Le Loup des mers/27

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 348-357).

27

Inutile de relater en détail toutes les souffrances que nous endurâmes dans l’étroit canot, au cours des nombreux jours qui suivirent, alors que nous voguions ou dérivions, çà et là, au petit bonheur, à travers l’Océan.

Le vent souffla du nord-ouest pendant vingt-quatre heures, puis il tomba, pour resurgir du sud-ouest.

Je remontai mon ancre flottante, remis en place mât et voile, et cinglai, en tirant des bordées, dans la direction du sud-sud-est.

J’aurais pu aussi bien gouverner vers l’ouest-nord-ouest, mais je voulais chercher vers le sud des eaux plus tièdes.

Au cours de la seconde nuit — il était, je m’en souviens, exactement minuit — le vent devint furieux et je dus recourir, de nouveau, à mon ancre flottante.

Le jour naissant trouva mes yeux vitreux, l’Océan cinglé de blanches écumes à perte de vue ; le canot se dressait presque debout sur son ancre de fortune.

À chaque minute, nous courions le risque d’être engloutis. Les embruns et l’écume passaient si nombreux par-dessus bord que je devais écoper sans arrêt.

Toutes nos couvertures étaient trempées. Maud, sous son ciré, son suroît et dans ses grandes bottes de caoutchouc, ruisselait, mais était sèche en dessous. Seuls son visage, ses mains et une mèche folle de ses cheveux luisaient et dégouttaient.

Elle me relayait de temps à autre à l’écope et en jetant par-dessus bord l’eau embarquée, affrontait bravement la tempête.

Quand je dis la tempête, c’est une façon de parler. Car une vraie tempête nous aurait sans doute engloutis. Ce n’était qu’un grain, un très mauvais grain. Mais tout est relatif et ce n’en était pas moins notre vie que nous jouions tous deux.

Nous luttâmes la journée entière, sous un vent toujours hostile et glacé, tandis qu’autour de nous rugissaient les vagues.

La nuit revint, pour la troisième fois, et ni Maud ni moi nous ne dormîmes. La situation resta inchangée le jour suivant.

Au cours de la quatrième nuit, la jeune femme s’écroulait de sommeil. Je la couvris d’une bâche goudronnée et elle s’endormit.

Le lendemain matin, alors que reparaissaient la même lumière glacée, le même ciel chargé de nuages, les mêmes vagues mugissantes sous le même vent mordant, j’eus bien peur qu’elle ne se réveillât pas.

Elle n’était pas morte, mais seulement engourdie par le froid.

Quant à moi, je n’avais pas fermé l’œil depuis quarante-huit heures. J’étais trempé et transi jusqu’à la moelle des os, et plus mort que vif.

La fatigue, autant que le froid, me raidissait les membres. Pour moi, c’était une torture de faire jouer mes muscles, et je ne pouvais leur donner un instant de repos.

Comble de malheur, nous dérivions à présent vers le nord-ouest. C’est-à-dire dans une direction nettement opposée à celle du Japon, et vers la mer désolée de Behring.

Et pourtant nous vivions quand même. Quand même le canot résistait. Et le vent ne s’apaisait pas.

À la tombée de la cinquième nuit, il eut un nouvel accès de fureur. L’avant du canot piqua du nez dans une lame et, quand il se redressa, l’embarcation était pleine d’eau pour un bon quart.

Affolé, j’écopai en hâte et, lorsque j’eus terminé, je saisis la bâche dont je m’étais servi pour couvrir Maud et l’étendis sur l’avant du canot. Ce fut une excellente protection contre les lames qui s’y déversaient et nous inondaient un peu moins.

Maud était dans un état lamentable. Elle gisait, blottie au fond du canot, les lèvres bleues. Sur son visage, couleur de cendre, se lisaient clairement toutes les souffrances qu’elle endurait.

Mais ses yeux brillaient toujours d’énergie. Toujours elle avait un mot d’encouragement à me dire.

Ce fut au cours de cette nuit que la bourrasque atteignit son paroxysme. Mais comme j’avais fini par succomber au sommeil, je ne m’en rendis pas exactement compte.

Le lendemain matin, le vent s’apaisa tout à fait, la mer se calma et le soleil brilla sur nous.

Oh ! ce soleil béni ! Comme nous baignions nos pauvres corps dans sa délicieuse chaleur, qui redonne la vie, comme après un orage les insectes trottinent dans l’herbe !

Maud et moi, nous nous remîmes à sourire, à plaisanter et à regarder avec optimisme notre situation qui était encore plus tragique que jamais. Le Japon avait disparu de nos espoirs et nous ignorions, même approximativement, où nous nous trouvions. Tous les calculs que j’entrepris à ce sujet péchaient par la base et ne pouvaient rien me donner.

Tout ce que nous savions, c’est que nous étions de nouveau au milieu du troupeau de phoques. Ces animaux étaient nombreux autour de nous et j’interrogeais sans cesse l’horizon, m’attendant à y voir paraître une goélette.

Nous en découvrîmes une, effectivement, dans le courant de l’après-midi. Mais le navire inconnu se perdit à l’horizon et nous occupâmes seuls l’immense cercle de la mer.

Vinrent ensuite des jours de brouillard, où l’humeur de Maud s’assombrissait et où les mots joyeux ne voltigeaient plus sur ses lèvres ; des jours de calme, où nous flottions, immobiles, sur cette étendue solitaire, opprimés par sa grandeur et admirant pourtant le miracle de la vie qui persistait à lutter en nous ; des jours de tourmentes de neige et de grésil, où tous nos efforts ne parvenaient pas à nous réchauffer et à ramener la circulation du sang dans nos veines ; des jours de pluie battante, où nous remplissions nos caisses d’eau douce, en faisant égoutter au-dessus d’elles la voile humide.

Et toujours j’aimais Maud d’un amour grandissant. Amour silencieux, dont l’aveu me venait mille fois sur les lèvres, mais que je refrénais toujours, car l’heure n’était pas propice pour une telle déclaration.

Ce n’est pas au moment où on livre une bataille désespérée pour le salut d’une femme, qu’il convient d’attendre d’elle une réponse à cet amour.

Nous vivions côte à côte comme de bons camarades, sans qu’un mot, un geste, un regard trahît jamais mes sentiments secrets. Et ce qui était du moins certain, c’était l’affection croissante qui mutuellement nous unissait.

Chaque jour, Maud m’apparaissait comme le Protée de la Fable, sous un aspect imprévu. Elle se renouvelait sans cesse, tantôt toute flamme, tantôt toute rosée ou toute brume. Elle était à la fois timide et craintive, et d’une indomptable énergie.

Elle acceptait sans protester, et comme une chose toute naturelle, de gîter sur cette étroite embarcation, de subir la tempête, l’horrible mal de mer et notre isolement du monde. Toujours, chez elle, l’esprit dominait la chair, et la sérénité de sa belle âme transparaissait dans son regard.

L’univers se mouvait autour d’elle, et toujours, sous des formes diverses, elle demeurait elle-même.

Et sans cesse nous étions rejetés vers le nord-est, loin, plus loin du monde civilisé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut un après-midi où le vent faisait rage sur notre canot, avec ses soufflets titanesques.

Las de cette lutte ininterrompue contre les éléments déchaînés, je levai machinalement la tête vers le ciel, en une muette supplication aux Puissances Supérieures afin qu’elles cessent de nous écraser, Maud et moi, et nous accordent le salut.

Puis j’abaissai mon regard.

Était-ce une illusion de mes yeux, brûlés par tant de jours et tant de nuits d’insomnie ? Voilà ce que je me demandai tout d’abord.

Je reportai vers Maud mes prunelles, comme pour m’assurer de ma propre existence, dans le temps et dans l’espace. Ses joues ruisselantes d’eau de mer, ses cheveux qu’ébouriffait le vent et, par-dessus tout, ses beaux yeux, hardis et doux, m’affirmèrent que je ne rêvais pas.

De nouveau, je détournai la tête vers l’horizon et j’aperçus nettement, devant moi, un promontoire dénudé, escarpé et noir, vers lequel le vent nous portait en plein.

Je distinguai bientôt le ressac furieux qui se brisait sur sa base, les écumes jaillissantes qui en escaladaient les escarpements, d’où elles retombaient en fontaines, et toute une ligne de côte, frangée d’une immense écharpe blanche.

— Maud ! dis-je, Maud…

Et je tendis la main vers la fantastique vision. Elle regarda et s’exclama :

— Ça ne peut pas être l’Alaska…

— Hélas, non, répondis-je. L’Alaska est plus loin encore. Vous savez nager ?

Elle secoua la tête.

— Ni moi non plus… Pour accoster, il nous faudra donc pousser notre canot dans une anfractuosité des rochers, auxquels nous nous accrocherons, s’il se brise.

« Ce sera le moment, ou jamais, de ne pas perdre notre sang-froid. Il faut faire vite si on ne veut pas rater notre coup.

Je parlais avec une assurance qui n’était pas en moi. Maud le comprit et braqua sur moi ses yeux pénétrants.

— Je ne vous ai pas encore remercié de tout ce que vous avez fait pour moi. Je dois le faire maintenant.

— Pourquoi ? demandai-je presque rudement.

— Parce que… Vous pourriez m’aider à exprimer ma pensée.

— Parce que nous allons bientôt mourir ? C’est ça, hein ? Mais pas du tout. Nous ne mourrons pas. Nous allons débarquer sur cette île et trouver un abri avant la nuit.

Je mentais. Car la mort semblait inévitable au milieu de ce chaos de récifs, vers lequel nous étions entraînés à une vitesse accélérée, et dont nous nous rapprochions de minute en minute. Hisser la voile et tenter de virer de bord était impossible.

La mort, je l’ai dit, ne m’effrayait pas pour moi. Ce qui m’épouvantait, c’était de penser que Maud pût mourir. Je la voyais déjà projetée sur les rochers noirs, et déchiquetée parmi les remous tourbillonnants.

Je décidai de laisser venir passivement l’instant fatal. Puis, au moment où nous heurterions le roc, de saisir la jeune femme dans mes bras, de lui crier mon amour et, tout en l’étreignant, de mourir avec elle.

Instinctivement, nous nous rapprochâmes l’un de l’autre. Je sentis la main de Maud presser la mienne. Et, sans mot dire, nous attendîmes.

— Nom de Dieu ! nous sommes sauvés ! m’écriai-je tout à coup. Oh ! excusez-moi.

Un courant violent, qui ceinturait l’île, avait saisi le canot et l’emportait vers la droite du promontoire.

Nous passâmes devant une large grève sablonneuse, en demi-lune, d’où montait, dans le vacarme de la mer, un beuglement continu et formidable.

Je m’exclamai :

— Une colonie de phoques ! Il doit y avoir aussi des hommes et des bateaux pour les protéger des chasseurs. Il y a peut-être aussi un poste à terre. Nous sommes sortis d’affaire.

Mais le courant continuait à nous entraîner.

Nous décrivîmes ainsi un demi-cercle autour de l’île et nous arrivâmes sur la face qui était opposée au vent.

La mer était, là, étonnamment calme. Entre deux pointes de terre s’ouvrait une petite baie, qui pénétrait profondément dans les terres.

Je pris les avirons et, la marée montante aidant, le canot gagna, sans trop de peine, un petit havre. L’eau, paisible comme celle d’un étang, n’y était ridée que par les souffles errants de la bourrasque, qui se brisait, comme sur un gigantesque paravent, sur les escarpements que nous avions d’abord affrontés et où nous avions pensé trouver la mort.

La quille du canot toucha un fond de galets. Je sautai à demi dans l’eau et tendis la main à Maud. L’instant d’après, elle était près de moi sur la grève.

Comme mes doigts relâchaient les siens, elle s’agrippa précipitamment à mon bras. En même temps, je me sentis vaciller, comme si j’allais tomber.

C’était l’effet déconcertant qu’exerçait sur nous la cessation brusque du mouvement. Nous avions si longtemps vécu sur la mer, où les vagues nous avaient ballottés, que le contact avec la terre ferme produisait un choc imprévu sur notre organisme.

Il nous semblait que la grève allait s’élever à notre droite et à notre gauche, comme tout à l’heure les lames, et que les deux petits caps, qui nous encadraient, allaient se balancer au même rythme qu’un navire.

Et, quand Maud et moi nous nous efforçâmes de conserver notre équilibre, nous faillîmes justement le perdre parce que les mouvements escomptés n’avaient pas lieu.

— Il faut absolument que je m’assoie…, dit la jeune femme, avec un rire nerveux et un geste pour signifier que la tête lui tournait.

Elle se laissa glisser sur le sable caillouteux de la grève. Je m’occupai d’amarrer le canot en toute sécurité, puis revins la rejoindre.

Et voilà comment, en débarquant sur l’île de Bonne-Volonté — ainsi fut-elle baptisée par nous — nous eûmes le « mal de terre » pour être restés trop longtemps exposés au mal de mer.