Le Loup des mers/16

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 195-207).

16

Mes nouvelles fonctions n’avaient rien de particulièrement réjouissant. Le seul avantage que j’y gagnais était de n’avoir plus de vaisselle à laver.

J’ignorais tout des plus simples devoirs d’un second et je me serais trouvé dans de vilains draps si l’équipage ne m’avait témoigné une louable sympathie. Les matelots m’enseignèrent la manœuvre des cordages et du gréement, le maniement des voiles, etc. Le gros Louis, en particulier, se montra bon professeur et j’eus peu d’ennuis avec ceux à qui je commandais.

Il en fut autrement avec les chasseurs de phoques. Ils refusèrent de me prendre au sérieux et ne ménagèrent pas leurs sarcasmes.

Il est certain que le terrien que j’étais faisait, dans le rôle de second d’une goélette, assez triste figure. Mais ces plaisanteries, dont on me lardait, ne m’étaient pas moins désagréables.

Sans que je me sois plaint à lui, Loup Larsen intervint en ma faveur et exigea que soit respectée envers moi l’étiquette maritime la plus stricte. Il n’en avait pas fait autant pour le pauvre Johansen.

Il tempêta, menaça et, non sans grognements, mit les chasseurs à la raison. De l’avant à l’arrière, je fus, comme il l’avait dit, M. Van Weyden, gros comme le bras, et ce n’est plus qu’entre nous que lui-même m’appela « Hump ».

Je prenais désormais tous mes repas avec lui. Mais si, pendant que nous mangions, le vent tournait de quelques points, Loup Larsen m’ordonnait :

— Monsieur Van Weyden, veuillez nous mettre bâbord amures…

Je me levais et quittais la table, et montais sur le pont. Là, je faisais signe à Louis de venir me parler et il m’apprenait de quoi il s’agissait. Au bout de quelques minutes, clairement renseigné, je lançais mes ordres.

Je me souviens qu’une fois Loup Larsen parut en scène, à cet instant précis. Il s’arrêta près de moi, en fumant son cigare, et resta jusqu’à la fin de la manœuvre. Il m’entraîna ensuite jusqu’à l’arrière.

— Hump ! me dit-il. Pardon… Monsieur Van Weyden toutes mes félicitations. Je crois que vous pourrez bientôt renvoyer les jambes de votre père dans sa tombe. Vous avez découvert les vôtres et appris à vous tenir dessus ! Encore un peu de travail, l’expérience de quelques tempêtes, et à la fin de votre croisière, vous serez parfaitement apte à commander une goélette de cabotage.

La période qui s’écoula, entre la mort de Johansen et notre arrivée dans la zone de chasse, fut la plus heureuse de mon séjour forcé sur le Fantôme. Loup Larsen me témoignait une considération fort honorable, l’équipage ne m’était pas hostile, et j’étais loin du contact irritant de Thomas Mugridge.

Je dois avouer, d’autre part, que je m’habituais de jour en jour à ma nouvelle situation et que j’étais, en somme, satisfait de moi. Pour un second improvisé, je ne m’en tirais pas mal.

J’en arrivais même à aimer le roulis et le tangage du Fantôme qui, en oscillant sur la mer des tropiques, faisait voile vers la petite île où nous devions renouveler notre provision d’eau.

Bonheur tout relatif, entendons-nous bien. Je devrais dire plutôt une misère moindre, qui s’intercalait entre l’extrême misère d’hier et celle, pis encore, de demain.

Le Fantôme — si mon sort personnel s’y était amélioré — continuait d’ailleurs à être un bateau d’enfer. Il n’y avait plus, pour les matelots, de paix ni de répit.

Loup Larsen leur faisait payer cher leur mutinerie et l’attentat dont il avait failli être victime. Matin et soir, jour et même nuit, il s’acharnait à leur rendre la vie intenable.

Son esprit ingénieux excellait à inventer mille tracasseries savantes, qui exaspéraient sans trêve l’équipage et le poussaient peu à peu à la folie. J’ai vu Loup Larsen obliger Harrison à se lever, en pleine nuit, pour monter sur le pont et aller ranger un pinceau à goudron, qu’il avait laissé traîner. Et tous les hommes qui n’étaient pas de quart durent se réveiller et quitter leur couchette comme lui, afin de l’accompagner et de le regarder faire.

Petit détail, si l’on veut, mais qui montre bien à quelles inventions odieuses, sans cesse renouvelées, se complaisait Loup Larsen, et quels en pouvaient être les effets sur la mentalité de l’équipage.

Il en résultait, cela va de soi, des murmures et maintes petites révoltes, qui n’allaient pas sans coups donnés et reçus. Il y avait toujours deux ou trois hommes occupés à soigner leurs blessures.

Mais une action concertée, un peu importante, était impossible, en présence du véritable arsenal qu’enfermait la cabine de Loup Larsen. Une mutinerie en règle était condamnée d’avance.

Leach et Johnson étaient naturellement les deux principales victimes des vengeances de Loup Larsen. Johnson ne réagissait point. Son visage reflétait une sombre mélancolie et, rien qu’à le regarder, je sentais saigner mon cœur.

Quant à Leach, son humeur combative n’avait pas fléchi. L’insatiable fureur qui le dévorait ne lui laissait pas le temps de gémir. À la seule vue de Loup Larsen, ses lèvres se crispaient en un rictus satanique, et sa gorge, inconsciemment, étouffait un rugissement rauque, tandis qu’il suivait du regard l’objet de sa haine.

Je me souviens que, sur le pont, par un beau jour ensoleillé, ayant à lui donner un ordre, je vins derrière lui et lui touchai l’épaule. Au contact de ma main, il eut un violent sursaut et bondit en avant, avec un cri féroce. Puis il se retourna et, m’ayant reconnu, il se calma. Il m’avait pris d’abord pour Loup Larsen.

Avec quelle joie lui et Johnson l’auraient tué s’ils l’avaient pu ! Mais leur ennemi restait sur ses gardes et Leach s’épuisait en inutiles tentatives. Je l’ai vu, sans avertissement ni provocation, s’élancer soudain sur Loup Larsen, comme un chat sauvage, et les deux hommes lutter des dents, des ongles et des poings.

Et toujours Leach restait finalement sur le carreau, épuisé et vaincu. Mais le diable qui l’habitait n’en continuait pas moins à défier le démon qui était en Loup Larsen. Dès qu’ils se trouvaient nez à nez sur le pont, la bataille recommençait, avec un résultat identique.

Espérant réussir mieux, Leach tenta de lancer son couteau contre la gorge de Loup Larsen qui esquiva le coup de justesse. Une autre fois, il laissa tomber, d’une des vergues du grand mât et d’une hauteur de vingt-cinq mètres, un épissoir d’acier sur la tête de Loup Larsen, qui émergeait de l’escalier de sa cabine.

C’était un coup difficile à réussir sur un bateau en mouvement. Mais il s’en fallut de presque rien que la pointe aiguë, sifflant dans l’air, n’atteigne son but. Elle alla, sous le nez de Loup Larsen, se planter dans le plancher du pont.

Une autre fois encore, Leach parvint à s’emparer d’un revolver. Il se préparait à le décharger sur Loup Larsen, lorsqu’un des chasseurs de phoques lui saisit le bras, au passage, et le désarma.

Je me demandais souvent pourquoi Loup Larsen ne le tuait pas, pour en finir. Mais il se contentait de rire de cette rage stérile et se complaisait à le braver, avec cette même satisfaction qu’éprouve le dompteur à affronter ses pensionnaires les plus féroces.

— L’homme est joueur par nature, m’expliqua-t-il. Et le plus bel enjeu qu’il puisse risquer n’est-il pas sa vie ? Pire est le risque, meilleur est le frisson. Pourquoi me priverais-je du plaisir d’exciter Leach jusqu’à la folie ?

« Bien mieux. S’il est honnête, il doit m’en savoir gré. Car la sensation est réciproque. Il vibre plus intensément qu’il n’avait jamais fait. Je lui ai donné un but, qu’il poursuit avec acharnement : me tuer. Il vit de cet espoir, ça le grise et quand je le vois au paroxysme de la fureur, je me prends à l’envier.

— C’est de la lâcheté de votre part ! m’écriai-je. Vous sentez que, physiquement et moralement, vous dominez cet homme, et vous en abusez !

— Lâcheté… C’est à voir ! riposta Loup Larsen. Votre lâcheté, à vous, est, en tout cas, pire que la mienne. Au fond de vous-même, vous êtes pour Leach contre moi. Et pourtant vous n’en laissez rien paraître. Car vous avez peur, vous voulez vivre. Votre conscience a beau protester, vous l’accommodez à votre intérêt bien entendu.

« S’il y a un enfer, vous y descendrez tout droit, pour expier cette compromission. Croyez-moi, je suis moins lâche que vous. Plus sincère en tout cas, car je reste conséquent avec mes instincts qui, comme les vôtres, valent ce qu’ils valent.

Il y avait du vrai dans ce que disait Loup Larsen et, après y avoir longuement réfléchi, je dus reconnaître qu’il avait raison. Mon devoir n’était-il pas de faire bloc contre lui, avec Leach et Johnson, et de les aider à débarrasser le monde d’un tel monstre ? Ce serait un soulagement pour l’humanité entière et la vie universelle en deviendrait plus belle.

Je ressassai cette pensée durant des nuits d’insomnie et, de plus en plus fortement, me hanta l’idée de tuer Loup Larsen. Une nuit, j’en fis part à Johnson et à Leach, quand ils étaient de quart et pendant que dormait notre ennemi. Ils me conseillèrent la prudence et de ne pas me sacrifier inutilement pour eux.

Ils étaient au comble du désespoir. Johnson était vidé et rien, chez lui, ne réagissait plus. Leach se détruisait lui-même, en s’acharnant à une lutte où il se sentait vaincu.

Quand j’eus parlé, il me prit la main et me la serra, en une étreinte passionnée, en me disant :

— Je crois que vous êtes un type régulier, monsieur Van Weyden. Mais tenez-vous tranquille, et surtout ne dites rien. Johnson et moi, nous sommes condamnés, je ne me fais pas d’illusions. Qui sait pourtant si une occasion ne se présentera pas, où vous pourrez nous être utile ? Jusque-là, restez comme vous êtes…

Le lendemain, alors que se dessinait à l’horizon l’île Wainwright, il y eut une rencontre plus sévère encore que les précédentes entre Loup Larsen, Johnson, qu’il avait attaqué le premier, et Leach, accouru au secours de son camarade.

Quand il les eut terrassés tous deux comme d’habitude, pour la première fois il prophétisa nettement :

— Toi, Leach, tu sais aussi bien que moi qu’un de ces jours je te tuerai…

Leach répondit par un ricanement satanique.

— … Et toi, Johnson, je n’aurais même pas besoin de te régler ton compte, d’ici peu, tu seras tellement dégoûté de la vie que tu te balanceras par-dessus bord.

Il ajouta, m’ayant tiré à part :

— C’est une suggestion qu’il va méditer. Je parie un mois de paie qu’il la suivra.

J’avais espéré que les deux victimes désignées trouveraient l’occasion de s’échapper, pendant que nous ferions notre eau à l’île Wainwright.

Mais Loup Larsen avait pris ses précautions et bien choisi les lieux.

Le Fantôme, après avoir franchi la ligne des brisants, avait jeté l’ancre, à un demi-mille du rivage, dans une crique déserte sur laquelle s’ouvrait une gorge profonde, encadrée de falaises volcaniques, qu’aucun homme ne pouvait tenter d’escalader.

C’est là que, sous la surveillance de Loup Larsen, qui était lui-même descendu à terre, les matelots, y compris Leach et Johnson, emplirent d’eau douce les barils qu’ils faisaient ensuite rouler jusqu’à la grève, où on les embarquait dans les canots.

Et une tentative d’évasion, à bord d’un des canots, apparaissait tout aussi chimérique.

Harrison et Kelly, cependant, tentèrent le coup.

Partis de la goélette avec un tonneau vide, ils ne tardèrent pas à modifier la direction du canot. Au lieu de ramer vers la grève, ils gouvernèrent vers un des promontoires écumants qui l’encadraient. Derrière, c’était la liberté.

Sur son revers s’étendaient plusieurs jolis villages, élevés par des colons japonais, à l’orée de riantes vallées qui s’enfonçaient vers l’intérieur de l’île. S’ils réussissaient à gagner leur but, les deux hommes pourraient tranquillement défier Loup Larsen.

Je n’avais pas été sans remarquer que, durant toute la matinée, deux chasseurs de phoques n’avaient pas cessé de faire les cent pas sur le pont du Fantôme, leurs fusils sous le bras. Je ne tardai pas à comprendre pourquoi.

Ils épaulèrent et ouvrirent le feu à volonté sur les deux déserteurs. Entre les deux tireurs, s’engagea un concours d’adresse.

Leurs balles commencèrent par ricocher, inoffensives, sur la surface de l’eau, à droite et à gauche du canot. Mais, comme les matelots continuaient hardiment leur fuite, le tir se précisa et les balles se rapprochèrent de plus en plus.

— Tenez, regardez, monsieur Van Weyden… me dit Smoke. Je vais choper l’aviron droit de Kelly.

Je portai à mes yeux la longue-vue du bord et vis en effet le plat de l’aviron, soigneusement visé, voler en éclats.

Le canot oscilla. Puis les trois autres rames furent cassées net. Avec les débris qui leur restaient Harrison et Kelly tentèrent de ramer encore. Après une nouvelle grêle de coups de feu, les manches des avirons furent réduits en miettes.

Kelly arracha une planche, du fond du canot, et commença à pagayer. Mais les éclats du bois s’enfoncèrent dans ses mains, et il lâcha prise, avec un cri de douleur.

Alors ils abandonnèrent la partie et laissèrent leur canot s’en aller à la dérive. Peu après, un autre, expédié de la grève par Loup Larsen, vint les rejoindre et les prendre en remorque, jusqu’au Fantôme.

Tard dans l’après-midi, nous levâmes l’ancre et nous éloignâmes. Nous n’avions plus devant nous que la seule perspective de trois à quatre mois de chasse, dans la zone phoquière où nous arrivions. Perspective peu réjouissante ! Ce fut le cœur gros que je repris mon travail.

Une atmosphère sinistre s’appesantissait sur le Fantôme. Loup Larsen s’était retiré dans sa cabine, en proie à un accès de ses étranges maux de tête. Harrison se tenait à la barre, l’air en apparence indifférent, s’appuyant à demi sur la roue du gouvernail, comme écrasé sous son propre poids.

Le reste de l’équipage était lugubre et silencieux. Je trouvai Kelly accroupi contre l’écoutille du poste d’avant, la tête sur ses genoux, et les bras autour de sa tête, dans une attitude d’inexprimable abattement.

Poussant plus loin, je découvris Johnson, étendu de tout son long sur le bec extrême de la proue ; il regardait fixement l’étrave baratter la mer écumeuse, et je me souvins, avec horreur, de l’ignoble suggestion de Loup Larsen.

Ses paroles semblaient commencer à porter leurs fruits. Je tentai de rompre le cours des pensées morbides de Johnson, et l’appelai. Mais il se contenta de sourire tristement et ne bougea pas.

Comme je retournai vers l’arrière, Leach s’approcha de moi.

— Je voudrais vous demander une faveur, monsieur Van Weyden, dit-il. Si vous avez la chance de revoir Frisco, voulez-vous aller voir un certain Matt Mac Carthy ?

« C’est mon vieux. Il vit sur la colline, derrière la boulangerie de Mayfair, dans une échoppe de savetier que tout le monde connaît dans le quartier. Vous n’aurez pas de peine à le trouver.

« Dites-lui que je regrette sincèrement tous les embêtements que je lui ai causés et toutes les bêtises que j’ai faites.

« Et puis encore… dites-lui, de ma part, que Dieu le bénisse !

Je hochai la tête et répondis :

— Nous reverrons tous San Francisco, mon vieux Leach, et tu seras avec moi quand j’irai rendre visite à Mac Carthy.

— J’aimerais vous croire… dit-il, en me pressant la main. Mais c’est impossible. Loup Larsen me réglera mon compte, je le sais. Tout ce que je souhaite maintenant, c’est qu’il fasse vite !

Lorsqu’il me quitta, j’avais le même désir. Puisque cela devait arriver, mieux valait une expédition rapide. L’angoisse générale m’enveloppait dans ses replis. Le pire paraissait inévitable. Et, tout en me promenant sur le pont, je sentais le matérialisme dissolvant de Loup Larsen m’envahir.

La vie n’était-elle pas réellement une chose sordide ? Quelle intelligence supérieure pouvait bien présider aux événements ignobles dont j’étais témoin ? C’était déjà trop que Dieu les permette. Et je conclus, comme Leach, que plus tôt cette lamentable existence serait finie, mieux ça vaudrait ! À mon tour, je me penchai sur la lisse et plongeai mon regard dans la mer. Je ne doutai plus que tôt ou tard, je sombrerais, bas, bien bas, aux vertes et froides profondeurs de son oubli.