Le Loup des mers/15

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 185-194).

15

Au bas de l’échelle, les matelots se remirent sur pied, au milieu d’un concert de grognements et de malédictions.

— Faut commencer par rallumer la lampe ! Bon Dieu, mon pouce est démis… cria Parsons, un matelot au teint hâlé, qui était de caractère renfrogné et servait d’homme de barre au canot de Standish.

— Je l’ai sous le pied… répondit Leach, en s’asseyant sur le rebord de la couchette où j’étais dissimulé.

J’entendis qu’on tâtonnait, puis le bruit d’une allumette qu’on frottait, et la lampe s’alluma, d’une flamme faible et fumeuse.

À sa lueur lugubre, les hommes, qui étaient pieds nus et jambes nues, se mirent à s’agiter, examinant et soignant leurs blessures.

Oofty-Oofty s’empara du pouce de Parsons, et tira dessus fortement, pour remettre les os en place. Durant cette opération, je remarquai que toutes les jointures des doigts du Canaque étaient à vif. Il les exhibait orgueilleusement, en ricanant de ses superbes dents blanches. Et il expliquait que ses blessures lui provenaient de ce qu’il avait frappé de toutes ses forces Loup Larsen à la mâchoire.

— Ce n’était pas Loup Larsen que tu frappais, sale moricaud ! C’était moi, imbécile ! beugla Kelly, un Irlandais émigré en Amérique, ancien matelot au cabotage, qui effectuait sa première campagne en pleine mer et était rameur sur le canot de Kerfoot.

Tout en parlant, il cracha un caillot de sang et plusieurs dents, et avança une face agressive vers celle d’Oofty-Oofty. Le Canaque bondit sur sa couchette et en tira un long couteau, qu’il brandit.

Leach qui, malgré sa jeunesse, avait plus de présence d’esprit et de sang-froid que tous les butors du poste d’avant, intervint :

— Voyons, Kelly, tiens-toi tranquille ! Oofty-Oofty ne l’a pas fait exprès. Comment aurait-il pu reconnaître que c’était toi dans le noir ?

Kelly obéit, en ronchonnant, et le Canaque remercia Leach, d’un sourire de ses dents blanches. L’Irlandais était un joli garçon, aux traits fins, presque féminins, avec de grands yeux doux et rêveurs, ce qui semblait en contradiction avec sa réputation, bien méritée, de bagarreur.

Comme Leach, Johnson s’était assis au bord de sa couchette.

— Je me demande comment il a pu s’en tirer, dit-il.

Toute son attitude indiquait le dernier degré de l’abattement et du désespoir. Sa poitrine oppressée se soulevait encore, des suites de l’effort surhumain qu’il avait fourni. Au cours de la lutte, sa chemise avait été complètement arrachée. D’une déchirure qu’il avait à la joue, le sang coulait sur sa poitrine nue et dégouttait sur le parquet.

— Il s’est échappé parce qu’il est le diable en personne ! répondit Leach, les yeux remplis de larmes de désappointement et de rage.

« Et pas un de vous, répétait-il à satiété, qui ait été fichu de me passer un couteau…

Mais les autres matelots bavardaient entre eux ; ils étaient très inquiets des conséquences de cette agression manquée, et ne prêtaient aucune attention à ce qu’il disait.

— Ce qui est certain, déclara Kelly, c’est que le capitaine est incapable de savoir ceux qui ont pris part à la bagarre, et ceux qui se sont abstenus. À moins que…

Il promena autour de lui un regard menaçant.

— … à moins qu’un mouchard ne vende la mèche !

— Pas la peine ! clama Parsons. Le capitaine n’aura qu’à nous regarder. Les blessés seront les coupables.

En réalité, Louis, resté dans sa couchette, riait sous cape ; il était le seul qui n’avait aucune meurtrissure ni blessure.

— On pourrait dire, proposa un des matelots, qu’on n’a pas reconnu le capitaine…, qu’on pensait avoir affaire au second.

— Moi, déclara un autre, je dirai que je dormais et que j’ai été réveillé en sursaut par le bruit ; alors j’ai sauté de ma couchette, j’ai récolté un sale gnon sur la mâchoire et je suis revenu me fourrer dans mes toiles. Il faisait nuit et je n’ai rien su, rien vu. Si j’ai cogné, c’est au petit bonheur et pour rendre le coup que j’avais reçu.

Leach et Johnson ne prenaient pas part à la discussion, quand, soudain, toute la bande se retourna contre eux ; ils leur reprochèrent d’avoir été les instigateurs de la bagarre et leur déclarèrent qu’ils paieraient pour tous. Le pire pour eux était inévitable, ils étaient perdus sans rémission et déjà morts. Leach s’impatienta. Il éclata :

— Vous m’embêtez, à la fin ! Vous êtes tous une bande de dégonflés. Ça, pour causer, vous êtes forts, mais si vous aviez su vous servir de vos pognes, son compte serait liquidé.

« Pas un, il y en a pas un seul, qui m’ait passé le couteau que je demandais ! Vous me dégoûtez… Vous êtes là à gesticuler et à chialer, comme s’il allait vous tuer tous. Pas de danger ! C’est un luxe qu’il ne peut pas se payer.

« Comment vous remplacerait-il ? Il n’y a pas de bureau d’enrôlement dans le coin, et il a besoin de vous. Qui manœuvrerait et ferait marcher le bateau, s’il se passait de vos services ? Moi et Johnson, on va y avoir droit. Quant à vous, vous pouvez vous recoucher en paix, c’est moi qui vous le dis. Fermez vos gueules et laissez-moi dormir ! J’en ai besoin.

— Ça va, ça va… Te fâche pas ! répondit Parsons. Mais, même s’il ne nous tue pas, la vie à bord va devenir un enfer… Pire que par le passé. Vous verrez un peu ce que je vous dis.

Toujours blotti dans ma couchette, je tremblais de peur en songeant à ma propre situation. Qu’est-ce qui m’arriverait quand ma présence serait découverte ? Je ne pourrais évidemment pas me tirer d’affaire par les mêmes moyens que Loup Larsen.

À ce moment, Latimer appela par l’écoutille :

— Hump ! le vieux a besoin de toi.

— Il n’est pas ici, répondit Parsons.

— Si, il y est… déclarai-je en me glissant hors de ma couchette et en faisant effort pour ne pas paraître effrayé.

Les matelots me regardèrent, consternés. La peur était fortement marquée sur leurs visages, une terreur agressive et menaçante.

— Je viens ! criai-je à Latimer, en m’avançant.

— Non ! Tu n’iras pas ! hurla Kelly, en s’interposant entre l’échelle et moi. Je te ferai taire pour toujours, sale mouchard !

Et joignant le geste à la parole, il tendit vers moi sa main ouverte, comme pour m’étrangler.

— Laisse-le aller ! ordonna Leach.

— Jamais de la vie !

— Je te dis de le laisser ! répéta Leach, toujours immobile sur le bord de sa couchette.

Et sa voix prenait une sonorité métallique.

L’Irlandais hésitait. Je fonçai sur lui et il s’écarta. Lorsque j’eus atteint l’échelle, je me retournai pour observer le cercle de visages hargneux qui me regardaient dans la pénombre. Et je songeai à la phrase de Mugridge : combien Dieu devait les haïr pour les avoir rabaissés à ce point.

J’eus pitié de ces malheureux et dis très calmement :

— Je n’ai rien vu, rien entendu… Soyez sans crainte.

— Je vous le disais bien, que c’est un type régulier… conclut Leach, alors que je grimpais les échelons.

Dans sa cabine, je trouvai Loup Larsen qui m’attendait, dévêtu et couvert de sang. Il me gratifia d’un de ses capricieux sourires, en disant :

— Allons, docteur, au travail ! Votre science aura de quoi s’exercer souvent, au cours de ce voyage. Sans vous, que serait devenu le Fantôme et ceux qui le montent ? Si j’étais homme à faire des phrases et à m’embarrasser de sentiments, je dirais que je vous en suis profondément reconnaissant.

J’ouvris la boîte à pharmacie du bord, qui était rudimentaire, mis de l’eau à chauffer et préparai divers pansements, pendant que Loup Larsen, entièrement nu, allait et venait ; il scrutait avec attention les blessures dont il était couvert, tout en bavardant gaiement.

Jamais encore je n’avais pu contempler, dans son ensemble, l’anatomie de cet homme, et l’artiste qui était en moi ne put s’empêcher d’admirer. Ce corps possédait une perfection de lignes, puissante et terrible, avec une pureté tout antique. Parmi les hommes du bord, beaucoup étaient aussi fortement musclés, mais tous avec une anomalie ou une disproportion physique, qui détruisait chez eux l’esthétique générale.

Jambes trop courtes ou trop longues, par rapport au reste du corps ; bras disproportionnés, ossatures trop importantes ou trop de muscles, qui saillaient de la chair et faisaient bosse extérieurement. Oofty-Oofty, le Canaque, était le seul dont le corps fût réellement harmonieux, mais sans aucune comparaison avec celui de Loup Larsen.

Loup Larsen était l’homme type, la synthèse du mâle, dans toute sa magnificence.

Alors qu’il marchait ou remuait les bras, je regardais ses muscles se gonfler alternativement, sous sa peau fine comme du satin. Le mécanisme était en tout point parfait. C’était vraiment merveilleux. Le hâle du vent et de la mer ne lui avait bruni que la figure. Il ne dépassait pas le cou et, sur le reste du corps, la peau de ce Scandinave était laiteuse comme une peau de femme.

Loup Larsen leva son bras droit vers sa tête pour y tâter sa blessure, et le biceps se durcit, dans sa gaine blanche, comme un faisceau de fils d’acier. C’était ce même biceps qui avait, une fois, failli m’anéantir et que j’avais vu, si souvent, assener tant de coups.

J’étais resté bouche bée, un rouleau d’ouate antiseptique à demi déroulé dans la main, sans pouvoir détacher mes yeux de ce corps superbe, que je ne me lassais pas d’admirer. Loup Larsen s’en rendit compte.

— Dieu vous a donné un corps superbe, dis-je.

— Vous trouvez ? répondit-il. Souvent je l’ai pensé et je me suis demandé pourquoi.

— Il a eu un but…

Il m’interrompit :

— … un but utilitaire ! Dieu m’a donné ce corps puissant, pour que j’en fasse usage. Mes muscles ont été faits pour saisir, déchirer et détruire les choses hostiles qui s’interposent entre moi et la vie.

« D’autres êtres vivants ont aussi des muscles, dont ils se servent pour saisir, déchirer et détruire. Mais Dieu a voulu que je sois plus fort qu’eux… Vous pouvez tâter si vous voulez.

Je posai ma main sur son cou, je la fis glisser sur ses bras, le long de son dos et sur ses cuisses. Et Loup Larsen, avec orgueil, fit jouer sa musculature, tandis que ses yeux s’allumaient d’une flamme de bataille.

Puis il détendit son corps redoutable, relâcha ses muscles, et sa chair boursouflée redevint lisse et unie.

— Équilibre et stabilité, conclut-il, tout est là ! J’ai de bonnes jambes pour me porter, des pieds solides pour m’accrocher au sol, des bras, des mains, des ongles et des dents, pour combattre quand il le faut, pour tuer et ne pas être tué. Voilà le but !

Je ne discutai pas et continuai à admirer le mécanisme de cette bête combative.

Étant donné la lutte féroce soutenue par Loup Larsen et dont j’avais été témoin, je fus surpris du caractère superficiel que présentaient les blessures. Je pansai le tout, et je me flatte de m’en être adroitement tiré.

Le coup le plus mauvais était celui que Loup Larsen avait reçu avant d’être jeté par-dessus bord. Il lui avait ouvert le cuir chevelu sur plusieurs centimètres. Sous sa direction, je nettoyai la plaie et la recousis après en avoir rasé les bords.

Le mollet, aussi, avait été sérieusement lacéré. On aurait dit qu’un bouledogue l’avait déchiqueté d’un coup de croc. Un des matelots, m’expliqua Loup Larsen, l’avait mordu au début du combat. Comme il n’avait pas lâché prise, il avait été entraîné jusqu’au faîte de l’échelle. D’un vigoureux coup de pied, Loup Larsen s’en était alors débarrassé.

— Hump, me dit-il une fois mes pansements terminés, vous êtes un homme adroit, je l’avais déjà remarqué. Maintenant, comme vous savez, nous manquons de second. C’est vous qui prendrez sa place. Vous recevrez soixante-quinze dollars par mois et, de l’avant à l’arrière, on ne vous appellera plus que M. Van Weyden.

Je protestai, en soupirant, que je n’entendais rien à la navigation.

— Vous ferez votre éducation.

— Je ne tiens pas du tout à occuper une situation élevée. Pour moi, la vie est à l’heure actuelle suffisamment précaire. La médiocrité a ses avantages… D’ailleurs, je le répète, je manque de l’expérience nécessaire.

Loup Larsen se contenta de sourire, sans rien répondre, comme si la chose était réglée.

Je m’écriai, d’une voix décidée :

— Je refuse d’être second sur ce bateau d’enfer !

Je vis ses traits se durcir et la lueur impitoyable, que je connaissais bien, paraître dans ses prunelles.

Il marcha vers la porte de la cabine et l’ouvrit, en me disant :

— Bonne nuit, monsieur Van Weyden ! Bonne nuit…

— Bonne nuit, monsieur Larsen… répondis-je, résigné.

Et je me retirai.