Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/III/02

La bibliothèque libre.


Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 107-111).

II

Elisabeth Smerdiachtchaïa

Il y avait là une circonstance particulière qui impressionna profondément Grigori et acheva de fortifier en lui un soupçon répugnant. Cette Smerdiachtchaïa était une fille de fort petite taille, cinq pieds à peine ; ainsi se la rappelaient avec attendrissement après sa mort, de bonnes vieilles de notre ville. Son visage de vingt ans, sain, large, vermeil, était complètement idiot, avec un regard fixe et désagréable, bien que placide. Hiver comme été, elle allait toujours pieds nus, n’ayant sur elle qu’une chemise de chanvre. Ses cheveux presque noirs, extraordinairement touffus, frisés comme une toison, tenaient sur sa tête à la manière d’un énorme bonnet. En outre, ils étaient souvent souillés de terre, entremêlés de feuilles, de brindilles, de copeaux, car elle dormait toujours sur le sol et dans la boue. Son père, Ilia[1], individu sans domicile, ruiné et valétudinaire, fortement adonné à la boisson, demeurait depuis de longues années, en qualité de manœuvre, chez les mêmes maîtres, riches bourgeois de notre ville. Sa mère était morte depuis longtemps. Toujours maladif et aigri, Ilia battait sans pitié sa fille, quand elle venait à la maison. Mais elle y venait rarement, étant accueillie partout en ville comme une « simple d’esprit » sous la protection de Dieu. Les patrons d’Ilia, lui-même, et beaucoup de personnes charitables, surtout parmi la classe marchande, avaient tenté à plusieurs reprises d’habiller Elisabeth d’une façon plus décente, la revêtant en hiver d’une pelisse de mouton et lui faisant chausser des bottes ; d’habitude elle se laissait faire docilement, puis, quelque part, de préférence sous le porche de l’église, elle ôtait tout ce dont on l’avait gratifiée — que ce fût un mouchoir, une jupe, une pelisse ou des bottes —, abandonnait tout sur place et s’en allait nu-pieds, vêtue de sa seule chemise comme auparavant. Il arriva qu’un nouveau gouverneur, inspectant notre ville, fût offusqué dans ses meilleurs sentiments à la vue d’Elisabeth et, bien qu’il eût deviné que c’était une innocente, comme d’ailleurs on le lui exposa, il fit pourtant remarquer « qu’une jeune fille errant en chemise enfreignait la décence, et que cela devait cesser à l’avenir ». Mais, le gouverneur parti, on laissa Elisabeth comme elle était. Enfin, son père mourut et, en tant qu’orpheline, elle devint encore plus chère à toutes les personnes pieuses de la ville. En effet, tous semblaient l’aimer ; les gamins eux-mêmes, engeance chez nous fort agressive, surtout les écoliers, ne la taquinaient ni ne la maltraitaient. Elle pénétrait dans des maisons inconnues et personne ne la chassait ; au contraire, chacun la cajolait et lui donnait un demi-kopek. Elle emportait aussitôt ces piécettes pour les glisser dans un tronc quelconque, à l’église ou à la prison. Recevait-elle au marché un craquelin ou un petit pain, elle ne manquait pas d’en faire cadeau au premier enfant qu’elle rencontrait, ou bien elle arrêtait une de nos dames les plus riches pour le lui offrir ; et celle-ci l’acceptait avec joie. Elle-même ne se nourrissait que de pain noir et d’eau. Elle entrait parfois dans une riche boutique, s’asseyait, ayant auprès d’elle des marchandises de prix, de l’argent, jamais les patrons ne se défiaient d’elle, sachant qu’elle ne prendrait pas un kopek, oubliât-on des milliers de roubles à sa portée. Elle allait rarement à l’église, couchait soit sous les porches, soit dans un potager quelconque, après en avoir franchi la haie, car chez nous beaucoup de haies tiennent encore lieu de palissades. Une fois par semaine en été, tous les jours en hiver, elle venait chez les maîtres de son défunt père, mais seulement pour la nuit, qu’elle passait dans le vestibule ou dans l’étable. On s’étonnait qu’elle pût supporter une telle existence, mais elle y était accoutumée ; bien que de petite taille, elle avait une constitution exceptionnellement robuste. Certaines personnes de la société prétendaient qu’elle agissait par fierté, mais cela ne tenait pas debout : elle ne savait pas dire un mot, parfois seulement remuait la langue et mugissait ; que venait faire ici la fierté ? Or, par une nuit de septembre claire et chaude où la lune était dans son plein, à une heure déjà fort tardive pour nos habitudes, une bande de cinq ou six fêtards en état d’ivresse rentraient du club chez eux par le plus court. Des deux côtés, la ruelle qu’ils suivaient était bordée d’une haie derrière laquelle s’étendaient les potagers des maisons riveraines ; elle aboutissait à une passerelle jetée sur la longue mare infecte qu’on baptise parfois chez nous de rivière. Là, parmi les orties et les bardanes, notre compagnie aperçut Elisabeth endormie. Ces messieurs s’arrêtèrent auprès d’elle, éclatèrent de rire, plaisantèrent de la façon la plus cynique. Un fils de famille imagina soudain une question tout à fait excentrique : « Peut-on, demanda-t-il, tenir un tel monstre pour une femme ? » Tous décidèrent avec un noble dégoût qu’on ne le pouvait pas. Mais, Fiodor Pavlovitch, qui faisait partie de la bande, déclara qu’on le pouvait parfaitement, qu’il y avait même là quelque chose de piquant dans son genre, etc. À cette époque, il se complaisait dans son rôle de bouffon, aimait à se donner en spectacle et à divertir les riches, en véritable pitre, malgré l’égalité apparente. Un crêpe à son chapeau, car il venait d’apprendre la mort de sa première femme, il menait une vie si crapuleuse que certains, même des libertins endurcis, se sentaient gênés à sa vue. Cette opinion paradoxale de Fiodor Pavlovitch provoqua l’hilarité de la bande — l’un d’eux commença même à le provoquer, les autres montrèrent encore plus de dégoût, mais toujours avec une vive gaieté ; enfin tous passèrent leur chemin. Par la suite, il jura qu’il s’était éloigné avec les autres ; peut-être disait-il vrai, personne n’a jamais su ce qui en était. Mais cinq ou six mois plus tard, la grossesse d’Elisabeth excitait l’indignation de toute la ville, et l’on rechercha qui avait pu outrager la pauvre créature. Une rumeur terrible circula bientôt, accusant Fiodor Pavlovitch. D’où venait-elle ? De la bande joyeuse il ne restait alors en ville qu’un homme d’âge mûr, respectable conseiller d’État, père de grandes filles, lequel n’eût rien raconté, même s’il s’était passé quelque chose ; les autres s’étaient dispersés. Mais la rumeur persistante continuait à désigner Fiodor Pavlovitch. Il ne s’en formalisa guère et eût dédaigné de répondre à des boutiquiers et à des bourgeois. Il était fier, alors, et n’adressait la parole qu’à sa compagnie de fonctionnaires et de nobles, qu’il divertissait tant. C’est alors que Grigori prit énergiquement le parti de son maître ; non seulement il le défendit contre toute insinuation, mais il se querella très fort à ce sujet et retourna l’opinion de beaucoup. « C’est la faute de cette créature, affirmait-il, et son séducteur n’était autre que Karp à la vis » (ainsi se nommait un détenu fort dangereux, qui s’était évadé de la prison du chef-lieu et caché dans notre ville). Cette conjecture parut plausible ; on se rappela que Karp avait rôdé par ces mêmes nuits d’automne et dévalisé trois personnes. Mais cette aventure et ces bruits, loin de détourner les sympathies de la pauvre idiote, lui valurent un redoublement de sollicitude. Une boutiquière assez riche, la veuve Kondratiev, décida de la recueillir chez elle, à la fin d’avril, pour y faire ses couches. On la surveillait étroitement. Malgré tout, un soir, le jour même de sa délivrance, Elisabeth se sauva de chez sa protectrice et vint échouer dans le jardin de Fiodor Pavlovitch. Comment avait-elle pu, dans son état, franchir une si haute palissade ? Cela demeura une énigme. Les uns assuraient qu’on l’avait portée, d’autres voyaient là une intervention surnaturelle. Il semble bien que cela s’effectua d’une manière ingénieuse, mais naturelle et qu’Elisabeth, habituée à pénétrer à travers les haies dans les potagers pour y passer la nuit, grimpa malgré son état sur la palissade de Fiodor Pavlovitch, d’où elle sauta, en se blessant dans le jardin. Grigori courut chercher sa femme pour les premiers soins, puis alla quérir une vieille sage-femme qui demeurait tout près. On sauva l’enfant mais la mère mourut à l’aube. Grigori prit le nouveau-né, le porta dans le pavillon, le déposa sur les genoux de sa femme : « Voici un enfant de Dieu, un orphelin dont nous serons les parents. C’est le petit mort qui nous l’envoie. Il est né d’un fils de Satan et d’une juste. Nourris-le et ne pleure plus désormais. » Marthe éleva donc l’enfant. Il fut baptisé sous le nom de Pavel[2], auquel tout le monde, à commencer par ses parents nourriciers, ajouta Fiodorovitch comme nom patronymique. Fiodor Pavlovitch n’y contredit pas et trouva même la chose plaisante tout en désavouant énergiquement cette paternité. On l’approuva d’avoir recueilli l’orphelin, auquel, plus tard, il donna comme nom de famille celui de Smerdiakov, d’après le surnom de sa mère. Il servait Fiodor Pavlovitch comme second domestique et vivait, au début de notre récit, dans le pavillon, aux côtés du vieux Grigori et de la vieille Marthe. Il tenait l’emploi de cuisinier. Il faudrait lui consacrer un chapitre spécial, mais je me fais scrupule d’arrêter si longtemps l’attention du lecteur sur des valets et je continue, espérant qu’il sera tout naturellement question de Smerdiakov au cours de mon récit.

  1. Élie.
  2. Paul.