Le Loup des mers/30

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 378-394).

30

— Ça sentira très mauvais, dis-je. Mais ce sera une excellente protection contre le froid, la pluie et la neige.

Nous examinions, Maud et moi, notre toit, fait de peaux de phoques, que je venais d’achever.

— Ce n’est pas un chef-d’œuvre impeccable, continuai-je en quêtant une approbation. Mais le principal, c’est que nous soyons protégés.

Maud battit des mains et se déclara ravie.

— Mais il fait très sombre, là-dedans…, dit-elle l’instant d’après, en pénétrant dans la hutte avec un petit frisson involontaire.

— Vous auriez pu me suggérer de ménager, dans un des murs, une fenêtre.

— Évidemment ! Mais, que voulez-vous, je ne me rends jamais qu’à l’évidence. Il n’est pas trop tard, d’ailleurs. On peut encore faire un trou…

— C’est juste, ripostai-je. Rien n’est plus simple, j’aurais pu y penser. Mais vous avez pensé à commander des vitres ? Téléphonez au marchand et expliquez-lui la dimension exacte, ainsi que le genre de verres que vous désirez.

— Que voulez-vous dire ?

— Faute de vitres, il n’y aura pas de fenêtre.

Notre hutte devait donc rester sombre. L’aspect, je l’avoue, en était peu engageant et elle aurait paru, en pays civilisé, à peine convenable pour des pourceaux.

Mais pour nous deux, qui avions connu la misère d’une barque sans abri, c’était, somme toute, un confortable petit home.

Nous y pendîmes la crémaillère, en face d’un foyer de pierres plates, à la lumière d’une lampe de fortune, alimentée par de l’huile de phoque, où trempait une mèche fabriquée avec des chiffons de coton effilochés.

Dès le lendemain, nous entreprîmes la construction d’une seconde hutte. Et nous retournâmes chasser les phoques, tant pour constituer une deuxième toiture qu’afin d’assurer notre provision de viande pour l’hiver.

Ce ne fut plus pour nous qu’un jeu de quitter notre baie, le matin, pour y revenir à midi, avec notre chargement.

Puis, pendant que je faisais le maçon, Maud extrayait l’huile du lard des phoques et, après avoir découpé la viande en minces lanières, elle les pendait au-dessus d’un feu doux, dans la fumée, où elles se desséchaient et devenaient propres à être conservées. Ainsi, dans l’ouest des États-Unis, procède-t-on avec le bœuf.

La seconde hutte fut plus facilement construite que la première, à laquelle je l’adossai, ce qui ne nécessita que trois nouveaux murs.

Maud, de temps à autre, venait me donner un peu d’aide et le travail auquel nous nous livrions était vraiment éreintant, car, de l’aube jusqu’à la nuit tombée, nous ne nous arrêtions que pour manger.

Alors, harassés, nous rampions dans nos couvertures et, les membres raides, nous nous endormions du sommeil d’un total épuisement.

Maud affirmait qu’elle n’avait jamais été aussi vigoureuse et ne s’était aussi bien portée.

Pour ma part, la chose était vraie. Mais Maud avait la gracilité d’un lis et, à tout moment, je me demandais si je n’allais pas la voir se briser.

Quand elle n’en pouvait plus, elle s’allongeait sur le sable, puis se relevait et se remettait courageusement à la besogne, après avoir récupéré la force nécessaire. Où puisait-elle cette force ? C’était pour moi une énigme.

— Songez donc au long repos qui nous sera imposé cet hiver ? répondait-elle à mes remontrances. Alors nous réclamerons du travail à cor et à cri.

La nuit même du jour où la seconde hutte fut couverte, nous l’inaugurâmes avec le même cérémonial que pour la première.

Depuis trois jours sévissait une furieuse tempête, qui avait remonté du sud-ouest au nord-ouest et qui, maintenant, nous soufflait dessus en plein.

Sur les grèves de l’île, le ressac faisait un bruit de tonnerre et notre petit havre lui-même était battu par les flots démontés.

Le vent sifflait et mugissait autour de la cabane et, malgré l’épaisseur des murs, je tremblais par moments pour sa solidité. Le toit, que je croyais avoir tendu comme une peau de tambour, fléchissait ou se gonflait à chaque bouffée de vent.

Dans les murs, aux joints des pierres, d’innombrables interstices, insuffisamment bourrés de mousse, se rouvrirent.

Les vents coulis, qui en résultaient, faisaient vaciller la flamme vive de notre lampe. Mais, en regard du déchaînement extérieur des éléments, nous étions confortablement installés.

Ce fut une soirée délicieuse et nous estimâmes, Maud et moi, que l’île de Bonne-Volonté méritait plus que jamais son nom.

Nous étions résignés à l’hiver rigoureux qui, sans nul doute, nous attendait et, dans la mesure du possible, nous y étions préparés.

Les phoques pouvaient maintenant entreprendre leur mystérieuse migration vers le sud, notre réserve de viande était largement assurée.

Bien au chaud, bien au sec, nous défierions les ouragans les plus féroces. Maud nous avait fabriqué, à chacun, un moelleux matelas de mousse, jalousement amassée par ses soins. Et, quand je m’endormais, le sommeil me semblait plus doux, sur cette couche préparée par des mains aimées.

Lorsque nous nous séparâmes et que je quittai Maud, pour regagner ce que j’appelais orgueilleusement ma chambre, la jeune femme me dit, comme par une intuition soudaine, en me tendant la main :

— Quelque chose, que j’ignore, se passera certainement cette nuit. Je le sens. Ça se prépare. Écoutez !

Elle désigna du doigt le rivage, que battait le fracas de la tempête.

— Je n’entends rien d’anormal…, répondis-je. C’est le bruit des vagues. Mais, par une telle nuit, je préfère nous voir où nous sommes que sur la mer en train de tenter d’aborder… Vous n’avez pas peur ?

— Non, non, ça va très bien.

Puis nous nous séparâmes :

— Bonne nuit, Maud.

— Bonne nuit, Humphrey.

L’usage de nos prénoms était, entre nous, venu tout naturellement et sans préméditation.

Ailleurs, dans l’ancien univers où nous vivions, j’aurais pris Maud dans mes bras pour la serrer contre moi. Mais la situation me l’interdisait. Je restai seul dans ma petite hutte, mais je savais qu’un lien affectif existait entre nous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, je m’éveillai, opprimé par une sensation mystérieuse. Un je ne sais quoi me manquait.

Mais cette oppression et ce mystère s’évanouirent au bout de quelques secondes, quand je me rendis compte que ce qui faisait défaut à mon oreille était le bruit du vent.

Je m’étais endormi dans un état de tension nerveuse, produite par le choc d’un son violent et persistant. Et je m’étais réveillé sous l’influence de cette même tension, qui cherchait la cause dont elle avait résulté et qu’elle ne trouvait plus.

Je m’étirai, pendant quelques minutes, sous mes couvertures, puis je m’habillai et ouvris la porte.

Les vagues déferlaient toujours sur le rivage, attestant la force de la tempête nocturne. Mais le temps était clair et le soleil brillait.

Je sortis, et je n’avais pas fait quatre pas que je m’arrêtai court. Je n’en croyais pas mes yeux.

Sur la grève, à quelque cinquante mètres devant moi, échoué par l’avant, se trouvait un navire à coque noire. Les mâts, complètement rasés, se balançaient lentement sur ses flancs, pêle-mêle avec les voiles et les haubans.

Je me frottai les yeux, pour m’assurer que je ne rêvais pas. Car, avec ses lignes familières et les mille détails de sa construction, c’était bien le Fantôme.

Quel caprice du sort l’avait amené ici ? Ici plutôt qu’ailleurs ? Quel hasard des hasards ? L’espace d’une seconde, je fus au comble du désespoir. Fuir était hors de question.

Je songeai à la jeune femme, endormie encore dans la hutte confortable que nous avions si péniblement construite. Je me rappelai notre bonsoir de la veille : « Bonne nuit, Maud. — Bonne nuit, Humphrey » et la phrase si douce dont je m’étais bercé en attendant le sommeil : « Ma femme, ma compagne… »

Ces mêmes mots tintaient encore dans mon cerveau, mais comme un glas funèbre qui maintenant sonnait. Alors tout, pour moi, devint noir.

Cet abandon de moi-même ne dura peut-être qu’une fraction de seconde, durant laquelle je regardais, comme hébété, le Fantôme échoué la proue sur le sable, dans l’inextricable fouillis de ses agrès. Soulevé de temps à autre par les vagues mugissantes, il retombait lourdement sous son propre poids, avec des grincements du fer et du bois.

Que faire ? Car il fallait agir et se hâter. Maud et moi, nous devions à tout prix tenter quelque chose.

Les falaises, qui de tous côtés enserraient la baie, nous interdisaient de gagner l’intérieur de l’île. Et d’ailleurs, à quoi cela nous aurait-il servi ? Où nous cacher, sans être bientôt dépistés ?

Le canot et l’immense Océan étaient notre seul refuge. Je songeai à nos réserves de viande, d’huile, de mousse et de bois à brûler, qui devaient nous permettre de traverser, sans dommage, le terrible hiver qui approchait.

Il allait falloir abandonner tout ça, pour nous livrer de nouveau au froid et aux tempêtes ! Il était évident que nous n’y survivrions pas.

Voilà ce que je me disais, hésitant encore à réveiller Maud et à lui annoncer l’effroyable réalité.

J’en vins à me demander s’il ne valait pas mieux tuer la jeune femme d’un coup de fusil, avant qu’elle n’ouvre les yeux…

Puis je fus soudain frappé du silence étrange qui régnait à bord du Fantôme. Rien n’y bougeait. Tout l’équipage, exténué par une nuit de lutte, dormait sans doute.

J’en profiterais pour me glisser silencieusement à l’intérieur de la goélette. Je gagnerais la cabine de Loup Larsen ; je connaissais le chemin, et c’est lui que je tuerais. Lui mort, nous verrions ensuite ce qui nous restait à faire.

J’avais mon poignard sur ma hanche. Je rentrai dans la hutte, pour y prendre mon fusil, et je m’assurai qu’il était chargé. Puis je m’approchai du Fantôme.

Je descendis dans l’eau jusqu’à la taille et, m’accrochant à un cordage, je me hissai à bord.

L’écoutille du poste d’avant était ouverte. Je m’arrêtai, pour écouter la respiration des hommes. Mais je n’entendis pas un souffle. Étrange.

J’écoutai plus attentivement. Rien. Pas un bruit. Avec précaution, je descendis l’échelle. La pièce avait cette odeur particulière, de vide et de moisi, propre aux maisons inhabitées.

Et partout traînaient de vieux vêtements déchirés, des bottes de mer éculées, des cirés usés, tout l’équipement coutumier, rebuté et dévalorisé, d’un équipage qui avait fait une longue campagne.

Haletant et poussé par je ne sais quel espoir imprévu, je regrimpai sur le pont et regardai autour de moi, avec plus de sang-froid. Je remarquai alors que les canots avaient disparu.

Au poste d’arrière, même spectacle qu’à l’avant. Les chasseurs de phoques avaient hâtivement rassemblé et emporté tout ce qui pouvait leur servir encore, et ils avaient laissé le reste derrière eux.

Le Fantôme était abandonné. Il était devenu ma propriété et celle de Maud. Je songeai au magasin à vivres et à celui de l’infirmerie ; je découvrirais peut-être, de quoi offrir à Maud un agréable déjeuner.

Une réaction joyeuse s’opéra en moi. Ma frayeur était passée et l’idée que mon intention de tuer le capitaine était devenue sans objet, me soulageait d’un très grand poids.

Je remontai allègrement l’escalier du poste, impatient d’aller porter à Maud toutes ces heureuses nouvelles. Et, comme je débouchais sur le pont, je vis… Loup Larsen.

Il se présentait à mi-corps, debout sur l’escalier intérieur qui descendait au carré, et je ne voyais que sa tête et la partie supérieure du torse.

Immobile, il me regardait en face.

Je me mis à trembler de nouveau et l’ancienne terreur me contracta l’estomac. Mes lèvres se desséchèrent et je dus, pour retrouver mon équilibre, m’appuyer sur un capot qui se trouvait là.

Nous nous regardions sans dire un mot. Il y avait, dans notre silence et dans notre mutuelle immobilité, quelque chose de sinistre.

L’initiative appartenait à l’un de nous deux. Et elle serait évidemment à l’avantage de celui qui la risquerait le premier. Mais je ne l’osais pas.

Je me retrouvais dans la même situation qu’en face du gros phoque, que je voulais assommer, sans pouvoir m’y décider, et que je souhaitais voir fuir.

Finalement, je rassemblais tout mon courage et mis en joue Loup Larsen, avec mon fusil.

S’il avait fait le moindre mouvement, ou essayé même de redescendre l’escalier, je l’aurais tué. Mais il continuait à ne pas bouger et à me regarder fixement.

Alors que je l’observais, mon fusil dans mes mains tremblantes, je remarquai l’air fatigué, et presque hagard, de son visage.

On aurait dit qu’une longue angoisse l’avait usé. Les joues étaient creuses, les paupières battues et plissées. L’expression des yeux, et leur aspect même, étaient singuliers. Ils semblaient comme déviés de leurs orbites.

Mille pensées hétéroclites se bousculaient dans mon cerveau surexcité, et je demeurais incapable d’appuyer sur la détente de mon fusil.

J’abaissai mon arme et fis quelques pas vers Loup Larsen, qui le mirent à portée de mon bras. Il n’y avait pour lui aucun espoir d’échapper. Impossible de le manquer, même pour le mauvais tireur que j’étais. Mais je restais irrésolu.

— Eh bien ? demanda-t-il avec impatience. (Vainement j’essayai de tirer ou de parler.) Pourquoi ne tirez-vous pas ?

Je toussai, pour m’éclaircir la gorge.

— Hump, poursuivit-il, vous êtes incapable de me tuer. Ce n’est pas exactement la peur qui vous en empêche. Mais vous êtes impuissant. Votre morale, avec ses conventions, est plus forte que vous. Vous êtes l’esclave d’un code impératif, accrédité dans le milieu où vous avez vécu jusqu’ici, et qu’on vous a enfoncé dans la tête, du jour où vous avez balbutié vos premiers mots.

« C’est pourquoi, malgré les leçons, toutes différentes, que je vous ai données, ce que vous appelez votre conscience vous interdira de tuer un homme sans armes et sans défense.

— Je le sais…, répondis-je d’une voix mal affermie.

— Et pourtant vous n’ignorez pas, reprit-il, que je tuerais, moi, un homme désarmé, aussi facilement que je fumerais un cigare.

« Vous me connaissez pour ce que je suis. Vous pouvez, selon vos principes, m’apprécier à ma valeur exacte. Vous pouvez toujours me traiter de serpent, de tigre, de requin, de monstre et de Caliban.

« N’empêche, pauvre marionnette en chiffon, que vous êtes incapable de me tuer, alors que vous n’hésiteriez pas à descendre un tigre ou un requin. Pourquoi ? Parce que je suis bâti sur le même modèle que vous. Parce que j’ai, comme vous, des mains, des pieds, un visage humain. Hump, j’avais mieux espéré de vous !

Il gravit les dernières marches de l’escalier et vint vers moi.

— Laissez ce fusil, dit-il. J’ai quelques questions à vous poser.

« Jusqu’ici, je n’ai guère eu le loisir de visiter les lieux. Où sommes-nous ? Comment le Fantôme s’est-il échoué ? Comment, vous-même, avez-vous mouillé ici ? Où est Maud ? pardon, Miss Brewster… Ou dois-je dire « Mme Van Weyden » ?

Je m’étais reculé, pleurant presque des larmes de rage, devant mon impuissance, trop réelle, à tuer mon ennemi. J’espérais, contre toute espérance, qu’il allait commettre un acte hostile contre moi, qu’il essaierait de me frapper ou de m’étrangler. Ce qui m’aurait contraint à tirer.

— C’est l’île de Bonne-Volonté, répondis-je.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

Je corrigeai :

— Enfin, c’est le nom que nous lui avons donné.

— Nous ? Qui ça « nous » ?

— Miss Brewster et moi-même. Quant au Fantôme, comme vous pouvez personnellement le constater, il est échoué l’avant sur la grève.

Il y eut un silence, puis Loup Larsen reprit :

— Il y a des phoques sur cette île. Ce sont eux qui m’ont réveillé par leurs aboiements. Sans quoi, je dormirais encore… Dès hier soir, quand la goélette a été jetée ici par la tempête, j’avais cru percevoir leur voix.

« Bref, ça fait des années que je cherche une pareille phoquerie. C’est une fortune assurée. Et je suis tombé dessus, grâce à mon excellent frère…

— Où sont vos hommes ? demandais-je. Comment se fait-il que je vous trouve seul ?

Je m’attendais à ce qu’il élude ma question. Mais il me répondit carrément :

— Larsen-la-Mort a eu le dessus. Ça n’est pourtant pas négligence de ma part. Il a accosté le Fantôme pendant la nuit, pendant que je dormais dans ma cabine.

« Il a offert à mes hommes un salaire supérieur. Et tous, alors, m’ont lâché. Il en a été de même des chasseurs. Je suis arrivé juste à temps pour les voir déguerpir. Si je vous disais que ça m’a étonné, je mentirais. J’ai été abandonné sur mon bateau.

« C’est une belle victoire pour Larsen-la-Mort. Mais une victoire qui ne sort pas de la famille.

— Mais comment avez-vous perdu vos mâts ?

— Avant de me laisser en arrière, l’équipage, sur l’ordre de mon frère, a coupé tous les cordages qui les maintenaient en place.

« Ils tenaient encore debout tant bien que mal. Mais le coq en avait scié la base et, deux heures après, ils sont tombés. Du beau travail, fit-il en riant.

— Un ban pour Mugridge ! m’écriai-je.

— Je ne l’ai pas vu faire. Mais je n’ai aucun doute là-dessus. Lui et moi, nous sommes comme ça à peu près quittes.

— Et vous avez supporté tout ça sans protester ? Ça me surprend de votre part !

Loup Larsen passa la main sur son front.

— Évidemment…, dit-il. Mais étant donné les circonstances…

« Si vous le permettez, je vais m’asseoir un peu au soleil.

Tandis que parlait Loup Larsen, sa voix trahissait une sorte de faiblesse, à la fois physique et morale, dont j’étais vivement étonné et qui me rendait perplexe.

— Et vos maux de tête ? demandai-je.

— Toujours pareil. Je sens que je vais avoir une crise d’ici peu.

Il repassa nerveusement sa main sur son visage. Combien il ressemblait peu au rude homme que j’avais connu !

Il se laissa tomber, ou plutôt glisser, sur le pont, où il s’allongea. Puis il roula sur le côté et appuya sa tête sur son bras replié. De son avant-bras, il se protégeait les yeux contre les rayons du soleil.

— Maintenant, Hump, dit-il, votre heure à vous est venue.

Je le regardai d’un air étonné.

— Que voulez-vous dire ?

En réalité j’avais bien deviné sa pensée.

— Oh ! rien…, répondit-il. Rien, ou peu de chose. Mais vous devez être satisfait, j’imagine ?

Je répliquai sèchement :

— Satisfait… Je le serais davantage encore si je vous savais à quelques milliers de milles d’ici.

Il eut un ricanement, se tut et ne bougea pas ; je le frôlai pour gagner l’escalier du carré, où je descendis.

Je soulevai la trappe du plancher, qui donnait accès au magasin de vivres, où je m’introduisis, après une certaine hésitation. Non sans avoir, auparavant, démonté la trappe de ses charnières, afin que Loup Larsen, s’il feignait ses malaises, ne vienne pas soudain la rabattre sur moi et me prendre au piège, comme un rat.

Cette précaution était inutile. Je fis une ample provision de confitures, de biscuits de mer, de viandes de conserve et de tout ce que je pouvais emporter. Puis je remis la trappe en place et regagnai le pont.

Loup Larsen était toujours dans la même position.

Je m’en retournai fouiller sa cabine, et m’emparai de trois revolvers. C’étaient les seules armes qui étaient restées sur le Fantôme, avec quelques couteaux à légumes, que je raflai dans la cuisine.

Puis je songeai que Loup Larsen avait coutume de porter sur lui, en guise de poignard, un grand couteau de yachtman. Je me penchai sur lui et lui parlai d’abord doucement puis à haute voix ; il ne bougeait pas. Je le palpai sur toutes les coutures, et pris le couteau. Je respirai alors plus librement.

Dans une lutte éventuelle entre nous deux, il ne restait plus à Loup Larsen que ses deux bras de gorille, alors que j’étais moi-même formidablement armé. C’était encore suffisant pour me faire trembler.

Ayant ajouté à mon paquet quelques ustensiles de cuisine et un peu de vaisselle de porcelaine, j’abandonnai l’ancien capitaine, étendu au soleil, et revins à la double hutte.

Maud dormait toujours. J’entrai chez moi, ranimai les cendres du foyer et me mis à préparer fiévreusement le déjeuner.

J’avais presque terminé, quand j’entendis la jeune femme remuer et marcher, dans ce que nous appellerons sa chambre. Elle apparut juste au moment où je versais le café dans les tasses.

Elle sourit, en voyant le couvert mis, et protesta gentiment :

— Vous avez profité de mon trop long sommeil pour usurper mes fonctions. Il était entendu que les soins de la cuisine m’incombaient…

— Une fois n’est pas coutume, répondis-je.

Elle était encore si engourdie qu’elle but, sans s’en apercevoir, son café dans la tasse de porcelaine que je lui tendais.

Aussi inconsciemment, elle accepta une assiette de belles pommes de terre frites, toutes dorées, puis étendit sur son biscuit une succulente confiture.

Mais ça ne dura pas. Je vis la surprise se peindre sur ses traits. Elle regarda longuement l’assiette de porcelaine, la tasse fine où elle avait bu, les pommes de terre frites qui restaient dans la poêle, et le pot de confitures.

Puis elle leva les yeux sur moi et les reporta sur le rivage, où elle aperçut, pour la première fois, l’épave du Fantôme.

— Humphrey ! Oh ! Humphrey…, s’écria-t-elle. L’innommable terreur remplissait de nouveau ses yeux. Sa voix tremblait.

— Serait-ce que…

Je fis un signe de tête affirmatif.