Le Loup des mers/29

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 367-377).

29

Avec une bonne volonté, digne du nom que nous avions donné à notre île, nous peinâmes, deux semaines durant, à construire une hutte.

Maud insista pour m’aider, et j’aurais pleuré en regardant ses mains, meurtries et saignantes, ramasser les pierres dont je bâtissais les murs. Elle fit la sourde oreille quand je la suppliai d’y renoncer.

Il y avait un véritable héroïsme, chez cette femme d’une éducation raffinée, à subir aussi courageusement les privations terribles qui nous étaient imposées et, avec sa misérable force, à se plier à une besogne de femme du peuple.

Enfin, elle accepta un compromis : elle renonçait aux travaux les plus durs pour se consacrer aux soins de la cuisine ; de plus elle ramassait le bois flotté et faisait, pour l’hiver, une provision de mousse.

Quand, à force de travail, les quatre murs furent debout, la construction du toit posa un nouveau problème. Les avirons de rechange furent utilisés en guise de poutrelles. Mais comment constituer la couverture ?

La voile nous était indispensable pour le canot et la bâche commençait à fuir. Un toit, fabriqué avec de la mousse de l’île, était bien précaire.

— Winters nous a raconté qu’il employait à cet usage des peaux de phoques, suggérai-je.

— Et nous avons, sous la main, tous les phoques que nous pouvons désirer…

Dès le lendemain, suivi de Maud, je me mis en chasse. J’étais un médiocre tireur et, quand j’eus dépensé trente cartouches pour tuer trois bêtes, je compris qu’à ce petit jeu, et bien avant que j’aie acquis l’expérience nécessaire, nos munitions seraient vite épuisées.

Pour allumer les feux, j’avais déjà dépensé huit autres cartouches, avant que l’idée me vienne de recouvrir les braises avec de la cendre et de la mousse. Dans la caisse, il ne m’en restait plus qu’une centaine.

— Il sera préférable d’assommer les animaux, dis-je. C’est comme ça, m’a-t-on expliqué, que procèdent les chasseurs de phoques à terre.

Maud protesta :

— Ce sont de si jolies bêtes ! Ce procédé a quelque chose de brutal, de révoltant. La mort par balles est plus humaine.

— C’est notre vie contre la leur, et malheureusement nous n’avons plus beaucoup de munitions, répondis-je. L’hiver arrive à grands pas. D’ailleurs, je ne suis pas autrement persuadé qu’un phoque souffre plus, d’un coup bien appliqué sur le crâne, que d’une balle.

« C’est à moi que la besogne incombe.

Maud hocha la tête.

— Vous ne pouvez pas y aller seul, c’est trop dangereux. Si, si, j’en suis sûre. Je ne suis qu’une faible femme, mais je pourrai tout de même vous aider… Et je regarderai ailleurs, quand…

— … Quand le danger sera trop sérieux, dis-je en riant.

Nous débarquâmes, dès le point du jour suivant, dans une des baies les plus fréquentées par les phoques. Une partie d’entre eux s’ébrouaient dans la mer. D’autres s’ébattaient sur la grève, en beuglant tellement fort que, Maud et moi, nous devions crier pour nous entendre.

L’énorme troupeau nous pressait de toutes parts et il ne semblait nullement effrayé.

— Allons-nous-en ! dit Maud. Nous couvrirons notre hutte avec des roseaux…

Toutes ces gueules de chiens, qui nous entouraient, avec leurs dents blanches, n’avaient en effet rien de rassurant. Un gros mâle, notamment, dressé sur ses nageoires antérieures, à dix mètres de nous, nous regardait avec une insistance désobligeante.

— On m’a raconté, reprit Maud, quand j’étais petite, l’histoire terrifiante d’un homme, qui avait débarqué une fois sur une île où des oies sauvages avaient établi leurs nids. Elles l’ont tué.

— Qui ça, les oies ?

— Parfaitement ! C’est mon père qui me la racontait.

— Bon ! m’écriai-je. Allons-y sans crainte. Quand je foncerai sur eux, les phoques seront sans doute les premiers à prendre la fuite.

J’avais, pour arme, un de ces casse-tête, comme il s’en trouvait dans tous les canots phoquiers, et dont les matelots se servaient pour achever, en mer, les animaux atteints par les balles des chasseurs.

Très court, il ne mesurait pas plus de cinquante centimètres de long. Et, dans ma superbe ignorance, je ne savais pas que les casse-tête, employés pour la chasse à terre, étaient munis d’un manche atteignant un mètre vingt, et même un mètre cinquante.

J’allai droit vers le gros mâle.

Comme la distance entre moi et lui diminuait — nous n’étions plus mutuellement qu’à quatre mètres — je vis le phoque se dresser plus haut sur ses nageoires, d’un mouvement irrité. Mais je m’attendais à le voir faire demi-tour, d’un instant à l’autre.

Je continuai à avancer.

Quand il n’y eut plus que deux mètres, je fus pris tout à coup d’une terreur panique. Qu’arriverait-il, si le phoque ne s’enfuyait pas ? — Eh bien, je l’assommerais ! songeai-je.

J’en avais oublié que j’étais là pour tuer la bête, non pour la voir prendre la poudre d’escampette.

Mais, au même moment, le gros mâle montra les dents, en grognant, et se précipita sur moi. Ses yeux flamboyaient, sa gueule, aux dents luisantes, s’ouvrait menaçante.

Ce fut moi, je l’avoue sans honte, qui fis demi-tour et déguerpis en vitesse.

Le phoque me suivit. Il rampait gauchement, mais avec rapidité, et il me touchait les talons lorsque je sautai dans le canot.

Je repoussai vivement l’embarcation, à l’aide d’un aviron, que la bête saisit aussitôt entre ses dents. Elles mordirent avec une telle force que, malgré sa dureté, le bois se brisa comme une coquille d’œuf.

Maud et moi, nous en demeurâmes abasourdis. L’instant d’après, le phoque, ayant plongé, saisit dans sa gueule la quille du canot, qu’il se mit à secouer violemment.

— Mon Dieu ! dit Maud. Partons.

Le gros mâle avait fini par lâcher prise et je commençais à me rassurer.

— Non, j’y arriverai, il n’y a aucune raison, répondis-je. Seulement, à l’avenir, je ne m’attaquerai plus aux mâles.

— Je vous en prie… je vous en prie…

Puis, se reprenant, en voyant que je fronçais le sourcil :

— C’est-à-dire, soyez prudent…

J’acquiesçai de la tête, en souriant, et je ramai, durant six cents mètres environ, le long du rivage. Puis, ayant remarqué un groupe de femelles qui s’ébattait sur la grève, j’accostai de nouveau et remis pied à terre.

J’attaquai par le flanc et abattis mon casse-tête sur la première bête qui se présenta. Je la ratai.

Elle grogna et tenta de fuir. Je la suivis de près et frappai un second coup. Mais, au lieu du front, ce fut la nageoire que j’atteignis.

— Gare à vous ! me cria Maud.

Dans l’émotion de la chasse, je n’avais prêté attention qu’au gibier convoité. Je levai les yeux et aperçus un autre gros mâle, le seigneur du harem, qui chargeait sur moi.

Je regagnai à toute vitesse le canot, avec le phoque à mes trousses, tandis qu’un concert d’aboiements et de beuglements s’élevait du rivage.

— Je crois, remarqua Maud, que vous feriez mieux désormais de ne plus vous attaquer aux femelles, mais aux jeunes phoques, ceux que l’on appelle, je crois, les holluschickies ou célibataires.

Et, sidéré par sa science, j’ouvris des yeux étonnés.

— Parfaitement ! poursuivit-elle. D’après certaines lectures que j’ai faites, les jeunes mâles, en attendant qu’ils aient pris assez de force et d’autorité pour réunir autour d’eux un certain nombre de femelles, ne se mêlent pas au reste du troupeau.

« Ils font bande à part, en arrière du rivage, et sont beaucoup moins redoutables. Si nous pénétrions un peu avant dans l’île, nous en rencontrerions peut-être une tribu, que nous pourrions attaquer sans grand danger et avec plus de succès.

— Tiens, tiens, m’écriai-je en riant. Le goût du meurtre vous vient, à vous aussi ! Vous ne gémissez plus sur ces « jolies bêtes »…

Maud soupira…

— C’est sans enthousiasme que je parle ainsi. Mais puisqu’il le faut !

— Allons ! allons ! Vous y venez ! Tout va bien. La femme primitive, à son tour, resurgit en vous.

Sur ces entrefaites, je remarquai un jeune phoque, dont la tête émergeait de l’eau près de nous et qui se dirigeait, en nageant, vers la grève.

— Abordons après lui, dis-je, et suivons-le. Nous verrons bien où il nous mènera.

Le phoque, effectivement, après avoir gravi la pente du rivage, se faufila, avec discrétion, entre deux groupes de femelles, dont les seigneurs lui adressèrent, quand il passa près d’eux, des grognements de menace mais sans l’attaquer.

— Amarrons le canot, dit Maud avec détermination. Je vais avec vous.

Nous suivîmes le jeune phoque. J’avais abandonné mon casse-tête trop court et pris pour arme un aviron. Je remis également à Maud celui dont le gros mâle avait brisé l’extrémité.

Ce n’est pas sans émotion, et sans un tremblement nerveux, que la jeune femme et moi nous nous engageâmes au milieu du monstrueux troupeau.

Il y eut un moment où Maud ne put retenir un cri d’effroi, lorsqu’une femelle, qu’elle frôlait, tendait la gueule vers son pied pour la renifler.

Mais, sauf quelques grondements, dénués d’aménité, qui s’élevèrent de droite et de gauche, il n’y eut pas d’autres marques d’hostilité. Les bêtes, qui n’avaient jamais été attaquées dans leur île, étaient confiantes et sans peur.

Comme nous étions en plein milieu du troupeau, une des femelles se mit tout à coup à aboyer furieusement, sans cause apparente. Tout le harem se mit à l’unisson et ce fut un terrible tumulte.

Maud se serra contre moi.

— J’ai peur ! murmura-t-elle. (Elle frémissait de tous ses membres.) Puis, se reprenant, comme honteuse : J’ai peur… sans avoir peur, dit-elle en claquant des dents. C’est une peur purement physique.

Je passai mon bras autour de sa taille, comme pour la protéger. À cet instant, je me sentis fort et viril ; protecteur du faible, j’étais prêt à combattre pour la femme que j’aimais. La jeunesse de la race renaissait en moi. Je renouais avec l’existence primitive depuis longtemps oubliée.

— Ne craignez rien, il n’y a pas de danger…, lui assurai-je.

Elle leva vers moi un regard reconnaissant.

— Je suis mieux maintenant, dit-elle. Continuons.

Nous dépassâmes le lourd et sautillant troupeau et, suivant toujours la piste du jeune phoque, nous trouvâmes, à quatre cents mètres environ, la tribu des holluschickies au poil lisse qui vivaient solitaires, jusqu’au jour où leur vigueur accrue leur permettrait de mettre un terme à leur célibat, en affrontant la jalousie des gros mâles.

Aidé de Maud, dont les yeux brillaient et qui maniait résolument son aviron, frappant de-ci, frappant de-là, j’organisai une sorte de battue, au cours de laquelle je séparai du reste de la tribu une vingtaine de jeunes mâles.

— Mon Dieu, que c’est passionnant ! s’écriait Maud, en se démenant de son mieux.

Je poussai mon gibier dans un petit cul-de-sac du terrain ; sept à huit bêtes réussirent à s’échapper et à fuir vers le rivage, et le massacre du reliquat s’opéra sans difficulté.

Exténuée, Maud s’était assise sur le sol, un peu en arrière.

Lorsqu’elle me rejoignit, j’avais commencé déjà le dépouillement des victimes. En deux voyages successifs, nous transportâmes les peaux jusqu’au canot.

Puis je hissai la voile et, en quelques bordées, nous avions regagné notre petit havre.

— On dirait vraiment que nous rentrons chez nous…, observa Maud, tandis que je tirais le canot contre la rive.

Elle avait prononcé ces paroles si naturellement, et d’un ton si convaincu, que j’en frissonnai.

— J’ai l’impression, comme vous, d’avoir toujours vécu cette existence, répondis-je. Le monde d’où nous venons, celui des civilisés, des livres et de l’étude, ne m’apparaît plus que comme un rêve irréel et lointain. Il ne surnage plus que dans mon souvenir.

« Je suis de plus en plus persuadé que j’ai, depuis ma naissance, navigué, lutté et chassé tous les jours.

« Et vous faites, Maud, partie de cette vie-là. Vous êtes…

J’allais terminer : « ma compagne et ma femme ». Je me retins et dis :

— … Vous tenez drôlement bien le coup.

Mais la fine oreille de Maud avait surpris la fêlure. Elle comprit que ma pensée s’était interrompue à mi-route.

— Ce n’est pas ça que vous vouliez dire…, me jeta-t-elle, avec un regard interrogateur. Vous disiez donc ?

— Que la célèbre Américaine Mme Meynell, dans un cas semblable, s’était merveilleusement adaptée à la vie sauvage qui lui était imposée.

— Ah ! répondit Maud, sans insister davantage.

Mais j’aurais juré qu’une indéfinissable déception se trahissait dans sa voix.

« Ma femme, ma compagne… » Combien de fois ces mots magiques et qui, beaucoup plus que les brutalités de Loup Larsen, avaient fait de moi un autre homme, avaient déjà chanté à mon oreille.

Mais, jamais je ne les entendis autant vibrer qu’en cette fin de journée, tandis que je regardais Maud dégager la flamme du foyer de la mousse dont elle l’avait couverte, et raviver le feu, pour y cuire notre repas du soir.

L’être primitif qui, par un retour atavique, ressuscitait en moi, en était plein d’admiration. Et, durant toute une partie de la nuit, en attendant le sommeil, je murmurai et murmurai encore :

— Ma femme, ma compagne…