Le Loup des mers/12

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 146-161).

12

Les dernières vingt-quatre heures ont été témoins d’un déchaînement de cruauté. On dirait que, de la proue à la poupe, elle a couru et s’est répandue comme une maladie contagieuse. Je sais à peine par où commencer mon récit.

C’est l’exemple de Loup Larsen qui gangrène tous ceux que porte ce bateau. Ce n’est, de l’un à l’autre, que haines, querelles et rancunes, et les passions mauvaises s’enflamment pour un rien, comme l’herbe sèche des prairies.

Thomas Mugridge est non seulement un trouillard, mais un espion et un mouchard. C’est lui qui, pour regagner les bonnes grâces du capitaine, a dénoncé les hommes de l’avant. Il a également rapporté à Loup Larsen certains propos, particulièrement violents, émis par Johnson. Voici l’affaire.

Johnson a, paraît-il, acheté un ciré à la soute aux hardes, et il l’a trouvé de qualité nettement inférieure. Il ne s’est pas gêné, selon sa coutume, pour dire tout haut ce qu’il en pensait.

La soute aux hardes est, en miniature, une sorte de magasin de confection, qui existe sur toutes les goélettes phoquières et qui contient divers articles, à l’usage des hommes du bord. Le montant de leurs achats est retenu, ultérieurement, sur les gains réalisés par eux, dans les zones de chasse. Les chasseurs, en effet, de même que les rameurs et les hommes de barre, au lieu d’un salaire fixe, reçoivent alors tant par peau capturée par leur bateau.

J’ignorais le mécontentement de Johnson, à propos de son ciré, et les réflexions dont il l’avait assaisonné. Aussi ne m’attendais-je nullement à la scène terrible dont je fus témoin.

Je venais d’achever de balayer la cabine de Loup Larsen qui m’avait entraîné dans une discussion sur Hamlet, le personnage shakespearien qu’il préfère, pour son pessimisme forcené, j’imagine. Là-dessus, Johnson, flanqué du second, Johansen, descendit l’escalier du carré.

Selon la coutume maritime, Johnson ôta son béret et se tint dans une attitude respectueuse, au milieu de la cabine. Il se balançait lourdement au roulis de la goélette, afin de conserver son équilibre, et faisait face au capitaine.

— Fermez la porte et tirez le verrou ! me commanda Loup Larsen.

J’obéis et remarquai, sans en comprendre la cause, la lueur d’inquiétude qui passait dans les yeux de Johnson. Mais lui savait ce qui l’attendait, et faisait front, courageusement.

Et il y avait, dans l’acte de cet homme simple, plus de noblesse et de grandeur morale que dans tout Loup Larsen. Johnson avait des principes de droiture et de franchise. Il était prêt à souffrir pour eux tout ce qu’il faudrait et l’esprit, chez lui, dominait la chair.

Je remarquai donc l’éclair de panique que trahissait le regard de Johnson, mais je le pris pour le résultat de sa timidité et de l’embarras, tout naturel, qu’il ressentait devant son supérieur.

Johansen s’écarta de quelques pas et Loup Larsen s’assit sur un fauteuil à pivot, devant le matelot.

Un silence impressionnant tomba lorsque j’eus fermé la porte et tiré le verrou. Il dura une bonne minute et ce fut Loup Larsen qui le rompit.

— Yonson… commença-t-il.

— Je me nomme Johnson…

— Va pour Johnson, qu’est-ce que ça peut foutre ! Est-ce que tu devines pourquoi je t’ai fait venir ?

— Oui, et non, capitaine… répondit-il lentement. Je m’acquitte consciencieusement de mon travail. Le second le sait aussi bien que vous, capitaine. Je ne vois pas de quoi vous avez à vous plaindre à ce sujet.

— Est-ce tout ? demanda Loup Larsen, d’une voix douce, basse et ronronnante.

— Je sais, continua Johnson avec sa même lenteur et pondération, que vous avez une dent contre moi. Vous ne pouvez pas m’encaisser. Vous… vous…

— Continue, souffla Larsen. N’aie pas peur de m’offenser.

Je vis, sous l’insolence mal dissimulée de Loup Larsen, l’homme rougir légèrement sous son hâle.

— Je n’ai pas peur, dit-il. Si je m’exprime mal, c’est parce que j’ai quitté mon pays depuis aussi longtemps que vous, au moins… Je voulais dire que vous ne m’encaissez pas, parce que j’ai trop le sentiment de ma dignité d’homme. Voilà la raison, capitaine.

— Ce qui signifie, si je comprends bien, que tu ne sais pas suffisamment plier pour te soumettre à la discipline d’un bateau.

— Si vous voulez… Ce n’est pas exactement ça mais les mots précis me manquent pour m’exprimer.

Et il rougit davantage, comme honteux de son infériorité intellectuelle.

— Johnson… reprit Loup Larsen, en écartant brusquement tous ces préliminaires pour en venir au sujet principal. On m’a raconté que tu n’es pas satisfait de ton ciré.

— C’est la vérité. Il ne vaut rien.

— Et tu es allé le dire à tout le monde.

— Je dis ce que je pense, capitaine. C’est mon habitude… affirma Johnson, avec courtoisie, mais fermeté.

À ce moment, mes yeux tombèrent par hasard sur Johansen. Il serrait et desserrait alternativement ses gros poings. Son regard, qui ne quittait pas Johnson, était haineux. Sous son œil, une trace noire, imperceptible, était visible. Elle provenait d’une correction que, quelques soirs auparavant, il avait reçue du matelot. Et je commençais à comprendre qu’une tempête terrible allait se déchaîner.

— Tu sais ce qui arrive à ceux qui osent dire, de moi et de mon magasin, ce que tu en as dit ? interrogea Loup Larsen.

— Je le sais, capitaine.

— Et qu’est-ce que c’est ? reprit Loup Larsen, dont la voix était devenue impérative et dure.

— C’est ce que vous avez l’intention de me faire subir.

Loup Larsen se tourna vers moi.

— Regardez-le, Hump ! s’écria-t-il. Regardez ce grain de poussière, ce conglomérat de matière, qui se croit d’une essence supérieure. Il a l’esprit imprégné d’un tas d’idioties, telles que la morale et le droit, et il prétend vivre en conformité de ces principes, même s’il doit lui en cuire. Hump, que pensez-vous de lui ?

— Je pense qu’il vaut mieux que vous ! répondis-je, espérant détourner sur moi une part de la fureur redoutable que je sentais prête à fondre sur le pauvre diable. Avec ce que vous appelez ces idioties, il a un idéal, que vous n’avez pas, et il en est plus riche que vous. En face de lui, vous êtes un pauvre.

— Exact, très exact… riposta Loup Larsen. Je ne me perds pas dans les nuées. Je pense, avec l’Ecclésiaste, vous le savez, qu’un chien galeux vivant est supérieur à un lion mort. Ma doctrine est de survivre, à n’importe quel prix, aux embûches de la vie.

« Ce bout de ferment, au contraire, que vous appelez Johnson, à quoi sa noblesse morale, dont il est si fier, le conduira-t-elle ? À n’être plus que poussière et cendre, alors que moi, je serai toujours vivant. Savez-vous ce que je vais faire de lui ?

Je secouai la tête.

— Eh bien, je vais user de la prérogative que j’ai sur ce bateau. Vous allez m’entendre gueuler. Et vous verrez comment se comporte la noblesse morale de cet imbécile.

Ce disant, Loup Larsen quitta son fauteuil d’un bond, tel un tigre, et couvrit, le temps d’un éclair, la courte distance qui le séparait de Johnson.

Johnson essaya vainement d’éviter cette furieuse avalanche. Il abaissa une main pour protéger son estomac, et leva l’autre pour défendre sa tête.

Mais le poing de Loup Larsen passa entre les deux bras et s’abattit sur le thorax du matelot qu’il frappa d’un coup terrible. La respiration de Johnson fut coupée net, et ce qui lui restait de souffle fusa entre ses lèvres, avec un sifflement pareil à celui qu’émet un homme en train de manier une hache.

Il fut presque renversé et oscilla de droite et de gauche, en cherchant son équilibre. Comment décrire en détail la scène odieuse qui s’ensuivit ? Aujourd’hui encore, je suis malade à ce souvenir.

Johnson se défendit courageusement. Mais que pouvait-il contre Loup Larsen et Johansen réunis contre lui ? Ce fut vraiment épouvantable.

Je n’aurais jamais cru qu’un être humain soit capable d’encaisser tous les coups que recevait Johnson et, malgré tout, de continuer à se battre. De toute évidence, il n’avait pas la plus petite chance de vaincre. Mais, par dignité, il tenait bon quand même.

Ce que je voyais était trop pour moi et je sentais vaciller ma raison. Je courus vers l’escalier pour fuir ce spectacle et me sauver sur le pont.

Mais Loup Larsen devina ma pensée. Quittant un instant sa victime, il fit un de ses terribles bonds dans ma direction et me repoussa violemment dans l’angle opposé de la cabine.

— Restez, Hump ! ricana-t-il. Restez et regardez ! Vous allez recueillir de nouvelles et précieuses données sur le phénomène de la vie et sur l’immortalité de l’âme… Nous ne pouvons causer aucun dommage à l’âme de Johnson, vous le savez comme moi. C’est seulement sa forme transitoire que nous tentons de démolir.

La bagarre reprit ensuite de plus belle. Elle dura bien dix minutes encore, qui me parurent des siècles. Loup Larsen et le second s’acharnaient sur le matelot.

Ils le frappaient des poings, lui assenaient des coups répétés de leurs lourdes chaussures, le projetaient à terre, puis le remettaient debout, pour l’envoyer s’étaler une nouvelle fois de tout son long.

Johnson, totalement aveuglé, ne voyait plus rien autour de lui. Le sang lui coulait du nez, de la bouche et des oreilles ; la cabine était transformée en abattoir.

Et, quand il lui fut impossible de se tenir sur ses pieds, les deux hommes continuèrent à le frapper, des pieds et des poings, sur le plancher où il gisait.

— Doucement, Johansen… se décida à dire enfin Loup Larsen. Ça suffit.

Mais la bête était déchaînée chez le second, qui ne s’arrêtait pas.

Loup Larsen dut le repousser du revers de son bras ; ce geste, assez bénin en apparence, le rejeta en arrière, si rudement que la tête de Johansen alla frapper la cloison comme un bouchon.

Puis il m’ordonna :

— Ouvrez, Hump ! Ouvrez tout grand !

J’obéis, et les deux hommes, ayant ramassé Johnson, aussi inerte qu’un sac de chiffons, le balancèrent, puis, par l’escalier, le jetèrent sur le pont. Il alla s’écrouler devant l’homme de barre, qui n’était autre que Louis, son camarade de canot.

Le sang, qui lui jaillissait du nez comme un ruisseau écarlate, se mit à couler sur le pied du matelot. Mais Louis continua flegmatiquement sa besogne, sans quitter des yeux l’habitacle.

À l’étonnement de tous, la conduite de George Leach fut différente. De sa propre initiative, il alla vers Johnson, le traîna à l’avant du navire et, de son mieux, se mit à panser ses plaies.

Quant à Johnson, il était méconnaissable. Ses traits, décolorés et bouffis, n’avaient plus rien d’humain.

Lorsque j’eus achevé de remettre de l’ordre dans la cabine qui avait été le théâtre du drame, je me hâtai de remonter sur le pont pour respirer un peu d’air frais et retrouver un peu de calme.

Leach avait terminé ses pansements. Loup Larsen fumait son éternel cigare, en examinant le loch remorqué par le Fantôme, et qui avait été halé à bord.

Soudain, la voix de Leach parvint à mes oreilles, rauque et irritée d’une rage qu’il ne pouvait contenir. Je me retournai, et vis l’ancien mousse à l’arrière, face à Loup Larsen. Son visage était pâle et tout convulsé, ses yeux flamboyants, et il tenait levés ses poings crispés au-dessus de sa tête.

— Que Dieu te damne, Loup Larsen, et te précipite en enfer ! Mais l’enfer est encore trop bon pour toi, espèce de lâche, assassin, triple fumier !

C’était le salut qu’il adressait au capitaine.

J’étais estomaqué d’une telle audace et je m’attendais à voir Leach anéanti dans l’instant.

Mais indifférent à l’insulte, Loup Larsen fit quelques pas et, appuyant avec nonchalance son coude sur un capot, il toisa pensivement le jeune homme qui continuait à l’injurier, comme personne ne l’avait jamais fait.

Les hommes de l’équipage, réunis en groupe et horrifiés, regardaient de tous leurs yeux, écoutaient de toutes leurs oreilles.

Les chasseurs de phoques sortirent précipitamment à leur tour, tandis que Leach, qui faisait bon marché de sa vie, me rappelait les prophètes de la Bible, lançant leurs malédictions sur les tyrans tout-puissants.

En proie comme eux à un délire sacré, qui confinait à la folie, il prononçait contre Loup Larsen une excommunication majeure, parcourant toute la gamme des accusations et l’invectivant, tantôt au nom de Dieu et de ses Saints, tantôt à grand renfort d’obscénités.

Ses lèvres étaient maculées d’écume. Par moments, il suffoquait, bredouillait et ne pouvait plus articuler ses mots.

Pendant ce temps, Loup Larsen, calme et impavide, toujours appuyé sur son coude et les yeux baissés, semblait perdu dans une infinie méditation. Ce bouillonnement sauvage de la vie, cette folle révolte déchaînée, ce défi furieux de la matière animée, excitaient sa curiosité au plus haut point.

À tout moment, moi et les autres, nous nous attendions à le voir bondir sur Leach et le massacrer. Mais tel n’était pas son caprice. Son cigare s’était éteint et il continuait à regarder, silencieusement.

Leach était arrivé au paroxysme d’une rage impuissante.

— Cochon ! Salopard ! répétait-il et hurlait-il, de toute la force de ses poumons. Pourquoi ne descends-tu pas de ton perchoir pour venir me tuer, assassin ? Tue-moi, si tu veux ! Qui t’en empêche ? Je n’ai pas peur de la mort ! Mieux vaut crever que vivre sur ton bateau. Viens donc, espèce de lâche ! Tue-moi ! Tue-moi ! Tue-moi !

L’affaire en était à cette phase, quand l’âme errante de Thomas Mugridge fit son entrée en scène.

Jusque-là, il avait écouté et regardé, de la porte de sa cuisine. Il sortait maintenant de son antre, sous prétexte de jeter des ordures par-dessus bord. En réalité, c’était pour assister à la tuerie qu’il jugeait imminente.

Il eut un sourire mielleux à l’adresse de Loup Larsen, qui ne sembla pas le voir. Mais il ne perdit pas contenance et, se tournant vers Leach, déclara, d’un ton de reproche :

— Quel langage ! C’est scandaleux !

La fureur de Leach ne demeura plus impuissante. Elle avait enfin trouvé un déversoir. D’autant que, pour une fois, le cuisinier était sorti sans son couteau.

Mugridge n’avait pas fini de parler que l’ancien mousse était sur lui et le terrassait. Par trois fois il se releva et tenta de regagner sa cuisine. Trois fois il fut renversé.

— Oh ! mon Dieu ! hurlait-il. Au secours ! Au secours ! Faites quelque chose !

Mais tout le monde riait aux éclats. C’était un soulagement général. La tragédie était terminée et la farce commençait.

Chasseurs et matelots se bousculaient, afin de mieux voir la raclée qui tombait sur le coq détesté. Moi-même, je me sentais infiniment joyeux. Oui, je l’avoue à ma honte, le traitement que Leach administrait à Thomas Mugridge — presque aussi terrible que celui que les mouchardages de Mugridge avaient valu à Johnson — me remplissait d’allégresse.

Seule, l’expression du visage de Loup Larsen ne s’était pas modifiée. Il avait gardé sa même posture et continuait à observer, avec son calme imperturbable. Il était pareil au chimiste qui suit, avec attention, dans une cornue qui bout, le processus de l’expérience qu’il a mise en train. Qui sait si un mystère étonnant n’en sortira pas éclairci ?

Tout continuait à se passer comme tout à l’heure dans la cabine. Thomas Mugridge cherchait inutilement à fuir et à se réfugier, en rampant, dans sa cuisine ou dans un autre trou et tentait sans succès de se protéger contre la pluie des coups, qui s’abattaient sur lui avec une surprenante rapidité.

Il était tourné et retourné sur toutes ses faces, comme une girouette qui vire sous le vent. Au bout d’un moment, ivre de coups de poing et de coups de pied, il demeura inerte sur le pont. Personne n’intervint et Leach aurait pu le tuer. Mais il jugea que sa vengeance était suffisante. Il abandonna sur la place son ennemi anéanti, qui geignait et glapissait comme un petit chien.

Ces deux affaires ne furent qu’un commencement dans le programme de la journée.

Au début de l’après-midi, ce fut au tour de Smoke et d’Henderson d’en venir aux mains, et on entendit une pétarade de coups de feu monter du poste d’arrière, alors que les quatre autres chasseurs de phoques se retiraient en hâte sur le pont.

Par l’étroit escalier, d’où s’élevait un nuage de fumée âcre, produite par la poudre noire, Loup Larsen dégringola prestement vers le lieu du combat.

Les bruits de bataille et les cris redoublèrent. Loup Larsen administra aux deux adversaires, qui s’étaient mutuellement blessés, une correction sévère, pour s’être colletés avant la chasse, malgré ses ordres.

Les blessures, en fait, étaient sérieuses et Loup Larsen, la punition des deux hommes terminée, se mit à les panser avec les ressources d’une chirurgie rudimentaire.

Je lui servis d’assistant. Pendant qu’il sondait, nettoyait et assainissait les trous et les déchirures produits par les balles, je vis les patients subir stoïquement tout le charcutage dont ils étaient l’objet, sans le secours d’aucune anesthésie, et avec, comme seul remontant, un gobelet de whisky pur.

Puis, au cours du quart de quatre heures, nouveau tumulte, qui eut lieu au poste d’avant.

Il fut provoqué, une fois de plus, par les bavardages et racontars, qui avaient eu pour effet la dénonciation de Thomas Mugridge et la raclée administrée à Johnson par Loup Larsen.

Du vacarme qu’on entendit, et à la vue des yeux pochés et des visages contusionnés qui s’exhibèrent par la suite, il fut facile de conclure que les matelots s’étaient, les uns les autres, copieusement étrillés.

La journée se termina enfin par une rixe entre Johansen et Latimer, le chasseur maigre, à l’allure de Yankee. Elle eut pour cause les observations que Latimer fit au second, sur les cris qu’il poussait pendant la nuit.

Ce fut Johansen qui eut le dessous et qui reçut une pile peu ordinaire. Mais sans résultat appréciable. La nuit suivante, alors qu’il dormait comme un bienheureux, il ne cessa en effet, jusqu’au matin, de revivre dans ses rêves son pugilat avec Latimer, et de le scander de cris perçants.

Je fus, quant à moi, oppressé de mille cauchemars. J’en avais vécu un, tout au long de cette horrible journée. La brutalité avait succédé à la brutalité. C’était à qui, autour de moi, s’était appliqué, froidement ou par emportement, sous les prétextes les plus futiles, à blesser, à estropier et à détruire.

J’avais, jusqu’à cette heure, ignoré la bestialité humaine et ce dont elle était capable. Je n’avais jamais connu que des discussions à fleur de peau, avec les gens bien élevés qui composaient ma société. Qu’étaient les piques que s’amusait à me décocher parfois mon ami Charley Furuseth, qui excellait dans l’épigramme, les médisances spirituelles où se complaisaient, derrière le dos l’un de l’autre, les membres du Cercle du Bibelot ?

Le snob que j’étais hier, en se retournant sur sa couche entre deux cauchemars, découvrait avec effroi une face de la vie qui lui était demeurée, jusque-là, complètement inconnue, une brutalité insoupçonnée, à laquelle s’adaptait, beaucoup mieux que mes théories idéalistes, la cynique philosophie matérialiste de Loup Larsen.

Et je m’épouvantais de plus en plus, à la pensée que j’étais sur une pente où je me sentais glisser malgré moi.

Ces hommes qui assouvissaient, sans aucune retenue, leurs mutuelles colères, qui, comme une chose toute naturelle, se bagarraient comme des forcenés et faisaient couler leur sang, à quoi m’entraîneraient-ils avec eux ? À quelle ignoble dégradation n’étais-je pas destiné ?

La rossée infligée par Leach à Thomas Mugridge était, du point de vue de la pure morale, parfaitement répréhensible. J’en riais pourtant, avec une satisfaction incommensurable. Et cela était, je ne l’ignorais pas, un péché, dont cependant j’étais heureux.

Je n’étais plus Humphrey Van Weyden. J’étais réellement Hump, le mousse, sur la goélette Fantôme. Loup Larsen et tout l’équipage me marquaient de leur empreinte.