Le Loup des mers/31

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 395-403).

31

Pendant toute la journée, nous attendîmes que Loup Larsen apparût et descendît sur le rivage. Pour nous deux, cette attente était intolérable. À tout moment, nous reportions nos yeux anxieux vers le Fantôme.

Mais Loup Larsen n’apparut même pas sur le pont.

— Il est certainement malade, dis-je à la fin de la journée. Je ferais peut-être bien d’aller voir ce qu’il est devenu et s’il est toujours étendu à la place où je l’ai laissé ce matin.

Maud me jeta un regard suppliant.

— Ne craignez rien, dis-je. Je prendrai un des revolvers. Il ne possède plus aucune arme.

— Mais il a ses bras, ses mains, ses mains redoutables ! Oh ! Humphrey, n’y allez pas ! Je vous en prie… Je vous en supplie !

Elle posa sa main sur la mienne, en une pression qui fit battre mon cœur. Chère et adorable créature ! Toute la femme était en elle. Elle tremblait pour moi.

Je fus sur le point de lui enlacer tendrement la taille, comme je l’avais fait déjà lorsque nous traversions le troupeau de phoques. Mais je me contins.

— Je ferai attention, assurai-je. Je vais juste jeter un coup d’œil.

L’endroit où j’avais laissé Loup Larsen était vide. Il avait sans nul doute regagné sa cabine. Je revins sans en demander davantage.

Au cours de la nuit suivante, Maud et moi nous veillâmes à tour de rôle. Car il était impossible de prévoir ce que pouvait faire Loup Larsen. Nous le savions capable de tout.

Le lendemain encore se passa dans l’attente, puis le surlendemain. Toujours aucun signe de vie de sa part.

Le quatrième jour, Maud s’inquiéta.

— Ses maux de tête peuvent devenir graves, très graves. Il est peut-être plus malade. Il est peut-être mort… ou mourant…, ajouta-t-elle, en voyant que je ne répondais rien.

— Ce serait le mieux ! grommelai-je.

— Mais, songez-y, Humphrey, c’est un homme… un de nos semblables… Nous ne pouvons pas le laisser comme ça.

— Peut-être, oui !

— Oh ! Humphrey, il faut faire quelque chose. Si un malheur arrivait, je ne pourrais jamais me le pardonner !

— Peut-être.

Je souriais en moi-même, en songeant au merveilleux instinct féminin de compassion et de bonté, qui poussait Maud, malgré elle, à prendre Loup Larsen en pitié.

— Humphrey, il faut que vous alliez vous rendre compte…

— Alors vous ne craignez plus pour ma vie ? Et si Loup Larsen me tuait ?

Elle saisit l’ironie et répondit :

— Moquez-vous de moi tant que vous voudrez, je vous pardonne. Il faut que vous alliez à bord !

Je me levai docilement et descendis vers l’épave.

Une fois sur le pont du Fantôme, je fis, de la proue, un signe amical à Maud. Puis je me dirigeai vers le carré et vers la cabine de Loup Larsen.

Je m’arrêtai en haut de l’escalier et appelai. Loup Larsen répondit et commença à gravir les marches. Je pris en main le revolver.

Durant notre court entretien, je tins l’arme ostensiblement braquée vers lui. Mais il n’y prêta aucune attention. Son état physique ne s’était pas modifié depuis notre première entrevue. Il était triste et silencieux.

Quelques mots à peine furent échangés. Je ne lui demandai pas pourquoi il n’était pas venu à terre, pas plus qu’il ne s’inquiéta de savoir pourquoi je n’étais pas revenu à bord. Ses douleurs de tête, m’affirma-t-il, s’étaient apaisées. Là-dessus, nous nous séparâmes.

Maud reçut mon rapport avec un soulagement évident et la vue de la fumée qui, plus tard dans la journée, s’éleva de la cheminée de la cuisine du Fantôme, acheva de la rassurer.

Le lendemain et le surlendemain, la fumée apparut encore, et Loup Larsen fit un tour ou deux sur le pont. Mais il persista à ne pas tenter de descendre à terre.

Nous n’en continuâmes pas moins nos quarts de nuit, car nous nous attendions à un acte quelconque de sa part, où il se montrerait sous son vrai naturel. Son inaction même nous paraissait suspecte.

Une semaine s’écoula ainsi sans que rien de nouveau se produisît et nous retombâmes, Maud et moi, dans un accablement qui paralysait tous nos mouvements.

Puis la fumée cessa de monter de la cuisine et Loup Larsen de se montrer. Si notre sécurité en paraissait mieux assurée, Maud, par une réaction bizarre, mais généreuse en somme, recommença à s’inquiéter de la santé du capitaine du Fantôme.

Elle ne me demanda pas, cette fois, d’aller m’en enquérir. Mais je compris que tel était son désir. Moi-même, j’étais mal à l’aise, à la pensée renouvelée qu’un de mes semblables était en train de mourir, abandonné de tous. Loup Larsen avait dit vrai. Le code d’humanité qui m’avait été inculqué était plus fort que ma haine.

L’occasion se présenta d’elle-même. La confiture et le lait condensé étaient épuisés. Je prévins Maud que j’allais en chercher d’autres sur la goélette.

En arrivant sur le pont, je pris soin d’enlever mes souliers et c’est sans faire de bruit, en marchant sur mes chaussettes, que je gagnai l’arrière du bateau.

Cette fois, je n’appelai pas du haut de l’escalier, mais je descendis avec précaution. La porte de la cabine de Loup Larsen était intérieurement fermée.

Je me préparais à cogner, quand je me souvins de ce que j’étais venu chercher. Je soulevai silencieusement la trappe du plancher et, m’introduisant dans le magasin, j’y renouvelai nos provisions alimentaires. Je profitai de l’occasion pour prendre également, en vue de l’hiver, dans l’armoire qui les contenait, quelques vêtements de dessous.

Comme j’émergeais de mon trou, j’entendis du bruit dans la cabine de Loup Larsen. Je m’accroupis et écoutai.

Le loquet bougea et, instinctivement, je saisis mon revolver. La porte s’ouvrit toute grande et Loup Larsen fit son apparition.

Jamais je n’avais vu, sur aucun visage humain, un désespoir aussi profond que celui qui se peignait sur cette figure bouleversée. Loup Larsen, l’homme fort, le lutteur indomptable, se tordait les mains, levait ses poings fermés et se lamentait, d’une voix rauque.

Puis un de ses poings se détendit, et il renouvela le geste de passer sa main sur sa figure et sur ses yeux, comme pour en chasser des toiles d’araignée.

— Dieu ! Dieu ! gémit-il.

Et il leva vers le ciel ses poings fermés, avec ce même désespoir infini qui arrachait la plainte de son gosier.

C’était horrible à voir. Je tremblais de tous mes membres. Des frissons couraient le long de ma colonne vertébrale et la sueur m’inondait le front. Je ne crois pas qu’il y ait au monde spectacle plus poignant que celui d’un homme puissant, soudain terrassé.

Par un effet de son extraordinaire volonté, Loup Larsen parvint cependant à se dominer. L’effort dut lui être terrible, car tout son corps en fut secoué. On aurait dit qu’il allait être foudroyé par une attaque.

De ses traits convulsés, il se composa un visage, crispant ses nerfs et luttant pour leur commander. Puis il s’affaissa de nouveau. Une fois de plus, les poings serrés se levèrent, accompagnés d’un gémissement sourd. Et je l’entendis qui sanglotait.

Après quoi il sembla, pour quelques minutes, redevenir l’ancien Loup Larsen et il se dirigea vers l’escalier qui montait sur le pont.

Je me blottis davantage dans l’ombre, persuadé qu’il allait me découvrir dans la position accroupie où je me trouvais, et peu flatté d’être pris pour un lâche.

Je me redressai vivement et me mis sur pied, dans une attitude de menace et de défi. J’avais beau être juste devant lui, il ne parut pas me voir et continua à avancer.

La trappe ouverte était sur sa route. Il ne sembla pas non plus lui prêter attention. Un de ses pieds était déjà engagé dans l’ouverture, l’autre se levait…

À ce moment, il sentit le vide au-dessous de lui et, à la seconde précise où il allait tomber dans le trou, ses muscles de tigre se mirent à jouer. Il se cabra violemment en arrière et, les bras étendus, il alla culbuter sur le plancher, où il roula dans mes pots de confitures et dans le paquet de vêtements préparé par moi.

Mais il s’était redressé presque aussitôt et, simultanément, il avait compris pourquoi la trappe était ouverte, et qui l’avait ouverte.

Rapide comme l’éclair, il la fit jouer sur ses charnières et la rabaissa, avec un cri de triomphe. Nul doute qu’il ne crût m’avoir pris au piège. Nul doute… et cependant j’étais debout devant lui.

Loup Larsen était aveugle. Aveugle comme une chauve-souris.

Je ne bronchai pas et, retenant mon souffle, je continuai à l’observer.

Puis il retourna vers sa cabine. Je le vis tâtonner de la main, pour trouver le loquet. J’en profitai pour me rapprocher silencieusement de l’escalier, que je commençai à monter.

Loup Larsen ne tarda pas à revenir, traînant après lui une lourde cantine, qu’il déposa sur la trappe. Puis il alla en chercher une seconde, qu’il plaça sur l’autre, pendant que je gagnais les dernières marches de l’escalier.

Il le gravit à ma suite et, quand il fut sur le pont, repoussa le toit à glissière sur ce qu’il s’imaginait être ma prison.

Ses yeux éteints regardaient, sans un clignotement. Ils regardaient fixement l’avant du Fantôme. Je n’étais pas à deux mètres de distance dans ce qui aurait dû être leur champ de vision, et ils ne me voyaient pas.

J’en étais tout déconcerté et je me faisais l’effet d’être un fantôme. Devant Loup Larsen, je remuai la main, de droite et de gauche, sans qu’il en eût conscience.

Mais lorsque je me plaçai entre le soleil et lui, l’ombre mouvante passa devant sa figure, et je m’aperçus qu’il en avait ressenti l’impression.

Son visage se fit attentif et se durcit, tandis qu’il tentait d’analyser la sensation éprouvée. Mais il ne parvenait pas à l’identifier.

Je l’observais avec une curiosité qui n’était pas moindre. Je me demandais si la paralysie des nerfs optiques était complète ou si quelque trace de sensibilité y demeurait.

Ou bien la peau du visage percevait-elle la différence de température qui existait entre le passage, même fugitif, d’une ombre et la chaleur solaire ? Ou bien encore un sixième sens lui permettait-il de deviner une présence à ses côtés ?

Mais je renonçai à expliquer le mystère qui agissait sur lui ; Loup Larsen se mit à marcher sur le pont, avec une assurance apparente qui m’étonna mais qui, après un peu d’attention, n’était pas exempte de cette imperceptible hésitation, spéciale aux aveugles.

Avec un dépit auquel se mêlait un certain amusement, je le vis qui découvrait mes souliers que j’avais laissés sur le pont. Après s’en être emparé, il les emporta dans la cuisine.

Quand il fut en train d’allumer son feu et de préparer son repas, je m’en retournai discrètement vers mes provisions abandonnées et, m’en étant chargé, ainsi que des vêtements, je revins, pieds nus, à terre, pour faire mon rapport à Maud.