Le Loup des mers/18

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 228-240).

18

Le lendemain, alors que la fureur des éléments s’apaisait, Loup Larsen et moi nous piochâmes l’anatomie et la chirurgie, et remîmes en place, de notre mieux, les côtes de Mugridge.

Puis, quand le temps se fut complètement calmé, pendant que l’équipage réparait canots, mâts et voilure, le Fantôme croisa, en tous sens, sur toute la partie de l’Océan où avait sévi la tempête.

Loup Larsen poussa même un peu plus vers l’ouest, car tous les navires qui se trouvaient dans la zone éprouvée avaient mis le cap, à toute allure, vers la côte du Japon, qui leur offrait le refuge le plus proche.

Nous abordâmes toutes les goélettes de pêche que nous rencontrâmes ; la plupart étaient, comme nous, à la recherche de canots perdus. Elles recueillaient, pêle-mêle, tous ceux qui se présentaient, les hissant à bord et, quand ils ne leur appartenaient pas, elles se les appropriaient avec leurs équipages.

C’est ainsi que nous reprîmes au Cisco deux de nos embarcations, avec leurs hommes sains et saufs. Et, à la grande joie de Loup Larsen, mais à mon propre regret, nous cueillîmes, sur le San-Diégo, Smoke, Nilson et Leach, qui se seraient volontiers passés de ce rapatriement forcé.

En sorte qu’au bout de cinq jours quatre hommes seulement nous manquaient : Henderson, Holyoak, Williams et Kelly. Nous reprîmes donc notre chasse et nous nous lançâmes de nouveau sur les flancs du troupeau de phoques.

Comme nous le suivions plus avant vers le nord, nous commençâmes à rencontrer les redoutables bancs de brume. Jour après jour, nous mettions à la mer les canots qui, avant même de toucher l’eau, étaient avalés. Et nous ne cessions ensuite, à intervalles réguliers, de souffler dans la trompe de brume et de tirer dans le canon.

Continuellement nous perdions et retrouvions nos canots, ou ceux des autres goélettes phoquières, et vice versa.

Chaque fois qu’une goélette ramassait un canot étranger, il était convenu que celui-ci devait chasser pour elle jusqu’à ce qu’on ait retrouvé son propriétaire. Mais, comme il fallait s’y attendre, Loup Larsen, en compensation de son canot perdu pendant la tempête, mit la main sur le premier esquif égaré qu’il rencontra, et décida de le garder ainsi que son équipage.

Lorsque la goélette, à qui hommes et canot appartenaient, passa près du Fantôme, à un jet de biscuit, et quand son capitaine nous héla, en s’informant si nous n’avions rien trouvé, je me souviens que Loup Larsen, après une réponse négative, braqua son fusil vers le chasseur et les deux rameurs, afin de les contraindre à se taire.

Thomas Mugridge, qui s’accrochait à la vie avec une telle opiniâtreté, se remit bientôt à clopiner et à vaquer à son double rôle de mousse et de cuisinier.

Johnson et Leach furent plus que jamais rudoyés et battus, et se persuadèrent de plus en plus qu’ils rendraient leur âme à Dieu avant la fin de la saison de chasse. Le reste de l’équipage continua également à mener une chienne de vie, tandis que mes relations avec Loup Larsen demeuraient, en apparence, assez cordiales.

Mais au fond, je ne pouvais me débarrasser de cette idée que mon devoir était de le tuer. Cette pensée exerçait sur moi une fascination incommensurable, incommensurable comme la crainte que j’avais de lui.

Et pourtant je ne pouvais m’imaginer cet homme gisant et agonisant. Il y avait en lui une telle force de vie que l’image de la mort me paraissait, en ce qui le concernait, un contresens et une anomalie.

Il ne cessait de m’apparaître indestructible et plein de sève ; il luttait en ayant toujours le dessus, détruisait, et se survivait à lui-même.

Une de ses distractions favorites, lorsque nous nous trouvions au milieu d’un banc de phoques et que la mer était trop grosse pour mettre normalement les canots à l’eau, était de descendre dans l’un d’eux, en compagnie de deux rameurs et d’un timonier.

Il opérait en personne et, comme il était un tireur habile, il nous revenait avec une cargaison d’animaux, à la stupéfaction des chasseurs qui avaient refusé d’embarquer, en déclarant : « Impossible ! »

On aurait dit que le besoin de lutter, même et surtout dans les conditions les plus défavorables, lui était aussi nécessaire que l’air qu’il respirait.

Je continuais à m’éduquer dans mon métier de marin, et faisais de rapides progrès. Parfois même Loup Larsen m’abandonnait, durant tout un jour de chasse, la conduite de la goélette. À moi seul incombait le soin de tenir le gouvernail, de commander la manœuvre à bord, de veiller sur les canots et, le soir venu, de les rallier et hisser à bord.

Nous subîmes d’autres assauts atmosphériques, car la mer était mauvaise dans ces régions et, vers le milieu de juin, un typhon se déchaîna, qui eut pour résultat d’apporter dans mon existence des changements importants.

Nous fûmes pris au centre même de la tornade et Loup Larsen se hâta de fuir, avec une voilure réduite à l’extrême. Les vagues dépassèrent en élévation toutes celles que j’avais encore vues et qui me semblèrent, en comparaison, n’avoir été que de simples rides.

Certaines d’entre elles atteignaient la hauteur du grand mât, et elles étaient à ce point effrayantes que Loup Larsen n’hésita pas à abandonner le troupeau de phoques pour cingler vers le sud.

Nous étions redescendus jusqu’à la zone que traversent les grands paquebots, quand le typhon se modéra. Alors, à la grande surprise de Loup Larsen et des chasseurs, un second troupeau de phoques apparut autour de nous. Espèce d’arrière-garde, attardée on ne sait pourquoi. Car le fait, paraît-il, est extrêmement rare.

Un cri retentit :

— Les canots à la mer !

Bientôt une fusillade ininterrompue éclatait et le pitoyable massacre continua tout le jour.

Il faisait déjà nuit, et j’achevais le dénombrement des peaux apportées par le dernier canot, lorsque je vis, dans l’obscurité, Leach s’approcher de moi. Il me demanda, à voix basse :

— Pourriez-vous me dire, monsieur Van Weyden, à quelle distance exacte de la côte nous nous trouvons actuellement, et quelle est notre position par rapport à Yokohama ?

J’eus un sursaut de joie, car j’avais compris sa pensée.

— Ouest-nord-ouest, répondis-je. La distance, cinq cents milles.

— Merci bien.

Et il s’éclipsa dans la nuit.

Le lendemain matin, le canot numéro trois manquait, ainsi que Leach et Johnson. La literie et les sacs des deux matelots les avaient suivis. Les caisses à eau et les boîtes de vivres de tous les autres canots avaient pareillement disparu.

Loup Larsen était furibond. Il mit le cap à l’ouest-nord-ouest et, tandis qu’il faisait les cent pas sur le pont, tel un lion en cage, il envoya deux des chasseurs au sommet des mâts, avec mission de fouiller la mer avec jumelles et longues-vues.

Quant à moi, il évita de m’envoyer en vigie, car il connaissait trop bien ma sympathie pour les fuyards.

Le vent était favorable, mais inégal, et c’était chercher une aiguille dans une botte de foin que de poursuivre ce minuscule canot dans cette immensité bleue. Mais le but de Loup Larsen était de gagner de vitesse les deux hommes, afin de s’interposer ensuite entre eux et la côte, le long de laquelle il louvoierait.

Le matin du troisième jour, peu après huit heures, Smoke annonça, du haut du grand mât, que le canot était en vue. Tout l’équipage se précipita vers la lisse.

Une aigre bise soufflait de l’ouest, annonçant sous peu un vent plus violent, et, dans la direction indiquée par Smoke, sur la mer tourmentée qu’argentait le soleil levant, on voyait une tache noire, en effet, apparaître et disparaître.

Nous lui courûmes sus.

Mon cœur était lourd comme du plomb. Je me sentais anéanti d’avance. Et, quand j’aperçus, dans le regard de Loup Larsen, passer l’éclair du triomphe, lorsque je songeai au traitement qu’il réservait à Johnson et à Leach, je me sentis irrésistiblement poussé à m’élancer sur lui. Déjà je crus voir son corps chavirer dans le néant…

À partir de cet instant, je fus comme fou. Tout ce dont je me souviens, c’est de m’être glissé dans le poste des chasseurs, avec un éblouissement dans les yeux, puis d’avoir commencé à en remonter l’escalier, un fusil chargé à la main, lorsque j’entendis ce cri frémissant :

— Il y a cinq hommes dans le canot !

Ce n’était donc pas celui qui emportait les fugitifs.

Je m’arrêtai pour m’appuyer à une des cloisons de l’escalier, pendant que plusieurs voix réitéraient la même remarque. Alors mes genoux se dérobèrent sous moi et la raison soudain me revint. Je faillis m’évanouir, sous le choc en retour de ce que j’avais failli faire, et je remerciai le Ciel de m’avoir empêché de commettre un tel crime.

Je remis en place le fusil et remontai discrètement sur le pont. Personne ne s’était, d’ailleurs, aperçu de mon absence.

À mesure que nous nous rapprochions de l’embarcation en question, il devenait évident qu’elle était différente, de construction, des canots phoquiers, et qu’elle était sensiblement plus grande. Quand nous fûmes plus près d’elle, elle replia sa voile et abattit son mât. Puis les occupants relevèrent leurs avirons et attendirent tranquillement que nous les prenions à bord, après nous être mis nous-mêmes en panne.

Smoke, qui était redescendu sur le pont et se trouvait près de moi, commença à glousser d’un air entendu. Je l’interrogeai du regard.

— Ça, alors, il ne manquait plus que ça ! ricana-t-il.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je.

Il se reprit à glousser et répondit :

— Vous ne voyez pas qui est là, à la place d’honneur, dans le canot, entre les rameurs et l’homme de barre ? Que je ne tue jamais plus un seul phoque si ça n’est pas une femme !

J’écarquillai les yeux, pour mieux voir, et je doutais encore, lorsque j’entendis tous les hommes s’exclamer autour de moi. Il y avait quatre marins dans le canot, et le cinquième occupant était bien une femme.

Nous étions tous dévorés de curiosité, sauf Loup Larsen, qui était visiblement déçu de ne pas avoir devant lui son propre canot et les deux victimes de ses cruautés. Après une brève manœuvre que nous effectuâmes, le canot se trouva sous le vent de la goélette et nous accosta, après quelques derniers coups d’aviron.

Je pouvais, maintenant, facilement détailler la femme. Elle portait un long manteau de voyage dans lequel elle s’enveloppait, car la matinée était froide. Seuls apparaissaient son visage et la masse de ses cheveux châtains, qui s’échappaient d’un béret de marin.

Elle avait de grands yeux bruns et expressifs, une jolie bouche et le visage d’un ovale délicat, mais que le soleil et le vent de mer avaient congestionné et couperosé.

Elle m’apparut comme un être d’un autre monde. L’attirance qu’elle produisait sur moi était semblable à celle d’un morceau de pain sur un homme affamé.

Il y avait si longtemps que je n’avais vu de femme ! Je l’observais avec un étonnement mêlé de stupeur. C’était donc là ce qu’on appelait une femme ?

J’en oubliai mes fonctions de second, et ne m’avançai même pas pour offrir ma main aux nouveaux venus et les aider à monter à bord.

Ce fut un des matelots qui souleva la femme et Loup Larsen tendit le bras pour la recevoir.

Alors, se voyant en sûreté, elle leva les yeux vers nous et vers nos visages curieux, et sourit, d’un air amusé. Ce sourire était doux, comme seul peut l’être un sourire de femme. Et c’était là un spectacle dont j’avais oublié jusqu’au souvenir.

— Monsieur Van Weyden !

La voix de Loup Larsen me rappela brusquement à la réalité.

— … Voulez-vous conduire Madame à la cabine inoccupée de tribord, que vous ferez mettre en ordre par le coq, veillez à son confort. Madame a la figure violette à cause du froid. Faites le nécessaire.

Sur ces mots, Loup Larsen se détourna brusquement et se mit à interroger les quatre hommes.

L’embarcation, trop encombrante pour trouver place sur le Fantôme, fut abandonnée à la dérive, malgré les vives protestations des rescapés qui demandaient qu’elle soit remorquée jusqu’à Yokohama, le port le plus proche. Mais Loup Larsen n’écouta rien.

En accompagnant l’inconnue, je me sentais étrangement gauche et intimidé. J’avais perdu l’habitude de la délicatesse et de la fragilité féminines et, en lui prenant le bras, afin de l’aider à descendre l’étroit et raide escalier qui conduisait au carré, je fus surpris de sa minceur.

Il me semblait que l’apparition idéale et surnaturelle allait, si je serrais trop fort, s’émietter dans ma main.

— Vous vous donnez beaucoup de mal inutile pour moi, me dit la dame, lorsque je l’eus confortablement assise dans un fauteuil, que j’avais été chercher en hâte dans la cabine de Loup Larsen. Les hommes espéraient voir la terre avant la fin de la journée, et votre bateau va nous y mener droit, n’est-ce-pas ?

Sa confiance naïve dans la bienveillante bonne volonté de Loup Larsen me laissa rêveur. Je me sentais bien embarrassé pour lui expliquer, à brûle-pourpoint, la situation et lui faire comprendre quel était exactement l’homme bizarre et redoutable qui nous commandait, comme il commandait à la mer et au Destin. Je me contentai de répondre :

— Avec un autre capitaine, je pourrais vous affirmer que nous vous débarquerions demain au plus tard à Yokohama. Mais le nôtre est assez particulier et vous ferez bien de vous attendre à tout. Oui, je dis bien, à tout !

Elle répliqua, avec un regard légèrement étonné, mais sans effroi :

— Quoi ? que voulez-vous dire ? J’avais toujours pensé, jusqu’ici, que les naufragés sont l’objet de toute la considération de ceux qui les recueillent. Me suis-je trompée ? La terre est proche et nous y conduire est si peu de chose.

— Si peu de chose… Ça dépend !… Enfin, je ne cherche pas à vous faire peur. Je voulais simplement vous préparer au pire, si ce pire devait arriver. Le capitaine en question est une vraie brute, un démon incarné. Personne ne peut prévoir quel sera son prochain caprice.

J’allais continuer et m’emballer à fond sur le compte de Loup Larsen, quand elle m’interrompit d’une voix et d’un geste las.

— Oui, oui, dit-elle, je comprends… C’est bien.

Elle était épuisée et penser lui était pénible. Elle se laissa aller sur le fauteuil et je n’insistai pas.

Je me bornai, selon les ordres de Loup Larsen, à la servir et à lui donner tous les soins nécessaires. Je lui préparai une lotion calmante pour lui décongestionner le visage. J’allai également fouiller dans les provisions personnelles de Loup Larsen, où je pris une bouteille de porto que je savais s’y trouver, et que je rapportai. Puis j’ordonnai à Thomas Mugridge de mettre des draps à la couchette.

Le vent fraîchissait de plus en plus et lorsque, la cabine une fois en ordre, j’allais remonter sur le pont, le Fantôme commençait à donner de la bande et fendait l’eau à belle allure.

J’avais complètement oublié l’existence de Leach et de Johnson, quand soudain, tel un coup de tonnerre, un cri retentit, qui vint jusqu’à moi :

— Ohé ! Le canot !

C’était la voix de Smoke, retourné en vigie sur le grand mât.

Je jetai un coup d’œil vers l’inconnue. Apparemment, elle n’avait pas entendu. Renversée sur son fauteuil, les yeux fermés, elle paraissait dormir.

Je songeai que cela valait mieux ainsi et qu’il était inutile qu’elle eût le spectacle des brutalités qui suivraient, sans aucun doute, la capture de deux déserteurs.

Sur le pont, les ordres se succédaient rapidement. Il y avait des piétinements, des voiles qui claquaient. Loup Larsen modifiait évidemment l’orientation du navire et, à la suite d’un violent coup de tangage, le fauteuil où la dame était assise faillit se renverser. Je m’élançai juste à temps pour lui éviter une chute sur le parquet.

Ses paupières gonflées se soulevèrent imperceptiblement et elle se rendit à peine compte de ce qui se passait. Je lui donnai le bras et la fis lever, pour la conduire à sa couchette, sous le regard narquois de Thomas Mugridge, à qui j’ordonnai de regagner ses fourneaux au plus vite.

Elle s’appuya lourdement sur moi, en se soutenant à peine, et s’effondra sur la couchette, à une nouvelle secousse de la goélette. Je l’aidai à s’allonger, tout habillée. Elle me sourit dans son demi-sommeil et, laissant retomber sa tête, elle s’endormit profondément.

Je l’installai sur l’unique oreiller du bord, que j’avais emprunté à la couchette de Loup Larsen, et la laissai reposer en paix, après avoir étendu sur elle deux grosses couvertures de matelots. Puis je remontai sur le pont, où je trouvai Thomas Mugridge en train de répandre, parmi les chasseurs de phoques, avec des grimaces significatives, des bruits équivoques sur mes excellentes qualités de femme de chambre.