Le Loup des mers/26

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 337-347).

26

L’aube apparut, grise et froide.

Le canot filait sous une brise fraîche et la boussole indiquait que nous étions dans la bonne route.

Malgré les moufles épaisses, mes doigts étaient glacés et ce n’était pas sans souffrance que je les tenais crispés sur les avirons. Les pieds me piquaient aussi, sous la morsure du froid, et je souhaitais ardemment voir apparaître le soleil.

Devant moi, dans le fond du canot, Maud était étendue. Elle, du moins, avait chaud, car elle était enveloppée de grosses couvertures.

J’avais ramené celle qui la couvrait extérieurement, pour protéger son visage contre la fraîcheur nocturne. En sorte que je ne distinguais de la jeune femme qu’une forme vague et des cheveux châtains, qui dépassaient de la couverture et s’ornaient, comme d’un diadème de pierreries, des gouttes d’eau provoquées par l’humidité de l’air.

Longtemps mon regard se fixa sur ces mèches, et avec une telle insistance que Maud finit par s’agiter. Elle dégagea son visage et me sourit, les yeux encore lourds de sommeil.

— Bonjour, monsieur Van Weyden…, me dit-elle. Avez-vous aperçu la terre ?

— Pas encore, répondis-je, pas encore… Nous ne marchons guère qu’à la vitesse de six milles à l’heure.

Elle esquissa une moue de désappointement et je m’empressai d’ajouter :

— Mais ça fait tout de même cent quarante-six milles par vingt-quatre heures !

Son visage s’éclaircit et elle demanda :

— Quelle distance avons-nous à parcourir ?

Je tendis la main vers l’ouest.

— De ce côté, c’est la Sibérie… Plus près de nous, au sud-ouest, le Japon, notre but, à six cents milles environ. Si le vent reste favorable, nous les couvrirons en cinq ou six jours.

— Mais si une tempête s’élevait… Le canot serait-il en état de résister ?

Elle avait une manière très personnelle de vous regarder dans les yeux et d’exiger la vérité. Je biaisai dans ma réponse :

— Il faudrait que cette tempête soit vraiment très mauvaise…

— Et si justement c’était le cas ?

— Mais d’un moment à l’autre, nous avons de fortes chances d’être recueillis par une goélette phoquière. Il y en a beaucoup dans ces parages.

J’eus à ce moment, un frisson de froid.

— Vous êtes complètement gelé ! s’écria Maud. Ne dites pas le contraire, vous tremblez… Et, pendant ce temps, moi j’étais blottie bien chaudement sous mes couvertures, comme une caille !

— Il était inutile que vous peliez de froid, vous aussi, répondis-je en riant, ça n’aurait rien arrangé.

— Eh bien, j’apprendrai à gouverner et, quand je tiendrai la barre, ce sera à votre tour d’avoir chaud !

Maud se mit sur son séant et, assise sur les couvertures, entreprit de procéder à une toilette sommaire.

Elle secoua sa chevelure, qui retomba autour d’elle en un nuage soyeux, qui lui couvrait le visage et les épaules.

Chers et beaux cheveux ! Comme j’aurais aimé les embrasser, les caresser entre mes doigts, y enfouir mon visage ! Je me perdais dans leur contemplation, tellement que j’en oubliai la direction du canot.

La voile, qui claquait, me rappela à la réalité. Je donnai le coup de barre nécessaire et demandai :

— Dites-moi, Miss Brewster, pourquoi les femmes ne laissent pas toujours flotter leurs cheveux ? C’est tellement plus joli comme ça…

— Ce serait en effet très bien, répondit Maud, si les cheveux dénoués ne s’emmêlaient pas… Allons, bon ! Je viens de perdre une de mes précieuses épingles.

J’abandonnai la barre et la voile claqua de nouveau, plusieurs fois de suite, pendant que j’aidais la jeune femme à chercher l’épingle à cheveux, dans les couvertures.

Et, de temps à autre, je m’arrêtais pour admirer les jolis gestes de Maud qui, pour dégager ses yeux, rejetait en arrière à chaque instant, d’un bref mouvement de tête, le nuage de sa chevelure. Elle était femme, délicieusement femme.

Quand elle eut retrouvé l’épingle, elle poussa un petit cri adorable, après quoi je me remis à gouverner.

Puis je liai la barre dans la position qu’elle devait conserver, et je déclarai :

— Maintenant, Miss Brewster, nous allons prendre notre petit déjeuner… Mais il faut, d’abord, que vous vous couvriez davantage.

D’un des paquets, je tirai une grosse chemise de laine, qui provenait du magasin du Fantôme. Elle était d’un tissu si serré et si épais qu’elle était pratiquement imperméable.

Maud l’enfila par-dessus sa tête, et je changeai ensuite le béret, dont elle était coiffée, contre une casquette à rabats, à l’usage des matelots.

Je l’aidai à la mettre et rien n’apparut plus que le pur ovale de son jeune visage, avec ses sourcils si joliment arqués, son nez pur et fin, et ses grands yeux bruns, au regard vif et profond.

Sur ces entrefaites, un coup de vent un peu plus fort s’abattit sur le canot, qui embarqua un bon seau d’eau.

Je lâchai la boîte de langue de conserve que j’étais en train d’ouvrir, et je n’eus que le temps d’opérer un bref mais nécessaire réglage de la barre et de la voile.

— Vous vous en tirez très bien, il me semble…, observa Maud, tandis que le canot se redressait et reprenait sa course.

— Je fais de mon mieux, répondis-je modestement. Malheureusement, comme vous le voyez, je ne peux pas quitter le gouvernail sans qu’un incident se produise.

— C’est pourquoi j’ai bien l’intention, dès aujourd’hui, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, de prendre ma première leçon de barre, pour pouvoir vous relayer chaque fois qu’il le faudra.

— Ça me paraît difficile, vu que je ne m’y connais pas beaucoup moi-même. C’est la première fois que je navigue sur un petit bateau.

— Eh bien, nous apprendrons ensemble ! En attendant, j’ai une faim de loup. Cette petite brise est excellente pour aiguiser l’appétit.

Je passai à Maud des biscuits de mer beurrés et une tranche de langue, en déplorant de ne pas avoir de café chaud à lui offrir.

— Pas de thé non plus, dis-je avec regret, ni de soupe, ni quoi que ce soit de chaud, avant que nous n’ayons touché terre.

Et notre déjeuner frugal fut arrosé d’une simple tasse d’eau froide.

Après quoi la jeune femme exigea que, sans tarder, je lui apprenne à gouverner. C’était un disciple plein d’attention et de bonne volonté. En peu de temps, elle sut faire filer droit le canot, lofer aux risées et, en cas de besoin, donner de la corde à la voile ou en reprendre.

— Et maintenant, monsieur Van Weyden, me dit-elle en me montrant les couvertures étendues au fond du canot, au lit !

Pouvais-je refuser ? J’étais terriblement harassé. Et Maud insistait :

— Et vous dormirez jusqu’au déjeuner…

J’obéis donc et ce fut avec volupté que je me glissai dans la couche que la jeune femme m’avait préparée de ses propres mains.

Quelque chose d’elle était demeuré dans les couvertures où elle avait dormi, et je me laissai aller à une douce et inconsciente rêverie.

Ce fut en me réveillant et en voyant se détacher devant moi, alternativement sur le gris lointain du ciel et sur celui, plus proche, des flots, un charmant visage ovale, emmitouflé dans une casquette à rabats, que je m’aperçus que j’avais dormi.

Je regardai ma montre. J’avais dormi sept heures durant. Pendant sept heures, Maud avait gouverné.

J’allai vers elle. Elle était complètement ankylosée, et il me fallut lui ouvrir sa main, crispée sur la barre. Elle avait épuisé toute sa force et était incapable de bouger de l’endroit où elle était assise.

Je lui frictionnai mains et bras, et l’aidai à gagner le nid des couvertures.

— Je suis éreintée… dit-elle en soupirant et en laissant tomber sa tête de fatigue.

Je fronçai le sourcil, en la voyant à ce point exténuée.

— Oh ! ne me grondez pas ! reprit-elle. Ne me grondez pas, je vous en prie !

— Est-ce que j’ai l’air d’être en colère ?

— N… non, mais je lis vos reproches sur votre visage. Je vous promets de ne pas recommencer…

— Mais il faut aussi me promettre autre chose.

— Quoi donc ? C’est promis d’avance.

— Eh bien, c’est de ne pas dire aussi souvent : « Je vous en prie… » Car vous m’enlevez, vis-à-vis de vous, toute force et toute autorité.

Elle sourit, amusée. Car elle n’avait pas été sans remarquer, elle aussi, le pouvoir que contenait cette prière.

Mais sa tête retomba presque aussitôt.

Je bordai la jeune femme, lui enveloppai chaudement les pieds et lui recouvris le front, jusqu’aux yeux.

Puis je repris mon poste et me mis à observer le ciel, qui se chargeait vers le sud-ouest. Je songeai aux six cents milles que nous avions à parcourir et aux dangers trop réels que nous courions. Une tempête pouvait s’élever, à tout moment, et nous faire chavirer. Et pourtant je n’avais pas peur. L’avenir était redoutable. Mais il fallait triompher. Il le fallait… Il le fallait… Je ne cessais de me le répéter.

Vers la fin de la journée, le vent souffla plus fort. La mer se leva, plus grosse, et mit le canot, comme moi-même, à une rude épreuve.

Mais le poids de nos provisions de vivres et celui de nos neuf caisses à eau servait de lest et nous pûmes continuer, un certain temps, à filer à pleine voile. Je dus ensuite ralentir.

J’aperçus aussi la fumée d’un vapeur, loin sur l’horizon. Je pensai que c’était un croiseur russe ou, plus vraisemblablement, le Macédonia, toujours à la recherche du Fantôme.

Le soleil n’avait pas paru de tout le jour et le froid avait été cruel. Comme la nuit approchait, les nuages s’épaissirent encore et le vent devint de plus en plus violent.

Maud et moi, nous prîmes notre dîner sans retirer nos moufles. Je ne pus, de mon côté, abandonner la barre et avalai les bouchées entre deux rafales.

Quand la nuit fut tout à fait noire, le vent et la mer étaient tellement violents qu’il me fallut, à mon vif regret, amener la voile et établir, afin de stabiliser l’embarcation, une ancre flottante.

C’était un procédé que j’avais entendu décrire aux chasseurs de phoques, qui l’employaient, et dont j’usai à mon tour.

Il consistait à lier solidement la voile repliée autour du mât, et à jeter le tout à la mer, en l’amarrant au canot par une corde.

Ce fut ainsi que j’opérai, en ajoutant au paquet deux avirons de rechange. Ce poids mort, que l’embarcation traînait après elle, lui fournissait une sorte de point d’appui contre les vagues écumantes et l’empêchait d’être submergée.

Lorsque j’eus terminé, Maud me demanda, alors que je renfilais mes moufles :

— À quelle vitesse allons-nous ?

— À une vitesse approximative de deux milles à l’heure… Mais pas dans la direction du Japon. Nous dérivons en sens contraire, vers le sud-est.

— Peuh ! dit-elle gaiement. Ça ne fera jamais qu’une perte de vingt-quatre milles, si le mauvais temps dure jusqu’au matin.

— Oui, et de cent quarante-quatre milles, s’il s’obstine pendant seulement trois jours…

— Mais ça n’arrivera pas, répliqua-t-elle très sûre d’elle. Le beau temps et un vent favorable reviendront bientôt.

— Qui sait ? La mer est la grande infidèle. J’ai eu tort, d’ailleurs, de ne pas emporter le sextant de Loup Larsen avec nous.

« Cingler dans une direction, dériver dans une autre, sans parler de l’effet des courants, produit une résultante assez difficile à déterminer. D’ici peu, nous ne saurons plus où nous sommes, je le crains.

Comme j’avais prononcé ces paroles avec une grande tristesse, Maud me fit honte de mon découragement. Je m’en excusai et redevins rapidement maître de moi.

À sa demande instante — il était alors huit heures — je lui laissai prendre le quart jusqu’à minuit.

J’eus soin de l’envelopper dans une des couvertures et de mettre un ciré sur ses épaules. Elle enfila ses jambes dans des bottes de caoutchouc. Puis je m’étendis, pour me reposer, dans le fond du canot.

Mais je ne dormis que d’un œil. La frêle embarcation bondissait sans cesse sur la crête des vagues, qui venaient s’écraser contre sa coque ; les embruns nous aspergeaient régulièrement. Entre les abîmes de la mer et nous deux, il n’y avait, en tout et pour tout, que quelques centimètres de planches.

J’avais, cependant, passé des nuits plus dures sur le Fantôme. Et d’autres plus pénibles encore se préparaient peut-être.

Mais la crainte de la mort, je le répète, cette crainte qui m’avait si souvent assailli lorsque je me trouvais avec Loup Larsen et même Mugridge, n’était plus en moi. Maud Brewster, entrée dans ma vie, m’avait totalement transformé.

Par un paradoxe étrange, je n’avais jamais tenu à l’existence autant qu’à cette heure et, cette même existence, j’étais prêt à la sacrifier pour l’amour d’une femme.

C’était sans doute justement là la raison. Et, jusqu’à ce que je sois assoupi, je m’efforçais de percer les ténèbres, pour y découvrir la sombre silhouette de Maud, assise à l’arrière du canot, à observer la mer houleuse, de Maud prête à m’appeler au moindre danger.