Le Père Perdrix, roman/5

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Le Père Perdrix, roman
La Revue blancheTome XXVIII (p. 349-359).

Le Père Perdrix  [1]

DEUXIÈME PARTIE

chapitre iii


Ce fut une vie où les jours se poussaient avec lenteur et conduisaient un homme au pays des yeux clos. Jean se levait à sept heures, puis descendait et disait bonjour à ses parents. Ils répondaient par un bonjour râpeux et posaient devant eux leurs sentiments comme un mur. Autrefois, il y avait le matin des histoires de rêves ou quelqu’un de ces souvenirs que l’ombre fait mûrir et que l’on cueille en commençant la journée comme un fruit du cœur.

Ils ne se rencontraient guère tous les quatre qu’aux moments des repas. On traînait les chaises jusqu’à la table, elles raclaient les carreaux et c’était encore là un sujet d’observation : « Ne racle donc pas tant le carreau avec ta chaise. » Une fois, il y avait un carreau déjà cassé et Jean le heurta si malheureusement que l’angle en fut descellé : « C’est toujours la même chose. Jamais de ta vie tu ne pourras avoir d’attention. Si nous ne prenions pas plus de précautions que toi, tous les ans il faudrait dépenser de l’argent à des réparations. » À la soupe du matin, tout allait bien, parce qu’en cas de danger Jean n’avait qu’à précipiter le mouvement. Après avoir mangé, il versait un peu de vin dans son verre et Pierre Bousset donnait un coup d’œil. Si parfois la bouteille était vide, la mère se levait en disant : « Il faut encore que je descende à la cave. Ici. personne ne prend soin de mes jambes. »

Mais certains jours, le repas de midi était chargé. Cela se reconnaissait à une forme de silence qui semblait entourer chacun et qui eût jailli sous un choc. Alors Jean se tenait coi. On ne lui refusait pas la nourriture parce qu’on doit entretenir la santé, et Pierre Bousset qui avait connu la faim dans son enfance la sentait peser sur les autres et se souvenait des jours où un morceau de pain eût doublé sa vie. Assez souvent Marguerite, qui avait dix-huit ans, et dont l’estomac était capricieux comme une femme, ne voulait goûter à rien et faisait des façons de précieuse. On lui en mettait dans son assiette et il fallait qu’elle le mangeât sous l’œil de sa mère ou qu’elle consentît à ne plus être plainte lorsqu’elle avait mal à la tête. Le frère avait le défaut des dépensiers et était porté sur la pitance beaucoup plus que sur le pain. Son père lui en taillait de gros morceaux et à la fin du repas il y avait un reste, des croûtes inutiles, qui durcissent dans un coin du buffet et qu’on est obligé d’employer pour la soupe. Alors Jean gardait une extraordinaire attitude, à la fois raide et flexible, prévoyait les actions comme un gibier adroit et se tassait bien dans son gîte pour qu’aucun bout d’oreille n’en dépassât. Un peu plus tard, quand la mère avait versé le café dans les verres, c’était fini. Pierre Bousset retournait au travail, l’autre débarrassait la table, l’on pouvait laisser ses sentiments remonter, et considérer le monde en leur compagnie. Jean roulait sa cigarette, sans crainte, la mère était moins tenace, et elle avait beau dire : « C’est la bêtise des bêtises. Fumer ! Prendre son argent pour l’envoyer en l’air. »

Ils déjeunaient vers midi un quart et parfois Jean s’était attardé sur le banc. On décida qu’on ne l’attendrait plus parce qu’il n’y avait rien de mieux que d’être à l’heure et que, rôder pour rôder, il devait comme les autres faire figure à la maison. On le considérait comme un mouton perdu, comme une oie qui peut être à la fourrière et dont on ne s’occupe qu’au moment du coucher.

— Tu n’es donc même pas capable de te renserrer ?

Et on lui montrait sa part qui refroidissait dans le plat. Cela arrivait surtout à propos d’une pensée, et Jean s’exerçait à ne pas éveiller leurs pensées. Il avait des docilités de bon fils et disait en lui-même : « Oui, maman ! Oui, papa ! » Tout simplement il prononçait ces paroles, comme si l’ombre même d’un désir eût éveillé un orage. À certains de leurs gestes, une terreur le prenait et il s’écriait : « Ça vient, ça y est ! » Il suivait les pentes des conversations, voyageait avec prudence, prévoyait les cahots, les trous, les dégringolades et se tenait ferme, les yeux devant lui, pour la seconde de l’abattage. Il n’aimait pas répondre. C’était une petite fille qui avait besoin de s’asseoir auprès des gens et de sentir leurs yeux couler dans les siens. Quand la scène commençait, il fixait la fenêtre. Il y avait, en face, une place avec des marronniers. Jean les regardait d’abord comme on regarde des arbres, puis à chaque mot son cœur allait les rejoindre, entourait l’écorce, se mêlait aux feuilles, les dénombrait avec un fraternel amour, se posait sur une branchette et goûtait à sa sève comme un marron.

Mais Pierre et sa femme avaient beaucoup souffert. Ils s’étaient bâti un fils à l’image de leur province, l’avaient composé jour par jour et, le voyant croître, croissaient en orgueil, étendaient leur âme et regardaient leur vie passée reposer en son ombre. Autrefois, chacun leur demandait de ses nouvelles. Un jour, les dames du château, qui, tous les automnes, faisaient leur voyage de Paris, avaient envoyé un domestique pour savoir « si madame Bousset n’avait pas des commissions pour monsieur Jean ». Ils en furent ébranlés et cela leur semblait quelque chose de grand : une preuve par le consentement universel. Ils avaient toujours des discours à la bouche. Parfois le père omettait un détail, alors la mère le rappelait, et les paroles prenaient de la tournure, jaillissaient, éclairaient, les illuminaient eux-mêmes et sortaient de leur cœur comme des rayons.

Maintenant, ils étaient mortifiés jusqu’au fond de leur orgueil. Les boutiques de charrons, avec de grandes portes ouvertes, sont vastes ; le travail est tout au moins un sujet de conversation et les passants s’arrêtent, regardent et peuvent gesticuler comme à la place publique. Bien des choses entraient avec la lumière par la baie. Ici même, il y avait le cas particulier de Limousin, bavard comme un feignant et qui regardait toujours en l’air au-dessus de sa besogne. C’est par lui qu’on commençait. Les paroles tombaient, on se demandait des nouvelles ; en tout cas, Jean était une des nouvelles. On se renseignait à son père. Celui-ci répondait : « Il était dans une usine qui marchait mal » : et l’auditeur pensait : « Oui, oh ! il raconte ce qu’il veut. » Alors, lui aussi, Pierre Bousset avait peur des discours. Il y avait des moments où la conversation obliquait, montrait certaines tendances, se dévoyait complètement et aboutissait à ce dernier fonds de curiosité qui somnole au cœur des villages : « À propos, Pierre, et votre garçon, est-ce qu’il va bientôt partir ? » L’une de ses oreilles écoutait les paroles présentes et l’autre entendait déjà les paroles futures. Parfois, las de les prévoir, il les fuyait, trop lâche pour les parer, laissait là toutes les réponses dont il eût pu se servir, quittait la boutique et allait s’asseoir dans la maison. Limousin clignait de l’œil, Pierre Bousset n’y tint plus et dit un soir à Limousin :

— Enfin, vous, je vois une chose : c’est que vous enserrez tous les feignants de la ville. C’est loin de faire mon ouvrage.

Limousin fut stupéfait.

— Ah bien, elle est bonne ! Voilà la première fois que vous me dites ça.

Pierre Bousset répondit carrément :

— Je n’en veux plus. C’est à prendre ou à laisser.

Limousin le prit carrément à son tour :

— Dites donc, je suis payé aux pièces. Est-ce que c’est votre argent que je mange ? Oh ! si vous le prenez de cette manière, c’est à laisser.

— Tenez, laissez tout de suite. Je vais vous régler.

Limousin n’en revenait pas.

— Nom de Dieu ! Je crois qu’une chose pareille ne s’est jamais vue chez aucun patron. Ne bougez pas ! Vous faites le malin, mais vous en verrez peut-être plus long que vous ne pensez.

Ils se quittèrent bêtement. Il y avait cinq ans qu’ils travaillaient ensemble.

Pierre en garda une rage froide qu’il remuait parfois dans sa poitrine. Il ne la sortait guère et se contentait de plier la tête, de mâcher un frein et d’accroître son silence comme sous la poussée d’une nouvelle vie intérieure. D’ailleurs, ce fut l’époque du grand silence dans la maison. Chacun le regardait devant soi, le constatait une fois encore et retournait à lui avec cette docilité maladive des hommes qu’atteint un fléau : « Enfin, tout de même, à vingt-deux ans, il peut se reprendre, disait la mère. C’est de l’enfantillage. Il a cru qu’on faisait ce qu’on voulait dans la vie. — Conte ton conte, répondait le père. Il a les yeux de quelqu’un qui ne raisonne pas comme le monde. »

Ils vécurent tous les quatre avec des regards du coin de l’œil, avec des silences du fond du cœur et de telles épaisseurs de sentiments que parfois ils croyaient sortir du sommeil. Les heures se perdaient dans la chambre, grelottaient dans l’horloge et n’entraînaient plus ces coulées de pensée commune comme il en est dans les familles. Ils vécurent tous les quatre, face aux murailles, se tournant le dos avec décision et plongeant en eux-mêmes jusqu’à perdre le sens.

Un jour que le père disait à table : « Tel que tu le vois, il n’est même pas capable de retrouver une autre place », Jean répondit : « Qu’est-ce que ça peut te foutre, à toi ? » Les mots grossiers lui sortaient ainsi : tout à coup une boule lui remontait de la poitrine à la bouche.

— Ah ! Qu’est-ce que ça peut me foutre ? Ça me fout que je te nourris et que tu n’es qu’un propre à rien, un imbécile, un mal élevé.

— Tu t’en vantes assez de nourrir les autres. Quand tu es avec les bourgeois pour leurs voitures et que tu leur lèches les pieds pour avoir des pièces de cent sous, on ne dirait plus le même homme.

Il n’y eut pas beaucoup de paroles échangées. Ils se dressaient tous deux, d’un bout de la table à l’autre, comme deux coqs à plumer la même poule. Puis ils s’approchèrent.

Leurs têtes se dressaient, se penchaient en arrière et les grosses bouches rouges sous les moustaches éclataient avec les yeux. Un coup de mâchoire donnait un frisson dans les joues et un autre souffle lançait les poings. Les femmes se levaient aussi, avec des courbes d’enfant qui se gare.

— Finis, Jean ! criait la mère.

— Finis, mon père ! criait Marguerite.

— Merde ! répondaient-ils tous les deux.

Et ils s’avançaient encore. Pierre tendait ses deux poings en arrière.

— Retiens-moi ! Parce que sans ça je lui tape la figure.

— Ne me touche pas, disait Jean. Je m’en fous que tu sois mon père. Je te danserai sur la tête.

Il bondit sur son assiette.

— Ah ! tu me nourris ! Voilà ce que j’en fais !

Et il lançait l’assiette à terre comme un homme qui frappe un dieu. Une autre rage le prit encore au talon. Il donna un coup de pied à la table, en plein, pour chavirer la maison. Il y eut la bouteille, la casserole, les verres. Le verre de Pierre était un vieux verre qui datait d’avant son mariage. Il avait l’habitude de dire : « Mon verre, c’est ma pipe. Gare à moi, quand je le casserai ! » Jean s’en léchait les lèvres.

— Aaaah !… faisaient les femmes.

Il donna encore un coup, et chaque coup retentissait dans ses jambes, dans son dos, dans ses épaules, comme un bon soulagement qu’il fallait.

— Et puis ce n’est pas tout. Je fous le camp. Tu ne me nourriras plus, à présent. Au moins, si je crève, tu ne pourras pas dire que c’est de l’argent perdu.

Il possédait une grosse canne recourbée. Le Vieux les coupait dans les haies, leur faisait subir toute une préparation et vous les donnait avec cet air des pauvres qui se donnent eux-mêmes. Jean saisissait la canne de la main droite, son chapeau de la main gauche, ouvrait la porte et la claquait.

La grande route était d’abord droite, puis elle tournait, et ensuite il y avait une côte. En haut de la côte on apercevait le clocher de l’église, on faisait deux pas et c’était fini de la petite ville. Et c’était fini avec joie et chaque coup de talon battait comme un pouls, rythmait le sang du monde. Il marchait. Ses jambes étaient vivantes au jarret, son cœur allait les nourrir et sa canne semblait le levier qui soulève la Terre. L’air était un peu sec et plein d’un de ces bonheurs sérieux que l’on respire avec une liberté sans phrase. Il était une heure et demie, comme toujours il avait sa montre. Des forces inconnues bombaient les muscles de son dos, surgissaient de l’une à l’autre et se multipliaient à chaque pas jusqu’au bout, jusqu’à la fin des choses. Vers quatre heures, il arrivait dans un village, se détournait pour éviter des maisons sur la route parce qu’il les connaissait, et liquidait tout son passé. Puis il fut au hasard. La grande route était là, les côtes accouraient à lui, le but approchait comme au bout d’un ruban que l’on attire. Un peu avant six heures, il vit un autre village. Le soir tombait, la campagne était brune comme en octobre, le vent qui s’en mêlait semblait sortir des chemins de traverse : Hou hou hou ! comme les loups. On ne sait quoi se levait des champs, le cœur grelottait d’automne et la nuit, par bulles montait de la terre aux nues. Les premières maisons, avec des lumières, sentaient la chaleur et les murmures d’un bon sang. Il lui restait de six à sept francs, il avait dépensé trop d’argent pour son tabac et c’était à se répéter encore : Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait… Néanmoins il entra dans une auberge. Autour du cercle de la lampe, les femmes cousaient du linge, et leurs cœurs pacifiés, rayonnant autour d’elles, les entouraient d’une somnolence. On ne put lui faire qu’une omelette, il but une chopine et il s’essayait déjà aux économies. Il se levait et époussetait les miettes de pain tombées sur son pantalon, payait, regardait une dernière fois, se sentait engourdir goutte à goutte et frissonnait dans la rue comme un homme qui a perdu ses vêtements de laine.

Il marchait encore ; maintenant la nuit l’entourait et toute son âme était tâtonnante. Brusquement, il ne sut pas où il allait. La route naissait sous ses pas, l’ombre semblait courir et battait ses jambes comme une entrave. Le vin lui restait pourtant : c’était un compagnon généreux ; mais ses sentiments fuyaient déjà, tout autour de sa tête, jusque dans les champs voisins où l’ombre les buvait. Mais… Que faisait-il ? Et la conscience lui revenait, une conscience d’en bas, où le froid pénétrait, et qui avait besoin de mille raisons. On était en octobre. Une sorte de vent parcourait la plaine, qui vous raclait déjà la peau. Deux fois il croisa des voitures avec des lanternes, et la lumière rayonnait comme le cœur des maisons où vont s’arrêter les voitures. On s’emmitoufle de grosse étoffe, le bonheur est dans la paix, il y a des horloges qui comptent une vie de province où tout est fixé.

Il traversait une forêt. C’est une chose à laquelle on s’entraîne depuis l’enfance. Il aperçut à droite, sur l’accotement, une de ces petites cabanes, faites avec un toit et un mur, en terre et en branches, qu’on appelle des cabanes de cantonniers. Bien triste abri, mais cher repos avec un sol sec pour que s’y assoient les loups. Il y avait trois bons côtés contre le vent, et les vagabonds étaient des rois quand il ne soufflait pas par l’ouverture. Tout petit, quand l’on passe en voiture avec son père, on dit : « Voilà des maisonnettes du Bon Dieu, elles ont poussé sur la route pour que les mendiants s’arrêtent et dorment avec leur besace. Mon père, elles ont un trou au toit et deux pierres pour le feu. » Il entra, il n’était pas très grand, mais il devait baisser la tête. Il s’assit sur une pierre, il lui revint des mots du pays : J’ai vu péter le loup blanc sur une pierre de bois. Il posa ses coudes sur ses genoux, il n’avait pas envie de fumer. Octobre s’accentuait et précédait novembre, la nuit s’en emparait en secouant les feuilles mortes et le promenait sous les arbres avec ce frisson sec qui balaie nos derniers courages. Il n’y a pas de maisons dans les bois. Petit Poucet grimpe aux branches et crie : Voici là bas une lumière ; c’est l’étoile du Berger ! D’abord il éteignait sa bougie, puis se glissait à tâtons dans les draps, dont la peau était rugueuse, après quoi il enroulait ses bras autour de sa poitrine, se berçait sur son cœur. La chaleur du lit est une tendresse. Il était seul ! Et la solitude s’épaississait encore à y penser, et il fut si profondément seul qu’aucun sentiment ne le préservait de lui-même et que cela tremblait en son sein comme une faim bizarre.

Vous ne savez pas que la nuit ressemble à la fin du monde. Un dernier goût d’omelette lui remontait encore et il n’y avait plus que cela qui le défendît du désespoir. La terre d’automne a des suintements et l’humidité des vallées pénètre la terre sèche de nos corps. Pourtant il était assis sur une pierre et il la tâta. Alors ce fut comme un esprit de suite, toutes les idées de sa tête avaient touché cette pierre, s’en imprégnaient et retombaient par tas. Il les sentit descendre. Les unes s’aplatissaient déjà, sur lesquelles les autres venaient choir, s’agitant encore, et il en tombait qui semblaient se poursuivre et agonisaient par couches. Les grands désirs du départ, les respirations de l’aller, les haltes grisantes des hommes libres et ce bonheur qui balance aux regards des voyageurs deux ailes blanches et les guide, tout cela semblait diminuer, rentrait en soi et se penchait sur sa tige comme un parterre que le temps a fané. Il se penchait lui même, il ne lui restait plus que la folie romantique de quelque Jésus ignoré, plus rien qu’un corps sur une pierre dans une nuit d’automne. La cabane bombait son maigre dos comme une arête, de terre et de bois, pareille à quelque misère dont on aperçoit la corde. Et il n’y avait pas même de quoi s’étendre pour dormir, et la nuit entrait par larges plaques, et l’esprit qui veillait la recevait ainsi. Et c’était on ne sait quel socialisme qu’adoptent les enfants et qui leur fait quitter la joie de vivre comme on jette sa poupée. Et il était tout petit, falot, débile, et le vent qui soufflait balançait ses pensées avant de les éteindre. Hi hi hi ! voici comment on pleure.

Il se leva, baissa la tête une dernière fois pour sortir. De chaque côté de la route les bois multipliaient l’ombre et s’enfonçaient en des profondeurs au bout desquelles on devinait tous les pays du vent. Il hésitait encore. Il regardait deux raisons et soupesait la honte d’un retour : « J’ai cru que la folie allait de l’avant et que les hommes étaient perdus », raconta-t-il plus tard. Tout d’un coup il fit demi-tour, lança sa secousse et partit : il était sauvé ! Il marcha longtemps, il respirait l’ombre de loin et marchait encore. C’est qu’il en avait fait, de la route ! Il était bien las, pourtant, mais il gardait une hauteur de la tête, donnait des narines et faisait tout entrer comme une bête qui sent l’écurie.

Il pouvait être une heure de la nuit, lorsqu’il arriva. Il cogna du bâton la porte et entendit la grosse voix : « Qui est là ? » Comme il criait : « C’est moi ! » on ouvrait déjà. Le Vieux était en chemise, ses gros sabots à ses pieds, son bonnet de coton bleu sur la tête. Il n’attendit pas que Jean fût entré, passa ses deux bras à ses épaules et, dans l’ombre, chercha sa bouche. Puis il dit :

— Attends, mon ami, que j’allume la lampe,

La Vieille, couchée dans l’autre lit, avec son bonnet de vieille et sa tête confite, dégagea les couvertures, s’accorda, et rejeta d’un coup le sommeil.

— Tu es donc revenu, mon petit ?

Le Vieux racontait alors :

— Je me suis dit : Ils ne savent pas le prendre, cet enfant. Mais pour moi, il ne peut pas s’en aller comme ça. Et je préparais ton retour.

C’était une lampe fumeuse et sans verre, dont le feu sautait pour un rien, semblait une boule troublée, puis rentrait au repos.

Il dit encore :

— Est-ce que tu retournes chez eux ?

— Non, non, non ! répondit Jean.

— C’est à quoi j’avais pensé, dit le Vieux. Il faut que je me couche parce que j’attraperais froid et puis je te parlerai tout aussi bien une fois dans le lit.

Le pompon de son bonnet se tenait tout droit, participait de la forme d’une flamme et de la nature du coton. Jean riait déjà :

— Tu as donc le bonnet-crétot ?

— Ma foi oui, j’ai le bonnet-crétot. Et puis je te réponds qu’il est raide.

La chambre blanchie à la chaux vacillait autour de la lampe, et l’ombre tendait vers les angles un frisson de ses grands doigts. Le Vieux se mit au lit. On entendit le craquement des quatre pieds, la paix se calait et trouvait son aplomb.

— Il n’y a que ça à faire : Tu vas te coucher à la place de la Vieille et la Vieille viendra se coucher avec moi.

La Vieille sortit les bras et dit :

— Oui, mon petit. C’est comme ça qu’il faut faire.

Elle se levait alors parce qu’elle aimait mieux le travail fait. Le Vieux s’écria :

— Et puis, pas craindre qu’il se passe quelque chose. Je ne suis plus bon à rien.

Elle avait deux épaules maigres de vieille et ne comprenait pas toujours la plaisanterie.

— Tu n’a pas besoin de dire ça. Laisse-le donc plutôt se coucher.

Le Vieux se rapprocha du bord, se souleva ; la Vieille pénétra derrière son dos, fit l’entrée dans les draps tout à côté du mur et dit :

— Fais-moi de la place.

Ce fut tout à fait simple : Jean se déshabillait pour avoir le lit chaud. Mais soudain, la Vieille se rappela :

— Hé là, mon petit ! Moi qui ne t’ai même pas demandé si tu avais faim.

— Ça, je m’y attendais, répondit Jean. Mais non, ma Vieille, j’ai mangé à l’auberge et peut-être mieux que toi, sans savoir.

Le Vieux réfléchit :

— Tu éteindras la lampe avant de te mettre au lit.

Une seconde après, la maison rentra dans l’ordre. Jean s’abattit comme une souche : le plein air lui avait gonflé la peau. La Vieille dormait comme le cresson, comme les champs dans la nuit. Le Vieux réfléchissait encore, sentant deux cœurs sous son toit. Jean se mit à ronfler : pauvre enfant, il devait être las et puis toute sa soirée ! car on a beau dire, il avait eu de l’inquiétude. Le Vieux ne broncha pas et pourtant il se souvint que la Vieille dormait en chien de fusil. Il ne ferma pas l’œil de la nuit. L’une tenait trop de place, l’autre ronflait trop fort, mais pas un instant, même dans sa pensée, il n’eut une plainte, un soupir. Elle, il l’aurait bien bousculée : tant pis ! il faut que chacun dorme. Vers cinq ou six heures il se leva et tâcha de ne pas faire trop de bruit avec ses sabots.

(À suivre.)Charles-Louis Philippe

  1. Voir La revue blanche des 1er et 15 mai, 1er et 15 juin 1902.