Le Loup des mers/17

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 208-227).

17

C’est étonnant ! En dépit des sombres pressentiments qui hantent chacun sur la goélette, rien de spécial n’a lieu sur le Fantôme.

Nous avons continué notre route vers le nord-ouest, jusqu’au large des côtes du Japon. Là, nous avons rencontré le grand troupeau de phoques.

Venant on ne sait d’où, dans le Pacifique infini, il voyageait vers le nord, accomplissant sa migration annuelle.

Nous le prîmes en chasse et ne le quittâmes plus. Au cours de ce carnage, nous lancions aux requins les cadavres dépouillés de leurs peaux. Une fois salées, ces fourrures iraient un jour, dans les villes, orner les belles épaules des femmes. C’était la seule raison de ce massacre effréné. Car la chair et l’huile de phoque sont commercialement inutilisables.

Après une fructueuse journée de cette tuerie, j’ai vu le pont du Fantôme jonché de ces animaux, mes pieds glissaient dans leur graisse, dont il était enduit, et leur sang coulait à flots, par les dalots.

Mâts et cordages, lisses, écoutilles et capots, étaient éclaboussés de rouge, pendant que nos hommes, le torse nu, les mains et les bras teints d’écarlate, tels des bouchers à l’abattoir, opéraient sans arrêt. Armés de leurs couteaux, ils éventraient, dépeçaient et dépouillaient les jolies créatures de la mer, palpitantes encore.

Ma tâche consistait à inscrire les prises, à mesure que les canots les apportaient à bord, puis à superviser le dépeçage, et à veiller ensuite au nettoyage du pont et à la remise en ordre du bateau.

Ce n’était pas, pour moi, une besogne particulièrement agréable. Mon âme et mon estomac s’y révoltaient. Le seul avantage que j’en tirais était d’apprendre à manier les hommes placés sous ma direction, et à leur commander. La « chiffe molle », décidément, s’aguerrissait et s’en trouvait bien.

Je commençais à sentir que jamais plus je ne redeviendrais le même homme. Malgré toutes mes heures de désespoir, j’arrivais toujours à réagir contre les théories désolantes et destructives de Loup Larsen, et je lui savais gré, au fond de moi, de m’avoir ouvert les yeux à bien des réalités de la vie, qui m’étaient, jusque-là, restées inconnues.

À leur contact, je sortais du royaume de l’esprit et, au lieu de me contenter d’idées toutes faites sur le monde, j’en parlais, à présent, en phrases concrètes et objectives.

Lorsque le temps était beau, tous les canots s’égaillaient à la chasse aux phoques et souvent, alors, je restais seul sur la goélette, avec Loup Larsen. Je ne parle pas de Thomas Mugridge, qui ne comptait pas.

Les six canots se déployaient en éventail, à la poursuite de leur gibier, jusqu’à une distance de dix à vingt milles parfois, pour ne rejoindre le bord qu’à la fin de la journée, ou plus tôt, si le temps se gâtait. Mon rôle, et celui de Loup Larsen, consistaient à maintenir le Fantôme sous le vent de la petite flottille et à nous arranger à ne perdre de vue aucun canot.

C’était une tâche passablement ardue pour deux hommes seuls. Pour peu que le vent s’élève, ou tourne, il fallait à la fois tenir la barre et haler sur les manœuvres, pour donner de la toile ou en carguer. Tout ça était nouveau pour moi.

Je me familiarisai assez rapidement avec le maniement de la roue. Mais courir sur les vergues et m’y balancer à bout de bras, attraper au vol un cordage, puis grimper plus haut ou redescendre prestement sur le pont, offrait des difficultés plus sérieuses.

Je mis en jeu mon amour-propre, dans un ardent désir de me faire valoir aux yeux de Loup Larsen et de lui prouver mon droit à la vie. Si bien que je réussis plus vite que je n’aurais pensé. Bien mieux. Un moment arriva où ce fut pour moi un plaisir d’atteindre le faîte du grand mât et de scruter la mer à l’aide d’une jumelle, à la recherche de nos canots.

Un jour, les embarcations s’étaient mises en route dès le matin, avec un léger vent d’ouest. Elles s’étaient égaillées au loin et les détonations des fusils ne parvenaient plus que faiblement à la goélette.

Puis, une à une, je les vis, du haut du grand mât où j’étais juché, disparaître complètement sur la courbure de l’horizon, tandis que mourait le bruit des fusils.

Sur ces entrefaites, le vent tomba, et le Fantôme s’immobilisa sur une mer inerte. Il était onze heures.

Loup Larsen commença à s’inquiéter, car le baromètre s’était mis soudain à baisser et le ciel, qu’il ne cessait d’interroger, devenait menaçant du côté de l’est.

— Ce soir, si la tempête éclate, le Fantôme aura des couchettes vides, me dit-il.

Un peu avant midi — alors que nous avions quitté depuis longtemps les latitudes tropicales — la chaleur devint étouffante. Il n’y avait plus dans l’air aucune fraîcheur et tout l’être humain était écrasé. C’était, comme le dit une vieille expression de Californie qui me revint à l’esprit, « un temps à cataclysme ». On avait l’impression qu’une catastrophe quelconque se préparait inéluctablement.

Lentement, les nuages venus de l’est envahirent le ciel et surplombèrent nos têtes pareils à une sierra calcinée des régions infernales. On en distinguait nettement les cañons vertigineux, les gorges étroites et les profonds précipices, sur lesquels de grandes ombres s’étendaient.

Inconsciemment, on s’attendait à voir la mer furieuse déferler, avec sa blanche écume, dans ces cavernes beuglantes… Mais ce n’était là qu’une fantasmagorie des nuées et la mer, autour de nous, était lisse comme de l’huile. Et toujours pas de vent.

— Ce n’est pas un simple grain qui s’annonce, déclara Loup Larsen. Notre vieille mère la Nature va se dresser sur ses jambes de derrière et rugir de toute sa puissance.

« Nous allons être sérieusement secoués, avant que nous ayons pu rassembler la moitié de nos canots… Monsieur Van Weyden, comme première mesure de précaution, vous pourriez toujours vous occuper de prendre quelques ris.

— Nous ne sommes que deux… C’est peu pour lutter contre la tempête.

— On fera ce qu’on pourra ! Nous devons tenter, à tout prix, de rallier les canots. La tempête même nous y aidera. Au début tout au moins… Quelques toiles seront peut-être arrachées. Mais les mâts sont solides, et ils tiendront. Nous nous débrouillerons ensuite.

Quand j’eus terminé, nous déjeunâmes tous deux. Le repas fut hâtif. Loup Larsen était pressé de remonter à son poste d’observation et, de mon côté, mon estomac se serrait à la pensée des dix-huit hommes qui étaient dispersés sur la mer immense, avec la menace redoutable de ces sombres nuages suspendus sur eux.

Lorsque Loup Larsen fut de retour sur le pont, je remarquai un frémissement de ses narines et, dans ses yeux, qui avaient pris leur teinte bleu clair, une étrange clarté qui brillait.

Ses traits s’étaient durcis. Mais une joie visible s’y lisait. Et tout à coup il a éclaté de rire, d’un rire sonore, d’un rire de mépris à l’adresse de la tempête qui approchait.

Je le vois encore, debout, tel un nain sorti des contes des Mille et Une Nuits et dressé devant un immense et malfaisant Génie qu’il défie. Loup Larsen, chétive créature devant le cataclysme imminent, bravait le Destin. Il était sans peur.

Il marcha vers la cuisine et cria par la porte :

— Dis donc, cuistot ! Quand tu en auras fini avec tes casseroles et tes marmites, tu viendras nous rejoindre. On aura besoin de toi ! Tiens-toi prêt au premier appel…

« Franchement, Hump, ne trouvez-vous pas que la partie que nous allons jouer est plus affriolante qu’un verre de whisky ? Votre Omar Khayyam n’a pas connu de pareilles sensations, j’en suis sûr. Il a, en partie, raté sa vie !

À deux heures de l’après-midi, le ciel à l’ouest s’était obscurci à son tour. Le soleil s’était voilé, puis éteint.

Un crépuscule fantomatique, où fusaient seules des lueurs errantes, de couleur pourpre, était descendu sur nous. Elles embrasaient nos visages et mettaient sur Loup Larsen comme une auréole sanglante.

La chaleur se faisait de plus en plus insupportable et je sentais la sueur, qui me perlait du front, couler le long de mon nez. À un moment, il me sembla que j’allais me trouver mal et je m’approchai de la lisse pour m’y appuyer.

À cet instant même, un souffle léger nous frôla. Il venait de l’est, était ténu comme un soupir et, comme un soupir, s’évanouit. La toile flasque des voiles n’avait pas remué. Et pourtant j’avais nettement senti le mouvement de l’air, et son souffle m’avait délicieusement rafraîchi.

— Cuistot ! Arrive un peu… appela Loup Larsen, d’une voix sourde.

Thomas Mugridge montra une face apeurée et pitoyable.

— Donne du mou à l’écoute de la misaine-goélette ! ordonna le capitaine. Laisse gentiment filer sur les poulies, puis amarre tout ! Et, si tu fais du gâchis, tes débuts dans l’art nautique n’auront pas de suite… Compris ?

Et, se tournant vers moi :

— Monsieur Van Weyden, veuillez surveiller le coq et lui donner un coup de main si c’est nécessaire. La même manœuvre s’exécutera ensuite avec les focs. Et le plus tôt possible… Ce sera prudent. Si le coq n’exécute pas vos ordres assez rapidement, tapez dessus, sans hésiter. Frappez entre les deux yeux !

Sur ces mots, il alla prendre la barre, tandis que Mugridge et moi obéissions. Pendant cette opération, un autre souffle de vent passa dans l’air, puis un autre encore. Les voiles claquèrent paresseusement.

— Grâce à Dieu, la bourrasque n’arrive pas d’un seul coup, remarqua aigrement le coq.

J’en savais assez long pour comprendre qu’avec toutes ces voiles déployées, si la tempête s’était abattue sur nous tout d’une pièce, une catastrophe était inévitable. Mais, grâce à Dieu, comme disait Mugridge, ce fut progressivement que le vent grandit. Il soufflait en poupe. Les voiles, peu à peu, se gonflèrent. Le Fantôme remuait. Bientôt il partait à fond de train.

J’étais allé rejoindre Loup Larsen. Il approuva de la tête ce que j’avais fait et me passa la roue. Je la tins, une heure durant, et non sans peine, sur une mer qui grossissait de minute en minute. Le vent devenait aussi plus violent. Nous filions à toute allure.

— Notre vieux rafiot sait encore bien marcher ! observa complaisamment Loup Larsen. Rendez-moi la barre, monsieur Van Weyden… Je vais vous relayer. Vous, grimpez au mât de misaine, installez-vous au mieux, et voyez si vous apercevez nos canots.

Je grimpai à plus de vingt mètres au-dessus du pont et scrutai en vain l’eau déserte. À la vérité, à la vue de la mer démontée, sur laquelle nous bondissions, je doutais fort qu’il y ait encore un seul canot à flot. Il me semblait impossible que de si frêles esquifs soient capables de tenir contre un tel déchaînement de l’eau et du vent.

De mon perchoir, où j’étais comme isolé du reste du navire, je voyais la silhouette du Fantôme se dessiner nettement sur la mer écumeuse, qu’il fendait comme un monstre vivant. Parfois, la goélette se soulevait tout entière, en fonçant sur une lame énorme qu’elle séparait en deux. Son étrave disparaissait dans l’eau bouillonnante, qui passait par-dessus la lisse et couvrait le pont de son écume, inondant les écoutilles hermétiquement fermées.

En de pareils moments, j’étais balancé dans le vide à une vitesse vertigineuse. J’avais l’impression d’être accroché à l’extrémité d’un gigantesque pendule renversé, dont le va-et-vient décrivait un arc fantastique.

Au cours d’une de ces oscillations, plus forte que les autres, un étourdissement s’empara de moi, la terreur me prit et je ne pensai plus qu’à me cramponner des pieds et des mains ; j’observai au-dessous de moi la mer qui bondissait et rugissait, en menaçant d’engloutir le Fantôme. Quand j’eus rétabli mon équilibre, je songeai de nouveau aux hommes qui se débattaient dans cette tempête, et je ne songeai plus à moi pour les chercher des yeux et ne plus penser qu’à eux.

Une heure encore s’écoula, sans que rien n’apparût que la mer vide et désolée. Puis, là où un faible rayon de soleil frappait l’eau, par un trou des nuages, transformant sa surface en une nappe d’argent agitée, je perçus un petit point noir projeté vers le ciel, où il se perdit presque aussitôt.

J’attendis patiemment, et le petit point noir reparut de nouveau, par tribord, sur l’eau démontée. Dans le tintamarre ambiant, je n’essayai pas de crier la nouvelle à Loup Larsen. Mais je lui fis, du bras, un signe qu’il comprit.

Il modifia le cap du navire et, par un nouveau geste, je l’avertis, quand il en fut temps, que le petit point noir se trouvait maintenant droit devant nous.

De cet instant, le point grandit si rapidement que, pour la première fois, je me rendis réellement compte de l’allure à laquelle nous allions.

Loup Larsen me fit signe de descendre et, quand je fus près de lui, il m’ordonna de carguer, avec l’aide du coq, la grande voile, afin de ralentir notre marche.

— C’est maintenant que l’enfer va se déchaîner, dit-il.

Le canot était tout près de nous. Je discernais, de façon claire, qu’il était totalement désemparé.

Vent et mer debout, il saquait sur son mât et sur sa voilure qui, à notre approche, avaient été jetés par-dessus bord, et dont il se servait comme d’une ancre de salut, pour se maintenir, tant bien que mal, debout à la lame.

Les trois hommes vidaient l’eau, sans arrêt, au moyen d’écopes. Car chaque montagne liquide les submergeait et je m’attendais toujours, avec une angoisse renouvelée, à ne pas les voir reparaître. Le canot était projeté vers le ciel, avec la vague. Puis, au terme de son ascension, il se posait en équilibre sur sa crête et montrait alors sa quille, noirâtre et luisante.

L’espace d’un éclair, on apercevait les trois hommes qui continuaient à évacuer l’eau, avec une hâte frénétique, puis le canot retombait avec eux dans une vallée béante où il semblait s’engloutir.

Larsen donna un brusque coup de barre et la goélette vira presque totalement sur elle-même. Ma première pensée fut qu’il abandonnait un sauvetage considéré comme impossible, et j’en frissonnai. Mais je ne tardai pas à comprendre que cette manœuvre avait pour but, au contraire, de mettre le navire en panne, en déventant brusquement ses voiles.

C’est alors, comme l’avait prévu Loup Larsen, que la tempête se déchaîna. Une vague verdâtre, à laquelle notre immobilité n’offrait plus une résistance suffisante, s’abattit sur nous, translucide sur un fond d’écume laiteuse.

Je reçus sur tout le corps un choc écrasant, étourdissant. Je tombai, puis rebondis, je fus tourné et retourné en tous sens, tandis que j’avalais à pleine gorge l’eau salée. Puis je repris mon souffle et tentai de me relever.

Mais je fus de nouveau renversé sur les genoux. Pour me redresser, je jouai des pieds et des mains, et passai sur le corps de Thomas Mugridge, qui gémissait, étendu sur le pont.

On aurait dit que la fin du monde était arrivée. De tous côtés, comme si le Fantôme avait été mis en pièces, j’entendais craquer, gémir et se déchiqueter le bois, l’acier et la toile. La voile de misaine, qu’il aurait fallu pouvoir amener en toute hâte, se déchira avec un bruit de tonnerre et fut bientôt réduite en lambeaux. Des cordages arrachés pendaient en sifflant et en se tordant comme des serpents, des éclats de bois pleuvaient comme une grêle. Une énorme vergue, en tombant, me manqua de quelques centimètres. Puis ce fut, finalement, toute la corne de misaine qui vint s’écraser sur le pont.

Dans ce monde de chaos et de naufrage, je cherchai du regard Loup Larsen. Il avait abandonné le gouvernail et s’acharnait à abattre la grande voile.

De mon côté, j’entrepris la même opération avec le grand foc. C’était une besogne malaisée. Secondé mollement par Thomas Mugridge qui, certain de n’être pas entendu de Loup Larsen, ne cessait de geindre et de se lamenter, je la réussis, au prix d’efforts héroïques. Et, cela fait, je ne pus pas m’empêcher de constater avec plaisir que le Fantôme résistait malgré tout et ne sombrait pas.

Je songeai de nouveau au canot, et le vis qui continuait à monter et à descendre sur les lames à vingt mètres de nous. Loup Larsen avait bien calculé son affaire et nous portions en plein sur lui, dans l’insensible dérive que subissait la goélette.

Aussi Loup Larsen s’occupait-il maintenant à mettre en position les palans, qui devaient, à l’instant propice, crocher la mince embarcation et la hisser à bord. Ce qui est plus difficile à exécuter qu’à écrire.

À l’avant du canot se trouvait Kerfoot. Oofty-Oofty était à l’arrière, et Kelly entre eux deux.

Alternativement, le canot et la goélette montaient et descendaient, au faîte et au creux des vagues. D’un instant à l’autre, la goélette risquait d’écraser la petite coquille d’œuf.

Mais je réussis à passer au Canaque, au bon moment, la corde d’un des palans, pendant que Loup Larsen en faisait autant avec Kerfoot. En un clin d’œil, les crochets furent mis en place, le canot soulevé, et les trois hommes, à la seconde propice, sautèrent simultanément sur le Fantôme. Le canot les suivit de peu, la quille en l’air.

Je remarquai que le sang jaillissait de la main gauche de Kerfoot. Le troisième doigt avait été écrasé. Mais l’homme, sans manifester la moindre plainte, nous aida, de sa seule main droite, à amarrer en place le canot.

Puis, sans perdre de temps, Loup Larsen commanda :

— Toi, Oofty, à la drisse du grand foc ! Et toi, Kelly, à la grande voile ! Kerfoot, cherche un peu ce qu’est devenu le coq… Et vous, Van Weyden, regrimpez dans la mâture, où vous couperez tous les bouts de corde et de toile qui pendillent !

Quant à lui, il regagna l’arrière, avec ses étranges bonds de tigre, et empoigna la barre.

Le Fantôme commença à redresser sa course et à remettre du vent dans ses voiles. Mais, avant que la manœuvre ne soit terminée, il fit une embardée formidable sous la bourrasque.

Pris par le travers, il se coucha complètement, ses mâts parallèles à la mer et, de mon poste élevé, ou qui aurait dû l’être, je voyais le pont du navire, non pas au-dessous de moi, mais pratiquement à mon niveau. Puis il fut bientôt enseveli, sous un effroyable remous écumeux, et ne m’apparut plus que comme le dos d’une énorme baleine, nageant entre deux eaux.

Enfin la goélette se redressa peu à peu, et, ayant repris son aplomb, se remit à filer sauvagement sur la mer déchaînée.

Je restai suspendu en l’air, comme une mouche, à la recherche des autres canots. Au bout d’une demi-heure, j’en aperçus un second, chaviré et la quille en l’air, auquel s’accrochaient désespérément Jock Horner, le gros Louis et Johnson.

Loup Larsen réussit, cette fois, à mettre à la cape, sans incident grave, et encore une fois nous allâmes à la dérive, vers le canot.

Les palans furent mis en bonne position et des cordes furent lancées aux trois hommes, qui y grimpèrent comme des singes. Le canot, pendant qu’on le hissait, avait heurté violemment le flanc de la goélette et, dans le choc, s’était fendu. Mais l’épave n’en fut pas moins amarrée en sûreté, car elle pouvait être réparée.

Une fois de plus, le Fantôme vira, pour se remettre sous le vent, et fut à ce point submergé que la roue du gouvernail disparut sous l’eau.

En de pareils moments, je me sentais étrangement seul avec Dieu et ma pensée se reportait inconsciemment vers lui, tandis que je contemplais la rage aveugle des éléments.

Ensuite la roue reparut, ainsi que les larges épaules de Loup Larsen, qui de ses mains, en étreignait les rayons. Dieu terrestre dominant la tempête par la force de la volonté, il secouait les paquets d’eau qui ruisselaient sur lui et, sans fléchir, poursuivait son propre but.

Spectacle admirable, admirable oui, que celui de l’homme, si minuscule, commandant victorieusement à ce fragile amas de bois et de fer qui constitue un bateau, et le conduisant ou il veut, à travers la nature déchaînée.

Il était maintenant cinq heures et demie. Le Fantôme bondissait de l’avant, sous le vent hurlant. Une demi-heure plus tard, alors que les dernières lueurs du jour se mouraient dans un crépuscule funèbre, je découvrais un troisième canot.

Comme le précédent, il était complètement retourné et l’on ne voyait nulle trace de son équipage. Nous le joignîmes.

— Canot numéro quatre ! s’écria Oofty-Oofty, dont les yeux perçants avaient lu le numéro de l’embarcation, dans la brève seconde où elle s’était élevée sur une vague, à notre niveau.

C’était le canot d’Henderson et, avec lui, s’étaient perdus Holyoak et Williams, au total trois vétérans de la mer. Nul espoir n’était permis à leur égard.

Mais le canot, que nous avions manqué au passage, était précieux à Loup Larsen, qui fit un effort surhumain pour le repêcher. J’étais redescendu sur le pont, et je vis Horner et Kerfoot protester vainement contre cette dangereuse tentative.

— Bon Dieu de bon Dieu ! hurla Loup Larsen, pas question que je perde mon canot à cause de cette foutue tempête, issue de l’enfer !

Nous étions tout près de lui, mais étant donné le vacarme de l’ouragan, c’est à peine si sa voix puissante nous parvenait.

— Monsieur Van Weyden, continua-t-il, repliez le foc ! Johnson et Oofty vous aideront. Vous, les autres, tirez sur la grand-voile ! Allons, du nerf ! Ou je vous expédie tous dans le Royaume des Cieux… Compris ?

Il donna un coup de barre, pour virer de bord, et, ne pouvant faire autrement, nous obéîmes.

Le même résultat se renouvela et le Fantôme fut submergé. Afin de sauver ma vie, je me cramponnai aux cabillots du mât de misaine. Une violente secousse me fit lâcher prise et une vague, qui se retirait, m’emporta avec elle par-dessus la lisse.

J’étais à la mer et, ne sachant pas nager, je n’avais qu’à me laisser couler à fond.

Heureusement, la vague revint sur elle-même et me rejeta en arrière. Une forte poigne me saisit et, lorsque le pont du Fantôme émergea, je vis que je devais la vie à Johnson.

Il promenait autour de lui un regard inquiet. Je remarquai alors que Kelly manquait. La même vague l’avait emporté, mais ne l’avait pas rendu.

Le canot, cependant, avait encore été manqué. Loup Larsen, afin d’éviter de virer de nouveau sur place, fila sous le vent, puis décrivit un grand cercle, pour revenir sur lui. La manœuvre réussit à souhait.

— Superbe ! me cria Johnson dans l’oreille, entre deux déluges.

Sans aucun doute son compliment allait à la performance du Fantôme lui-même, beaucoup plus qu’à l’expérience de Loup Larsen, qui continuait, inébranlable, à tenir tête à la tourmente.

Il faisait maintenant si sombre que c’est à peine si nous pouvions distinguer le canot. Nous parvînmes cependant à le crocher avec un grappin. Mais, alors que nous le hissions à bord, une grosse lame s’abattit sur lui, par le travers, et l’écrasa contre la goélette.

Deux heures d’un terrible travail suivirent, pour l’équipage restreint du Fantôme : deux chasseurs, trois matelots, Loup Larsen et moi. Selon la violence du vent, nous passions notre temps à donner ou à retirer de la toile. Et, grâce à cette précaution, le pont de la goélette était un peu moins inondé.

J’avais le bout des doigts à vif et je souffrais tellement que des larmes coulaient sur mes joues. À la fin, n’y pouvant plus tenir, j’éclatai en sanglots, comme une femme, et m’écroulai sur le pont, brisé par la fatigue.

Pendant ce temps, Thomas Mugridge, pareil à un rat noyé, quittait précipitamment une encoignure du poste d’avant, où il s’était lâchement embusqué. Je remarquai, d’autre part, que la cuisine qui, telle une petite cabane, dépassait du pont, avait été emportée. La mer en avait balayé jusqu’au dernier débris et avait fait place nette.

Après que toute la voilure eut été finalement amenée, nous nous réunîmes dans la cabine de Loup Larsen, où Mugridge fut également traîné. Le petit poêle qu’elle contenait fut allumé et on mit du café à chauffer. Nous bûmes du whisky et croquâmes des biscuits de mer. Jamais, dans ma vie, la nourriture n’avait été à ce point la bienvenue, et jamais le café chaud ne m’avait paru aussi bon.

Le Fantôme tanguait, roulait et se ballottait sans cesse ; il était impossible de risquer le moindre mouvement sans s’arc-bouter à quelque chose.

— Au diable la veille de nuit ! s’écria Loup Larsen, lorsque nous eûmes mangé et bu notre content. Si nous devons sombrer d’ici le jour, personne n’y pourra rien. Rompez tous et allez dormir !

Les quatre matelots allumèrent, à droite et à gauche du Fantôme, les feux de position réglementaires et gagnèrent le poste d’avant. Les deux chasseurs et moi, nous passâmes la nuit dans la cabine du capitaine. Avec l’aide de Loup Larsen, je coupai le doigt écrasé de Kerfoot et en recousis le moignon.

Thomas Mugridge, qui avait dû préparer et servir le café, et entretenir le feu, n’avait cessé de se plaindre de douleurs internes. Il jurait qu’il avait une ou deux côtes cassées.

Nous l’examinâmes et découvrîmes qu’il en avait trois. Mais son cas fut remis au lendemain, d’autant que je n’y connaissais rien en matière de fractures, et que j’avais besoin de consulter les bouquins de Loup Larsen avant de me mettre à la besogne.

— Un homme perdu, pour ne pas repêcher un canot brisé… Ça ne valait pas le coup, dis-je à Loup Larsen, en conclusion des événements de la journée.

— Bah ! me répondit-il en haussant les épaules. Kelly n’avait pas une valeur considérable et la perte est mince… Bonne nuit !

Après tant d’émotions, avec la préoccupation de trois canots perdus, et mes doigts qui me faisaient abominablement souffrir, sans parler des folles cabrioles auxquelles se livrait le Fantôme, je pensais qu’il m’aurait été impossible de dormir.

Mes yeux se fermèrent pourtant, dès l’instant même où ma tête toucha le traversin, et je dormis toute la nuit, à poings fermés, tandis que le Fantôme, abandonné à lui-même dans la tempête, flottait sur l’eau comme un bouchon.