Le Loup des mers/25

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 318-336).

25

Loup Larsen se chargea lui-même de la distribution de whisky et l’apparition des bouteilles déchaîna un indescriptible enthousiasme.

Je n’avais jamais vu boire de l’alcool qu’à doses modérées, comme le font les habitués des clubs.

Mais c’était à pleins verres et gobelets, voire même par bouteilles entières, que ces hommes descendaient le whisky ; chaque rasade était digne d’une orgie.

Au poste d’arrière, les bouteilles succédaient aux bouteilles et l’immense beuverie n’arrêtait pas.

Il en était de même à l’avant, où j’opérais. Tout le monde s’enivrait joyeusement, y compris Oofty-Oofty qui m’assistait. Seul, le gros Louis se contentait de tremper ses lèvres dans son verre pour faire comme les autres.

Le vacarme était énorme. Avec des voix formidables, les matelots discutaient des péripéties de la journée, se disputaient sur tel ou tel détail, puis, devenus soudain sentimentaux, se réconciliaient avec leurs ennemis de tout à l’heure.

Prisonniers et capteurs, vainqueurs et vaincus, hoquetaient, en se serrant mutuellement dans leurs bras, et se juraient, les uns aux autres, de solennels serments de respect et d’estime.

Et tous, ils gémissaient sur leurs misères passées et à venir, sous la loi de fer de Loup Larsen. Ils le maudissaient en chœur et ne tarissaient pas sur sa brutalité.

C’était un tableau étrange et effrayant : le petit espace, bordé de couchettes, où tous ces hommes, ces demi-bêtes devrais-je dire, étaient entassés ; leurs ombres qui dansaient, sous la lumière confuse des lampes, s’allongeaient monstrueusement ou se raccourcissaient, à chacune des secousses du navire ; l’atmosphère épaissie par la fumée des pipes était également imprégnée de l’odeur de tous ces corps et de celle de l’iodoforme, et dans laquelle s’estompaient les trognes enluminées.

Près de moi, Oofty-Oofty, tenant en main l’extrémité d’un pansement, regardait la scène, de ses grands yeux noirs et veloutés, pareils à ceux d’un daim, dont ils avaient la douceur.

Et je n’ignorais pas, pourtant, quel démon sauvage, embusqué dans sa poitrine, se dissimulait sous cette apparence trompeuse.

Je remarquai aussi la bonne figure, un peu poupine, d’Harrison, toute congestionnée d’une fureur diabolique, pendant qu’il racontait aux nouveaux venus ce qu’était ce bateau d’enfer et hurlait ses injures à l’adresse de Loup Larsen.

Loup Larsen ! C’était toujours à lui qu’en revenaient les conversations. Loup Larsen, bourreau d’hommes, Circé mâle dont ces matelots étaient les pourceaux, brutes martyrisées qui rampaient devant lui et ne se révoltaient que hors de sa présence, parce qu’elles étaient ivres et qu’il ne pouvait les entendre.

Et moi aussi, n’étais-je pas du nombre de ces pourceaux ? Je grinçai des dents à cette pensée, et un tremblement me saisit, si violent que le matelot que je soignais en frémit sous ma main et qu’Oofty-Oofty me regarda curieusement.

De toute manière, je romprais le charme diabolique. C’était maintenant décidé. À travers tous les obstacles, l’amour qui était né en moi me soulèverait sur ses ailes.

Je remontai sur le pont où le brouillard qui recouvrait tout d’un voile fantomatique, tourbillonnait dans la nuit. Nous naviguions au travers, sans feux de position. L’air était doux et pur, avec une faible brise.

Après avoir été panser dans leurs lits les deux chasseurs blessés, je me dirigeai vers le carré, où le dîner était servi. Loup Larsen et Maud m’attendaient.

Alors que tout son navire s’enivrait, Loup Larsen demeurait sobre. Sa victoire sur son frère l’avait mis de bonne humeur.

Il avait engagé avec Maud Brewster, une discussion animée sur la tentation, et sur le plus ou moins de mérite qu’a l’homme d’y résister.

Lorsque nous avons le choix entre le bien et le mal, affirmait Maud, c’était notre âme qui décidait et faisait pencher la balance du bon ou du mauvais côté.

Loup Larsen rétorquait que la force du désir seule entrait en ligne. Nous résistions si le désir était médiocre. Nous succombions s’il était intense.

La discussion, à laquelle je pris discrètement part, continua quelque temps encore. Loup Larsen était plein de faconde et ne tarissait pas ; je ne l’avais jamais vu si volubile.

Il amena la conversation sur l’amour et exposa avec flamme son point de vue, qui était, comme de coutume, tout matérialiste. Il glorifiait les sens, et Maud le cœur qui les domine.

Maud, elle aussi, s’exaltait intensément et j’observais son visage qui, peu coloré d’ordinaire, se teignait d’un vif incarnat.

Elle soutenait brillamment cette joute oratoire, avec des reparties spirituelles auxquelles Loup Larsen paraissait prendre le plus grand plaisir. Toute sa sombre mélancolie semblait s’être dissipée.

Et, tandis que je me perdais dans la contemplation d’une mèche folle, qui retombait sur le front de la jeune femme, Loup Larsen, ayant pris un volume de Swinburne, lut tout haut ces vers d’Yseult à Tintagel :

Je suis sainte entre toutes mes sœurs
Et, si mon amour est un crime
Ce crime est sublime.

Il venait de terminer le dernier vers, lorsque le gros Louis passa sa tête dans l’escalier et chuchota :

— Capitaine, faudrait peut-être faire gaffe. Le brouillard commence à se lever et je viens d’apercevoir dans la nuit les feux d’un vapeur.

Loup Larsen sauta sur le pont, où Maud et moi le rejoignîmes.

Il commença par tirer le toit à coulisse du poste d’arrière sur la clameur des ivrognes, et courut ensuite au poste d’avant, dont il ferma l’écoutille.

En effet, le brouillard s’élevait dans le ciel, on ne voyait plus aucune étoile, la nuit était noire comme de l’encre.

Juste devant nous, je vis luire un feu rouge et un feu blanc, qui venait dans notre direction, et j’entendis la trépidation d’une machine à vapeur. C’était, sans nul doute, le Macédonia.

— Il n’y a pas de projecteurs, heureusement pour nous…, murmura Loup Larsen.

Comme le navire de Larsen-la-Mort se rapprochait rapidement, je demandai à Loup Larsen :

— Qu’arriverait-il si je criais ?

— Je serais perdu,… répondit-il. Mais avez-vous réfléchi à ce qui vous attendrait ?

Avant même que j’aie eu le temps de m’en informer, il m’avait saisi à la gorge, avec sa poigne de gorille, et, d’une légère pression de ses muscles — bien peu de chose en réalité — il me fit comprendre ce que serait la torsion réelle, sous laquelle il me briserait le cou.

Puis il me relâcha.

— Et si c’était moi qui criais ? interrogea Maud.

— Je vous aime trop pour vous faire du mal…, répondit Loup Larsen très doucement, avec, dans sa voix, une caresse amoureuse qui me fit frémir.

« Mais vous ne crierez pas. Car de toute façon c’est à M. Van Weyden que je tordrais le cou.

— S’il ne tient qu’à ça, intervins-je, je l’autorise à appeler.

— J’ai peine à croire que Miss Brewster se résigne à sacrifier l’éminent critique de la littérature américaine, ricana Loup Larsen.

Nous nous tûmes tous trois. Les feux rouge et blanc passèrent et, quand ils eurent disparu, nous regagnâmes le carré, pour continuer notre dîner.

Loup Larsen ramena la conversation sur l’amour et sur ses poètes, et Maud nous récita, avec une perfection admirable, l’Impenitentia ultima de Dowson.

Ce n’était pas elle, pendant ce temps, que j’observais, mais Loup Larsen. Il était complètement hors de lui et enveloppait Maud d’un regard fasciné.

D’un mouvement inconscient, il remuait les lèvres, à mesure que la jeune femme récitait son poème.

Il l’interrompit, quand elle en arriva à ces vers :

Quand se couchera le soleil
Ses beaux yeux me seront la clarté qui console.
Sa voix bercera mon sommeil,
Sa voix où chante une viole.

— Il y a aussi des sons de viole dans votre voix, dit-il brusquement.

Et ses prunelles bleues se mirent à étinceler de leur éclat d’or.

Je haletai, et la jalousie me mordit le cœur. Mais apparemment Maud n’avait pas entendu le compliment. Elle débita, impassible, la dernière strophe et détourna la conversation vers des sujets moins dangereux.

Le dîner était terminé et personne n’était venu desservir la table. Le remplaçant de Mugridge s’en était évidemment allé rejoindre ses camarades au poste d’avant et boire avec eux.

Je m’assis dans un coin, en une demi-torpeur, écoutant le tumulte du poste d’arrière, qui me parvenait à travers la cloison, tandis que Loup Larsen, de plus en plus excité, se lançait dans une apologie de la révolte contre l’Être Suprême, en prenant comme thème le Lucifer de Milton.

— Sa cause était une cause perdue, expliquait-il. Mais il n’a pas eu peur de l’exposer aux foudres de Dieu. Précipité dans l’Enfer, il a entraîné avec lui le tiers des Anges.

« Puis il a incité l’homme à se révolter à son tour, contre le Créateur, et a gagné à son royaume maudit les trois quarts des futures générations.

« Pourquoi a-t-il été chassé du Ciel, où il aurait pu, à peine en dessous du trône de Dieu, rester heureux ? Il s’est révolté parce qu’il ne voulait pas de supérieur au-dessus de lui, parce qu’il était un esprit libre, conscient de sa valeur, il refusait d’avoir un maître.

« Mais Dieu, dont il était l’égal en noblesse et en bravoure, s’était emparé du tonnerre et voulait le dominer.

« Et il a préféré, à une servilité dorée, une éternité de souffrances. En Enfer, il serait le premier.

— Mettons, dit Maud Brewster, que Lucifer a été le premier anarchiste…

Elle se leva pour se retirer.

Loup Larsen se leva aussi et, s’interposant entre elle et l’escalier, il poursuivit :

— L’anarchie a du bon. Écoutez ce que dit Lucifer :

Ici, du moins, je régnerai en paix,
Loin du Tout-Puissant que je hais.
L’Enfer m’est moins rude
Que le Ciel et la servitude.

La voix puissante et sonore de Loup Larsen résonnait comme un défi, dans l’étroite pièce où il redressait la tête haute et dominatrice, avec son visage bronzé. Il dardait vers Maud Brewster, toujours devant lui, ses yeux dorés, à la fois mâles et doux, et qui lançaient des éclairs.

Dans les yeux de Maud je vis reparaître l’indicible terreur.

— Vous êtes Lucifer ! laissa-t-elle échapper.

Et, passant prestement derrière Loup Larsen, elle atteignit l’escalier et disparut.

Loup Larsen demeura sur place pendant une ou deux minutes comme perdu dans ses pensées. Au bout d’un moment, son attention se reporta sur moi.

— Je vais aller relever Louis à la barre, me dit-il d’une voix brève, et je reviendrai vous chercher, pour que vous preniez ma place, à minuit. Jusque-là, allez vous coucher et reposez-vous.

Il enfila une paire de moufles, coiffa sa casquette, et il s’apprêtait à monter sur le pont quand, suivant son conseil, je gagnai ma couchette.

Pour quelle raison mystérieuse je me couchai tout habillé, je ne saurais le dire.

Pendant quelque temps encore, j’écoutai la clameur des chasseurs de phoques, tout en songeant, avec délices, au bel amour qui était né en moi.

Puis, peu à peu, les chants et les cris s’évanouirent, mes yeux se fermèrent et ma conscience sombra dans cette demi-mort qu’est le sommeil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ignore quelle intuition secrète m’éveilla. Toujours est-il qu’après un laps de temps que je ne saurais évaluer, je me trouvai debout, hors de ma couchette, l’âme vibrante à l’approche d’un danger inconnu, comme si l’appel d’une trompette l’avait fait frissonner.

Poussé par la même force secrète, j’allai vers la cabine occupée par Miss Brewster et en poussai la porte, qui s’ouvrit d’elle-même.

La lampe était baissée et, à sa faible lueur, devant moi je vis Maud, ma bien-aimée, qui se débattait, de toutes ses forces, sous l’étreinte écrasante de Loup Larsen.

Lutte inutile et sans espoir. Je voyais son délicat visage pressé contre la poitrine de son assaillant, qu’elle essayait vainement de repousser. Je vis la scène et compris en l’espace d’une seconde. Je bondis vers eux.

Comme Loup Larsen relevait sa tête, qui était baissée vers la jeune femme, je le frappai d’un coup de poing en pleine figure.

Mais il ne sembla pas que le coup eût porté. Loup Larsen, tel un fauve, poussa un effroyable rugissement et, d’un léger revers de sa main, une simple caresse, il me rejeta en arrière, comme une catapulte.

J’allai m’écraser contre la porte de la cabine, que j’avais refermée derrière moi, et le choc fut tel que les panneaux volèrent en éclats.

Après m’être dégagé des débris de bois, je me remis sur pied, tant bien que mal, sans m’occuper de la vive douleur que je ressentais.

Je n’étais conscient que d’une rage folle, qui me dominait. Et tandis que Maud s’était mise à crier éperdument, en me demandant du secours, je dégainai le poignard qui pendait à ma ceinture et me précipitai, une seconde fois, sur Loup Larsen.

Mais soudain un coup de théâtre se produisit, si imprévu et si étrange que, sur le point de frapper, je retins la lame d’acier déjà levée.

Loup Larsen avait lâché la jeune femme, qui s’était vivement reculée et qui s’appuyait contre la cloison qu’elle avait derrière elle.

Larsen chancelait et trébuchait. De la main gauche, il se tenait le front et se couvrait les yeux. De sa main droite, il tâtonnait autour de lui, comme ébloui.

Elle rencontra la plus proche cloison et, à ce contact, Loup Larsen, reprenant son équilibre, parut éprouver comme un soulagement physique.

En ce qui me concerne, je vis rouge de nouveau. Tout ce que j’avais souffert de cet homme, toutes les humiliations et toutes les brutalités, endurées par moi et par les autres, du fait de ce monstre, dont l’existence était un défi à la création, me revinrent soudain à l’esprit, comme un rayon de lumière dans les ténèbres.

Je m’élançai sur lui, comme un dément, et mon poignard s’enfonça dans son épaule.

Je sentis l’acier pénétrer dans la chair et glisser sur l’omoplate. Et je compris que ce n’était là qu’une blessure toute superficielle.

Alors je levai encore le bras et je m’apprêtais à l’atteindre en une partie plus vitale, quand Maud s’écria :

— Non ! Non ! Je vous en supplie !

Je baissai le bras, pendant un court instant, pour le relever bientôt, et Loup Larsen serait certainement mort, si Maud Brewster ne s’était pas mise entre nous.

Ses bras m’entourèrent, sa chevelure frôla mon visage. Mon pouls se mit à battre à coups précipités, sous la double émotion que je ressentais, car ma rage était loin de s’apaiser. Elle grandissait plutôt.

— Je vous en supplie ! répéta Maud. Pour l’amour de moi !

— Je le tuerai, pour l’amour de moi-même ! répondis-je.

Je tentai, sans lui faire de mal, de me libérer de son étreinte.

— Taisez-vous ! dit-elle.

Et elle posa, légèrement, ses doigts sur mes lèvres. Malgré mon état de fureur, je les aurais volontiers baisés, tellement le contact m’en était doux, si doux…

Je reculai un peu et elle continua :

— Je vous en prie ! Je vous en supplie !

Ses paroles me désarmèrent, et je compris qu’elles me désarmeraient toujours. Je m’écartai davantage de Loup Larsen et remis le poignard dans sa gaine.

Je regardai Loup Larsen. Il appuyait toujours sa main gauche sur son front pour se protéger les yeux.

Il penchait la tête et son corps, comme celui d’un estropié, s’affaissait sur les hanches. Ses larges épaules se contractaient en se voûtant.

— Van Weyden ! cria-t-il d’une voix rauque, avec une note d’effroi. Van Weyden ! Où êtes-vous ?

Je regardai Maud. Elle ne disait rien, mais secouait la tête avec pitié.

— Ici…, répondis-je en m’avançant vers lui. Qu’y a-t-il ?

— Aidez-moi à m’asseoir…, dit-il avec la même intonation rude et apeurée. Je suis malade, Hump, très malade.

Il me saisit le bras, dont il usa, comme d’un soutien, pour gagner une chaise, où il s’affala.

Sa tête bascula vers la table, et il l’enfouit dans ses mains. Elle dodelinait en avant et en arrière, et il était visible qu’il souffrait atrocement.

Il y eut un instant où il la redressa à demi, et je vis la sueur qui, de la racine de ses cheveux perlait à grosses gouttes sur son front.

— Je suis malade… très malade… répétait-il sans cesse.

Je posai la main sur son épaule et demandai :

— De quoi souffrez-vous ? Que puis-je faire pour vous ?

Il repoussa ma main d’un geste irrité et, pendant un long moment, je demeurai silencieux près de lui. Maud regardait, la crainte et l’horreur peintes sur son visage.

— Hump, dit-il enfin, le mieux est que je regagne ma couchette. Aidez-moi. Ce sont ces terribles maux de tête qui sont revenus. Ils me font peur. J’ai l’impression, par moments… Non. Je ne sais pas ce que je dis… Aidez-moi à me coucher.

Je le reconduisis à son lit et, quand je l’eus couché, il s’enfouit de nouveau le visage dans ses mains. Alors que je me disposais à sortir, je l’entendis murmurer encore :

— Je suis malade… très malade !

Maud, que je vins retrouver ensuite, m’interrogea des yeux. Je fis un signe évasif.

— À quoi correspondent ces maux de tête, je n’en sais rien. Il est réduit à une impuissance complète et s’effraye, pour la première fois de sa vie.

« Le coup de couteau que je lui ai porté n’en est pas la cause, car la blessure n’est que superficielle.

— C’est avant le coup, en effet, observa Maud, qu’il m’a lâchée brusquement et s’est écarté de moi, en titubant. Qu’allons-nous faire ?

— Je vous le dirai bientôt. Veuillez m’attendre un instant.

Je montai sur le pont et allai vers le gros Louis, qui était à la roue.

— Je prendrai la barre, lui dis-je. Va te coucher.

Il obéit prestement et regagna le poste d’avant, où tout l’équipage dormait à présent, ivre mort.

Resté seul sur le pont du Fantôme, je ralentis sa marche, en repliant autant de toile qu’il me fut possible.

Puis je redescendis vers Loup Larsen, que je retrouvai toujours dans le même état, la tête ballante et le corps tordu par la souffrance.

— Vous n’avez besoin de rien ? lui demandai-je.

Tout d’abord il ne me répondit pas et, comme je réitérais ma question, il articula avec peine :

— Non, ça va. Laissez-moi jusqu’à demain matin.

Je sortis, en refermant la porte derrière moi, et allai retrouver Maud Brewster. Avec un frisson de joie, je remarquai le port majestueux de sa tête ; dans ses yeux magnifiques, brillait une lueur de sérénité.

— Voulez-vous vous en remettre à moi, pour un voyage qui peut être long et hasardeux ? lui demandai-je.

— Précisez… répondit-elle ; pourtant je voyais bien qu’elle avait compris ma pensée.

— Je veux dire que fuir en canot, dans un canot ouvert et sans abri, est notre seul espoir. Sinon, c’est le pire sort qui vous attend. Acceptez-vous ?

Elle fit un signe de tête approbatif, et je poursuivis :

— En ce cas, habillez-vous immédiatement, le plus chaudement possible, et faites un paquet de tous les objets que vous jugez utile d’emporter avec vous. Hâtez-vous…

Muni d’une bougie, je m’introduisis dans le magasin du navire. Je fis main basse, principalement, sur les boîtes de conserves et, par la trappe, je passai aux mains tendues de Maud Brewster tout ce que j’avais mis de côté.

Nous opérions vite et en silence.

Je fis aussi provision de couvertures, de moufles, de cirés, de suroîts et autres vêtements. C’était une entreprise très hasardeuse de nous confier, dans une frêle embarcation, à une mer dure et démontée, et il était impérieusement nécessaire que nous prenions toutes les précautions utiles afin de nous protéger contre l’humidité et le froid.

Fiévreusement, nous portâmes sur le pont notre butin, où nous l’y déposâmes. Si fiévreusement que Maud, dont la force était toute en nerfs, se sentit soudain défaillir.

Elle s’arrêta, commença par s’asseoir, épuisée. Puis elle se coucha, sur le dos, les bras étendus, et perdit connaissance.

Une de mes sœurs était sujette à ces évanouissements passagers, et je ne m’en effrayais pas outre mesure. Laissant opérer la nature, et persuadé que la jeune femme ne tarderait pas à reprendre ses esprits, je pénétrai une dernière fois dans la cabine de Loup Larsen, pour y prendre sa carabine et son fusil de chasse.

Il ne me vit pas, bien qu’il eût les yeux grands ouverts. Ou, s’il me vit, il n’en laissa rien paraître.

— Adieu Lucifer ! murmurai-je, en m’éloignant de lui pour toujours.

Je mis également la main sur deux caisses de munitions et sur les caisses à eau douce que je pris sur chacun des canots du bord.

Pendant ce temps, Maud était revenue à elle et nous procédâmes, tous deux, au chargement d’un des canots qui, tout paré et gréé, pendait à ses portemanteaux.

Pendant que nous nous livrions à cette opération, un des matelots monta sur le pont, pour prendre un peu l’air, apparemment, et se rafraîchir les idées.

Il se promena quelque temps, bâilla, s’étira les bras et se pencha sur la lisse, en regardant la mer.

Je m’étais accroupi dans le fond du canot et Maud s’était blottie derrière les caisses qui nous restaient à charger.

Le matelot, dont la vue n’était pas plus nette que les idées, ne nous aperçut ni l’un ni l’autre et, finalement, s’en retourna comme il était venu.

Quand tout fut prêt, Maud et moi fîmes jouer les palans et le canot s’abaissa petit à petit vers la surface de la mer.

Après quoi, j’aidai la jeune femme à franchir la lisse et la descendis dans l’embarcation. Lorsque je sentis son corps si près du mien, je tressaillis tout entier et c’est tout juste si un aveu d’amour ne s’échappa pas de mes lèvres.

Je profitai du moment où une lame soulevait le canot et où les pieds de la jeune femme en touchaient le fond, pour lui lâcher les mains. Puis je détachai les crocs des palans et sautai vivement près d’elle.

Jamais, dans ma vie, je n’avais encore manié une rame. Ce fut au mieux que je mis en place les avirons et réussis à écarter le canot du Fantôme.

Je m’escrimai ensuite à hisser la voile et à l’orienter, et, prenant en main le gouvernail, nous courûmes sous le vent.

— Le Japon est là, droit devant nous, annonçai-je à Maud.

— Humphrey Van Weyden, vous êtes un homme brave, me répondit-elle.

— Non… Mais il y a ici une femme qui est brave. C’est vous.

D’une même impulsion, nous tournâmes la tête, pour jeter un ultime regard sur le Fantôme.

Sa coque sombre qui roulait sur les lames, se levait et s’abaissait alternativement. Ses mâts se perdaient dans la nuit. La barre, que j’avais immobilisée à l’aide d’une corde, geignait chaque fois qu’une vague venait frapper le gouvernail.

Puis le Fantôme s’évanouit dans l’obscurité, tout bruit mourut et nous nous retrouvâmes seuls, Maud et moi, sur l’immensité noire de la mer.