Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/III/11

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 165-172).

XI

Encore une réputation perdue

De la ville au monastère, il n’y avait guère plus d’une verste. Aliocha marchait rapidement sur la route, déserte à cette heure. Il faisait presque nuit et il était difficile, à trente pas, de distinguer les objets. À mi-chemin, au centre d’un carrefour, s’élevait une silhouette. À peine Aliocha était-il arrivé à cet endroit que la silhouette se détacha de l’arbre et se jeta sur lui en criant :

« La bourse ou la vie !

— Comment, c’est toi, Mitia ! s’exclama Aliocha fortement ému.

— Ha, ha ! tu ne t’y attendais pas ? Je me demandais où t’attendre. Près de sa maison ? Il y a trois chemins qui partent de là et je pouvais te manquer. J’ai eu l’idée enfin d’attendre ici, car tu devais nécessairement y passer, il n’y a pas d’autre route pour aller au monastère. Eh bien, dis-moi la vérité, écrase-moi comme un cafard… Qu’as-tu donc ?

— Ce n’est rien, frère, c’est la peur. Ah ! Dmitri ! Tantôt, ce sang de notre père… (Aliocha se mit à pleurer, il en avait envie depuis longtemps, il lui semblait que quelque chose se déchirait en lui.) Tu l’as presque tué, tu l’as maudit… Et voilà que maintenant… Tu plaisantes…

— Ah oui ! C’est indécent ? Cela ne convient pas à la situation ?

— Non, je disais ça…

— Attends, regarde cette nuit sombre, ces nuages, ce vent qui s’est levé. Caché sous le saule, je t’attendais et tout à coup je me suis dit (j’en prends Dieu à témoin) : « À quoi bon souffrir encore, pourquoi attendre ? Voilà un saule, j’ai mon mouchoir et ma chemise, la corde sera bientôt tressée, avec mes bretelles par-dessus le marché… Je m’en vais débarrasser la terre de ma présence ! » Et soudain je t’entends marcher. Seigneur, ce fut comme si un rayon descendait sur moi ! « Il y a pourtant un homme que j’aime ; le voici, ce petit homme, mon cher petit frère que j’aime plus que tout au monde et que j’aime uniquement ! » Si vive était mon affection, à cette minute, que je songeai à me jeter à ton cou ! Mais il me vient une idée stupide : « pour le divertir, je vais lui faire peur » et j’ai crié comme un imbécile : « La bourse ou la vie ! » Pardonne ma sottise ; c’est absurde, mais au fond de l’âme, je suis convenable… Eh bien, parle, que s’est-il passé là-bas ? Qu’a-t-elle dit ? Écrase-moi, frappe-moi, ne me ménage pas ! Elle est exaspérée ?

— Non… ce n’est pas du tout cela, Mitia. Je les ai rencontrées toutes deux.

— Qui cela, toutes deux ?

— Grouchegnka était chez Catherine Ivanovna. »

Dmitri demeura stupide.

« C’est impossible ! s’écria-t-il. Tu divagues ! Grouchegnka chez elle ? »

En un récit dépourvu d’art, mais non de clarté, Aliocha exposa l’essentiel de ce qui s’était passé en y joignant ses propres impressions. Son frère l’écoutait en silence, le fixant d’un air impassible, mais Aliocha voyait clairement qu’il avait déjà tout compris, élucidé toute l’affaire. À mesure que le récit avançait, son visage se faisait presque menaçant. Il fronçait le sourcil, les dents serrées, le regard encore plus fixe, plus terrible dans son obstination… Le changement subit qui s’opéra sur ses traits courroucés n’en fut que plus inattendu ; ses lèvres crispées se détendirent, et il éclata d’un rire franc, irrésistible, qui pendant un bon moment l’empêcha de parler.

« Ainsi, elle ne lui a pas baisé la main ! Elle s’est sauvée sans lui baiser la main ! s’écria-t-il dans un transport maladif, qu’on eût pu qualifier d’impudent s’il n’eût pas été si ingénu.

— Et l’autre l’a appelée tigresse ? C’en est bien une ! Elle devrait monter sur l’échafaud ? Certainement, c’est mon opinion de longue date. Mais avant tout, frère, il faut recouvrer la santé. Elle est tout entière dans ce baisement de main, cette créature infernale, cette princesse, cette reine de toutes les furies ! De quoi enthousiasmer à sa manière ! Elle est partie chez elle ? À l’instant je… j’y cours ! Aliocha, ne m’accuse pas, je conviens que ce serait peu de l’étouffer…

— Et Catherine Ivanovna ? dit tristement Aliocha.

— Celle-là aussi je la comprends, et mieux que jamais ! C’est la découverte des quatre parties du monde, des cinq, veux-je dire ! Oser pareille démarche ! C’est bien la même Katineka, la pensionnaire qui n’a pas craint d’aller trouver un officier malappris, dans le noble dessein de sauver son père, au risque de subir le pire des affronts. Toujours la fierté, la soif du danger, le défi à la destinée, poussés jusqu’aux dernières limites ! Sa tante, dis-tu, voulait l’en empêcher ? C’est une femme despotique, la sœur de cette générale de Moscou ; elle faisait beaucoup d’embarras, mais son mari a été convaincu de malversations, il a tout perdu, et sa fière épouse a dû baisser le ton. Ainsi, elle retenait Katia, mais celle-ci ne l’a pas écoutée. « Je puis tout vaincre, tout m’est soumis, j’ensorcellerai Grouchegnka si je veux ! » Elle le croyait bien sûr et elle a forcé ses talents ; à qui la faute ? Tu penses que c’est à dessein qu’elle a baisé la première la main de Grouchegnka, par calcul et par ruse ? Non, elle s’est éprise pour de bon de Grouchegnka, c’est-à-dire pas d’elle, mais de son rêve, de son désir, tout simplement parce que ce rêve, ce désir étaient les siens ! Aliocha, comment as-tu échappé à de pareilles femmes ? Tu t’es sauvé en retroussant ton froc, hein ? Ha ! Ha !

— Frère, tu n’as pas songé, je crois, à l’offense que tu as faite à Catherine Ivanovna en racontant à Grouchegnka sa visite chez toi ; celle-ci lui a jeté à la face qu’ » elle allait furtivement trafiquer de ses charmes ». Y a-t-il une pire injure, frère ? »

L’idée que son frère se réjouissait de l’humiliation de Catherine Ivanovna tourmentait Aliocha, quoique bien à tort, évidemment.

« Ah bah ! fit Dmitri en fronçant les sourcils et en se frappant le front. — Il venait seulement d’y prendre garde, bien qu’Aliocha eût tout raconté à la fois, l’injure et le cri de Catherine Ivanovna : « Votre frère est un gredin ! » — Oui, en effet, j’ai dû parler à Grouchegnka de « ce jour fatal », comme dit Katia. Vraiment, je le lui ai raconté, je me rappelle ! C’était à Mokroïé, pendant que les tziganes chantaient ; j’étais ivre… Mais alors je sanglotais, je priais à genoux devant l’image de Katia. Grouchegnka me comprenait, elle pleurait même… Pouvait-il en aller autrement ? Alors elle pleurait, à présent « elle enfonce un poignard dans le cœur ». Voilà bien les femmes ! »

Il se mit à réfléchir, la tête baissée.

« Oui, je suis un véritable gredin, proféra-t-il soudain d’une voix morne. Le fait d’avoir pleuré ne change rien à l’affaire. Dis-lui que j’accepte cette appellation, si cela peut la consoler. Eh bien, en voilà assez, à quoi bon bavarder ! Ce n’est pas gai. Suivons chacun notre route. Je ne veux plus te revoir avant le dernier moment. Adieu, Alexéi ! »

Il serra fortement la main de son frère et, sans relever la tête, tel qu’un évadé, il se dirigea à grands pas vers la ville. Aliocha le suivit du regard, ne pouvant croire qu’il fût parti tout à fait. En effet il rebroussa chemin.

« Attends, Alexéi, encore un aveu, pour toi seul ! Regarde-moi bien en face : ici, vois-tu, ici une infamie exécrable se prépare. (En disant ici, Dmitri se frappait la poitrine d’un air étrange, comme si l’infamie était en dépôt dans sa poitrine ou suspendue à son cou.) Tu me connais déjà comme un gredin avéré. Mais, sache-le, quoi que j’aie fait, quoi que je puisse faire à l’avenir, rien n’égale en bassesse l’infamie que je porte maintenant dans ma poitrine, et que je pourrais réprimer, mais je ne le ferai pas, sache-le. J’aime mieux la commettre. Je t’ai tout raconté tantôt, hormis cela, je n’en avais pas le courage ! Je puis encore m’arrêter et, de la sorte, recouvrer demain la moitié de mon honneur, mais je n’y renoncerai pas, j’accomplirai mon noir dessein, tu pourras témoigner que j’en parle à l’avance et sciemment ! Perdition et ténèbres ! Inutile de t’expliquer, tu l’apprendras en son temps. La fange est une furie ! Adieu. Ne prie pas pour moi, je n’en suis pas digne et je n’ai besoin d’aucune prière… Ôte-toi de mon chemin !… »

Et il s’éloigna, cette fois, définitivement. Aliocha s’en alla au monastère. « Comment, je ne le verrai plus ! qu’est-ce qu’il raconte ? » Cela lui parut bizarre : « Il faudra que je me mette demain à sa recherche, que veut-il dire ? »

Il contourna le monastère et alla droit à l’ermitage à travers le bois de pins. On lui ouvrit, bien qu’on ne laissât entrer personne à cette heure. Il entra dans la cellule du starets le cœur palpitant. « Pourquoi était-il parti ? Pourquoi l’avait-on envoyé dans le monde ? Ici, la paix, la sainteté, là-bas, le trouble, les ténèbres dans lesquelles on s’égare… »

Dans la cellule se trouvaient le novice Porphyre et un religieux, le Père Païsius, qui était venu toutes les heures prendre des nouvelles du Père Zosime, dont l’état empirait, comme l’apprit Aliocha avec effroi. L’entretien du soir n’avait pu avoir lieu. D’ordinaire, après l’office, la communauté, avant de se livrer au repos, se réunissait dans la cellule du starets ; chacun lui confessait tout haut ses transgressions de la journée, les rêves coupables, les tentations, même les querelles entre moines, s’il y en avait eu ; d’aucuns se confessaient à genoux. Le starets absolvait, apaisait, enseignait, imposait des pénitences, bénissait et congédiait. C’est contre ces « confessions » fraternelles que s’élevaient les adversaires du starets ; ils y voyaient une profanation de la confession, en tant que sacrement, presque un sacrilège, bien que ce fût en réalité tout autre chose. On représentait même à l’autorité diocésaine que, loin d’atteindre leur but, ces réunions étaient une source de péchés, de tentations. Beaucoup, parmi la communauté, répugnaient à aller chez le starets et s’y rendaient malgré eux, afin de ne point passer pour fiers et révoltés en esprit. On racontait que certains moines s’entendaient entre eux à l’avance : « Je dirai que je me suis fâché contre toi ce matin, tu le confirmeras », cela afin d’avoir quelque chose à dire et de se tirer d’affaire. Aliocha savait que parfois les choses se passaient ainsi. Il savait également que certains s’indignaient fort de l’usage d’après lequel les lettres mêmes des parents, reçues par les solitaires, étaient portées d’abord au starets, pour qu’il les décachetât et les lût avant leurs destinataires. Bien entendu, ces pratiques étaient censées s’accomplir librement, sincèrement, à des fins d’édification, de soumission volontaire ; en fait, elles n’étaient pas exemptes d’une certaine hypocrisie. Mais les plus religieux, les plus âgés, les plus expérimentés persistaient dans leur idée, estimant que « ceux qui avaient franchi l’enceinte pour faire sincèrement leur salut trouvaient dans cette obéissance et cette abdication d’eux-mêmes un profit des plus salutaires ; que ceux au contraire qui murmuraient n’avaient pas la vocation et auraient mieux fait de demeurer dans le monde ».

« Il s’affaiblit, il somnole, murmura le Père Païsius à l’oreille d’Aliocha. On a de la peine à le réveiller. À quoi bon d’ailleurs ? Il s’est réveillé pour cinq minutes et a demandé qu’on transmît sa bénédiction à la communauté, dont il réclame les prières. Demain matin, il a l’intention de communier de nouveau. Il s’est souvenu de toi, Alexéi, il a demandé où tu étais, on lui a dit que tu étais parti à la ville. « Ma bénédiction l’y accompagne ; sa place est là-bas et non ici. » Tu es l’objet de son amour et de sa sollicitude, comprends-tu cet honneur ? Mais pourquoi t’assigne-t-il un stage dans le monde ? C’est qu’il pressent quelque chose dans ta destinée ! Si tu retournes dans le monde, c’est pour remplir une tâche imposée par ton starets, comprends-le, Alexéi, et non pour te livrer à la vaine agitation et aux œuvres du siècle… »

Le Père Païsius sortit. Alexéi ne doutait pas que la fin du starets ne fût proche, bien qu’il pût vivre encore un jour ou deux. Il se jura, malgré les engagements pris envers son père, les dames Khokhlakov, son frère, Catherine Ivanovna, de ne pas quitter le monastère jusqu’au dernier moment du starets. Son cœur brûlait d’amour et il se reprochait amèrement d’avoir pu oublier un instant, là-bas, celui qu’il avait laissé sur son lit de mort et qu’il vénérait par-dessus tout. Il passa dans la chambre à coucher, s’agenouilla, se prosterna devant la couche. Le starets reposait paisiblement ; on entendait à peine sa respiration ; son visage était calme.

Retournant dans la chambre voisine, où avait eu lieu la réception du matin, Aliocha se contenta de retirer ses bottes et s’étendit sur l’étroit et dur divan de cuir où il avait pris l’habitude de dormir, n’apportant avec lui qu’un oreiller. Depuis longtemps il avait renoncé au matelas dont parlait son père. Il n’enlevait que son froc qui lui servait de couverture. Avant de s’endormir, il s’agenouilla et demanda à Dieu, dans une fervente prière, de l’éclairer, anxieux de retrouver l’apaisement qu’il éprouvait toujours naguère après avoir loué et glorifié Dieu, comme il le faisait ordinairement dans sa prière du soir. La joie qui le pénétrait lui procurait un sommeil léger et tranquille. En priant, il sentit dans sa poche la petite enveloppe rose, que lui avait remise la femme de chambre de Catherine Ivanovna, quand elle l’avait rattrapé dans la rue. Il en fut troublé, mais n’en acheva pas moins sa prière. Puis il décacheta l’enveloppe après quelque hésitation. Elle contenait un billet à son adresse, signé Lise, la fille de Mme Khokhlakov, qui s’était moquée de lui dans la matinée, en présence du starets.

« Alexéi Fiodorovitch, je vous écris à l’insu de tous, et de ma mère, et je sais que c’est mal. Mais je ne puis vivre plus longtemps sans vous dire ce qui est né dans mon cœur, et que personne à part nous deux ne doit savoir jusqu’à nouvel ordre. On prétend que le papier ne rougit pas ; quelle erreur ! je vous assure que maintenant nous sommes tout rouges l’un et l’autre. Cher Aliocha, je vous aime, je vous aime depuis mon enfance, depuis Moscou, alors que vous étiez bien différent d’à présent. Je vous ai élu dans mon cœur pour m’unir à vous et achever nos jours ensemble. Bien entendu, c’est à condition que vous quittiez le monastère. Quant à notre âge, nous attendrons autant que la loi l’exige. D’ici là, je me serai rétablie, je marcherai, je danserai. Cela ne fait aucun doute.

« Vous voyez que j’ai tout calculé, mais il y a une chose que je ne puis m’imaginer : que penserez-vous de moi en lisant ces lignes ? Je ris, je plaisante, je vous ai fâché tantôt, mais je vous assure qu’avant de prendre la plume, j’ai prié devant l’image de la Vierge, et que j’ai presque pleuré.

« Mon secret est entre vos mains, et quand vous viendrez, demain, je ne sais comment je pourrai vous regarder. Alexéi Fiodorovitch, qu’adviendra-t-il si je ne puis me défendre de rire en vous voyant, comme ce matin ? Vous me prendrez pour une moqueuse impitoyable et vous douterez de ma lettre. Aussi je vous supplie, mon chéri, de ne pas me regarder trop en face quand vous viendrez, car il se peut que j’éclate de rire à la vue de votre longue robe… Dès maintenant, mon cœur se glace rien que d’y penser ; portez vos regards, pour commencer, sur maman ou sur la fenêtre…

« Voilà que je vous ai écrit une lettre d’amour ; mon Dieu, qu’ai-je fait ? Aliocha, ne me méprisez pas ; si j’ai mal agi et que je vous peine, excusez-moi. Maintenant, le sort de ma réputation, peut-être perdue, est entre vos mains.

« Je pleurerai pour sûr aujourd’hui. Au revoir, jusqu’à cette entrevue terrible…

« Lise. »

« P.S. — Aliocha, ne manquez pas de venir, n’y manquez pas ! Lise. »

Aliocha lut deux fois cette lettre avec surprise, demeura songeur, puis rit doucement de plaisir. Il tressaillit, ce rire lui paraissait coupable. Mais, au bout d’un instant, il eut le même rire heureux. Il remit la lettre dans l’enveloppe, fit un signe de croix et se coucha. Son âme avait retrouvé le calme. « Seigneur, pardonne-leur à tous, protège ces malheureux et ces agités, guide-les, maintiens-les dans la bonne voie. Toi qui es l’Amour, accorde-leur à tous la joie ! » Et Aliocha s’endormit d’un sommeil paisible.