Le Loup des mers/19

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 241-251).

19

Le Fantôme cinglait droit dans la direction d’une petite voile que je connaissais bien et qui, elle aussi, filait rapidement, mais sans espoir de nous échapper.

À quatre heures, Louis s’en vint à l’arrière, afin de relayer le timonier. Je remarquai qu’il avait endossé son ciré et qu’il y avait de l’humidité dans l’air.

— C’est un grain qui se prépare ? lui demandai-je.

— Oui, une bonne rafale, avec un petit clapotis de pluie. Juste de quoi nous mouiller les bajoues… Rien de plus. Mais faut s’attendre à être secoués.

— Dommage tout de même que nous ayons dépisté ces pauvres bougres… ajoutai-je, alors qu’une forte lame s’abattait sur l’avant du Fantôme et, le faisant légèrement dévier par bâbord, découvrait un instant devant nous, au-delà des focs de beaupré, le canot que nous pourchassions.

Louis donna un tour de roue pour remettre la goélette dans la bonne direction, et répondit :

— Je crois qu’ils n’auraient jamais pu toucher terre, monsieur Van Weyden.

— Ah, vraiment ?

— Avec la petite brise qui se prépare. (Il dut donner rapidement un nouveau tour de roue.) Dans une heure d’ici, il n’y aura plus une coquille d’œuf capable de tenir sur la mer. C’est une chance pour eux, au contraire, qu’on soit là pour les ramasser.

À ce moment, Loup Larsen, qui venait de s’entretenir avec les rescapés, arriva à grands pas. L’élasticité féline de sa démarche était plus marquée qu’à l’ordinaire, et ses yeux brillaient.

— Trois graisseurs et un quatrième mécanicien ! me dit-il. Mais nous en ferons des matelots ou des rameurs. À propos, et la dame ?

À sa question, je ressentis un serrement de cœur, je ne sais pourquoi, et une angoisse, dont je n’étais pas maître, m’étreignit. Je me contentai, pour réponse, de hausser les épaules d’un air indifférent. Loup Larsen, les lèvres pincées, émit un sifflement railleur.

— Enfin, reprit-il, comment s’appelle-t-elle ?

— Je l’ignore ; je ne le lui ai pas demandé. Elle dort en ce moment, elle était éreintée. Sur quel bateau se trouvait-elle ?

— Un paquebot courrier, répondit-il brièvement, The City-of-Tokio, de Frisco à Yokohama, désemparé par la tempête. Un vieux sabot qui faisait eau de partout. Une vraie passoire. Ils ont été quatre Jours en dérive.

« Alors, vous ne savez vraiment pas qui elle est ? Jeune fille, femme ou veuve ? Bien, très bien.

Il secoua la tête, d’un mouvement railleur.

— Êtes-vous…

J’allais lui poser une question qui me brûlait la langue et lui demander s’il comptait conduire les naufragés à Yokohama. Je me retins.

— Suis-je quoi ? interrogea-t-il.

— Êtes-vous fixé sur ce que vous comptez faire de Leach et de Johnson ?

Il fit un geste négatif.

— Ma foi, non ! Hump, je n’en sais rien. Vous comprenez aussi bien que moi qu’avec les quatre extras qui viennent de m’arriver, mon équipage se retrouve au complet. Je n’ai plus besoin d’eux. Qu’ils se débrouillent !

— Si vous avez votre compte, répliquai-je, ils ont le leur aussi, en fait de souffrances. Reprenez-les à bord et montrez-vous indulgent. Traitez-les bien… Quels que soient leurs torts, ils ont des excuses. Ils ont été poussés à bout.

— Par moi ?

— Par vous ! Et c’est un avis d’ami que je vous donne, Loup Larsen. Malgré mon instinct de conservation, il peut bien m’arriver également d’avoir envie de vous tuer. Si vous maltraitez trop ces malheureux, je ne réponds de rien.

Loup Larsen s’exclama :

— Bravo, Hump ! Bravo ! Vous me rendez fier de vous. Vous êtes de plus en plus d’aplomb sur vos jambes, et je vous en félicite bien sincèrement. Une vie trop confortable vous avait amolli. Mais il y avait de l’étoffe en vous. Vous vous réveillez ! Je vous préfère comme ça.

Puis, cessant de railler, il reprit d’une voix grave :

— Croyez-vous, monsieur Van Weyden, que toute promesse doit être tenue ? qu’une promesse est une chose sacrée ?

— Certainement, je le crois.

— Parfait ! Eh bien, voici ma proposition. Si je vous promets de ne pas porter la main sur Leach et sur Johnson, me promettez-vous, en retour, de ne pas tenter de me tuer ?

Et il se hâta d’ajouter :

— Oh ! ce n’est pas que j’aie peur de vous ! Non, non, je ne vous crains pas…

J’étais un peu abasourdi et ne savais trop que penser.

— Est-ce promis ? demanda-t-il impatiemment, en comédien consommé qu’il était.

— Oui, répondis-je.

Il me tendit la main et, comme je la serrais cordialement, il me sembla voir, dans ses yeux, ricaner un démon moqueur.

Nous fonçâmes sur le canot, que nous avions gagné de vitesse et qui, maintenant, était proche de nous. Sa situation était désespérée. Johnson était au gouvernail et Leach écopait.

Loup Larsen fit un signe, et le timonier donna un tour de roue, de façon que nous passions à portée de l’embarcation, qui nous fut bientôt parallèle.

Alors Johnson abattit la voile, Leach lâcha son écope, et tous deux attendirent l’instant propice où, une vague les élevant à notre niveau, ils seraient cueillis par nous.

Leurs regards se croisèrent avec ceux des hommes du Fantôme. Il n’y eut ni salutations, ni cris de bienvenue. Personne ne doutait que les deux revenants ne soient deux condamnés à mort.

Loup Larsen, cependant, ne donna aucun ordre et la goélette continua à aller de l’avant. L’instant d’après, de la poupe où je me tenais avec Loup Larsen, je vis, dans le canot que soulevait une lame, Johnson qui me regardait. Ses traits étaient défaits et ses yeux hagards.

Je lui fis signe de la main, et il répondit à mon salut par un geste découragé, qui semblait un adieu. Quant à Leach, je ne sus pas ce que disaient ses yeux, car ils dardaient, sur Loup Larsen, leur vieille et implacable haine.

Le Fantôme passa et laissa derrière lui le canot. Louis restait à la barre, imperturbable, et, contrairement à l’attente de l’équipage, Loup Larsen ne donnait toujours pas l’ordre de mettre en panne.

Dans le canot, Johnson avait redressé sa voile, Leach s’était remis à écoper. Une vague se brisa sur eux et ils furent engloutis sous une mousse aussi blanche que la neige. La frêle embarcation émergea et tenta de nous rejoindre… Mais la goélette continuait sa route, Loup Larsen aboya brusquement à mon oreille, d’un grand rire sonore, et gagna la proue à larges enjambées.

Le canot disparut dans notre sillage et diminua de grosseur. Il n’était plus qu’un point, à deux milles derrière nous, lorsque tonna la voix de Loup Larsen. Il commanda d’abattre le foc et le clinfoc, de prendre des ris et de carguer une partie des voiles.

Le canot vit que la goélette ralentissait sa marche. Sur toute cette étendue de mer démontée, elle était son unique refuge. Résolument, Leach et Johnson entreprirent de nous rejoindre.

Étant donné la violence des lames, ce fut une rude besogne. Cent fois, je crus que la coquille d’œuf disparaissait à jamais dans les gouffres qui la happaient. Mais toujours elle surnageait.

Johnson était un marin éprouvé et il luttait magnifiquement. Au bout d’une heure et demie, le canot était de nouveau à portée de la voix.

— Alors ! grommela Loup Larsen, vous avez changé d’idées, mes gaillards ! Et vous ne songez plus à me brûler la politesse… Vous avez envie de revenir à bord ! À votre aise… Vous pouvez continuer l’opération !

Les ordres suivirent les ordres. Les voiles du Fantôme se gonflèrent à nouveau et Loup Larsen cria :

— La barre au vent !

Oofty-Oofty, qui avait remplacé à la barre le gros Louis, obéit, et la goélette se remit à bondir de l’avant.

Loup Larsen riait aux éclats. Il fit au canot et à ses occupants — dont les visages, complètement décomposés, étaient effrayants — un signe les invitant à le suivre.

« Il veut leur infliger une sévère leçon, pensai-je. Ça vaut encore mieux que de les battre à mort… Mais la leçon est dangereuse, car les malheureux risquent à tout moment de chavirer. »

Effectivement, le canot recommença à prendre notre piste et à nous courir après.

— Au fond de leur cœur, me murmura Louis dans l’oreille, ils ont peur de mourir…

— Le jeu de Loup Larsen est cruel, répondis-je. Mais ce n’est qu’un jeu. Il les repêchera, le moment venu.

Louis me regarda d’un air matois.

— En êtes-vous bien sûr, monsieur Van Weyden ? me demanda-t-il.

— Je n’en doute pas… Et toi ?

— Moi, je pense surtout à ma peau. Et, de plus en plus, je me demande dans quel guêpier je me suis fourré, pour avoir bu trop de whisky à Frisco.

« Quant à la dame que nous avons recueillie ce matin, sa situation est pire encore… Et dire que vous vous faites encore des illusions ! Attendez la suite… Le loup, oui, je dis « le loup », nous en ménage d’autres, croyez-moi !

— Tu as peut-être raison et le sort de cette femme m’inquiète aussi. Si des difficultés surgissent à son sujet, seras-tu de notre côté ?

— De votre côté ? Je serai du côté du vieux Louis, et ce sera largement suffisant…

— Toi, alors, comme trouillard… ricanai-je.

Louis haussa les épaules, avec mépris.

— Si je n’ai rien tenté tout à l’heure, pas même une protestation, en faveur de ces pauvres diables, que Loup Larsen veut abandonner à leur triste sort, je ne serai pas assez bête pour risquer ma vie pour une femme que je n’ai jamais vue aujourd’hui.

Je lui tournai le dos et revins vers Loup Larsen.

— Veuillez donc, monsieur Van Weyden, me dit-il, faire abattre les focs et carguer la grand-voile.

Je respirai. Loup Larsen, quoi que prétendît Louis, n’abandonnait pas le canot. Je me hâtai de transmettre l’ordre aux matelots, qui, se saisissant des drisses, se précipitèrent aussitôt pour l’exécuter. En un instant, ce fut un branle-bas général, dont l’empressement n’échappa pas à Loup Larsen qui regarda faire avec un sourire sarcastique. Le canot était à plusieurs milles à l’arrière, mais il regagna peu à peu sur nous. Tout le monde, à bord, braqua ses yeux vers lui, et Loup Larsen comme les autres.

La petite embarcation bondissait sur les lames, ou plongeait au creux des vagues, dans le même rythme inlassable ; elle piquait dans les abîmes ou s’élançait vers le ciel. Il semblait impossible qu’elle pût continuer longtemps. Mais cet impossible, elle l’accomplissait.

Un grain passa et la pluie nous voila le canot. Quand elle cessa, emportée par le vent, il était à vingt mètres de nous.

— La barre au vent, toute ! hurla Loup Larsen, en se précipitant lui-même vers la roue, qu’il prit des mains du Canaque et qu’il fit tourbillonner.

Une fois de plus, les voiles se gonflèrent et, vent arrière, le Fantôme reprit sa course.

La poursuite désespérée recommença, elle aussi. Elle dura pendant deux heures encore. Le même manège se renouvelait sans arrêt. Nous ralentissions et mettions en panne. Puis nous repartions, pour ralentir, remettre en panne, et repartir.

Et toujours le petit bout de voile luttait, alternativement jeté vers le ciel pour retomber dans les vallées liquides.

Un grain plus violent que le précédent le cacha à notre vue, tandis qu’il se trouvait à un quart de mille en arrière.

Il ne reparut jamais.

Lorsque l’atmosphère se fut éclaircie, aucun bout de toile ne surgissait plus sur les flots agités. Il me sembla seulement, pendant la durée d’une seconde, apercevoir, à l’aide d’une longue-vue, la quille noire du canot retourné au sommet d’une lame. Et ce fut tout. Pour Johnson et Leach, le labeur de l’existence avait pris fin.

Les matelots restaient en groupes sur le navire, comme hébétés. Ils n’osaient même pas s’interroger des yeux et semblaient ne pas se rendre compte exactement de ce qui venait de se passer.

Loup Larsen ne les abandonna pas longtemps à leurs réflexions. Il claironna ses ordres et remit le Fantôme sur sa vraie route, qui n’était pas la route de Yokohama, mais celle du troupeau de phoques.

Mollement, les matelots se mirent à tirer sur les manœuvres et à hisser les voiles. Et j’entendis proférer des malédictions à l’adresse de Loup Larsen.

Il n’en était pas de même des chasseurs, qui trouvaient évidemment la farce excellente. Smoke, l’incorrigible, entama une plaisante histoire et tous, à sa suite, dégringolèrent dans le poste en s’esclaffant.

Un des hommes que nous avions recueillis, celui qui était mécanicien de son métier, vint à moi et m’accosta. Son visage était pâle et ses lèvres tremblaient.

— Bon Dieu ! me dit-il. Sur quel bateau sommes-nous tombés ?

Une angoisse affreuse m’étreignait le cœur et je répondis, presque brutalement :

— Vous avez des yeux, vous avez vu, non ?

Je rejoignis Loup Larsen et lui demandai brusquement :

— Et votre promesse ? Qu’en avez-vous fait ?

— Je l’ai tenue ! me répondit-il. Je vous ai promis de ne pas porter la main sur Leach et sur Johnson, quand ils seraient revenus à bord. Vous admettrez bien que je ne me suis pas parjuré.

Il ajouta, en riant :

— Loin de là, n’est-ce pas ? Loin de là…

Je ne répondis rien. Qu’aurais-je pu dire ?

Et ma pensée revint tout entière vers la femme inconnue, qui dormait dans la cabine où je l’avais installée. Tout faisait prévoir que j’aurais, de ce côté, de grandes responsabilités à assumer, pour lesquelles une prudence extrême devait être ma règle.