien sûr, la vie est une chose terrible. Mais la mort, qui met fin à ce tourment et à cette vanité, est plus mauvaise encore. Là-dessus, nous sommes pleinement d’accord, l’Ecclésiaste, Khayyam, moi et vous…

— Qui ? Moi ?

— Parfaitement. Lorsque vous avez vu le coq aiguiser son couteau à votre intention, vous avez eu peur de mourir. La vie qui est en vous, qui est plus grande que vous, s’est refusée à mourir. Vous êtes pris. En face des réalités, votre immortalité n’est qu’une farce sinistre sans grande importance à vos yeux.

— Pas du tout… Vous me faites dire ce que je n’ai jamais dit.

— Allons donc ! La peur du coq l’emporte, chez vous, sur votre foi en la vie éternelle. Si moi-même, en ce moment, je vous saisissais à la gorge, comme ça…

Loup Larsen fit comme il disait. Sa large main m’encercla le cou et j’eus la respiration coupée.

— … et si je resserrais encore ma prise vous mourriez. Alors, votre instinct d’immortalité vacillerait, vous vous prendriez à aimer follement l’existence, vous vous débattriez de toutes vos forces pour sauver votre peau. Hein ? Est-ce vrai ?

« … Je lis dans vos yeux la crainte de la mort. Vous frappez l’air avec vos bras. Vous mettez en œuvre toute votre énergie pour lutter et vivre. Votre main s’agrippe à mon biceps, et elle me semble aussi légère qu’un papillon qui serait venu s’y poser… Je vois haleter votre poitrine, la langue vous sortir de la bouche, votre visage qui noircit ; et vos yeux se révulser…

« Tout votre être crie : « Vivre ! Vivre ! Je veux vivre ! » Et pas dans un autre monde, mais maintenant, dans celui-ci. Qu’en dites-vous ? Vous êtes déjà beaucoup moins sûr de votre immortalité, j’en suis certain. Vous ne tenez pas à risquer d’aller la vérifier sur place…

« Poussons plus loin le raisonnement, voulez-vous ? Tout devient de plus en plus noir autour de vous… Ce sont les ténèbres de la mort qui arrivent, la fin de tout, la paralysie prochaine de certaines facultés… Le néant descend sur vous et vous enveloppe…

« Vos yeux deviennent fixes. Ils sont déjà vitreux. Ma voix ne vous parvient plus que faiblement et comme lointaine. C’est à peine si vous pouvez encore discerner mon visage… Et, sous ma poigne, vous vous débattez quand même. Vous lancez des coups de pied dans le vide. Votre corps se noue comme celui d’un serpent. Vos poumons cherchent un dernier souffle. Ils murmurent désespérément : « Vivre ! Vivre ! Je veux vivre ! »

Je n’en entendis pas davantage. Ma conscience s’était effacée dans ces ténèbres épaisses, dont Loup Larsen avait tracé verbalement le graphique, et je m’évanouis.

Lorsque je revins à moi, je gisais sur le parquet. Il était, lui, tranquillement assis, en train de fumer un cigare, et me regardait, amusé et pensif.

— Eh bien, êtes-vous convaincu maintenant ? me demanda-t-il. Tenez prenez un verre de whisky… Ça vous remettra. Et nous pourrons reprendre notre discussion.

— Vos arguments sont trop… frappants, merci bien…, articulai-je avec peine et la gorge cruellement endolorie.

— Dans une demi-heure, vous serez tout à fait remis. Et je vous promets de ne plus employer de démonstrations physiques… Voyons, levez-vous, vous le pouvez. Et asseyez-vous.

Je fis ce qu’il voulait. Et, triste jouet de ce monstre, je repris avec lui notre conversation sur Omar Khayyam et sur l’Ecclésiaste. Nous y passâmes la moitié de la nuit.