Le Loup des mers/22

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 276-287).

22

Quand je vis s’avancer vers moi Miss Maud Brewster, je savais d’avance ce qu’elle me dirait.

Elle venait d’avoir, avec le mécanicien rescapé, une assez longue conversation ; ses traits étaient pâles et tendus. De l’entretien qui s’annonçait je n’étais pas autrement rassuré, car je n’ignorais pas qu’elle se préparait à fouiller à fond l’âme d’Humphrey Van Weyden.

Nous marchâmes ensemble, silencieusement, jusqu’à la poupe, à la recherche d’un endroit tranquille où personne ne pourrait nous entendre.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demandai-je aimablement.

Mais la sévérité de son visage ne se détendit point.

— L’affaire de ce matin ne constitue pas, je l’ai compris, un fait isolé. J’ai appris notamment que, le même jour où nous avons été recueillis par le Fantôme, pendant que je dormais, deux hommes de l’équipage ont été noyés, délibérément noyés… C’est-à-dire, assassinés !

Elle parlait d’une voix tranchante et impérative, et me regardait durement dans les yeux, comme si j’avais été coupable ou complice de cet acte.

— C’est parfaitement exact, répondis-je. Les deux hommes en question ont bien été assassinés.

— Et vous avez permis ça ?

— Je n’ai pas pu l’empêcher…, serait plus exact.

— Mais avez-vous tenté de l’empêcher ? (Elle appuya sur le mot « tenté ».) Mais non ! Pourquoi n’êtes-vous pas intervenu ?

Je me gardai de m’emporter et c’est avec une grande douceur que je répondis :

— Miss Brewster, vous êtes une nouvelle venue dans notre petit univers et vous ne comprenez pas encore les lois qui le régissent. Il faut en tenir compte pour juger sainement des choses.

« Vous avez apporté avec vous certaines conceptions d’humanité et de beauté morale qui n’ont pas cours ici, où elles sont tenues pour idées fausses. Moi aussi, j’ai mis du temps à le constater. Mais à présent, j’en suis bien persuadé.

Elle secoua la tête, d’un air incrédule.

— Que me conseillez-vous ? demandai-je. De prendre un couteau, un fusil, une hache, et de tuer Loup Larsen ?

Elle recula, effrayée.

— Non pas ça !

— Alors quoi ? Vous préférez que je me tue ?

— Vous parlez de solutions extrêmes. Mais le courage, ça existe. Il ne reste jamais sans effet.

— Vous ne voulez pas que je mette fin aux jours de notre bourreau, ni aux miens. Sans doute trouvez-vous mieux que je me laisse tuer, comme Leach et Johnson ? Eux, ils avaient voulu réagir…

« C’est effroyable, évidemment, mais c’est ainsi. Il faut que vous compreniez, une fois pour toutes, que l’homme qui commande ce bateau est un monstre.

« Rien n’est sacré pour lui. Il ne recule devant rien. C’est un caprice de sa part, s’il m’a recueilli à son bord. Un caprice encore si je suis toujours vivant. Je n’ai qu’à subir, parce que je suis son esclave, comme vous l’êtes devenue vous-même. Subir, parce que je veux vivre. Vous aussi, vous voulez vivre. Je ne peux pas me battre avec lui. Ni vous non plus. Alors, il est le plus fort.

— Continuez, continuez…

— Puisque je suis un faible, mon rôle est de me taire et de tout supporter. Pour vous ça sera la même chose.

« Il nous faudra dissimuler, si nous voulons gagner la partie. C’est notre seule chance de salut. Ma situation est critique, sur ce bateau, et la vôtre, je ne crains pas de le dire, l’est encore plus.

« Allions-nous, mais sans le montrer.

Elle passa la main sur son front.

— Bref, vous me conseillez ?

— De supporter, sans récriminer, tout ce qu’il faudra. En aucun cas vous ne prendrez ouvertement ma défense, et je ne prendrai pas la vôtre. Le nécessaire, avant tout, c’est éviter d’irriter cet homme, ne pas contrecarrer ses volontés.

« Vis-à-vis de lui, nous aurons toujours le sourire et, malgré toute la répulsion qu’il nous inspire, nous lui témoignerons de l’amitié. Pour vous, ce sera dur, sans doute. Mais il le faut.

« Cajolez-le de toute façon, parlez-lui art et littérature, il en raffole… Il sait écouter d’ailleurs, car il est loin d’être bête. Quand un spectacle trop brutal se déroulera devant vous, ne protestez pas, fermez les yeux et retirez-vous dans votre cabine.

Elle se rebellait encore.

— En somme je dois mentir en paroles et en actes ?

— Je vous en supplie, faites-le !

J’aperçus, à ce moment, Loup Larsen qui nous observait. Il faisait les cent pas sur le pont, en compagnie de Latimer, qu’il quitta pour venir vers nous.

— Je vous en supplie, Miss Brewster, dis-je à mi-voix, comprenez-moi et suivez mes conseils. Avec un tel homme, tout ce que vous connaissez de la vie ne sert à rien.

Et, comme Loup Larsen se rapprochait, je poursuivis à voix haute :

— Parfaitement, Miss Brewster. Les revues ni les éditeurs ne voulaient rien lui prendre. Ils lui retournaient tous ses manuscrits. Moi seul, je rendais justice à son génie. Et quand on a finalement publié la Forge, il a connu le succès, un succès foudroyant, alors lui et moi nous avons été bien vengés…

— Ce poème est paru d’abord dans un journal ?

— Oui. Les revues littéraires auxquelles il l’avait présenté l’avaient toutes refusé.

— Nous parlons d’Harris…, dis-je à Loup Larsen qui nous avait rejoints.

— Je me souviens d’Harris et de la Forge, répondit-il. Il y a beaucoup de sentiments et une foi puissante dans les illusions humaines.

« À propos, monsieur Van Weyden, vous devriez rendre un peu visite au cuistot. Il se plaint et semble très agité.

C’était une façon polie de se débarrasser de moi. Je trouvai Mugridge qui dormait profondément, après la dose de morphine que je lui avais administrée.

Je ne me hâtai pas de retourner sur le pont et, quand je le fis, je constatai avec plaisir que Miss Brewster était en conversation animée avec Loup Larsen. Elle avait suivi mes conseils.

Je jugeai même qu’elle les avait suivis un peu trop complètement et la cordialité qu’elle témoignait à la brute qui l’entretenait me parut excessive.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un vent favorable, qui nous poussait vers le nord, nous ramena en plein sur le grand troupeau de phoques.

Nous le rencontrâmes vers le quarantième parallèle, en une mer dure et tempétueuse, sur laquelle le vent promenait sans trêve des bancs opaques de brouillard.

Pendant plusieurs jours de suite, nous ne pûmes voir le soleil, ni prendre aucune observation astronomique.

Puis le vent balaya complètement l’Océan, les vagues clapotantes étincelèrent de nouveau et nous repérâmes notre position.

Quelques jours de temps clair suivirent, puis le brouillard retomba sur nous, plus dense que jamais.

La chasse était dangereuse car, une fois de plus, les canots qu’on descendait à la mer étaient avalés par la grisaille humide, et on ne les ralliait qu’à la tombée de la nuit, parfois même le lendemain matin.

Aux bruyants appels de nos signaux, ils apparaissaient un à un, sortant de leur linceul, gris fantomatiques et pareils à des Génies des Eaux.

Wainwright, le chasseur que Loup Larsen avait volé avec son canot et son équipage, profita de l’occasion pour s’échapper.

Il disparut un matin, dans l’opacité ambiante, en compagnie de ses deux rameurs, et nous ne le revîmes pas. Huit jours après, nous apprîmes que les trois hommes avaient passé de goélette en goélette, et étaient enfin parvenus à regagner la leur.

J’en aurais volontiers fait autant. Mais ma fonction m’empêchait de m’embarquer sur les canots. Une autorisation spéciale de Loup Larsen m’était nécessaire, et il se garda bien de me la donner.

Je ne pouvais, au surplus, m’enfuir sans emmener avec moi Miss Brewster. Une crise approchait, que je voyais venir avec effroi et que j’osais à peine envisager.

J’avais aimé l’écrivain dans ses œuvres et, chaque jour davantage, je m’éprenais de la femme. C’était fatal, dans la situation où nous nous trouvions. Le malheur était, je le comprenais à des signes indiscutables, de n’être pas le seul à m’intéresser à elle : il y avait aussi Loup Larsen.

Maud Brewster était de petite taille, mais fine et gracieuse, un bibelot en porcelaine de Saxe, délicat et fragile. Il était impossible d’imaginer pour elle un milieu plus disparate.

Quand elle redescendait à sa cabine, je ne manquais jamais de la retenir par le bras ; il me semblait qu’en tombant elle se serait cassée en morceaux.

Ses mouvements étaient souples et légers. Elle ne marchait pas, elle voletait comme un oiseau. Elle flottait dans l’air.

Son physique s’apparentait aux vers qu’elle écrivait. C’est-à-dire un être et un esprit pareillement immatériels. Bien peu d’argile, à n’en pas douter, entrait dans sa forme corporelle. Tout juste de quoi donner consistance à l’idéalisme dont elle était pétrie.

Quel contraste entre elle et Loup Larsen ! C’est ce que souvent je me disais, en les regardant aller et venir ensemble sur le pont. Ils étaient tous deux aux extrémités de l’échelle humaine.

Certes, Loup Larsen possédait une remarquable intelligence et, physiquement, il était doté d’une souplesse spéciale qui était, comme je l’ai dit, celle des bêtes de la jungle.

Mais tous les dons qu’il avait reçus de la nature, il ne les utilisait que pour satisfaire ses instincts sauvages. Elle, au contraire, elle était le produit le plus fini et raffiné de la civilisation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis que, ce jour-là, je les suivais tous deux du regard, pendant qu’ils arpentaient en causant le pont du Fantôme, je la vis qui mettait soudain fin à la promenade et se dirigeait, escortée toujours par Loup Larsen, vers l’escalier de sa cabine, à l’entrée duquel je me trouvais.

Elle était étrangement perturbée, malgré tous les efforts qu’elle faisait pour dissimuler son émotion. Mais ses yeux ayant rencontré les miens, je pus y lire clairement le bouleversement intime de son âme.

Plus révélateurs encore étaient les yeux de Loup Larsen. L’explication que je cherchais, du trouble de Maud Brewster, ce furent eux qui me la donnèrent. Ordinairement gris, froids et durs, ils étaient à cette heure tendres, chaleureux et dorés.

De petites lumières y brillaient, puis disparaissaient. Parfois elles donnaient un éclat particulier à toute la prunelle qu’elles envahissaient.

Et, dans ces yeux d’or, à la fois séducteurs et dominateurs, un désir ardent transparaissait, sur lequel personne, et la jeune femme moins que quiconque, ne pouvait se méprendre.

L’épouvante qu’éprouvait Maud Brewster, à cette pensée, rejaillit sur moi par un choc en retour invincible. Et, pour la première fois, je compris la sympathie, plus qu’amicale, qui me poussait vers elle. Cet amour me remplit de terreur.

Mon sang se glaça dans mes veines, tandis que je dévorais du regard la jeune femme. Puis je me repris instinctivement à observer Loup Larsen. Il était, en une seconde, redevenu maître de lui. La lueur dorée avait disparu de ses prunelles, redevenues froides et grises.

Il salua brusquement et s’éloigna.

— J’ai peur… me dit Maud Brewster, en prenant ma main. J’ai très peur !

Mon effroi n’était pas moindre que le sien. Je réussis cependant, malgré le tumulte de mes pensées, à lui répondre avec calme :

— Il ne faut pas prendre les choses au tragique, Miss Brewster. Nous nous en tirerons, j’en suis persuadé.

Elle me sourit, reconnaissante de mes bonnes paroles, et, un peu rassurée, regagna sa cabine.

Une fois seul, je restai un long moment à réfléchir. Après ce changement complet qui venait de s’opérer en moi, je devais admettre l’évidence : enfin, j’étais amoureux, mais je n’aurais jamais cru qu’un tel sentiment puisse naître dans de pareilles circonstances. Bien sûr, je savais que tôt ou tard, je répondrais inévitablement à l’appel de l’amour, mais ces longues années de retraite studieuse ne m’y avaient pas préparé.

Je songeai au premier petit volume qu’en ma qualité de critique influent j’avais reçu un jour de Maud Brewster. Je le revoyais, posé sur mon bureau, comme si ç’avait été hier. Je l’avais lu et m’en étais enthousiasmé, seul contre tous.

Puis d’autres volumes étaient venus. Ils étaient, au complet, soigneusement rangés sur un des rayons de ma bibliothèque. Mon admiration avait crû, avec chacun d’eux, pour celle qui les avait écrits.

Depuis longtemps, cette femme et moi, nous étions, par l’esprit, frère et sœur. Et voilà que c’étaient nos cœurs qui fraternisaient aujourd’hui !

Moi, Humphrey Van Weyden, que Charley Furuseth, qui se plaisait à me larder de ses épigrammes, avait baptisé « l’anti-émotif », « le démon sceptique », « l’annelé au sang froid » !

Mon cerveau, qui continuait à trotter, se reporta de lui-même à un autre volume relié de rouge, le Who’s Who de l’année, où il était dit, dans une courte notice biographique : Miss Maud Brewster, née à Cambridge (Massachusetts), vingt-sept ans, poétesse.

Vingt-sept ans ! Et le cœur libre… Voilà ce que j’ignorais et je sentais le tourment poindre en moi. Déjà jaloux !

J’étais stupéfait et, au fond de moi, je doutais encore de la réalité rapide de ce roman, que les circonstances extraordinaires avaient fait naître.

Et ces vers de Symons me revinrent à la mémoire :

Parmi tant d’autres femmes,
Sans le savoir, je la cherchais…

J’avais trouvé !

Et je me souvins aussi d’autres beaux vers d’Élisabeth Browning :

Une musique nouvelle,
Plus suave et belle,
Chante aujourd’hui dans mon cœur
Rêveur.

La douce musique inconnue chantait aussi à mes oreilles. Elle m’ensorcelait à ce point que j’en avais oublié où et en quelle compagnie je me trouvais.

L’âpre voix de Loup Larsen me tira de mon rêve.

— Bon Dieu, qu’est-ce que vous fichez là, monsieur Van Weyden ? disait-elle.

Tout en songeant, je m’étais en effet égaré, sans les voir, au milieu d’un groupe de matelots, qui étaient occupés à goudronner une partie du pont. J’allais, un peu plus, buter dans le pot noir, où ils plongeaient leurs gros pinceaux et le renverser.

— Êtes-vous somnambule ou frappé d’insolation ? aboya-t-il.

— Ne vous inquiétez pas, répondis-je. Je souffre simplement de l’estomac.

Et je rebroussai chemin, pour me remettre à arpenter la partie libre du pont.