Le Loup des mers/28

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 358-366).

28

— Que je suis bête !

Ainsi m’exclamai-je tout haut, dans mon dépit.

J’avais déchargé le canot et transporté son contenu en arrière de la grève, en amorçant l’installation d’un campement.

Quelques morceaux de bois flotté, épars sur le sable, avaient été recueillis par moi. Et, comme je maniais un sac de café, pris dans le magasin du Fantôme, l’idée m’était aussitôt venue d’allumer du feu.

— Je suis le roi des imbéciles ! repris-je avec énergie.

— Voyons, qu’est-ce que vous avez ! fit Maud en manière de réprimande, et elle me demanda pourquoi je pestais ainsi contre moi-même.

Je grognai :

— J’ai oublié les allumettes. Et nous n’aurons ni café, ni soupe, ni thé, ni rien de chaud !

— N’est-ce pas Robinson Crusoé qui frottait deux bouts de bois l’un contre l’autre, pour les enflammer ?

— Mais tous les naufragés qui ont essayé n’ont abouti à rien.

« Je me souviens notamment d’un certain Winters, un reporter, qui s’était fait une réputation en allant visiter l’Alaska et la Sibérie. Une fois, je me suis trouvé avec lui au Club du Bibelot, et il nous a raconté comment il avait tenté d’allumer du feu avec deux bouts de bois.

« Il était très drôle et s’est montré inimitable dans le récit de ses efforts et de sa déconvenue.

« Et il a conclu : « Messieurs, l’insulaire des Mers du Sud y arrive très bien, comme le Malais. Mais l’opération, vous pouvez m’en croire sur parole, dépasse les capacités de l’homme blanc ! »

— Après tout, dit-elle gaiement, nous nous en sommes bien passés jusqu’ici. Nous continuerons…

Je protestai :

— Du si bon café ! Je l’ai pris dans la réserve personnelle de Loup Larsen. Et nous avons du bon bois sous la main !

En réalité, pour nous qui étions intérieurement et extérieurement transis, n’importe quelle boisson chaude, dont nous nous trouvions sevrés depuis si longtemps, aurait été la bienvenue.

Mais sans me plaindre davantage je m’occupai, sans tarder, de monter une tente pour Maud, avec notre voile.

Je disposais bien du mât, de sa vergue, des avirons et de tous les cordages, l’entreprise était pourtant plus malaisée qu’elle ne paraissait de prime abord. Car j’avais tout à apprendre.

Bref, la journée se termina avant que ma tente ne soit achevée et, comme une pluie torrentielle se mit à tomber avec la nuit, Maud, trempée des pieds à la tête, dut se réfugier dans le canot, sous la bâche que j’y tendis de nouveau.

Le lendemain, je me remis à l’ouvrage et réussis enfin à mettre d’aplomb la tente, et pour qu’elle ne soit inondée, je l’entourai d’un petit fossé destiné à recevoir l’eau du ciel.

Mais ma construction était à peine terminée qu’une rafale inattendue, passant par-dessus la falaise qui nous protégeait, se rabattit sur nous, souleva de terre ma belle œuvre et l’envoya se fracasser trente mètres plus loin.

Maud ne put s’empêcher d’éclater de rire, en voyant ma mine déconfite.

Je déclarai :

— Dès que le vent se calmera, mon intention est d’aller explorer l’île avec le canot. Nous ne pouvons rester éternellement dans cette crique, où toute issue nous est fermée par les falaises qui l’encadrent.

« Il doit bien y avoir un poste et des hommes. À des périodes plus ou moins espacées, des bateaux viennent certainement visiter ce poste. Un gouvernement protège, évidemment, tous ces phoques que nous avons vus.

« Mais ce qui m’ennuie, c’est de vous laisser seule ici, sans un abri convenable.

— J’aimerais aller avec vous, dit Maud.

— Je préférerais que vous restiez. Vous avez déjà assez souffert dans le canot. C’est du repos, surtout, qui vous est nécessaire. Restez ici, croyez-moi.

Avant qu’elle n’eût rapidement détourné la tête, je vis les yeux de la jeune femme, ses yeux si beaux, se couvrir d’un voile humide.

Elle insista, d’une voix basse et pénétrante :

— Et moi, je préférerais de beaucoup vous suivre. Je pourrais, le cas échéant, vous être utile. Et… (sa voix parut se briser)… Et, s’il vous arrivait quelque chose, songez à ce que je deviendrais, abandonnée à moi-même.

Je protestai que je serais prudent, que je m’arrangerais pour être de retour avant la nuit.

Alors Maud se tourna vers moi et me regarda bien en face.

— Je vous en prie… Je vous en prie…, dit-elle doucement.

Je fis appel à toute ma volonté pour refuser et, sans répondre, secouai la tête. Elle attendait toujours, et me regardait.

Je tentai de formuler mon refus. Ce fut en vain. Les paroles me manquèrent. À l’éclair de joie qui brilla dans ses yeux, je compris qu’une fois de plus j’étais vaincu. Je ne pouvais plus dire non.

Le temps s’améliora, au cours de l’après-midi, et nous décidâmes de nous mettre en route le lendemain matin.

Le jour se leva, triste et gris. De bonne heure, je m’éveillai, afin de préparer le canot et d’y remettre en place voile et mât.

— Pauvre imbécile ! Crétin ! Abruti ! m’écriai-je. En ouvrant les yeux, Maud me vit danser sur la grève, en criant, et crut un instant que j’avais perdu la raison.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? me demanda-t-elle.

— Que diriez-vous d’une tasse de café ? D’une bonne tasse de café ? Oui, de café chaud ? De café bouillant ?

— Vous êtes cruel ! Je n’y pensais plus. J’étais résignée. Et si c’est pour vous moquer de moi que vous ravivez mon désir…

— Tenez. Regardez-moi faire.

Je tirai, du creux des rochers qui leur avaient servi de protection contre la pluie, des morceaux de bois bien secs, que je réduisis en copeaux, à l’aide de mon couteau de poche.

Puis je déchirai une page de mon calepin et pris une cartouche dans la boîte à munitions. Retirant la bourre avec la pointe de mon couteau, je vidai la poudre sur un rocher plat, et l’y étalai, et posai la capsule au milieu.

Après quoi, je pris le papier dans la main gauche et l’avançai, tandis que, de la main droite, je frappais sur la capsule, de toutes mes forces, avec une grosse pierre.

Il y eut une bouffée de fumée blanche, une flamme jaillit et le papier fut allumé.

Maud, ne contenant plus sa joie, battit des mains.

— Prométhée ! s’écria-t-elle.

Mais j’étais trop occupé pour lui répondre. Il me fallait, avant tout, protéger tendrement la faible flamme, si je voulais qu’elle vive.

Je la nourris, copeau par copeau, puis éclat par éclat. Enfin, elle pétilla en mordant le gros bois.

Maud se chargea du café, qui fut délicieux. De mon côté, je fis frire du bœuf de conserve, que je saupoudrai de biscuit de mer émietté. Le déjeuner fut un succès et nous le dégustâmes assis devant le feu, comme d’authentiques explorateurs, sans cesser de discuter.

Tout en mangeant, j’affirmai, avec une confiance renouvelée, que nous trouverions sûrement un poste dans une autre baie de l’île. Car je me souvenais d’avoir ouï dire que c’était l’usage, dans la mer de Behring, de faire garder toutes les phoqueries.

Maud se montrait plus sceptique. Elle avança, sans se départir d’ailleurs de sa bonne humeur coutumière, la supposition que nous pouvions être tombés sur une phoquerie non repérée.

— Dans ce cas nous risquons d’être obligés d’hiverner ici, répondis-je. Nos provisions s’épuiseront, mais il y a les phoques.

« Et, comme ils émigrent à la fin de l’automne, je ne devrai pas tarder à nous ménager une réserve de viande. Les boîtes de conserves nous serviront à fabriquer des lampes que leur graisse alimentera. Et il faudra aussi construire une-hutte solide…

« Nous aurons ainsi tout ce qu’il nous faut, si l’île est inhabitée. Mais je continue à affirmer qu’elle ne l’est pas.

C’était Maud qui avait raison.

Une brise favorable nous poussa le long de la côte et, en nous aidant des avirons, nous réussîmes à faire un tour complet de l’île.

Avec la longue-vue, nous en scrutâmes toutes les baies, et plusieurs fois nous descendîmes à terre, sans trouver la moindre trace de vie humaine.

Nous découvrîmes cependant que nous n’étions pas les premiers à avoir débarqué dans l’île de Bonne-Volonté.

Haut sur la berge de la seconde baie qui suivait celle où nous nous étions réfugiés, nous rencontrâmes l’épave brisée d’un canot.

C’était un canot phoquier, reconnaissable à sa charpente, et à l’inscription en lettres blanches qu’il portait : Gazette No 2.

L’embarcation gisait là, depuis longtemps sans doute, car elle était à moitié remplie de sable et sa carcasse présentait cet aspect de vétusté qui est dû à l’effet répété des intempéries.

À son arrière, je dénichai un vieux fusil de chasse tout rouillé et un couteau de matelot, brisé en deux, complètement rongé par le sel.

— Ils sont repartis… dis-je avec une gaieté feinte.

Mais comme j’explorais la grève, un peu plus loin, je frissonnai, en faisant une sinistre découverte dans le sable : apparemment, il s’agissait d’ossements blanchis.

Afin d’épargner à Maud un pareil spectacle, je l’invitai, sans tarder, à reprendre la mer et nous côtoyâmes la face nord-est de l’île, qui était la moins abrupte.

Un peu avant la fin de la journée, nous avions terminé notre voyage de circumnavigation.

J’estimai, approximativement, que l’île de Bonne-Volonté pouvait mesurer trente-cinq kilomètres de tour et que sa largeur variait de trois à huit kilomètres.

La plupart des baies qui s’y creusaient s’élevaient graduellement vers l’intérieur, par des pentes rocheuses, entrecoupées de toundras humides et de marécages où croissaient de maigres roseaux.

Les phoques y pullulaient et je ne crus pas exagérer leur nombre en l’estimant à deux cent mille.

Telle était notre île, alternativement fangeuse ou rocheuse, fouettée par la mer et battue par les tempêtes ; on entendait le beuglement ininterrompu de la colonie de phoques. C’était, au total un mélancolique et misérable séjour.

Quand nous eûmes regagné notre petite crique, Maud, qui s’était montrée, toute la journée, rieuse et animée, s’écroula.

En dépit de ses efforts pour me cacher son découragement, résultat fatal du désappointement auquel elle m’avait préparé la première, je l’entendis, pendant que je rallumais un second feu, étouffer des sanglots, sous les couvertures dont elle s’était enveloppée.

Je m’efforçai de lui remonter le moral et réussis à ramener le sourire dans ses yeux tristes.

Elle dîna d’assez bon appétit, et pour me montrer qu’elle était toujours vaillante, elle chanta.

C’était la première fois que j’entendais les modulations de sa voix, qui manquait de force, mais était harmonieuse et captivante, avec ce sens artistique extrême qui était inné chez elle.

Longtemps je restai éveillé, tandis que s’allumaient au ciel les étoiles. Je retournai en tous sens la situation qui était loin d’être réjouissante. Et je songeai à l’être fragile dont le salut m’était devenu le plus grave des devoirs.

Une responsabilité de cet ordre était une chose nouvelle pour moi, Loup Larsen avait cent fois raison. Sans mon père, qu’est-ce que j’étais ? Mes hommes d’affaires s’étaient toujours occupés de mon argent. Puis j’avais appris, à bord du Fantôme, à prendre mes propres responsabilités. Et, pour la première fois de ma vie, je me trouvais à présent face à de nouveaux devoirs envers cette femme unique au monde et que j’aimais.