Le Loup des mers/23

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 288-296).

23

Ce jour-là, pendant le déjeuner, Loup Larsen informa les chasseurs de phoques que désormais ils devraient prendre leurs repas dans le poste d’arrière.

C’était un fait sans précédent sur les goélettes phoquières, où l’usage est d’accorder aux chasseurs le rang d’officiers.

Loup Larsen ne donna aucune explication de sa décision. Mais le motif en était suffisamment clair. Horner et Smoke s’étaient permis, à l’adresse de Maud Brewster, quelques galanteries, ridicules en soi et sans portée, mais qui n’en avaient pas moins déplu à Loup Larsen.

Un silence de mort accueillit cet ordre et les quatre autres chasseurs lancèrent à leurs deux camarades, qui étaient cause de la disgrâce commune, des coups d’œil significatifs.

Jock Horner, calme et maître de lui comme à l’ordinaire, ne broncha pas. Mais le sang afflua au front de Smoke, qui entrouvrit la bouche pour parler.

Loup Larsen l’observait, une lueur d’acier dans les yeux, en attendant ce qu’il allait dégoiser. Mais Smoke referma sa bouche et se tut.

— Tu as quelque chose à dire ? interrogea Loup Larsen, d’un ton agressif.

Le défi était évident. Mais Smoke refusa de le relever.

— À quel sujet, capitaine ? répondit-il, d’un air si innocent que Larsen en fut tout déconcerté et qu’un sourire courut autour de la table.

— C’est bon…, reprit Loup Larsen avec embarras. J’avais cru seulement que tu désirais encaisser un coup de pied.

— Pourquoi capitaine ?

Les sourires s’accentuaient. Loup Larsen aurait certainement tué l’insolent qui se moquait de lui, et le sang aurait coulé, si Maud Brewster n’avait pas été présente.

C’est bien sur quoi Smoke avait compté. Car il était trop prudent pour courir, en d’autres circonstances, un pareil risque. Mais j’avais peur que la bagarre ait tout de même lieu, quand un cri du timonier vint, fort à propos, sauver la situation.

— Une fumée !

— Où ça, cria Loup Larsen, de la porte de la cabine.

— Droit à l’arrière, capitaine !

Latimer suggéra :

— C’est peut-être un Russe.

Tous les visages se rembrunirent. Un « Russe » ne pouvait signifier qu’un croiseur russe.

Les chasseurs ne connaissaient qu’approximativement la position de la goélette. Ils n’ignoraient pas, cependant, qu’elle ne devait pas se trouver loin de la zone interdite, et la renommée de braconnier de la mer de Loup Larsen était notoire.

— Nous n’avons rien à craindre de ce côté, affirma Larsen. Smoke, rassure-toi, tu ne retourneras pas faire un stage dans les mines de sel ! Personnellement, je parierais cinq contre un que la fumée est celle du Macédonia. Qui tient le pari ?

Et, comme personne ne répondait :

— Si mon pronostic est exact, c’est à dix contre un que je parierais qu’il y aura bientôt de la casse…

— Merci bien, capitaine ! déclara Latimer. Ce n’est pas pour l’argent que je perdrais, mais franchement je préférerais qu’on aille un peu plus loin.

« Chaque fois que vous avez rencontré votre frère, capitaine, il y a eu du grabuge. Et moi, je parie à vingt contre cent que la même histoire va recommencer.

Le repas se termina sans autre incident et ce fut sur ma personne que Loup Larsen reporta sa mauvaise humeur. Il débita, à mon sujet, les railleries les plus blessantes, et tenta tout pour me faire sortir de mes gonds et pour provoquer une bagarre.

Je maîtrisai ma rage intime, pour l’amour de Maud et, nos yeux s’étant croisés pendant une rapide seconde, je fus récompensé du sang-froid que je m’étais imposé. « Tenez bon ! Tenez bon ! » me disaient-ils.

Le déjeuner achevé, nous quittâmes tous la table pour monter sur le pont.

L’apparition d’un vapeur rompait la monotonie de l’existence quotidienne. La pensée qu’il s’agissait du Macédonia et de Larsen-la-Mort ajoutait à l’émotion.

La mer, qui avait été grosse pendant toute la nuit, venait de se calmer. Le temps était favorable pour la mise à l’eau des canots et cet après-midi de chasse allait vraisemblablement être exceptionnellement fructueux. Car aucune autre goélette n’avait paru au cours de la matinée, et nous étions en plein dans le troupeau de phoques.

La fumée était à plusieurs milles derrière nous, mais elle nous gagnait rapidement de vitesse.

Les canots s’éparpillèrent vers le nord. De temps à autre, nous pouvions voir une voile s’abaisser, entendre la détonation des fusils, puis la voile se relever.

L’Océan était littéralement couvert de phoques endormis, qui nous entouraient par petits groupes ; ils ressemblaient, à s’y méprendre, à de gros chiens paresseux.

À mesure que la fumée approchait, la coque et la superstructure du navire grandirent sur l’horizon. C’était bien le Macédonia. Loup Larsen l’observait d’un regard mauvais et la curiosité de Miss Brewster était intense.

Mais le Macédonia ne semblait pas nous prêter attention et sa course dévia quand il ne fut plus qu’à un mille du Fantôme.

— Eh bien, capitaine Larsen, demanda gaiement Miss Brewster, la bataille annoncée ne semble pas se produire ?

Un amusement passager détendit ses traits durs, alors qu’il la regardait.

— À quoi vous attendiez-vous donc, Miss Brewster ? Vous pensiez qu’ils allaient foncer sur nous, aborder la goélette et nous trancher la gorge ?

— Évidemment, ou à peu près… Je suis peu renseignée sur les usages en vigueur entre pêcheurs de phoques. On peut s’attendre à tout.

— Très juste ! Tout à fait juste ! Vous n’avez pas songé au pire !

— Et que peut-il exister de pire que d’avoir la gorge tranchée ? demanda-t-elle avec une jolie surprise naïve.

— D’avoir la bourse coupée ! répondit Loup Larsen. Notre capacité de vie dépend de celle de notre bourse. L’homme est ainsi fait.

— Si on me prend ma bourse, ça n’est pas grand-chose !

— Ce n’est pas mon avis. Mon argent se confond avec mon droit à l’existence. Ceux qui affirment le contraire sont des imbéciles.

« Qui me le prend me vole mon pain, ma viande et mon lit. Il met ma vie en danger. Dans notre civilisation, il n’y a pas assez de soupes populaires pour toutes les bouches qui ont faim.

« Celui dont le porte-monnaie est vide est condamné à mourir dans la misère, à moins qu’il ne réussisse à le remplir rapidement.

— Mais je ne vois pas pourquoi les gens de ce bateau auraient l’intention de nous voler notre bourse ?

— Patientez un peu et vous serez renseignée.

Nous n’eûmes pas longtemps à attendre. Quand il eut dépassé la ligne de nos canots, le Macédonia entreprit, à son tour, de mettre les siens à la mer.

Nous n’ignorions pas qu’il en possédait quatorze, contre cinq qui nous restaient. Il fut donc facile à la flottille adverse de balayer la mer devant elle, si bien que pas un phoque ne demeura dans le rayon d’action de nos canots, qui n’eurent plus qu’à abandonner la place ; c’est dans un état de fureur indescriptible que chasseurs, rameurs et timoniers rallièrent le Fantôme.

Le calme de la mer, l’abondance du troupeau, toutes les conditions étaient réunies pour faire une pêche magnifique ; on n’en retrouverait peut-être pas de semblables de toute la saison.

Chacun s’estimait volé et ce fut parmi les malédictions sans fin que les canots furent hissés à bord. Si ces malédictions avaient eu un pouvoir effectif, le compte de Larsen-la-Mort aurait été réglé pour une douzaine d’éternités.

— Qu’il crève, ce salaud ! me déclara le gros Louis, dont les yeux pacifiques s’allumaient de colère.

— Vous les entendez ! me dit Loup Larsen d’un air sinistre. Voudriez-vous me dire, monsieur Van Weyden, où est le bien, la grandeur, l’idéal et la justice ?

— Je reconnais que ce bateau a mal agi. La justice a été violée…, commenta Maud Brewster.

Elle se tenait près du grand mât, une main posée sur les haubans. Son corps se balançait doucement au léger roulis du navire.

Elle se trouvait à trois ou quatre mètres de nous mais sa voix nous parvenait, claire et distincte, avec son timbre argentin. Quelle délicieuse musique résonnait à mon oreille !

Un béret de marin coiffait ses abondants cheveux châtains, légèrement ébouriffés. Ils accrochaient le soleil et mettaient une auréole sur le délicat ovale du visage.

Elle était, positivement, ensorcelante ainsi et je m’extasiais devant cette charmante incarnation de la vie, qui donnait un tel démenti aux brutales théories de Loup Larsen, qui répondit :

— Ce n’est pas le souci de la justice qui tourmente mes hommes. La justice est un mot… Ce qui les irrite, c’est de songer au profit perdu. Ce n’est pas leur âme, c’est leur bourse qui souffre.

Tout ce qu’ils désirent, une fois qu’ils sont à terre, c’est de pouvoir s’offrir de la bonne nourriture, des femmes, de l’alcool, c’est tout leur idéal.

« Au cours actuel des peaux sur le marché de Londres, et en me basant sur une estimation modérée de ce qu’aurait pu nous rapporter la chasse de ce magnifique après-midi, si le Macédonia n’était pas venu en rafler tous les bénéfices, c’est une perte de quinze cents dollars que subit le Fantôme.

— Si cette perte est aussi considérable que vous le dites, observa Maud Brewster, j’admire la patience avec laquelle vous la supportez.

— Patient, je le suis peut-être moins que vous ne croyez. Je pourrais aller tuer l’homme qui m’a causé un pareil tort, cet homme qui est mon propre frère… Vous autres sentimentaux, vous devez être très heureux puisque vous vous estimez justes et bons. Et moi, à votre avis, est-ce que je suis bon ?

— Certainement, affirmai-je. Vous n’êtes pas aussi mauvais que vous le dites.

Et Maud Brewster appuya :

— Mais oui, capitaine Larsen, au fond, vous êtes bon.

Il s’irrita.

— Nous y voilà encore revenus, à la sentimentalité et à l’idéalisme ! Sachez bien que pour moi toutes vos paroles sont creuses et vides de sens. Elles créent l’illusion, et l’esprit, quand il raisonne, les dément.

« Il y a des moments où j’aimerais envisager, comme vous, la vie en rêveur. Car vos chimères sont une joie aussi, pour ceux qui s’en bercent. Et la joie est le salaire de la vie.

« Mais la réalité est là, la réalité crue et sans voiles, et je ne peux connaître qu’elle. Elle est la seule monnaie qui vaille.

Il se tut et son regard absent alla se perdre, loin de nous, sur la mer infinie. La vieille et ancestrale mélancolie reprit sur lui son emprise. Un sombre pessimisme l’avait envahi de nouveau.

Et je songeai à ce que m’avait dit souvent mon ami Charley Furuseth, qui était un grand sage : « L’homme qui ne connaît ici-bas que la matière trouve, dans son matérialisme même, le châtiment de sa doctrine. »