Le Loup des mers/24

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 297-317).

24

Le lendemain, comme je descendais prendre, en sa société et en celle de Maud Brewster, le petit déjeuner du matin, Loup Larsen me demanda :

— Tout va bien là-haut ?

— Tout va bien, pour l’instant du moins…, répondis-je, en regardant les rais du soleil levant qui fusaient jusqu’à nous, par l’escalier dont la porte était restée ouverte. Belle brise de l’ouest, qui promet de fraîchir, si les prévisions de Louis se réalisent.

Loup Larsen hocha la tête, d’un air satisfait, et interrogea :

— Aucune trace de brouillard ?

— Si. Il y en a de gros bancs, qui se promènent au nord et au nord-ouest.

— Et le Macédonia ?

— Il n’est pas en vue.

Une moue de déception, dont je ne compris pas tout d’abord la raison, se dessina sur les lèvres de Loup Larsen.

Sur le pont, à ce moment, des voix crièrent :

— Holà ! De la fumée !

Immédiatement, le visage de Loup Larsen s’éclaircit.

— Parfait ! s’exclama-t-il.

Il quitta la table aussitôt et gagna le poste d’arrière, où mangeaient les chasseurs de phoques, depuis leur exil.

Je restai seul avec Maud Brewster et, à travers la cloison qui séparait la cabine de Loup Larsen du poste d’arrière, nous écoutâmes, sans pouvoir en distinguer le détail, un grand brouhaha qui s’élevait.

Loup Larsen parlait le premier, et la péroraison de son discours fut saluée par un mugissement sauvage et des bravos sans fin, auxquels succédèrent de joyeuses exclamations.

Maud Brewster et moi, après avoir grignoté un peu de nourriture, nous montâmes à notre tour sur le pont, où nous trouvâmes en mouvement tous les hommes de l’équipage.

Des échos de ce qui s’était dit au poste d’arrière étaient certainement parvenus jusqu’aux matelots, qui s’activaient à mettre les canots à la mer. Le zèle qu’ils apportaient à leur travail témoignait de leur enthousiasme.

Les chasseurs de phoques ne tardèrent pas à affluer, avec leurs fusils de chasse, leurs boîtes de munitions et leurs carabines qu’ils ne prenaient qu’en de très rares occasions, car un phoque tué à longue distance coulait invariablement, avant que le canot pût l’atteindre.

Je remarquai la joie générale, qui ne faisait que croître, à mesure que grossissaient le Macédonia et sa fumée.

Les cinq canots, hâtivement descendus, se déployèrent en éventail, selon leur coutume, dans la direction du nord, et le Fantôme, comme il était d’usage également, les suivit à distance.

Je les voyais, de loin, abaisser leur voile, tirer les phoques, rehisser leur voile et reprendre leur chasse. Rien d’anormal, jusque-là.

Le Macédonia répéta sa manœuvre de la veille, mettant à l’eau tous ses canots, en travers de la route suivie par les nôtres.

Mais nos chaloupes, devant lesquelles tout le gibier était balayé, ne rallièrent pas le Fantôme, comme la veille.

— Que se prépare-t-il ? demandai-je à Loup Larsen, avec une curiosité non dissimulée.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Van Weyden, mais priez pour qu’on ait, sous peu, beaucoup de vent…

Il éclata de rire, puis reprit :

— Au fait, je peux vous le dire tout de suite. Mon intention est de servir, à cet excellent frère, une médecine dont il a le secret.

« J’ai plus d’un tour dans mon sac, moi aussi, et, avec un peu de chance, ce n’est pas une journée, mais tout le restant de sa saison de chasse que je vais lui gâcher à fond.

— Et si la chance nous est contraire ?

— Ce n’est pas à envisager ! Il faut qu’elle soit de notre côté. Sinon, c’est nous qui sommes fichus !

Tandis que Loup Larsen prenait lui-même la barre, j’allai faire une tournée dans mon hôpital, installé à l’avant et où gisaient nos deux estropiés, Nilson et Thomas Mugridge.

Nilson était d’excellente humeur, car sa jambe cassée le faisait moins souffrir, et il avait foi dans sa guérison.

Quant au coq, il était plus abattu que jamais et j’éprouvai pour lui, une fois de plus, une grande pitié. Le surprenant était que la lamentable épave qu’il était devenu continue d’exister. Dans ses yeux chassieux, l’étincelle de la vie s’obstinait à briller.

Je tentai de le remonter un peu.

— Voyons, Mugridge, lui dis-je gaiement, avec un pied artificiel, et on en fabrique de remarquables à l’heure actuelle, je t’assure, tu pourras te remettre à gambader, jusqu’à la fin de tes jours, dans les cuisines des bateaux !

Il me répondit, avec une gravité solennelle :

— Je ne suis pas persuadé de ce que vous m’affirmez, monsieur Van Weyden. Mais ce que je sais bien, c’est qu’il n’y aura plus de repos pour moi ici-bas, tant que j’aurai pas vu crever le maudit chien qui commande ce bateau. Il doit mourir avant moi. Il le doit ! De quel droit y vivrait ?

Sur le pont, je retrouvai Loup Larsen toujours à la barre. Il gouvernait d’une seule main, de l’autre il tenait une jumelle marine, pour étudier les positions respectives des canots et du Macédonia.

Le navire de Larsen-la-Mort avait baissé ses feux et ne crachait plus aucune fumée. Il était évident qu’il attendait tranquillement, à distance de la zone de chasse — à peine était-il encore perceptible — la fin de la journée et le retour de sa petite flottille, qui aurait raflé à la nôtre tout le gibier, comme la veille.

Lorsque les canots du Macédonia et ceux du Fantôme se trouvèrent directement sous le vent, Loup Larsen ordonna soudain de donner toute la voilure et, sous la brise qui grossissait, la goélette fila à toute allure.

Elle fonça droit, non sur la ligne de nos embarcations, mais sur celle des canots du Macédonia.

Le premier que nous joignîmes était monté par les trois hommes réglementaires : un chasseur, un timonier et un rameur. Le chasseur, un Scandinave colossal, était assis à l’avant du canot. Il tenait sa carabine à portée de sa main.

Cette arme aurait dû être pendue tranquillement au râtelier, comme les carabines de nos chasseurs. Mais les mêmes pensées hostiles régnaient à bord des deux bateaux, je le compris sans peine.

Loup Larsen me commanda d’abattre le foc et le clinfoc, et d’abaisser la grand-voile. Nous vînmes au ralenti, à quelques mètres du canot. Les trois hommes, qui devaient savoir à quoi s’en tenir sur la réputation de Loup Larsen, nous observaient d’un air soupçonneux.

Mais ce fut d’un geste aimable que Loup Larsen les salua, en leur criant :

— Montez à bord nous faire une petite visite.

Ces visites, qui rompent la monotonie de leur dure existence, se pratiquent parfois entre les équipages des goélettes phoquières, et le canot, après quelque hésitation, ayant amené sa voile, nous aborda.

— Miss Brewster, vous voudrez bien, dit Loup Larsen, rester près de moi, et vous aussi monsieur Van Weyden, pour m’aider à faire honneur à nos hôtes.

Là-dessus, le grand Scandinave, avec sa large barbe d’or de Roi de la Mer, enjamba la lisse et sauta sur le pont.

Mais, en dépit de sa formidable stature, il ne semblait pas complètement rassuré. La méfiance et le doute se lisaient sur son visage qui, sous son bouclier hirsute, était légèrement rose. Ce Goliath, qui dominait Loup Larsen de toute la tête, devait mesurer un mètre quatre-vingt-quinze et peser dans les deux cent quarante livres. Et il était tout en chair, en os et en muscles.

Il parut un peu rassuré quand il vit que Loup Larsen et moi étions seuls avec une femme sur la goélette. Mais il fronça de nouveau le sourcil, lorsque le capitaine l’invita à descendre dans sa cabine, pour y trinquer avec lui. Il se décida cependant.

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées lorsque j’entendis monter de la cabine un beuglement énorme, à demi étranglé, que suivit le bruit d’une lutte furieuse.

C’était la bataille du lion et du léopard. Loup Larsen était le léopard, et c’était le lion qui rugissait.

— Vous le voyez par vous-même, dis-je à Maud Brewster. Sur ce bateau, l’hospitalité est une chose sacrée !

Elle me fit un signe de tête silencieux, et je reconnus chez elle ce même dégoût, qui s’était emparé de moi, aux premières scènes de violence dont j’avais été témoin sur le Fantôme.

— Vous feriez mieux de retourner au poste d’arrière.

Elle secoua la tête et me regarda d’un air, non pas effrayé, mais consterné plutôt, devant ce spectacle de la bestialité humaine.

— En tout cas, dis-je, vous comprenez maintenant pourquoi je dois faire le chien couchant devant Loup Larsen. Pourquoi aussi vous devez m’imiter, si vous voulez que nous sortions vivants de cet enfer…

— Oui, oui, je comprends…, répondit-elle faiblement.

Le vacarme d’en bas cessa bientôt et Loup Larsen remonta seul sur le pont.

Une légère rougeur transparaissait sous son teint bronzé, mais aucun autre signe ne trahissait chez lui la lutte qui venait d’avoir lieu.

Il se dirigea vers la lisse et interpella les deux hommes qui étaient restés dans leur canot.

— Vous aussi montez à bord, dit-il. Votre chasseur a décidé de rester et il vous demande de venir boire un coup.

Les deux hommes obéirent et, quand ils furent sur le pont, il leur commanda de hisser le canot. Les deux matelots étaient indécis.

— Hissez ! qu’est-ce que vous attendez ? répéta Loup Larsen, d’un ton plus tranchant.

Ils commencèrent à manier lentement les cordages.

— Qui sait, reprit Loup Larsen, d’une voix dont une douceur feinte voilait la menace, si vous ne terminerez pas avec moi votre saison de pêche ? En ce cas, mieux vaut que nous soyons bons amis dès le début. Allons, voyons !… Plus vite que ça. Larsen-la-Mort, sauf erreur de ma part, s’y entend à faire valser ses hommes. Faut-il que je l’imite ?

Les deux matelots accélérèrent leurs mouvements. Quand le canot fut arrivé sur le pont, Loup Larsen, après m’avoir envoyé redonner de la toile, reprit la barre et dirigea le Fantôme sur la deuxième embarcation du Macédonia.

Quant aux matelots, ils reçurent l’ordre d’aller à l’avant, rejoindre Nilson et Mugridge. Ils ne savaient trop que penser, mais, d’un air maussade, ils jugèrent plus prudent de se soumettre.

J’observais, pendant ce temps, les canots du Macédonia, dont un troisième et un quatrième étaient attaqués directement par deux et par trois des nôtres.

Le combat s’était ouvert à longue distance et, de part et d’autre, les carabines faisaient feu sans discontinuer.

Le vent soulevait une mer hargneuse et inégale, ce qui gênait la justesse du tir. À mesure de notre approche, on voyait plus d’une balle rebondir sur les vagues.

Loup Larsen pria Maud Brewster de descendre dans le carré. Elle eut un recul.

— Vous n’y trouverez rien de terrible, dit-il. Mais tout simplement un robuste gaillard, bien en vie, solidement ligoté.

« Descendez, je vous prie. D’un instant à l’autre, les balles peuvent pleuvoir sur nous. Je ne veux pas que vous risquiez votre peau.

Alors qu’il parlait, en effet, une balle vint frapper la garniture de cuivre de la roue, qu’il tenait dans ses mains. Elle y ricocha, en sifflant dans l’air.

— Vous voyez bien…, dit-il. Monsieur Van Weyden, voulez-vous prendre la barre à ma place ?

Maud Brewster descendit quelques marches de l’escalier du carré, son corps était protégé, mais sa tête restait exposée.

Loup Larsen s’était saisi d’une carabine et introduisait une cartouche dans le canon.

Du regard, je suppliai la jeune femme de s’abriter.

— Nous pouvons être de faibles créatures terriennes privées de jambes, me répondit-elle tout haut. Mais je veux montrer au capitaine Larsen qu’une femme peut se montrer, à l’occasion, aussi brave que lui.

— Très bien, Miss, déclara Loup Larsen. Ça me plaît. Des talents d’écrivain, de l’intelligence et de la bravoure ! Vous êtes bien équilibrée. Un bas-bleu, digne d’être la femme d’un chef de pirates…

« Hum ! Nous reviendrons plus tard sur ce sujet ! ajouta-t-il, alors qu’une seconde balle venait s’enfoncer dans le toit de l’escalier de la cabine.

Je vis la lueur d’or pétiller dans ses prunelles et dans celles de Maud passer l’effroi, en dépit de sa crânerie.

Je donnai trois ou quatre tours de roue, à la suite d’une embardée du Fantôme, que je remis dans la bonne route, et m’écriai :

— Au fond, Miss Brewster, nous sommes mille fois plus courageux que notre capitaine. Nous tremblons, notre chair a peur, mais notre volonté la domine. Il a, lui, les nerfs plus solides, une plus grande habitude du danger. Son mérite à garder son sang-froid est bien moindre que le nôtre.

— Ce que vous dites n’est pas absurde, approuva Loup Larsen. C’est une face de la question…

Et, s’agenouillant, il épaula sa carabine.

Les balles que nous avions reçues, du second canot du Macédonia, avaient été tirées de près d’un mille. La distance s’était réduite de moitié, quand Loup Larsen tira, à son tour, trois coups successifs, soigneusement visés.

La première balle frappa l’eau à quinze mètres du canot. La seconde se rapprocha davantage et, à la troisième, le timonier, lâchant le gouvernail, s’écroula dans le canot.

— Je pense qu’ils vont nous laisser tranquilles, dit Loup Larsen en se relevant. Je n’ai pas pu abattre le chasseur. Mais il est bien obligé de prendre la barre, et il ne peut, en même temps, gouverner et tirer.

Son raisonnement était juste, car nous vîmes le chasseur, abandonnant son arme, sauter effectivement à l’arrière du canot et prendre la place du timonier.

Loup Larsen cessa le feu, tandis que la fusillade continuait à faire rage sur les autres canots.

Nous courûmes sur l’embarcation, qui tentait de fuir. Mais notre vitesse était double de la sienne et nous fûmes bientôt presque bord à bord, parmi les vagues écumantes.

Je vis le rameur passer sa carabine au chasseur, qui la prit d’une main, sans oser toutefois lâcher la barre. Car il courait le risque, en ce cas, d’entrer en collision avec le Fantôme.

S’il faisait mine de tirer, il savait d’ailleurs que Loup Larsen tirerait avant lui et le tuerait.

Alors qu’il demeurait perplexe, sa carabine entre les genoux, Loup Larsen, décrochant du pied un rouleau de corde du grand mât, héla le rameur :

— Hé, toi ! Amarre !

Ce disant, il lança le rouleau, qui vint tomber dans le canot et faillit culbuter le rameur par-dessus bord.

Mais l’homme, après avoir repris son équilibre, n’obéit pas. Il attendait un ordre du chasseur qui hésita encore, puis commanda :

— Amarre, vieux !

La corde, fixée sur une cheville, se raidit et le canot, maintenant captif, se mit à danser et à plonger.

— La voile en bas ! Et accostez ! ordonna Loup Larsen.

Les deux hommes se résignèrent à venir à bord, et le chasseur se disposait à saisir sa carabine, lorsque Loup Larsen hurla :

— Laisse ça !

Le chasseur lâcha son arme, aussi précipitamment que s’il s’était brûlé au contact d’une barre de fer chauffée à blanc.

Une fois sur le Fantôme, les deux prisonniers hissèrent leur canot, avec le blessé qui s’y trouvait et qu’ils conduisirent, sur l’ordre de Loup Larsen, à l’infirmerie de l’avant.

— Si nos cinq canots, me dit Larsen, en font autant de leur côté, avant ce soir, nous aurons un bel équipage au complet.

— L’homme… que vous avez blessé…, intervint Maud Brewster d’une voix tremblante, est… j’espère…

— Ça n’est rien de grave, répondit Loup Larsen. La balle l’a atteint à l’épaule. Monsieur Van Weyden, mieux que n’importe qui, le remettra en état, dans le délai d’un mois ou à peu près…

« Mais ça lui sera plus difficile avec ces bougres-là.

Et il désignait du doigt le troisième canot du Macédonia, que nous avions rejoint.

— … C’est du travail de Smoke et de Horner ! Je leur avais, pourtant, bien recommandé de m’amener des vivants, pas des carcasses ! Mais le plaisir de tirer juste est irrésistible, quand on en est capable.

« Ça ne vous est jamais arrivé, monsieur Van Weyden ?

Je secouai la tête et contemplai la véritable boucherie accomplie par Smoke et par Horner, qui, la besogne faite, s’en étaient allés rejoindre leurs camarades en lutte avec les derniers canots du Macédonia.

L’embarcation, abandonnée à elle-même, sa voile lâchée claquant au vent, roulait, comme un ivrogne, de vague en vague.

Le chasseur et le rameur, frappés à mort, étaient étendus l’un sur l’autre, dans le fond du canot. Le timonier gisait en travers, sur le plat-bord ; sa tête ballait de droite et de gauche, et ses bras traînaient dans l’eau.

Je m’exclamai :

— Ne regardez pas, Miss Brewster ! Je vous en conjure ! Regardez ailleurs !

Elle m’obéit et l’horrible spectacle lui fut épargné.

— Maintenant, foncez dans le tas, monsieur Van Weyden ! m’ordonna Loup Larsen.

Je mis la barre sur les derniers canots. Mais, quand nous arrivâmes, la bataille avait pris fin.

Les troisième et quatrième canots du Macédonia, tous les autres ayant pris la fuite, avaient été encerclés par nos cinq embarcations et avaient rendu leurs armes.

— Capitaine, regardez là-bas ! m’écriai-je en désignant le nord-est.

Un flocon de fumée, qui annonçait le Macédonia, avait reparu dans le ciel.

— J’avais déjà vu, répondit tranquillement Loup Larsen. Mon cher frère s’est douté qu’il y avait du grabuge par ici et il nous prend en chasse ! Tenez ! Regardez !

La tache de fumée avait rapidement grossi et elle était devenue très noire.

— Tu ne penses pas, mon cher frère, que je vais t’attendre ! ricana Loup Larsen. Je te brûlerai la politesse… Tout le bien que je te souhaite est de faire sauter en morceaux les ferrailles de ta vieille machine !

Et, me désignant de la main un banc d’épais brouillard, qui barrait l’horizon devant nous, il déclara :

— C’est notre refuge. Nous le gagnerons à temps, monsieur Van Weyden.

Nous avions momentanément mis en panne et ce fut un branle-bas général pour hisser sur le Fantôme, le plus rapidement possible, nos propres canots et ceux qui avaient été capturés, ainsi que leurs hommes faits prisonniers.

La dernière embarcation était encore suspendue aux palans, que la goélette filait déjà, toutes voiles dehors.

Il était utile, en effet, de se hâter. Le Macédonia vomissait une fumée de plus en plus épaisse et, négligeant de ramasser sur sa route ceux de ses canots qui nous avaient échappé, il chargeait sur nous à toute vitesse.

Quand il comprit que notre but était de nous perdre dans le banc de brume, il modifia sa route, et, au lieu de nous courir dessus directement, il gouverna de façon à se placer entre le brouillard et nous.

La route des deux navires formait ainsi un angle aigu, et le tout était de savoir lequel arriverait le premier.

Loup Larsen avait repris en main le gouvernail. Ses yeux, qui étincelaient et clignaient alternativement, suivaient avec passion toutes les phases de la poursuite.

Tantôt il observait la mer et le banc de brume. Tantôt il étudiait le vent qui fraîchissait ou mollissait. Tantôt, il épiait le Macédonia.

Il commandait sans arrêt la manœuvre, afin d’obtenir le maximum de vitesse que le Fantôme était capable d’atteindre.

Toutes les haines et toutes les rancunes de l’équipage étaient oubliées. J’étais stupéfait de l’empressement avec lequel ces mêmes hommes, qui avaient enduré les brutalités de Loup Larsen, se hâtaient de lui obéir.

Et alors que, soulevés sur les vagues, nous filions, filions, le souvenir me revint du pauvre Johnson, qui avait tant aimé le Fantôme et était si fier de ses belles qualités nautiques.

— Feriez bien de ramasser vos carabines, vous autres ! cria Loup Larsen.

Et les cinq chasseurs prirent place le long de la lisse, agenouillés et attendirent, carabine à l’épaule.

Le Macédonia et sa fumée noire n’étaient plus qu’à un mille de nous. Il nous gagnait rapidement de vitesse. Mais le banc de brouillard n’était pas loin maintenant.

Une bouffée de fumée jaillit, tout à coup, du pont du navire ennemi. Nous perçûmes une forte détonation et un trou rond se dessina dans la toile tendue de notre brigantine[1].

Le Macédonia tirait sur nous avec un de ces petits canons que la rumeur publique l’accusait de porter à bord.

Groupés au centre de la goélette, nos hommes agitèrent en l’air leurs bérets, en poussant une acclamation railleuse.

Il y eut une nouvelle bouffée de fumée, une seconde et forte détonation, et l’obus vint, cette fois, frapper l’eau à cinq ou six mètres en arrière de la goélette. Nous le vîmes ricocher deux fois et couler.

Mais aucun coup de carabine ne fut dirigé sur nous, pour la bonne raison que tous les chasseurs du Macédonia étaient, ou restés en mer, ou nos prisonniers.

Les deux bateaux n’étaient plus qu’à un demi-mille l’un de l’autre, quand un troisième projectile troua de nouveau notre brigantine.

Une minute après, nous entrions dans le brouillard, qui nous enveloppa dans les replis épais de sa gaze humide.

La transition fut surprenante et soudaine. L’instant d’avant, nous bondissions dans la lumière du soleil, avec le ciel clair sur nos têtes, et la mer qui écumait et roulait jusqu’à l’horizon, tandis qu’un autre navire, vomissant la fumée et les obus, nous pourchassait à toute vitesse.

Et tout de suite, en un clin d’œil, le soleil fut effacé, il n’y eut plus de ciel, le faîte de nos mâts disparut, et l’horizon se trouva limité à quelques pas ; on avait l’impression de voir comme à travers un rideau de larmes.

Le brouillard gris dégouttait sur nous, comme de la pluie. À chaque fil de laine de nos vêtements, à chaque cheveu de notre tête, s’attachait une perle de cristal.

Les haubans, la voilure et la mâture étaient également imprégnés d’eau, et les gouttes y formaient de longs chapelets qui, à chaque mouvement de la goélette, tombaient sur nous en petites ondées.

Ce voile humide, qui nous enveloppait tous, nous oppressait et je croyais étouffer. Il assourdissait le clapotis des vagues et le bruit que faisait, en y avançant lentement, la goélette. Et mes pensées étaient tout aussi troubles.

Il semblait que l’univers eût pour limites cette brume qui nous écrasait et bornait notre vision. Instinctivement on se sentait incité à écarter les deux bras, pour se dégager de son étreinte. On aurait voulu repousser ce mur de grisaille, qui nous encerclait, afin de retrouver, au-delà, le monde normal, qui n’était plus que le souvenir d’un rêve évanoui. C’était quelque chose de lugubre, et de très étrange.

Je regardai Maud, dont les sensations étaient semblables aux miennes. Puis je reportai mes yeux sur Loup Larsen.

Mais tout ce qui n’était pas la réalité objective et immédiate n’avait sur lui aucune prise. Il tenait toujours la roue et, je le compris, chronométrait mentalement le temps écoulé, d’après chaque coup de tangage et de roulis.

Il me fit un signe, pour m’appeler, et m’ordonna, à voix basse :

— Je vais virer de bord. Carguez les huniers, mettez tous les hommes à la manœuvre des voiles, et surtout pas de bruit. Évitez le grincement des poulies. Pas de bruit ! Compris ?

Quand furent prises toutes les dispositions nécessaires :

— Lofez ! commanda-t-il[2].

L’ordre fut transmis à mi-voix, de bouche en bouche, et le Fantôme se trouva, silencieusement, avoir modifié sa direction. Les quelques bruits légers, inévitables, claquements de voiles ou geignements des poulies qui se produisirent, furent étouffés sous les plis du linceul qui nous ensevelissait.

Une demi-heure après, nous sortions du brouillard, aussi soudainement que nous nous y étions engloutis, et nous retrouvions, avec le soleil, la mer immense qui dansait jusqu’à la ligne d’horizon.

Mais il n’y avait plus, sur la surface, de Macédonia furibond, noircissant le ciel de sa fumée.

Nous courûmes le long du banc de brume. Le dessein de Loup Larsen était d’y entrer à plusieurs milles du point où nous y avions pénétré, alors que nous avions le Macédonia à nos trousses.

Le navire de Larsen-la-Mort ne saurait plus où nous chercher. Sa tâche, déjà difficile dans le brouillard qui l’aveuglait, devenait impraticable.

La manœuvre fut exécutée. Et il était temps. Au moment même où l’arrière du Fantôme s’engloutissait de nouveau dans la brume, je crus bien voir en sortir l’étrave du Macédonia qui avait pressenti notre subterfuge.

Nous lui échappions de quelques secondes.

— Il ne pourra pas continuer longtemps ce manège, remarqua Loup Larsen. Il lui faudra retourner chercher ses canots restés en mer.

« En ce qui nous concerne, nous ne traînerons pas longtemps ici. Aussitôt la nuit venue, nous déguerpirons à toutes voiles.

« Mais, tout de même, je donnerais bien cinq cents dollars pour pouvoir être transporté cinq minutes à bord du Macédonia et entendre la gamme des jurons que doit lancer mon excellent frère…

Puis il ajouta :

— Maintenant, monsieur Van Weyden, mettez quelqu’un à la barre pour me remplacer. J’ai à m’occuper des nouveaux venus.

« Je vais distribuer beaucoup de whisky aux chasseurs et j’enverrai aussi quelques bouteilles à nos prisonniers. Tous ces gens, j’en suis persuadé, retourneront rapidement leurs vestes et chasseront bientôt pour Loup Larsen, avec autant de plaisir qu’ils le faisaient pour Larsen-la-Mort.

— Êtes-vous certain qu’ils ne s’échapperont pas plutôt, à la première occasion favorable, comme Wainwright ? demandai-je.

Loup Larsen se mit à rire, d’un air entendu.

— Je ne le crois pas ! Enfin… tant que nos propres chasseurs auront l’œil sur eux. Et, pour stimuler leur zèle, je remettrai à nos hommes une prime d’un dollar, par peau de phoque tué par leurs collègues.

« Je suis sûr, dans ces conditions, qu’ils ne les laisseront pas échapper… Quant à vous, occupez-vous de remplir vos devoirs de chirurgien. De nombreux éclopés réclament vos soins.


  1. Nom de la voile du grand mât.
  2. « Lofer » signifie naviguer au plus près du vent, qui vient directement frapper par côté le navire et ses voiles.