Le Loup des mers/13

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 162-170).

13

Pendant trois jours, comme Thomas Mugridge, complètement impotent, resta couché, c’est moi qui m’occupai des soins du fricot. Et je me flatte de m’en être tiré à mon honneur.

Tout le temps où je régnai à la cuisine, la satisfaction fut générale, aussi bien chez Loup Larsen que parmi les membres de l’équipage.

— C’est la première fois, depuis que j’ai embarqué, que je boulotte quelque chose d’acceptable !

Ainsi me parla Harrison, en me rapportant du poste d’arrière récipients et gamelles. Il ajouta :

— La cuisine de Tommy pue toujours la graisse, et la graisse rance encore… Rien d’étonnant, il est tellement crado ! Je jurerais qu’il n’a pas changé de chemise depuis que nous avons quitté Frisco.

— Très exact ! répondis-je.

— Je parierais qu’il couche avec… ajouta Harrison.

— Et tu gagnerais ton pari. Il ne l’a pas enlevée une seule fois.

Mais Loup Larsen jugea que ces trois jours suffisaient à Thomas Mugridge pour se remettre de sa correction.

Dès le quatrième jour, il alla trouver le coq dans sa couchette et le vida, par la peau du cou, pour le renvoyer au travail.

Thomas Mugridge renifla, pleura, mais Loup Larsen fut impitoyable. Boiteux et endolori, il fut contraint d’obéir.

Loup Larsen lui déclara, en s’éloignant :

— Et tâche, à l’avenir, de ne plus nous servir de ratatouilles ! Plus de cuisine à la graisse rance ! Tâche aussi de changer quelquefois de chemise. Sinon, je te ferai faire un tour de remorque par-dessus bord… Tu sais ce que ça veut dire ?

Thomas Mugridge traversait la cuisine, d’un pas mal assuré, lorsqu’une brusque oscillation de la goélette le fit basculer.

En essayant de se redresser, il voulut saisir la galerie de fer qui courait autour du fourneau et qui, par gros temps, empêchait les casseroles de se renverser.

Mais il manqua sa prise, et sa main vint s’appliquer à plat, de tout le poids du corps, sur la surface brûlante. Il y eut un bruit de ferraille, un cri aigu de douleur et une odeur de chair grillée.

— Oh ! Dieu de Dieu, qu’est-ce qui m’arrive ? gémit le coq. (Il alla s’asseoir sur la boîte à charbon et balança d’avant en arrière sa main.) C’est comme un fait exprès ! Toutes les tuiles me tombent dessus ! Et moi qui me donne tant de mal dans la vie pour ne causer de tort à personne !

Les larmes coulaient sur ses joues enflées et décolorées, et la souffrance contractait ses traits.

Puis une impression sauvage apparut sur son visage.

— Je le hais ! s’écria-t-il. Je le hais !

— Qui ça ? demandai-je.

Mais, sans répondre, le misérable continua à pleurer sur ses infortunes. Et il était plus facile de deviner qui il haïssait, que de savoir qui il ne haïssait pas.

Une grande pitié s’empara de moi. Un démon intérieur, dont il était victime, ne le poussait-il pas à détester ainsi l’univers ? Sans doute se haïssait-il lui-même pour tout ce que la vie lui avait réservé de souffrances et de misères.

Et je pensai, en rougissant de ma dureté de cœur envers lui, que l’existence, depuis qu’il était au monde, n’avait pas dû l’épargner. Tout d’abord, elle s’était montrée cruelle en façonnant sa bobine grotesque, et sans doute n’avait-elle pas cessé de lui jouer mille tours pendables. Était-ce vraiment sa faute s’il était devenu tel que je le voyais aujourd’hui ?

Comme s’il répondait à ma pensée, Thomas Mugridge gémissait :

— Non ! J’ai jamais eu de chance. Quand j’étais môme, qui m’a envoyé à l’école ? Qui m’a donné à boulotter à ma faim ? Qui m’essuyait le nez, quand il était morveux ? Personne ne s’est jamais occupé de moi.

Je lui mis ma main sur l’épaule et m’efforçai de le consoler.

— Allons, lui dis-je, un peu de courage, Tommy ! Un jour, tout finira par s’arranger pour toi… Tu es jeune encore et tu te feras un sort.

— C’est pas vrai ! protesta-t-il violemment, en se dégageant de ma main. Je ne suis plus jeune, et ce que je suis, c’est-à-dire un pauvre minable, je le resterai toujours.

« Toi, Hump, t’es un gentleman, et tu peux pas comprendre ces choses. Tu n’as jamais su ce que c’était d’avoir faim, de gémir en dormant, parce que ton ventre te démange… Oui, te démange, comme s’il y avait dedans un rat qui le grignote.

« Non, non ! Pas d’espoir pour moi. Même si on me nommait demain Président des États-Unis, ce n’est pas ça qui effacerait toute ma poisse passée et les jours sans bouffer que j’ai connus.

— Voyons, Mugridge, calme-toi. Tu exagères, je t’assure…

— J’exagère… J’exagère quoi ? Souffrir, j’ai jamais connu que ça. Et j’ai souffert pour dix, je te le jure. J’ai vécu la moitié de mon existence sur un lit d’hôpital. J’ai eu la fièvre jaune à Aspinwal, à La Havane, à La Nouvelle-Orléans. À la Barbade, j’ai failli crever du scorbut, qui m’a pourri le sang et la chair pendant six mois. À Honolulu, j’ai chopé la petite vérole, et une pneumonie en Alaska. À Shanghaï, j’ai eu les deux jambes cassées dans un accident et, dans un autre, à Frisco, trois côtes brisées et le bassin fracturé.

« Et maintenant, je suis encore dans de beaux draps. Leach m’a défoncé la poitrine à coups de pied. Ces trois jours-ci, j’ai craché le sang, et ça va recommencer avant ce soir, parce que Loup Larsen m’a forcé à me lever.

« Qui me rachètera de toute cette misère ? Hein, dis-le-moi ! Ça n’est pas Dieu, à coup sûr ! Il doit solidement me haïr, puisqu’il m’a fait signer un pareil engagement, pour la traversée de ce bas monde.

Thomas Mugridge était lancé. Il poursuivit sa tirade contre la destinée, plus d’une heure durant.

Puis il reprit sa besogne coutumière, en clopinant et grognant ; ses yeux débordaient de haine pour la création entière.

Le diagnostic qu’il avait porté lui-même était malheureusement exact. De temps à autre, il était obligé de s’arrêter, en proie à de cruels malaises, pendant lesquels il crachait le sang et étouffait.

Dieu, comme il l’avait dit, semblait le haïr trop pour le laisser mourir une bonne fois. Effectivement, il reprit peu à peu du poil de la bête et redevint plus mauvais qu’il n’avait jamais été.

Plusieurs jours s’écoulèrent avant que Johnson pût se traîner sur le pont. Il était encore bien malade, quand je le vis qui recommençait, péniblement, à grimper dans la mâture ou à s’incliner, d’un air épuisé, sur la roue du gouvernail.

Le plus triste était que son courage semblait brisé comme lui. Il se montrait d’une servilité ignoble devant Loup Larsen et aurait léché les pieds du second.

Il n’en était pas de même de Leach. Il allait et venait sur le pont, avec l’allure d’un petit tigre et, dans ses yeux, brillait une lueur haineuse, qu’il ne se donnait même pas la peine de dissimuler, à l’adresse de Johansen et de Loup Larsen.

Une nuit, j’entendis, dans l’obscurité, Leach dire à Johansen :

— Fais-moi confiance, sale pied-plat ! Tu ne perds rien pour attendre, je te réglerai ton compte.

Le second ripostait, sur le même ton, et, l’instant d’après, j’entendis un projectile siffler à travers les ténèbres, puis venir frapper, d’un coup sec, le capot de la cuisine.

Il y eut un redoublement d’injures et un éclat de rire moqueur. Puis le silence retomba. Je me glissai sur le pont et trouvai un énorme coutelas, planté dans le bois dur du capot.

Quelques minutes après, j’entendis le second qui revenait, en tâtonnant, chercher le couteau. Il appartenait à Leach, à qui je le restituai subrepticement le lendemain. Il m’adressa une simple grimace en guise de remerciement. Mais il y avait en elle plus de gratitude que dans toutes les métaphores en usage chez les gens du monde.

Seul de mon espèce, au milieu de l’équipage, je n’avais, pour l’instant, de querelle avec personne et j’étais dans les bonnes grâces de tous.

Les chasseurs de phoques me toléraient, plus qu’ils ne m’aimaient. Sauf Smoke et Henderson, dont j’étais chargé de panser les blessures. Comme je faisais de mon mieux pour les remettre sur pied, ils m’en étaient sincèrement reconnaissants.

Une tente avait été tendue pour eux, sur le pont, et ils s’y balançaient, jour et nuit, dans leurs hamacs.

Ils ne manquaient aucune occasion de m’affirmer que je m’acquittais de ma tâche mieux que ne l’aurait fait une infirmière diplômée, et que, la croisière terminée, ils ne m’oublieraient pas, quand ils toucheraient leur paie. Comme si j’attendais une récompense, moi qui avais, une fois revenu à terre, les moyens de les acheter vingt fois, eux et leurs frusques, et la goélette par-dessus le marché.

Loup Larsen subit une seconde attaque de ses terribles douleurs de tête ; elle dura deux jours. Il m’appela à son secours et, docile comme un enfant, suivit à la lettre toutes mes prescriptions. J’obtins même qu’il cesse de fumer et de boire son whisky.

Il n’en résulta pour lui, d’ailleurs, aucun soulagement et ce fut à mon tour de m’interroger sur les intolérables souffrances d’un si bel animal.

— C’est la main de Dieu, je te le dis. Il le punit de ses mauvaises actions.

Tel fut, en l’occurrence, le point de vue de Louis. Et il ajouta :

— Ce n’est sans doute pas tout. Sinon…

— Sinon ?

— C’est que Dieu roupille et ne fait pas son devoir. Cela dit sans reproche de ma part…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Thomas Mugridge s’est repris à me haïr de plus belle. Le motif en est que je suis né gentleman. Pourquoi moi, plutôt que lui ? Voilà ce qu’il ne peut pas me pardonner.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Smoke et Henderson vont mieux. Ils sont descendus de leurs hamacs et, tout en causant amicalement, ils ont fait côte à côte leur première promenade sur le pont.

— Eh bien, dis-je à Louis, en dépit de tes pronostics, il n’y a encore personne de mort ! Il y aurait plutôt une accalmie…

Louis me dévisagea, de ses yeux gris et rusés, et secoua la tête d’un air de mauvais augure.

— La mort est dans les parages, prononça-t-il à mi-voix. Je la sens venir. Je la vois aussi sûrement que je devine les agrès dans la nuit noire. Elle rôde autour de nous. Elle est proche, toute proche…

— Et qui partira le premier ?

— Pas le vieux gros Louis, je te le promets, fit-il en riant. Il veille trop soigneusement sur sa peau. Et ce que je sais aussi, jusque dans la moelle de mes os, c’est que dans un an, à cette même époque du calendrier, je regarderai dans les yeux ma vieille mère qui a passé sa vie à guetter sur la mer le retour des cinq fils qu’elle lui a donnés.

— Qu’est-ce qu’il te dit là ? demanda, surgissant soudain, Thomas Mugridge, que je n’avais pas entendu venir.

— Qu’un jour il retournera dans son pays, afin de revoir sa mère… répondis-je avec diplomatie.

— Moi, je n’en ai jamais eu ! répondit le coq en braquant sur moi son regard terne.