Le Père Perdrix, roman/4

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Le Père Perdrix, roman
La Revue blancheTome XXVIII (p. 267-287).

Le Père Perdrix  [1]

DEUXIÈME PARTIE

chapitre premier


Ce fut l’année suivante, par un jour d’été, alors que le monde était beau et que la vie avait mûri dans les champs, pareille au blé, pareille au pain, pareille à une chair pleine de bonne santé ; ce fut un de ces jours où l’on se dit : « Ça y est, notre avenir est là, nous n’avons plus qu’à nous asseoir et laisser notre âme s’associer aux saisons. » Pierre Bousset travaillait dans sa boutique et ses deux ouvriers étaient non loin de lui. On ne pouvait certes pas les féliciter de leur courage ; mais, comme ils étaient payés aux pièces, l’existence auprès d’eux était supportable, du moment qu’il n’y avait pas des commandes trop pressées.

Tout à coup. Limousin leva la tête et dit :

— Ah ! le voilà !

Pierre Bousset regarda : Nom de Dieu, c’était Jean ! Il avait un drôle d’air, un air en partie double comme lorsqu’on a fait quelque chose et qu’on ne sait pas encore. Ils pénétrèrent ensemble dans la chambre où la mère époussetait les meubles avec cette minutie quotidienne qui rappelle un examen de conscience. Marguerite, assise auprès de la fenêtre, cousait dès le matin. Il y eut un battement de cœur parce que ce ne sont pas les bonnes nouvelles qui arrivent sans qu’on les attende.

Pierre Bousset dit :

— Comment se fait-il que tu viennes aujourd’hui ?

Jean s’assit avec assez de lenteur et l’on vit autre chose encore s’asseoir dans la maison.

La mère dit :

— Je parie que tu n’as pas mangé. Je vais préparer du chocolat en attendant midi.

Jean lâcha tout :

— Enfin, voilà ! Il y a qu’il y a du nouveau. Il faut que je vous le dise : j’ai quitté ma place !

— Comment !… Tu as quitté ta place ?…

Ils se dressaient tous les trois : Pierre Bousset avec son tablier et son dos de travail, et Jean s’aperçut qu’il avait les cheveux gris. La mère tenait une casserole à la main, précautionneuse comme une cuisinière, mais avec des sentiments comme si la casserole allait tomber. Marguerite pleurait déjà :

— Ah ! mon Dieu ! Moi qui en étais si fière !…

Pierre Bousset dit :

— Et comment que tu as fait ce beau coup ?

C’est alors que Jean sentit son âme fléchir et qu’il lui remonta du fond du cœur tous les besoins, toutes les vapeurs d’amour. Il fallait être les uns à côté des autres et s’entendre, et il fallait que quelqu’un commençât à faiblir. Il dit :

— Est-ce qu’on sait ce qu’on fait ?

— Ah ! par exemple ! dit le père. Tu ne sais pas ce que tu fais !

— Il y a des moments, répondit Jean, où l’on perd la tête et ensuite je ne te dis pas qu’on n’en ait pas regret.

— En fait de perdre la tête, je ne connais qu’une chose : c’est qu’on te paye, et c’est à toi de toujours obéir à ce qu’on te commande.

La mère surveillait le chocolat dont la vapeur montait avec une chaleur d’aliment fort. On aimait cela, dans la famille, comme une gâterie de dimanche matin, comme un chocolat de bourgeois pour qui, parfois, c’est jour de fête. Elle dit :

— Enfin, qu’il y ait ce qu’on voudra, il faut tout de même qu’il mange.

Jean allait parler. Ses yeux bleus avaient subi la première transformation qu’apporte une vie d’homme, alors que l’on n’est plus Jean, fils de Pierre, élève à l’École Centrale, mais Jean Bousset, ingénieur des fabrications chimiques. Il leur restait pourtant un rayonnement de petite fille, cette émotion qu’éveillent deux rayons de soleil dans une source. Et maintenant ils gardaient une sorte de supplication pareille à la douceur d’un enfant nu.

— Oh ! je sais tout ce que tu vas dire. Tu ne peux pas me donner raison, parce que tu n’étais pas à ma place, et je ne puis pas condamner un mouvement de mon cœur. Tu sais, je vous l’ai écrit, que les ouvriers voulaient se mettre en grève. Tout de suite, je me suis dit que c’étaient des choses qui ne me regardaient pas parce que quand on fait pour soi, il ne faut pas regarder plus loin. Mais François Perdrix m’a tout expliqué.

— Ça, je te l’avais dit ! s’écria Pierre Bousset. Quand tu as voulu faire entrer François Perdrix dans ton usine, je te l’ai dit : Les parents, il faut toujours les tenir à distance. Ils s’en font accroire et des fois pour les excuser on est conduit à commettre tout un tas de bassesses.

— Enfin, dit Jean, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui. Au contraire, il avait le cœur sur la main.

— Oh ! tous les soûlards sont comme ça. On dit : « Ils ont le cœur sur la main » et on ne compte pas toutes les fois où ils détournent les autres.

— Ah ! j’ai compris bien des choses, mon père ! Comment expliquer tout ce que j’ai compris ? Il y a des moments encore où voir et comprendre, cela fait dans ma tête un bruit comme si le monde n’y pouvait tenir en place. Je te le répète, c’est François qui m’a fait comprendre. J’ai vu, des soirs. Je lui disais : « Je m’ennuie, je n’ai pas même un camarade et je mange sur des tables d’hôtel un dîner trop bien servi. » Il disait : « Viens chez moi ; tu ne sais pas ce que c’est que de manger les bonnes choses parce que tu ne travailles pas et que la faim fait partie du travail. Tu mangeras la soupe avec nous et nous te dirons au moins que tu es heureux d’en être où tu es, et de regarder l’ouvrier en faisant l’amateur. » Je lui disais : « Mais je travaille aussi ! Voir, comprendre, analyser, être ingénieur ! Toi, ce sont tes bras ; moi, c’est ma tête et mon cœur qui peinent. » Il riait : « Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! Quand je rentre le soir avec la gueule sèche, et que je mange de la soupe, moi aussi j’ai mal à la tête et je m’en fous que vous ayez mal au cœur. Je suis las comme un loup. Qu’est-ce que c’est que ton cœur ? »

— Oui ! Ça il avait raison, dit Pierre Bousset. Moi, je ne comprends pas du tout où tu veux en venir. Ah ! tu as compris bien des choses ! Moi, je ne comprends qu’une chose, c’est que tu es malheureux d’être trop heureux.

Et Jean parlait, avec des yeux bleus, comme une folie, comme un ruban, comme un pompon sans cause dont une fillette orna son front. Et toute une douceur sortait de son cœur pour aller s’épandre en la chambre où les meubles se renvoyaient des reflets, anguleux et cirés. Marguerite écoutait, avec des mouvements, écoutait son père, comme un enfant dont c’est l’habitude d’être guidé par ses parents, la mère surveillait le chocolat, congestionnée, secouant la tête et ajoutant son mot :

— Oui, oui, il n’a jamais été fait comme les autres. Tu te rappelles bien que, dans le temps, on voulait le mettre à la porte du lycée et qu’il aurait été trop heureux de se faire nourrir ici à rien faire.

Cela arrivait à Jean comme une succession de mots perçants et qui traversaient tout son corps. Il le secouait parfois, dans un frisson, mais un calme immense, cette ombre profonde qui tombe des belles pensées, l’entourait bien vite comme un amour suprême, comme une protection qui veille autour d’un berceau.

— Hier, j’étais dans le cabinet du directeur. C’est alors qu’arriva la délégation. Il me semble la revoir. Il y avait trois ouvriers. Ils avaient pris une chemise blanche et ils venaient de se laver les mains. Tu sais comment les pauvres entrent chez les riches. Il y avait un grand tapis et leurs pas s’y posaient avec tant d’embarras qu’on sentait au cœur des trois hommes une honte de chose écrasée. J’avais déjà pensé à la pauvreté qui, sachant qu’elle salit, se cache et n’ose pas même toucher un objet. Ils disaient : « Dame ! Monsieur le Directeur, on nous envoie vous parler. Nous, voila plus de dix ans que nous sommes à l’usine. Nous gagnons trois francs dix sous par jour. Ce n’est pas pour dire, mais nous avons des femmes et des enfants, et nos trois francs dix sous ne vont guère plus loin qu’un verre de vin et une assiettée de soupe aux choux. Bien entendu, vous avez aussi des frais, mais nous voudrions gagner quatre francs par jour et, pour tout vous expliquer, il faut que vous y consentiez ; parce que l’argent donne du courage à l’ouvrier. » L’autre les recevait avec cette assurance des riches, assis tout droit dans un fauteuil et qui portent la tête comme si elle dominait la vôtre. Il n’eut pas beaucoup de mal avec son éducation, ses habitudes de maître, sa stabilité de patron, pas beaucoup de mal à les troubler tous trois. « Messieurs, dès maintenant, je vous dis : Non ! La Société n’a pas à tenir compte de vos volontés. Nous vous payons trois francs cinquante par jour et nous estimons qu’il vous appartient de baser votre vie sur votre salaire. Quant à vos insinuations, j’emploierai tel moyen qui me plaira pour fortifier votre courage. Du reste, nos bénéfices ne sont pas ce que vous imaginez, vous qui ne connaissez ni nos efforts ni nos désillusions. » C’est alors, mon père, que je me suis senti ton fils et que je me suis rappelé tes mains, ton dos qui travaille et les roues des voitures. Les trois ouvriers semblaient trois enfants chez leur père, avec des cœurs qui se gonflent et ne sentent plus. Ah ! je croyais bien être un ingénieur. Je m’étais imaginé sur les bancs de l’école que ma tête était pleine de science et que cela suffisait. Mais tout le sang de mon père, les jours que j’ai passés dans ta boutique, et ces bouffées qui vous montent à la tête et semblent venir de bien loin, tout cela criait comme une grimace, comme une serrure, comme une clé. J’ai pris la parole : « Monsieur le Directeur, je les connais. Il y a mon cousin qui travaille à l’usine. Comprenez-vous ce que c’est, la vie des acides et celle du charbon ? » Si tu avais pu voir ! Il me regardait avec ses yeux, comme si de la glace avait pris leur prunelle : « Monsieur l’ingénieur, je ne permettrai ni à vous qui êtes un enfant, ni à eux qui sont des ouvriers, un seul mot pour discuter mes paroles et mes actes. Messieurs, vous pouvez vous retirer. » Je suis devenu chien comme un chien libre. Une porte s’ouvrait d’un seul élan. Nous avons du moins l’insolence, nous les pauvres, et les coups de gueule, puisque leurs armes arrêtent nos coups de dents. Je suis parti comme eux. Ils baissaient la tête et pensaient. Moi, j’ai crié. Je me suis retourné et j’ai crié : « Merde ! »

— Ah bien ! par exemple, je ne m’attendais pas à celle-là, dit Pierre Bousset. On fait élever des enfants pour en faire des bourgeois, pour qu’ils travaillent un peu moins que vous. Ah ! nom de Dieu, va donc leur demander une place à ceux pour qui tu as perdu la tienne.

Autrefois, l’Univers semblait réel et solide et l’on n’avait qu’à tendre la main pour en toucher les bornes. On pensait : Encore quelques années, quelques années pour faire quelques efforts, après quoi nous pourrons nous reposer. Si le monde ensuite pouvait se figer, si les sentiments pouvaient se figer aussi dans nos cœurs, et notre vie se délimiter, avec tant de hauteur et tant de tour de poitrine. C’est à cela qu’on reconnaît le bonheur. Pierre Bousset disait à sa femme :

— Voilà ce que c’est. Tu te rappelles bien ce que disait madame Lartigaud, un jour où elle était soûle : « On fait instruire les enfants et ensuite ils vous crachent au nez. »

D’ailleurs, le chocolat était prêt et la mère l’apportait dans un bol, avec du pain grillé.

— Tiens, regarde. Si tu n’as pas assez de pain, je t’en ferai griller encore.

Jean mangeait, ayant vingt-deux ans, et gardant de son voyage du matin une secousse de wagon, de voiture et de grand air. Il avait connu le chocolat, aux beaux dimanches de son enfance ; dans son estomac descendaient les cloches fraîches, les nappes blanches, la communion de l’autel, et ses douze ans passaient avec des récits. Il y a de bons aliments, qui viennent d’autrefois et qui guérissent les cœurs malades. Le père disait :

— Je ne sais pas comment il peut manger. Moi, les bouchées me resteraient dans le cou.

Ensuite on ne causa plus guère. Pierre Bousset était assis, ses grosses mains sur ses genoux posées, gardant une attitude étonnante et sans équilibre, comme une idée qui fait mal et ne peut pas durer. La mère continuait à frotter les meubles, en vieille machine dont les pas semblaient un battement de piston, agrippée parfois à une armoire comme une bête ridicule qui veut grimper aux murailles. Et la petite Marguerite cousait encore, toute fondue, bonne petite sœur et pleurant son frère, avec des larmes et des sentiments qui s’écoulaient et semblaient vider son cœur.

On dirait que quelqu’un vous est entré dans le crâne, pèse au front, pèse à la nuque, veut vous faire éclater, ou pénétrer jusque dans vos os. Pierre Bousset poussait de grands soupirs : Ahan ! pour l’exhaler, pour s’en défaire enfin, nom de Dieu ! et pour qu’il vous reste à la poitrine un peu de la liberté des hommes sains. Il disait :

— Ça m’appuie sur l’estomac.

Puis il retombait à son silence où les douleurs s’entassaient et gonflaient la peau de sa tête. Et lorsque l’une d’elles surgissait et semblait la plus forte, il en apparaissait une autre encore qui criait comme une chienne et se débattait sans fin dans le mélange de tous les espoirs déçus. Il parla pourtant ! — « On a dû te payer avant de venir et il doit de rester de l’argent. Il faudra nous le donner en garde, parce que tu en auras besoin. »

On n’avait pas avec lui la ressource de penser qu’il était économe. Gagnant quatre mille francs par an, étant garçon, à quoi pouvait-il tout employer ? Et il fallait bien croire, à la fin du compte, qu’il était mystérieux et léger et s’attendre aux combinaisons de cette folie qu’engendrent l’ignorance du prix de la vie et le mépris de la valeur de l’argent. Voici qu’au bout d’une année il vous apportait deux cent cinquante francs, pas même la valeur de son dernier mois, et qu’on le sentait vivre au jour le jour avec cette indifférence des gens qui n’ont pas envie de bien faire. Et c’était triste, et il s’était trouvé châtié, et les autres en subissaient la peine et l’avenir s’ouvrait devant vous comme une chose à laquelle on ne peut pas s’habituer. De plus, il voulut garder sur lui cinquante francs, au risque de les perdre et l’on ne savait pas, ah ! véritablement l’on ne savait pas comment le prendre. Et il n’y avait que cela à dire :

— Oui, avec toi on ne peut avoir aucune satisfaction.

C’est à ce moment qu’on entendit les gros sabots du père Perdrix. Depuis l’année dernière ils avaient pris un grand poids et se heurtaient à tout dans la rue, car les pauvres sont faibles et rencontrent des murailles. Il venait, il était là, sonore et creux, comme une machine à traîner des sabots. Il ouvrait la porte. Il était sans assurance, comme un parent pauvre, et s’expliquait en entrant. On ne se fait pas, il s’en rendait compte. Il avait toujours peur de causer du dérangement.

— Je l’ai vu monter. Ça me trottait par la tête. Je me suis dit : Il n’y a pas là, il faut que j’aille voir ce qui est arrivé.

Puis il embrassait Jean avec un peu de déclamation, exagérant son amour pour se faire bien voir. On lui racontait tout et il disait déjà de François :

— Ce gars-là, je lui en veux. Il n’est pas content de se soûler, il faut encore qu’il invente des tas d’histoires.

Et il disait à Jean :

— Oh ! mon ami, tu es un petit bêta. Moi, je suis un vieux malheureux. Pourquoi t’en mêler ? Il faut laisser les malheureux pour ce qu’ils sont.

chapitre ii

Il y eut des temps pour le père Perdrix. Son chapeau s’abattit encore sur ses lunettes, avec des bords frangés, et son front de vieux loup s’évidait aux tempes et s’amaigrissait comme une idée de famine. Il s’asseyait sur son banc, pendant les étés successifs ; ses genoux lui servaient à appuyer ses coudes, sa tête était basse et ses yeux s’amusaient avec ses pieds. Il grattait le sol, d’un coin de son sabot, après quoi il le pilait à petits coups de semelle. Il faisait des rainures, de larges rainures pareilles à des sillons ; ensuite il s’essayait à les combler et cela formait des minutes, puis des quarts d’heure, puis des après-midi.

Les premières pentes de la misère, lorsqu’il y tomba, avaient talé ses fesses ; maintenant une vieille habitude les gardait lourdes et tassées, et le bois du banc, qui les comprimait, avait pris une amicale fermeté, une solidité de chose sûre. La misère n’est pas un état définitif et qui sente le malheur. D’abord, on s’assied et l’on pense au pain quotidien, puis les jours, en nous le donnant, s’approchent de nos cœurs et les rassurent comme de bons amis. Le plus mauvais moment, ce fut lorsqu’on le mit à la porte du bureau de bienfaisance, parce qu’il se sentait vieillir et que les années sont tremblantes. Alors, il connut tout. Sa vie branlait comme un outil mal emmanché, et il ne pouvait y mettre la main sans le sentir incapable et usé. Elle avait les flexions d’une bête qui se dérobe, les coups de tête inattendus d’un vieux cheval que la fatigue cabre une dernière fois et qui va crever à cent lieues de sa mangeoire : « Tonnerre de Dieu ! pensait-il, j’irai me foutre à l’eau sans prévenir personne et je noierai la gale que je porte, avant qu’elle ait percé mes os. » Et puis, tout passa, et ses fesses reconquirent leur aplomb sur son banc. Les idées lui remontaient ; respirer, — respirer seulement, — était bon, et s’asseoir, regarder la rue, manger du pain sec, tout cela formait de la vie et le mettait encore au milieu du monde parmi les plaisirs de l’air, de la lumière et de la circulation des rues qu’on aime à voir. Mais lorsque Jean Bousset fut là, il s’éveillait le matin : « Pauvre petit gars, il viendra s’asseoir sur mon banc. » C’étaient deux bons amis. Jean descendait, sur le coup de neuf heures, ayant mangé la soupe : « Ah ! te voilà, mon frère ! » Il se reculait et lui laissait une grande place. Ils s’embrassaient toujours. Dans le temps, les bonnes femmes disaient : « C’est joli, un grand garçon de son âge, de vous embrasser comme ça. » Alors la journée commençait. Ils gardaient souvent la tête basse, l’un et l’autre, et Jean disait : Il ne fait pas chaud, ce matin. » Le vieux répondait : « Ma foi, non ! Je crois tout de même qu’on aura le beau temps, parce que, quand ma jambe ne me fait pas mal, c’est bon signe. » Jean dessinait sur le sol des rainures bien plus fines, à cause de la semelle de ses souliers. Parfois, il dessinait des triangles, menait les trois hauteurs et avait beaucoup de peine à les faire concourir en un même point. Il s’essayait à tracer des circonférences, mais la chose est impossible parce que le pied ne tourne pas.

Vers dix heures, passait Nénesse, le marchand de journaux. Il avait une grosse tête et les jambes torses, et depuis si longtemps on le voyait dans le pays, que les journaux avaient l’air d’une marchandise faite pour être vendue par des gnomes. On lui demandait : « Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans tes journaux ? » Il répondait : « Si vous croyez que j’ai eu le temps de les lire ! » Et l’on pensait : « Comment ! Il vend des journaux, et il ne sait même pas ce qu’il y a dessus. » Jean achetait le Petit Parisien. Le vieux disait : Allons, frère, lis-moi les nouvelles. » Il aimait entendre lire parce que cela le sortait de lui-même et lui faisait connaître des choses que tout le monde ne connaît pas. Il se plaisait aux « faits-divers » comme à une vieille illustration, comme à une gravure en marge du livre de la vie. Il disait de la politique : « Tu sais bien qu’on est tous les mêmes, qu’on ne pense qu’à bien manger et tout ça, c’est à qui attrapera le lard. »

Le jeudi, lorsqu’arrivait le « Supplément du Petit Parisien », le Vieux s’écriait : « Ah ! on va voir les images ! » Et c’est là-dessus qu’il se penchait en essayant de s’expliquer les gestes : « Qu’est-ce qu’il fait donc, celui-là ? » Jean répondait : « Tu ne comprends donc pas ? Il est en train de lever son couteau pour la tuer. » Le Vieux disait : « Je vais te dire une chose, mon ami : faut-il qu’il y ait de la canaille ! » Et il se penchait encore pour voir, pour apprendre, avec une ignorance entêtée qui aspire la vérité dans les journaux.

L’après-midi, Jean allait se promener dans la campagne. Il rentrait vers les quatre heures et le Vieux le lui répétait chaque fois : « Petit bêta ! Pourquoi as-tu été te promener au moment de la grande chaleur ? » Pendant tout ce temps-là, le Vieux sentait qu’il avait mal à la jambe. Ça l’avait pris d’une drôle de façon. Et puis c’était bien fait, parce qu’il faut être plus fier qu’il ne l’avait été. Un jour. Monsieur Edmond lui avait envoyé quelqu’un : « Père Perdrix, Monsieur Edmond vous demande si vous voulez le rouler dans sa petite voiture. Son domestique est occupé et ne peut pas lui faire faire son tour de jardin. » Mon Dieu ! il y alla. C’est bien vrai que Monsieur Edmond l’avait rayé du bureau de bienfaisance, mais dans la vie on n’a pas toujours le droit d’être difficile. Il y alla comme un grand câlin, avec de ces paroles qui adoucissent les angles des riches. L’autre avait tellement mangé depuis un an que les couches de graisse s’amoncelaient et que, jour par jour, on aurait pu les compter. On le roulait comme cela, assis dans une petite voiture, dans les allées de son jardin. Il s’était mis aux fleurs et jamais on n’aurait pu supposer, lui qui était un bourgeois, qu’il montrerait tant de patience et tant de minutie. Il y avait presque toujours un jardinier auquel il donnait des conseils et qui lui répondait : « Oh dame ! Monsieur Edmond, je crois bien que vous vous y connaissez mieux que moi ! » C’était un jardin embêtant, avec des allées qui descendaient trop. On était obligé de retenir la voiture de toutes ses forces. Des fois, le Vieux en était éreinté, avait envie de tout lâcher, d’abandonner le bourgeois au casse-cou et disait doucement en lui-même : « Tue-toi donc, va ! Il n’en crèvera toujours pas pour bien de l’argent. » Un beau jour, il avait senti quelque chose qui pétait dans sa jambe, et depuis ce temps-là elle était un peu rouge, avec des espèces d’écailles blanches. Il est vrai qu’il avait des varices.

On ne peut pas toujours penser au mal quand on est ouvrier. Assez souvent, la Vieille se plaignait et le Vieux lui répondait : « Tu as donc bien peur de mourir ! » Mais quand même, certains jours ça le piquait et d’autres jours ça le démangeait, et il se fût gratté jusqu’à se mettre la jambe en feu. Il en arrivait à ne plus supporter son bas. La Vieille dit : « Voilà ce qu’il faut faire. Tu te laveras bien ton mal tous les matins pour le rafraîchir et ensuite tu mettras de la poudre d’amidon pour le sécher. Et puis je t’entourerai la jambe avec de la toile pour que ton bas ne pique pas. » Tous les matins ce fut la même chose. Il lui semblait que ça adoucissait un peu. Alors il recommençait le soir, dans l’espoir que la guérison viendrait deux fois plus vite.

Monsieur Edmond le recevait gentiment, largement, et allait jusqu’à lui payer la goutte. Visiblement, il ne se souvenait de rien. Du reste, il n’avait pas la rancune longue et gardait au cœur une certaine légèreté qui lui venait de son bon estomac : « Ah ! ah ! père Perdrix, c’est vous. Et la santé ? » — « La santé ? Ça ne va pas. On dirait que ma jambe veut s’en mettre. » Monsieur Edmond avait encore le cœur plus léger lorsqu’il s’agissait des maladies : « Ne faites donc pas attention. Ce n’est rien. « Dans sa petite voiture il était assis ; son dos était un monde, son ventre formait deux étages, et le rouler semblait une fortune qu’on ébranle, qu’on roule et qu’on respecte. Pourtant il y avait entre eux ce bureau de bienfaisance, cette histoire que le Vieux voyait comme une chose et qui lui donnait des pensées : « Je pousse ta voiture, tu me causes, tu es bien aimable aujourd’hui. » Et dans le fond de son cœur, il entendait des cris de chiens qui ne voulaient pas se taire, montaient et voyageaient sur le jardin.

De la poudre d’amidon naquit une croûte qu’il lavait avec précaution, et lorsque cette croûte tombait, en petites plaques, la peau de la jambe apparaissait tout comme avant. Par une dérision dernière cette seconde peau brûlait, il y fallait mettre un peu de poudre d’amidon fraîche, après quoi, la troisième peau apparaissait comme un feu souterrain. Et l’on voyait les bases profondes du mal, et l’on pensait à une pourriture intérieure qui sortait par couches et s’accroissait, pareille à une mauvaise fortune qui s’accroît en mangeant les pauvres. Il l’entourait d’une bande de toile très serrée que ne pouvaient traverser que quelques piqûres ou quelques démangeaisons et grâce à laquelle sa jambe semblait neutre comme un rouleau de toile. Il la traînait, son sabot était moins d’aplomb à son pied, et le bruit de ses pas se ressentait de la pesanteur d’une mauvaise jambe, de la sonorité d’une colonne de bronze.

Et voici qu’il poussait cette voiture et que chaque effort résonnait dans son jarret. Il y avait des cris qui lui montaient tout seuls comme si sa jambe eût été pleine de soupirs : Aïe ! Et il roulait le bourgeois avec lourdeur, et il se faisait à lui-même l’effet d’une vieille pierre que l’on force à plier : « Y a ma sacrée jambe qui m’en fait voir de toutes les couleurs. » L’autre était un médecin. C’est vrai qu’il était impotent, mais on sentait sa graisse pleine de bonne santé. Il y a la bonne nourriture, mais aussi bien il connaissait les remèdes et pouvait réduire une maladie à presque rien. Le Vieux exagérait encore devant Monsieur Edmond et, bien que son genou fût libre, pendant des soirées entières il simulait l’homme à la jambe raide. Il allait jusqu’à dire : « Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit. Ma jambe me cuit comme si elle le faisait exprès. » Il dormait d’ailleurs d’un gros sommeil, excepté le matin. M. Edmond avalait des drogues. Le père Perdrix disait : « Si seulement je savais ce qu’il faut prendre ! » Et l’autre le regardait avec ses yeux luisants de riche, faisait fonctionner sa pomme d’Adam et avait toujours l’air d’avaler de bons repas. On ne sait pas ce qu’il pouvait penser. Il ne se rappelait peut-être même plus qu’il était médecin. Nom de Dieu ! ce n’était pas bien malin. Il n’aurait eu qu’à dire une bonne fois : « Montrez-moi donc votre jambe, je vous dirai ensuite ce qu’il faut faire. »

Il y avait un autre médecin, mais les bourgeois sont tous les mêmes et veulent qu’on les paie. Dans le temps où vivait le père Pinet, le sorcier, on était bien plus tranquille pour les maladies. On lui disait : « Hé, sorcier ! Entre donc un coup. » C’était un vieux radoteur, mais souvent il tombait juste et dénichait le remède. On en était quitte pour lui offrir une goutte de deux sous. Le nouveau médecin avait l’air d’un bon garçon. C’était un petit homme rond, bonne mine, décidé, mais ça ne sait pas se mettre à la portée du monde. Le tarif était de quarante sous. Le Vieux se rappela quelque chose qui lui donna à réfléchir. Un matin qu’il était sur son banc, Paul Lartigaud arrive et lui dit : « Vieux, vous ne pourriez pas me prêter vingt sous, je vous les rendrai demain. » Qui est-ce qui se serait méfié ? On a toujours vingt sous dans son armoire. Enfin, de jour en jour, ce garçon qui avait peut-être huit cent mille francs de fortune, chevaux, voitures, et qui n’avait pas besoin de travailler pour être sûr d’avoir du pain, ce gars-là ne parla jamais de rien et le Vieux, par bêtise, n’osa jamais rien lui demander. Il se soûlait tous les jours, il buvait des amers picon, il ressemblait à un gobe-mouches.

Ces vingt sous-là, le Vieux se les remémora bien des fois. On a souvent dépensé vingt sous dans la vie et plus tard on s’aperçoit de ce qu’est une petite pièce blanche et de la place qu’elle tient en nos petits bonheurs. Mais celle-ci restait quelque part avec une force inconnue, des rayonnements d’argent chaud et le Vieux, en penchant la tête, la sentait. Il lui sembla bien vite qu’elle reposait en terre, là où les chers souvenirs sont enfouis, et il ne pouvait pas la chasser de lui-même. Avec vingt sous de plus, elle eût fait quarante sous. On eût appelé le médecin. Il eût dit : « Père Perdrix, voilà ce que c’est ! » Et la jambe eût marché, comme par le passé, et l’on aurait eu du plaisir à vivre, et l’on ne sait pas ce que l’on ne peut pas faire avec deux jambes.

Jean lui disait : « Tu as l’air encore tout pensif ! » Et lorsque Jean parlait ainsi, le Vieux n’était déjà plus pensif. Ils n’avaient pas de bien longues conversations parce que dans la vie on ne peut que répéter les mêmes choses. Jean restait parfois à l’extrême bout du banc, aimant à sentir s’imprimer en ses fesses les angles du bois. Cela, le Vieux ne pouvait pas le comprendre. Il disait : « On dirait que tu as peur de t’asseoir. Approche-toi donc, y a de la place. »

Pierre Bousset disait à son fils : « Vous êtes au même point tous les deux, aussi feignants l’un que l’autre. » La mère répliquait : « Dans le temps, il aimait lire. Essaie donc, maintenant, de lui faire ouvrir un livre. » Et la petite Marguerite, un peu plus conciliante : « C’est bien vilain, mon Jean ! »

Vraiment, lui aussi, il n’y avait que sur le banc qu’il se plaisait. Septembre et octobre furent deux mois de beau temps où les ombres étaient un peu plus grises et flottaient comme une âme. Les beaux moments du jour pénétraient sous la peau, dans la poitrine, et l’on se sentait au cœur je ne sais quoi qui roucoulait. Ils étaient deux vieux de l’automne, deux amis du fond de la vallée où bientôt les jours seront froids, et ils s’entouraient alors d’une tendresse bonne et douillette. Ils n’en parlaient même pas. Le Vieux s’éveillait à des jours inconnus, à des jours qui n’étaient pas des jours et qui entraient jusque dans les os de son dos. Il aurait tant voulu lui donner du plaisir et lui rendre un peu, mon pauvre petit ! quelque bon service, quelqu’un de ces services qui vous marquent pour la vie et vous font dire : « C’est ce pauvre Vieux qui m’a causé tout mon bonheur. » Il aurait voulu trouver des mots. Il pensait : « Je connais la vie, si je pouvais arriver à lui apprendre tout ce que je sais ! »

Il avait une idée de derrière la tête et parfois s’en entretenait discrètement avec lui-même. Pourtant, il se rendait compte que ce n’est pas une vieille bête qui peut mener de telles choses. Il avait remarqué, lorsqu’il allait chez Monsieur Edmond Lartigaud, que Georgette lui demandait : « Eh bien ! et le petit Jean Bousset, qu’est-ce qu’il devient ? » Un jour que Jean se trouvait là, il avait encore remarqué que Georgette tournait autour de lui et s’essayait à l’entraîner à l’écart. La jeunesse trouve cela naturel, parce qu’à cet âge l’on vit au milieu de toutes les occasions et l’on n’a pas assez d’expérience pour les choisir. C’était une fille qui n’était peut-être pas très jolie, ayant la peau un peu noire, mais toutes les femmes se valent pour ce qu’on en fait. Il disait à Jean : « Tu es comme les autres. Je vais te donner un conseil : j’en connais une qui serait ton affaire. » Il devait être bien naïf pour n’avoir pas l’air de comprendre.

Il arriva plusieurs fois, alors que le Vieux devait rouler Monsieur Edmond, que Jean se trouvait là et les accompagnait dans le jardin. Monsieur Edmond se plaisait à causer avec lui parce qu’il était ingénieur et qu’un titre sert de sanction aux paroles que l’on prononce. Et puis sa grande jeunesse vous relevait vous-même : on pouvait lui donner tort. Monsieur Edmond disait : « Je vois bien ce que tu as voulu faire. Tu es un socialiste, quoi ! Moi, je ne vais pas chercher si loin. Le père Perdrix, par exemple : quand je lui dois des sommes comme quatre francs dix sous, en bien ! je lui donne cent sous. Voilà ce que j’appelle du socialisme ! Et je lui paye encore la goutte. » Monsieur Edmond parlait, Jean lui répondait et le Vieux pensait : « Oui, oui ! parle. C’est l’enfant d’un ouvrier, mais il en sait plus long que toi. » Au fond, il était fier de les voir ensemble, se rattachait à Jean, se rappelait qu’il était son oncle et s’agrandissait comme l’égal d’un bourgeois.

Mais il y avait mieux que cela. Causer est bien ; mais il faut aussi profiter de sa jeunesse. Le Vieux avait envie de crier : « Enfin, fous donc le camp ! Ta place n’est pas ici. Je te dis qu’elle cherche le mâle ! » Le fait est que Georgette essayait de l’attirer du côté de la cuisine et ensuite elle l’eût emmené dans les chambres où n’entrait personne.

Un jour, sur le banc, le Vieux lui posa catégoriquement la question : « Que tu es bête, mon pauvre ami ! Moi, à ton âge, j’aurais grimpé les murs. Une fois, j’ai fait ça dans la neige. Voyons, mon ami, réfléchis un peu. Voilà une gamine qui aura plus tard quatre cent mille francs. Profites-en. Une fois que le père le saura, il sera trop heureux de te la donner en mariage. Ne crois pas qu’il la placera comme il le voudra. Il est riche, c’est vrai, mais aucun bourgeois ne voudra de la fille, à cause de la mère. »

Jean répondait : « Non, non, je ne veux pas ! D’abord elle ne me dit rien. Et puis elle court après moi et ensuite elle courra après d’autres. » Le Vieux disait : « Et quand même ? Une fois que tu auras l’argent, tu te moqueras pas mal de la femme. » Et il était en colère au fond de lui-même. D’ailleurs dans la vie on ne fait jamais ce que l’on veut.

Il vint un jour, où les idées s’en allèrent, où ce qui était une pensée ne fut plus une pensée, où ce qui était un homme devint un pauvre et un malade et où ce qui était une jambe douloureuse emplit le monde comme une croix du Calvaire. Il vint un jour où cela bouchait le ciel et pesait sur toute la terre, avec le poids des épaules qui succombent, avec le cri des angoisses animales, avec le râle des races sous le joug. Ce fut comme si le Déluge vous remontait dans le sang et comme si les grands oiseaux noirs pendaient des nues pour tomber dans les eaux. Il le voyait monter. Il y avait bien plus de quarante jours qu’il pleuvait, l’humanité tout entière était emportée par les ombres et pourrirait comme un morceau de limon.

Car le mal de sa jambe avait des accents et menait une bien autre douleur. On ne connaît pas le travail des idées. Elles ronflent sous votre tête, on se dit : « Oh ! cette musique ! J’ai le crâne qui va péter. » Puis un jour ce n’est pas le crâne qui vous pète, vos idées deviennent comme aiguës, comme pointues et ça y est ! Il y eut une éclaircie. Mais… est-ce qu’on ne sera pas obligé de me couper la jambe ? Il la sentait on ne sait comment, toute gonflée, et les veines en y portant du sang bourdonnaient, formaient aussi leur drôle de musique, et de la tête aux pieds il n’était qu’un ronflement, une cage à mouches, un pauvre que la misère travaille. Et il était sûr qu’on allait être obligé de lui couper la jambe.

Il s’asseyait sur le banc, il baissait la tête bien davantage et bien plus longtemps. Le dos lui en faisait mal lorsqu’il la relevait. Autrefois, avec le coin de son sabot, il traçait des rainures, s’amusait à des entrecroisements de lignes et se laissait guider par quelque fantaisie de ses pieds. Maintenant, des deux sabots à la fois, il grattait le sol, remuait la terre, manifestait une dernière rage à tout dégrader autour de lui et disait en se levant : « Le diable m’emporte ! On dirait qu’un cochon se couche là où j’ai passé. »

Il n’aimait pas grand monde d’ordinaire, mais cette fois-ci il n’aimait plus personne, car la misère parlait à grande bouche, et parlait tant, qu’on n’entendait pas d’autre voix vivante. Jean venait s’asseoir. Le Vieux lui gardait un sentiment qui restait dans un coin de sa tête, qui ne faisait pas de bruit et qu’il sentait exister comme une chose que l’on ne voit pas mais que l’on sait exister. Celui-là seul, il pouvait le supporter. Ah ! il y avait bien des bavards qui se campaient auprès du banc et qui vous faisaient maudire la vieille habitude que l’on a de causer avec les gens. Il est triste d’être un homme civilisé et de ne pas clouer les becs. Il y en avait qui restaient campés des quarts d’heure ; il avait beau leur répondre d’une voix malhonnête et couper les branches du discours, ils vous suçaient, vous arrachaient mot par mot, pensée par pensée, voulaient vous forcer à descendre dans votre cerveau comme s’il y avait de la place pour tous les passants. Mais Jean était un ami, quelque chose comme une partie de vous-même dont on ne s’occupe que lorsqu’on en a l’envie. Ils restaient l’un à côté de l’autre et goûtaient ce privilège qu’ont les cœurs unis de ne pas se demander de paroles. « Ah ! cher, enfant, reste là sans rien dire : C’est ton Vieux. Vois-tu, quand je te sens à côté de moi, je sais bien que je suis un malheureux, mais quand même il me semble qu’il y a du changement. » Il laissait alors toute sa tête s’en aller, son cœur gonflé couler dans sa poitrine et répandre ce sang noir qu’ont les pauvres. Et toute sa jambe s’en mêlait et garnissait ses sentiments, et elle était grande et essentielle, et il y avait des moments où elle lui remontait sous le crâne et s’installait comme une jambe pourrie à la place de son cerveau.

Monsieur Edmond mourut, et il était temps parce que le Vieux n’aurait pas pu continuer à pousser sa voiture. Il mourut tout d’un coup, une veine se cassa et le médecin dit qu’il avait la peau des veines dure comme un tuyau de pipe. Marie-Louise pleurnichait, à moitié soûle encore : « Mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais devenir ! » Elle n’avait pourtant pas besoin d’être en peine, avec sa fortune. Paul et Georgette avaient la larme facile. D’ailleurs on dut chercher Paul un peu partout avant de le dénicher dans la boutique d’un épicier qui vendait de l’eau de vie et dont la fille avait seize ans. Il n’en profitait même pas et tout le monde se moquait de lui parce qu’il frôlait les femmes et ne savait pas reconnaître l’instant où l’on peut entrer la main sous leurs jupes. On demanda au Vieux d’habiller le cadavre et il regardait ce corps tout nu, cette bonne graisse des bons repas, cette viande moelleuse des bourgeois qui se passent la main sur le ventre en sortant de table. Ils seraient à tuer si l’argent les empêchait de mourir.

Il y eut un enterrement avec un corbillard, le sous-préfet et des discours. Des Messieurs en chapeau haut de forme serraient la main de la veuve. Elle était gonflée par les larmes, plus rouge encore, le visage tavelé, la peau pleine de vin rouge et de vin blanc. Ça allait faire une drôle de maison, maintenant que l’homme n’était plus là. Quelque gars viendrait qui soûlerait la mère, qui sauterait la fille. Ça se battrait, ça danserait, on ramasserait toute la crapule du pays et Paul crèverait dans un coin, avec sa bronchite, avant d’avoir tout bu. On verrait la fin des huit cent mille francs du père, les domaines vendus, des batailles à s’arracher les cheveux, des repas où mangeraient tous les cochons d’alentour. Il y aurait de tout ; c’étaient des femmes à montrer leur derrière, à jeter des billets de cent francs, à insulter les gens par la fenêtre et ensuite à les faire boire. Et un beau jour, la nichée filerait sur Paris en laissant partout des dettes.

C’est alors que sa jambe eut de l’importance. Il n’avait même pas à baisser les yeux, on eût dit qu’elle pesait sur ses paupières. Autour de sa tête elle pendait du ciel, se balançait, restait parfois tout à portée de son regard avec sa peau rouge, ses écailles blanches, et se gonflait comme des pensées qui s’accumulent et battent les tempes. Elle lui sortait à chaque parole : « Ah ! la sacrée garce ! » Et ce mot de garce s’accroissait à son tour comme la substance d’un mal sans repos. Il disait encore : « Elle est là, sur moi, et il faudra bien qu’on m’en débarrasse. » Il paraît qu’on vous coupe la jambe avec des scies et des couteaux. La scie entame un os, de ses dents pointues, et continue sa route avec ce cri des scies qui vous remonte aux mâchoires. Le plus mauvais moment est celui où elle atteint la moelle, et où la douleur vous fait croire que c’est vous-même que l’on scie. Et puis les grands couteaux dans la viande comme aux mains des bouchers, si tranchants que l’on craint que celui qui s’en sert n’aille se couper les doigts. Et il vous reste une plaie ronde où l’on aperçoit le sang qui pisse, le contour blanc de l’os et la moelle rose qui à l’air d’un suintement.

Ce fut par un de ces soirs secs où le vent à la couleur des murs et pénètre aux profondeurs des consciences. Le ciel ne veut pas s’approcher, la rue lui ressemble, et de la terre aux nues c’est un espace que l’automne envahit, depuis septembre jusqu’aux neiges, jusqu’à la fin du monde. Il est dur d’être bon et l’argent reste accroché aux poches avec un air de pauvre chose honteuse. Le banc tout entier était fait avec du bois mort, avec les planches des beaux arbres que l’on abat. Jean mâchonnait une pensée, la retournait et gardait l’hésitation de ceux qui n’osent pas et s’en tiennent aux pensées. Parfois un geste agaçant s’essayait à la décrire, puis se taisait comme un homme que la destinée arrête avant sa fin. Vraiment, le Vieux n’avait pas l’air d’entendre. Ah ! pourquoi ne faisait-il pas la moitié de la route ? Nous sommes des compagnons, et des silences nous séparent, bien plus grands que toutes les lieues, car nous doutons du fond de nos cœurs. Pourquoi ne pas comprendre ce que nous n’osons dire ? Il y a des kilos sur nos langues, et les belles pensées ont les bras délicats.

Jean se leva pourtant et, prenant une des mains du Vieux, la soulevait du genou sur lequel elle reposait, l’entraînait à sa suite, et la sentait lourde comme une charge, comme le brancard d’une voiture pleine de pierres. Il dit tout d’un coup :

— Écoute ! Viens à la maison. C’est une chose que je ne veux pas te dire sur le banc.

Le Vieux se laissait ébranler. Il avait cette obscure docilité des pauvres que la vie mène à son gré. Ils entrèrent. Jean s’asseyait, puis il semblait tout raide.

— Moi, je veux que tu te soignes. Ça n’est pas une grosse affaire. J’ai plus d’argent que tu ne crois. Et puis tu vas être obligé d’acheter des remèdes. Prends donc ces vingt francs. Tu sais bien ce que c’est : c’est autant d’argent que je ne dépenserai pas. Tiens ! D’ailleurs, tu n’as besoin d’en parler à personne. Je m’en vais, parce que ce soir nous devons manger la soupe un peu plus tôt.

Il n’attendit pas davantage.

Alors, les vingt francs étaient tout à coup sur la table et s’y posaient avec force comme si l’on avait acheté pour vingt francs de choses pesantes. Ils avaient ce toucher plus solide qu’ont les pièces d’or et cette ardeur inespérée des guérisons à grandes guides. On sent que cela se prolonge par un médecin dont les mots ont la valeur de l’argent. Puis il vit tout sans aucun doute, et sous ses lunettes il posait ses yeux, regardait l’effigie de Napoléon, les coins bien frappés, et pompait l’or goutte à goutte avec sa force, sa chaleur et son éclat.

On ne sait pas ce qui arrive. Les nuages blancs, les nuées grises, l’étendue du temps, le cœur qui passe, la tête qui penche ; il mit son front dans ses deux mains, ensuite il se rendit compte de ses lunettes et, les levant au dessus des sourcils, les yeux entre ses doigts, il sentit deux filets tièdes qui coulaient sous ses paumes, qui débordaient aussi et arrosaient le dessus de sa main. Il y avait de la chaleur et du sel.

Un peu plus tard, la Vieille revint du cresson.

— Tiens, dit-il, c’est ce pauvre petit !

Elle s’assit sur le banc très bas. Elle avait l’habitude de se fourrer le poing sous le menton et remuait la tête, vide agacée du repos, et donnant quand même un peu de ses gestes aux meubles de la maison. Elle ne put absolument rien dire, battit largement des paupières du côté du Vieux. Son poing, sous son menton, poussait sa tête en arrière, la comprimait un peu et semblait exprimer des regards du fond de ses yeux comme si toute son âme lui remontait à la face.

Le lendemain matin, on le fit venir. Il était rouge de plein air et de bonne nourriture, sa science de médecin lui donnait des mouvements brusques et se montrait dès l’entrée, décisive et angoissante un peu. On déroula les linges qui entouraient la jambe, on eût dit que la peau était moins enflammée que d’ordinaire. Il se pencha, regarda par en dessous, appuya son doigt à plusieurs places, après quoi il demanda de l’eau pour se laver les mains. Il dit :

— Je vais vous écrire une ordonnance. Que voulez-vous, mon pauvre père Perdrix ? Les maladies des riches ont leurs privautés. On pourrait bien vous guérir, mais ça serait long et surtout ça vous coûterait cher. Ceci empêchera le mal de gagner du chemin. Pour le reste, il ne vous fera pas mourir. Croyez-moi, à votre âge, votre jambe durera autant que vous.

On lui donna quarante sous, puis il partit tout simplement, parce qu’il y a d’autres malades dans les villes.

(À suivre.)Charles-Louis Philippe

  1. Voir La revue blanche des 1er et 15 mai et 1er juin 1902.