Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/I/05

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 30-38).

V

les startsy


Le lecteur se figure peut-être mon héros sous les traits d’un pâle rêveur malingre et extatique. Au contraire, Aliocha était un jeune homme de dix-neuf ans bien fait de sa personne et débordant de santé. Il avait la taille élancée, les cheveux châtains, le visage régulier quoique un peu allongé, les joues vermeilles, les yeux gris foncé, brillants, grand ouverts, l’air pensif et fort calme. On m’objectera que des joues rouges n’empêchent pas d’être fanatique ou mystique ; or, il me semble qu’Aliocha était plus que n’importe qui réaliste. Certes il croyait aux miracles, mais, à mon sens, les miracles ne troubleront jamais le réaliste, car ce ne sont pas eux qui l’inclinent à croire. Un véritable réaliste, s’il est incrédule, trouve toujours en lui la force et la faculté de ne pas croire même au miracle, et si ce dernier se présente comme un fait incontestable, il doutera de ses sens plutôt que d’admettre le fait ; s’il l’admet, ce sera comme un fait naturel, mais inconnu de lui jusqu’alors. Chez le réaliste, ce n’est pas la foi qui naît du miracle, c’est le miracle qui naît de la foi. Si le réaliste acquiert la foi, il lui faut, en vertu de son réalisme, admettre aussi le miracle. L’apôtre Thomas déclara qu’il ne croirait pas avant d’avoir vu ; ensuite il dit : mon Seigneur et mon Dieu ![1] Était-ce le miracle qui l’avait obligé à croire ? Très probablement que non ; il croyait parce qu’il désirait croire et peut-être avait-il déjà la foi entière dans les replis cachés de son cœur, même lorsqu’il déclarait : « je ne croirai pas avant d’avoir vu ».

On dira sans doute qu’Aliocha était peu développé, qu’il n’avait pas achevé ses études. Ce dernier fait est exact, mais il serait fort injuste d’en inférer qu’il était obtus ou stupide. Je répète ce que j’ai déjà dit : il avait choisi cette voie uniquement parce qu’elle seule l’attirait alors et qu’elle représentait l’ascension idéale vers la lumière de son âme dégagée des ténèbres. En outre, ce jeune homme était bien de notre époque, c’est-à-dire loyal, avide de vérité, la cherchant avec foi, et, une fois trouvée, voulant y participer de toute la force de son âme, voulant des réalisations immédiates, et prêt à tout sacrifier à cette fin, même sa vie. Par malheur, ces jeunes gens ne comprennent pas qu’il est souvent bien facile de sacrifier sa vie, tandis que consacrer, par exemple, cinq ou six années de sa belle jeunesse à l’étude et à la science — ne fût-ce que pour décupler ses forces afin de servir la vérité et d’atteindre le but qu’on s’est assigné — c’est là un sacrifice qui les dépasse. Aliocha n’avait fait que choisir la voie apposée à toutes les autres, mais avec la même soif de réaction immédiate. Aussitôt qu’il se fut convaincu, après de sérieuses réflexions, que Dieu et l’immortalité existent, il se dit naturellement : « je veux vivre pour l’immortalité, je n’admets pas de compromis ». Pareillement, s’il avait conclu qu’il n’y a ni Dieu ni immortalité, il serait devenu tout de suite athée et socialiste (car le socialisme, ce n’est pas seulement la question ouvrière ou celle du quatrième état, mais c’est surtout la question de l’athéisme, de son incarnation contemporaine, la question de la tour de Babel, qui se construit sans Dieu, non pour atteindre les cieux de la terre, mais pour abaisser les cieux jusqu’à la terre). Il paraissait étrange et impossible à Aliocha de vivre comme auparavant. Il est dit : « Si tu veux être parfait, donne tout ce que tu as et suis moi[2]. » Aliocha se disait : « Je ne peux pas donner au lieu de « tout » deux roubles et au lieu de « suis-moi » aller seulement à la messe. » Parmi les souvenirs de sa petite enfance, il se rappelait peut-être notre monastère, où sa mère avait pu le mener aux offices. Peut-être y eut-il l’influence des rayons obliques du soleil couchant devant l’image vers laquelle le tendait sa mère, la possédée. Il arriva chez nous pensif, uniquement pour voir s’il s’agissait ici de tout ou seulement de deux roubles, et rencontra au monastère ce starets.

C’était le starets Zosime, comme je l’ai déjà expliqué plus haut ; il faudrait dire ici quelques mots du rôle joué par les startsy dans nos monastères, et je regrette de n’avoir pas, dans ce domaine, toute la compétence nécessaire. J’essaierai pourtant de le faire à grands traits. Les spécialistes compétents assurent que l’institution des startsy fit son apparition dans les monastères russes à une époque récente, il y a moins d’un siècle, alors que, dans tout l’Orient orthodoxe, surtout au Sinaï et au mont Athos, elle existe depuis bien plus de mille ans. On prétend que les startsy existaient en Russie dans des temps fort anciens, ou qu’ils auraient dû exister, mais que, par suite des calamités qui survinrent, le joug tatare, les troubles, l’interruption des anciennes relations avec l’Orient après la chute de Constantinople, cette institution se perdit parmi nous et les startsy disparurent. Elle fut ressuscitée put l’un des plus grands ascètes, Païsius Vélitchkovski, et par ses disciples, mais jusqu’à présent, après un siècle, elle existe dans fort peu de monastères, et a même, ou peu s’en faut, été en butte aux persécutions, comme une innovation inconnue en Russie. Elle florissait surtout dans le fameux ermitage de Kozelskaïa Optyne[3]. J’ignore quand et par qui elle fut implantée dans notre monastère, mais il s’y était succédé déjà trois startsy, dont Zosime était le dernier. Il succombait presque à la faiblesse et aux maladies, et on ne savait par qui le remplacer. Pour notre monastère, c’était là une grave question, car, jusqu’à présent, rien ne l’avait distingué ; il ne possédait ni reliques saintes, ni icônes miraculeuses ; les traditions glorieuses se rattachant à notre histoire, les hauts faits historiques et les services rendus à la patrie lui manquaient également. Il était devenu florissant et fameux dans toute la Russie grâce à ses startsy, que les pèlerins venaient en foule voir et écouter de tous les points du pays, à des milliers de verstes. Qu’est-ce qu’un starets ? Le starets, c’est celui qui absorbe votre âme et votre volonté dans les siennes. Ayant choisi un starets, vous abdiquez votre volonté et vous la lui remettez en toute obéissance, avec une entière résignation. Le pénitent subit volontairement cette épreuve, ce dur apprentissage, dans l’espoir, après un long stage, de se vaincre lui-même, de se dominer au point d’atteindre enfin, après avoir obéi toute sa vie, à la liberté parfaite, c’est-à-dire à la liberté vis-à-vis de soi-même, et d’éviter le sort de ceux qui ont vécu sans se trouver en eux-mêmes. Cette invention, c’est-à-dire l’institution des startsy, n’est pas théorique, mais tirée, en Orient, d’une pratique millénaire. Les obligations envers le starets sont bien autre chose que « l’obéissance » habituelle qui a toujours existé également dans les monastères russes. Là-bas, la confession de tous les militants au starets est perpétuelle, et le lien qui rattache le confesseur au confessé indissoluble. On raconte que, dans les temps antiques du christianisme, un novice, après avoir manqué à un devoir prescrit par son starets, quitta le monastère pour se rendre dans un autre pays, de Syrie en Égypte. Là, il accomplit des actes sublimes et fut enfin jugé digne de subir le martyre pour la foi. Quand l’Église allait l’enterrer en le révérant déjà comme un saint, et lorsque le diacre prononça : « que les catéchumènes sortent ! » le cercueil qui contenait le corps du martyr fut enlevé de sa place et projeté hors du temple trois fois de suite. On apprit enfin que ce saint martyr avait enfreint l’obédience et quitté son starets ; que, par conséquent, il ne pouvait être pardonné sans le consentement de ce dernier, malgré sa vie sublime. Mais lorsque le starets, appelé ; l’eut délié de l’obédience, on put l’enterrer sans difficulté. Sans doute, ce n’est qu’une ancienne légende, mais voici un fait récent : un religieux faisait son salut au mont Athos, qu’il chérissait de toute son âme, comme un sanctuaire et une paisible retraite, quand son starets lui ordonna soudain de partir pour aller d’abord à Jérusalem saluer les Lieux Saints, puis retourner dans le Nord, en Sibérie. « C’est là-bas qu’est ta place, et non ici. » Le moine, consterné et désolé, alla trouver le patriarche de Constantinople et le supplia de le relever de l’obédience, mais le chef de l’Eglise lui répondit que, non seulement lui, patriarche, ne pouvait le délier, mais qu’il n’y avait aucun pouvoir au monde capable de le faire, excepté le starets dont il dépendait. On voit de la sorte que, dans certains cas, les startsy sont investis d’une autorité sans bornes et incompréhensible. Voilà pourquoi, dans beaucoup de nos monastères, cette institution fut d’abord presque persécutée. Pourtant le peuple témoigna tout de suite une grande vénération aux startsy. C’est ainsi que les petites gens et les personnes les plus distinguées venaient en foule se prosterner devant les startsy de notre monastère et leur confessaient leurs doutes, leurs péchés, leurs souffrances, implorant conseils et directions. Ce que voyant, les adversaires des startsy leur reprochaient, parmi d’autres accusations, d’avilir arbitrairement le sacrement de la confession, bien que les confidences ininterrompues du novice ou d’un laïc au starets n’aient nullement le caractère d’un sacrement. Quoi qu’il en soit, l’institution des startsy s’est maintenue, et elle s’implante peu à peu dans les monastères russes. Il est vrai que ce moyen éprouvé et déjà millénaire de régénération morale, qui fait passer l’homme de l’esclavage à la liberté, en le perfectionnant, peut aussi devenir une arme à deux tranchants : au lieu de l’humilité et de l’empire sur soi-même, il peut développer un orgueil satanique et faire un esclave au lieu d’un homme libre.

Le starets Zosime avait soixante-cinq ans ; il descendait d’une famille de propriétaires ; dans sa jeunesse, il avait servi dans l’armée comme officier au Caucase. Sans doute, Aliocha avait été frappé par un don particulier de son âme ; il habitait la cellule même du starets, qui l’aimait fort et l’admettait auprès de lui. Il faut noter qu’Aliocha, vivant au monastère, ne s’était encore lié par aucun vœu ; il pouvait aller où bon lui semblait des journées entières, et s’il portait le froc, c’était volontairement, pour ne se distinguer de personne au monastère. Peut-être l’imagination juvénile d’Aliocha avait-elle été très impressionnée par la force et la gloire qui entouraient son starets comme une auréole. À propos du starets Zosime, beaucoup racontaient qu’à force d’accueillir depuis de nombreuses années tous ceux qui venaient épancher leur cœur, avides de ses conseils et de ses consolations, il avait, vers la fin, acquis une grande perspicacité. Au premier coup d’œil jeté sur un inconnu, il devinait pourquoi il était venu, ce qu’il lui fallait et même ce qui tourmentait sa conscience. Le pénitent était surpris, confondu, parfois même effrayé de se sentir pénétré avant d’avoir proféré une parole. Aliocha avait remarqué que beaucoup de ceux qui venaient pour la première fois s’entretenir en particulier avec le starets entraient chez lui avec crainte et inquiétude ; presque tous en sortaient radieux et le visage le plus morne s’éclairait de satisfaction. Ce qui le surprenait aussi, c’est que le starets, loin d’être sévère, paraissait même enjoué. Les moines disaient de lui qu’il s’attachait aux plus grands pécheurs et les chérissait en proportion de leurs péchés. Même vers la fin de sa vie, le starets comptait parmi les moines des ennemis et des envieux, mais leur nombre diminuait, bien qu’il comprît des personnalités importantes du couvent, notamment un des plus anciens religieux, grand taciturne et jeûneur extraordinaire. Néanmoins, la grande majorité tenait le parti du starets Zosime, et beaucoup l’aimaient de tout leur cœur, quelques-uns lui étaient même attachés presque fanatiquement. Ceux-là disaient, mais à voix basse, que c’était un saint, et, prévoyant sa fin prochaine, ils attendaient de prompts miracles qui répandraient une grande gloire sur le monastère. Alexéi croyait aveuglément à la force miraculeuse du starets, de même qu’il croyait au récit du cercueil projeté hors de l’église. Parmi les gens qui amenaient au starets des enfants ou des parents malades pour qu’il leur imposât les mains ou dît une prière à leur intention, Aliocha en voyait beaucoup revenir bientôt, parfois le lendemain, pour le remercier à genoux d’avoir guéri leurs malades. Y avait-il guérison, ou seulement amélioration naturelle de leur état ? Aliocha ne se posait même pas la question, car il croyait aveuglément à la force spirituelle de son maître et considérait la gloire de celui-ci comme son propre triomphe. Son cœur battait, son visage rayonnait, surtout lorsque le starets sortait vers la foule des pèlerins qui l’attendaient aux portes de l’ermitage, gens du peuple venus de tous les points de la Russie pour le voir et recevoir sa bénédiction. Ils se prosternaient devant lui, pleuraient, baisaient ses pieds et la place où il se tenait, en poussant des cris ; les femmes lui tendaient leurs enfants, on amenait des possédées. Le starets leur parlait, faisait une courte prière, leur donnait sa bénédiction, puis les congédiait. Dans les derniers temps, la maladie l’avait tellement affaibli que c’est à peine s’il pouvait quitter sa cellule, et les pèlerins attendaient parfois sa sortie des journées entières. Aliocha ne se demandait nullement pourquoi ils l’aimaient tant, pourquoi ils se prosternaient devant lui avec des larmes d’attendrissement. Il comprenait parfaitement que l’âme résignée du simple peuple russe, ployant sous le travail et le chagrin, mais surtout sous l’injustice et le péché continuels — le sien et celui du monde — ne connaît pas de plus grand besoin, de plus douce consolation que de trouver un sanctuaire ou un saint, de tomber à genoux, de l’adorer : « si le péché, le mensonge, la tentation sont notre partage, il y a pourtant quelque part au monde un être saint et sublime ; il possède la vérité, il la connaît ; donc, elle descendra un jour jusqu’à nous et régnera sur la terre entière, comme il a été promis. » Aliocha savait que le peuple sent et même raisonne ainsi et que le starets fût précisément ce saint, ce dépositaire de la vérité divine aux yeux du peuple, il en était persuadé autant que ces paysans et ces femmes malades qui lui tendaient leurs enfants. La conviction que le starets, après sa mort, procurerait une gloire extraordinaire au monastère régnait dans son âme plus forte peut-être que chez les moines. Depuis quelque temps, son cœur s’échauffait toujours davantage à la flamme d’un profond enthousiasme intérieur. Il n’était nullement troublé en voyant dans le starets un individu isolé : « Peu importe ; il a dans son cœur le mystère de la rénovation pour tous, cette puissance qui instaurera enfin la justice sur la terre ; alors tous seront saints, tous s’aimeront les uns les autres ; il n’y aura plus ni riches, ni pauvres, ni élevés, ni humiliés ; tous seront comme les enfants de Dieu et ce sera l’avènement du règne du Christ. » Voilà ce dont rêvait le cœur d’Aliocha.

Aliocha avait paru fortement impressionné par l’arrivée de ses deux frères, qu’il ne connaissait pas du tout jusqu’alors. Il s’était lié davantage avec Dmitri, bien que celui-ci fût arrivé plus tard. Quant à Ivan, il s’intéressait beaucoup à lui, mais les deux jeunes gens demeuraient étrangers l’un à l’autre, et pourtant deux mois s’étaient écoulés pendant lesquels ils se voyaient assez souvent. Aliocha était taciturne ; de plus, il paraissait attendre on ne sait quoi, avoir honte de quelque chose ; bien qu’il eût remarqué au début les curieux que lui jetait son frère, Ivan cessa bientôt de faire attention à lui. Aliocha en éprouva quelque confusion. Il attribua l’indifférence de son frère à l’inégalité de leur âge et de leur instruction. Mais il avait une autre idée. Le peu d’intérêt que lui témoignait Ivan pouvait provenir d’une cause qu’il ignorait. Celui-ci lui paraissait absorbé par quelque chose d’important, comme s’il visait à un but très difficile, ce qui eût expliqué sa distraction à son égard. Alexéi se demanda également s’il n’y avait pas là le mépris d’un athée savant pour un pauvre novice. Il ne pouvait s’offenser de ce mépris, s’il existait, mais il attendait avec une vague alarme, que lui-même ne s’expliquait pas, le moment où son frère voudrait se rapprocher de lui. Dmitri parlait d’Ivan avec le plus profond respect, d’un ton pénétré. Il raconta à Aliocha les détails de l’affaire importante qui avait étroitement rapproché les deux aînés. L’enthousiasme avec lequel Dmitri parlait d’Ivan impressionnait d’autant plus Aliocha que, comparé à son frère, Dmitri était presque un ignorant ; le contraste de leur personnalité et de leurs caractères était si vif qu’on eût difficilement imaginé deux êtres aussi dissemblables.

C’est alors qu’eut lieu l’entrevue, ou plutôt la réunion, dans la cellule du starets, de tous les membres de cette famille mal assortie, réunion qui exerça une influence extraordinaire sur Aliocha. Le prétexte qui la motiva était en réalité mensonger. Le désaccord entre Dmitri et son père au sujet de l’héritage de sa mère atteignait alors à son comble. Les rapports s’étaient envenimés au point de devenir insupportables. Ce fut Fiodor Pavlovitch qui suggéra, en plaisantant, de se réunir dans dans la cellule du starets Zosime ; sans recourir à son intervention, on pourrait s’entendre plus décemment, la dignité et la personne du starets étant capables d’imposer la réconciliation. Dmitri, qui n’avait jamais été chez lui et ne l’avait jamais vu, pensa qu’on voulait l’effrayer de cette façon ; mais comme lui-même se reprochait secrètement maintes sorties fort brusques dans sa querelle avec son père, il accepta le défi. Il faut noter qu’il ne demeurait pas, comme Ivan, chez son père, mais à l’autre bout de la ville. Piotr Alexandrovitch Mioussov, qui séjournait alors parmi nous, s’accrocha à cette idée. Libéral à la mode des années quarante et cinquante, libre penseur et athée, il prit à cette affaire une part extraordinaire, par ennui, peut-être, ou pour se divertir. Il lui prit soudain fantaisie de voir le couvent et le « saint ». Come son ancien procès avec le monastère durait encore — le litige avait pour objet la délimitation de leurs terres et certains droits de pêche et de coupe — il s’empressa de profiter de cette occasion, sous le prétexte de s’entendre avec le Père Abbé pour terminer cette affaire à l’amiable. Un visiteur animé de si bonnes intentions pouvait être reçu au monastère avec plus d’égards qu’un simple curieux. Ces considérations firent qu’on insista auprès du starets, qui, depuis quelque temps, ne quittait plus sa cellule et refusait même, à cause de sa maladie, de recevoir les simples visiteurs. Il donna son consentement et un jour fut fixé : « Qui m’a chargé de décider entre eux ? » déclara-t-il seulement à Aliocha avec un sourire.

À l’annonce de cette réunion, Aliocha se montra très troublé. Si quelqu’un des adversaires aux prises pouvait prendre cette entrevue au sérieux, c’était assurément son frère Dmitri, et lui seul ; les autres viendraient dans des intentions frivoles et peut-être offensantes pour le starets. Aliocha le comprenait fort bien. Son frère Ivan et Mioussov s’y rendraient poussés par la curiosité, et son père pour faire le bouffon ; tout en gardant le silence, il connaissait à fond le personnage, car, je le répète, ce garçon n’était pas aussi naïf que tous le croyaient. Il attendait avec anxiété le jour fixé. Sans doute, il avait fort à cœur de voir cesser enfin le désaccord dans sa famille, mais il se préoccupait surtout du starets ; il tremblait pour lui, pour sa gloire, redoutant les offenses, particulièrement les fines railleries de Mioussov et les réticences de l’érudit Ivan. Il voulait même tenter de prévenir le starets, de lui parler au sujet de ces visiteurs éventuels, mais il réfléchit et se tut. À la veille du jour fixé, il fit dire à Dmitri qu’il l’aimait beaucoup et attendait de lui l’exécution de sa promesse. Dmitri, qui chercha en vain à se souvenir d’avoir promis quelque chose, lui répondit par lettre qu’il ferait tout pour éviter une « bassesse » ; quoique plein de respect pour le starets et pour Ivan, il voyait là un piège ou une indigne comédie. « Cependant, j’avalerai plutôt ma langue que de manquer de respect au saint homme que tu vénères », disait Dmitri en terminant sa lettre. Aliocha n’en fut guère réconforté.

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  1. Jean, xx, 28. — H. M.
  2. Matthieu, xix, 21. — H. M.
  3. Célèbre monastère, situé dans la province de Kalouga. — H. M.