Le Loup des mers/21

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 267-275).

21

La rancœur de Loup Larsen, qui s’était vu momentanément repoussé au second plan, devait fatalement chercher un exutoire. Et ce fut, une fois de plus, Thomas Mugridge qui paya la casse.

Loup Larsen était allé faire un tour dans la cuisine improvisée où opérait maintenant le coq ; il trouva que Thomas Mugridge, qui, pourtant, assurait avoir changé de chemise et s’être initié aux belles manières, était resté aussi répugnant au physique qu’au moral.

La même saleté régnait sur le poêle qui lui servait de fourneau, dans ses casseroles et dans ses pots.

— Je t’avais prévenu ! déclara Loup Larsen. Tu n’as tenu aucun compte de mes observations. Un petit tour de remorque te fera du bien.

Le visage de Mugridge pâlit sous sa couche de crasse et, quand Loup Larsen eut ordonné à deux matelots d’arriver avec un cordage, le pauvre bougre s’enfuit à toutes jambes. Les deux hommes coururent après lui, et tout l’équipage s’en donna à cœur joie de la poursuite qui s’ensuivit.

C’était à qui brûlait d’envie de voir donner un bain, par-dessus la lisse, au coq, qui avait expédié au poste d’avant tant d’infâmes ratatouilles.

Les circonstances favorisaient l’entreprise. Le Fantôme glissait sur l’eau à une vitesse modérée, qui ne dépassait pas trois milles à l’heure, et la mer était admirablement calme. Mais Mugridge n’avait aucune envie de faire trempette. Peut-être avait-il vu déjà d’autres patients être mis en remorque. De plus, l’eau était terriblement froide et Mugridge plutôt frileux de nature.

Comme d’habitude, les chasseurs étaient montés sur le pont, pour jouir du divertissement escompté.

Quant au coq, en proie à une frousse intense, il témoignait d’une vélocité dont nous ne l’aurions jamais cru capable, à cause de sa claudication.

Acculé à l’arrière, il fila entre les jambes de ses poursuivants et courut vers l’avant de la goélette, ayant sur ses talons Harrison qui le gagnait de vitesse.

Mais Mugridge s’agrippa à l’emmanchure du mât de beaupré, et s’y suspendit, en repliant ses jambes sous lui. Puis, dès que Harrison, qui se précipitait, fut à sa portée, il lui décocha une ruade, que l’autre encaissa en plein creux de l’estomac.

Harrison émit un sourd grognement et tomba sur le pont, à la renverse. Les bravos et les rugissements de rire des chasseurs de phoques saluèrent cet exploit, pendant que Mugridge, bousculant ses poursuivants essoufflés, revenait prestement vers l’arrière.

Comme lancé par une catapulte, il vint se jeter dans les jambes de Nilson, qui tenait la barre. Les deux hommes roulèrent sur le sol. Mais, seul, Mugridge se releva. La jambe gauche du robuste gaillard qu’était Nilson s’était brisée sous le choc, comme un tuyau de pipe.

On ramassa le blessé, Parsons prit la roue et la chasse recommença. Gibier et limiers firent plusieurs fois le tour du pont, les chasseurs de phoques beuglant alternativement aux matelots, qui s’interpellaient les uns les autres, et à Mugridge, qui leur filait dans les mains comme une anguille, leurs encouragements et leurs rires.

La bouche en sang, sa chemise crasseuse, cause de tout le mal, déchirée en lambeaux, le coq sauta, en désespoir de cause, dans les haubans du grand mât qu’il escalada, au-delà des enfléchures, jusqu’à la pomme.

L’instant d’après, une demi-douzaine de matelots grouillaient sur les vergues, en dessous de Mugridge, que Black et Oofty-Oofty se risquèrent à aller cueillir.

C’était une entreprise malaisée. Alors qu’ils se hissaient et se maintenaient en l’air à la force du poignet, Mugridge, qui les dominait, avait tout loisir de leur lancer ses ruades furieuses, qu’ils recevaient en pleine figure.

Finalement, le Canaque, lâchant d’une main le cordage auquel il était suspendu, empoigna de l’autre une des chevilles du coq et Black, l’instant d’après, en fit autant avec le second pied. Alors ils tirèrent à eux, de toutes leurs forces, et la grappe enchevêtrée qu’ils formaient avec Mugridge tomba dans les vergues, les autres matelots les recueillirent.

Ce duel aérien une fois terminé, Thomas Mugridge, geignant et pleurnichant, et sa bouche barbouillée d’une écume sanglante, fut ramené sur le pont.

Loup Larsen fit un nœud coulant, avec un bout de corde, et le glissa sous les aisselles du coq, qui fut ensuite porté à la poupe et balancé à la mer. Quinze, puis vingt mètres de chanvre se déroulèrent, et Loup Larsen cria :

— Amarre !

Oofty-Oofty enroula sur une bitte l’extrémité de la corde, qui se tendit, et le Fantôme, qui tanguait, amena d’une saccade le cuisinier à la surface.

C’était un spectacle lamentable. Bien qu’il ne pût se noyer, le coq souffrait toutes les affres de la noyade.

Chaque fois que la goélette s’enlevait sur le dos d’une vague, elle soulevait avec elle Thomas Mugridge et lui accordait un court instant pour respirer. Mais chaque fois aussi que le Fantôme plongeait, la corde mollissait et Mugridge coulait de nouveau.

Sur ces entrefaites, Maud Brewster apparut sur le pont. Depuis qu’elle était à bord, c’était la première fois que cela lui arrivait.

Je frissonnai en la voyant s’avancer, légère, jusqu’à moi. À sa vue, les cris et les rires avaient brusquement cessé.

— Tout le monde me paraît bien gai. Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.

Je me contins ; intérieurement, je sentais, pourtant, bouillir mon sang, à la pensée du spectacle dont elle allait être témoin, et me contentai de répondre :

— Interrogez le capitaine Larsen.

Elle se préparait à suivre mon conseil, lorsque ses yeux se posèrent sur Oofty-Oofty, qui se trouvait à deux pas devant elle et qui manœuvrait adroitement la corde au bout de laquelle était le coq.

— Est-ce que vous pêchez ? lui dit-elle.

Mais le Canaque ne répondit pas. Son regard, intensément fixé sur le sillage du navire, flamboya soudain.

— Requin, capitaine ! s’écria-t-il.

— Halez à bord ! Hardi ! Tout le monde dessus ! tonitrua Loup Larsen qui, devançant tout le monde, avait bondi lui-même sur la corde.

Le coq avait entendu l’avertissement tragique du Canaque et hurlait comme un damné.

Je vis une nageoire noire fendre l’eau et s’élancer sur le cuisinier, beaucoup plus rapidement que celui-ci n’était hissé sur le Fantôme.

Il s’en fallut d’une seconde à peine que le requin ne réussisse à happer sa proie. Le bateau piqua du nez dans une vague. Le squale montra, dans un bref mouvement de bas en haut, la tache blanche de son ventre énorme.

Loup Larsen fut presque aussi vif que le requin. Pas tout à fait, cependant. De toute la force de ses muscles, il donna à la corde une secousse formidable et le corps du coq sortit de l’eau. Et, de même aussi, celui du requin.

Thomas Mugridge replia ses jambes sous lui et il semblait bien que le mangeur d’hommes était volé, car on le vit plonger et disparaître soudain, dans un éclaboussement d’écume.

Mais, simultanément, un cri terrible avait retenti.

L’instant d’après, Mugridge passait par-dessus la lisse, tel un poisson fraîchement péché, et il tombait sur le pont, comme une masse, en roulant sur lui-même.

Il était sauvé, mais une fontaine de sang jaillissait de l’extrémité de sa jambe droite. Le pied manquait, amputé net à la cheville.

Je reportai mon regard sur Maud Brewster. Blême et les yeux dilatés, elle était pétrifiée d’horreur. Elle regardait fixement, non pas Thomas Mugridge, mais Loup Larsen.

Celui-ci s’en aperçut.

— C’est un amusement d’hommes, Miss Brewster…, dit-il avec un de ses petits rires secs. Il est plus rude, je le reconnais, que les divers jeux auxquels vous avez pu assister ou prendre part jusqu’ici. Le requin n’était pas prévu.

Pendant ce temps, Thomas Mugridge, qui avait pu se rendre compte de la gravité de sa blessure, s’était traîné sur le pont, jusqu’à Loup Larsen. Et, sans rien dire, il lui enfonça ses dents dans le mollet.

Loup Larsen se pencha froidement vers le coq. De son pouce et de son index, il fit pression, en dessous des oreilles, sur l’articulation de la mâchoire ; l’autre fut contraint de lâcher prise.

Après avoir fait un pas de côté, le capitaine reprit, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé :

— Je disais, Miss, que le requin n’entrait pas en ligne de compte. Son intervention est due au hasard ou, si vous préférez… à la Providence.

Maud Brewster fit semblant de n’avoir pas entendu. Mais un inexprimable dégoût se peignit sur son visage. Elle vacilla et je crus qu’elle allait s’évanouir. Mais je saisis la main qu’elle me tendait et elle se ressaisit.

— Monsieur Van Weyden, voulez-vous aller chercher, je vous prie, un tourniquet[1] ? me dit Loup Larsen. Il faut nous occuper du blessé.

J’hésitai à lâcher la main de la jeune femme, qui se crispait dans la mienne. Mais je la vis agiter ses lèvres et, sans parvenir à émettre un son, me donner clairement à entendre que je devais m’occuper du cuisinier.

— Je vous en prie… murmura-t-elle enfin.

Et j’obéis.

Loup Larsen m’abandonna à ma tâche, avec quelques matelots comme assistants. Il s’occupa, quant à lui, de tirer vengeance du requin.

Un lourd croc à émerillon[2] fut appâté d’un morceau de lard salé et jeté par-dessus bord.

Le monstre, qui ne s’était pas éloigné, mordit en plein à l’hameçon. Pendant ce temps, je m’occupais du moignon de Mugridge ; pour arrêter l’hémorragie, je comprimais de mon mieux les veines et les artères tranchées. J’entendis l’équipage lancer son chant rythmé :

— Oh, hisse ! Oh, hisse !

Mes aides m’abandonnèrent, pour se joindre à leurs camarades et leur prêter main-forte.

Le requin, long de plus de cinq mètres, fut halé sur le pont et, malgré ses soubresauts formidables, des leviers, introduits dans sa gueule, la lui ouvrirent de force.

Un énorme pieu, affilé des deux bouts, fut alors encastré entre les deux mâchoires, pour les maintenir écartées.

Après quoi l’hameçon fut arraché de la gorge du monstre, qu’on rejeta à la mer, désormais impuissant et condamné à une mort lente.

Cruel châtiment, qu’il méritait certes moins que l’homme qui l’avait inventé.


  1. Instrument de chirurgie, utilisé pour la compression des artères.
  2. Crochet tournant, rivé au bout d’une chaîne, et qui s’emploie notamment pour la pêche du requin.