Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IV/02

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 184-188).

II

Aliocha chez son père

Aliocha commença par se rendre chez son père. En approchant, il se rappela que Fiodor Pavlovitch lui avait recommandé la veille d’entrer à l’insu d’Ivan. « Pourquoi ? se demanda-t-il. Si mon père veut me faire une confidence, est-ce une raison pour entrer furtivement ? Il voulait sans doute, dans son émotion, me dire autre chose et il n’a pas pu. » Néanmoins il fut bien aise d’apprendre de Marthe Ignatièvna, qui lui ouvrit la porte du jardin (Grigori était couché, malade), qu’Ivan était sorti depuis deux heures.

« Et mon père ?

— Il s’est levé, il prend son café », répondit la vieille.

Aliocha entra. Le vieux, assis à sa table en pantoufles et en veston usé, examinait des comptes pour se distraire, sans y prendre, du reste, grand intérêt : son attention était ailleurs. Il se trouvait seul à la maison, Smerdiakov étant parti aux provisions. Bien qu’il se fût levé de bonne heure et qu’il fît le brave, il paraissait fatigué, affaibli. Son front, où s’étaient formées pendant la nuit des ecchymoses, était entouré d’un foulard rouge. Le nez, fortement enflé, donnait à son visage une expression particulièrement méchante, irritée. Le vieillard, qui s’en rendait compte, accueillit Aliocha d’un regard peu amical.

« Le café est froid, dit-il d’un ton sec, je ne t’en offre pas. Aujourd’hui, mon cher, je n’ai qu’une soupe de poisson et je n’invite personne. Pourquoi es-tu venu ?

— Je suis venu prendre de vos nouvelles, proféra Aliocha.

— Oui. D’ailleurs, je t’avais prié hier de venir. Sottises que tout cela ! Tu t’es dérangé en vain. Je savais bien que tu viendrais. »

Ses paroles reflétaient le sentiment le plus malveillant. Cependant il s’était levé et examinait anxieusement son nez au miroir (pour la quarantième fois peut-être depuis le matin). Il arrangea avec coquetterie son foulard rouge.

« Le rouge me va mieux, le blanc rappelle l’hôpital, déclara-t-il sur un ton sentencieux. Eh bien ! Quoi de nouveau ? Que devient ton starets ?

— Il va très mal, il mourra peut-être aujourd’hui, dit Aliocha ; mais son père n’y prit pas garde.

— Ivan est sorti, dit-il soudain. Il s’efforce de chiper à Mitia sa fiancée, c’est pour cela qu’il reste ici, ajouta-t-il rageur, la bouche contractée, en regardant Aliocha.

— Vous l’a-t-il dit lui-même ?

— Depuis longtemps, il y a déjà trois semaines. Ce n’est pas pour m’assassiner en cachette qu’il est venu, il a donc un but.

— Comment ! Pourquoi dites-vous cela ? fit Aliocha avec angoisse.

— Il ne demande pas d’argent, c’est vrai ; d’ailleurs, il n’aura rien. Voyez-vous, mon très cher Alexéi Fiodorovitch, j’ai l’intention de vivre le plus longtemps possible, prenez-en note ; j’ai donc besoin de tout mon argent, et plus j’avancerai en âge, plus il m’en faudra, continua Fiodor Pavlovitch, les mains dans les poches de son veston taché, en calmande jaune. À cinquante-cinq ans, j’ai conservé ma force virile, et je compte bien que cela durera encore vingt ans ; or, je vieillirai, je deviendrai repoussant, les femmes ne viendront plus de bon cœur, j’aurai donc besoin d’argent. Voilà pourquoi j’en amasse le plus possible, pour moi seul, mon cher fils Alexéi Fiodorovitch, sachez-le bien, car je veux vivre jusqu’à la fin dans le libertinage. Rien ne vaut ce mode d’existence ; tout le monde déblatère contre lui et tout le monde le pratique, mais en cachette, tandis que moi je m’y adonne au grand jour. C’est à cause de ma franchise que tous les gredins me sont tombés dessus. Quant à ton paradis, Alexéi Fiodorovitch, tu sauras que je n’en veux pas ; en admettant qu’il existe, il ne saurait convenir à un homme comme il faut. On s’endort pour ne plus se réveiller, voilà mon idée. Faites dire une messe pour moi si vous voulez ; sinon, que le diable vous emporte ! Voilà ma philosophie. Hier, Ivan a bien parlé à ce sujet, pourtant nous étions soûls. C’est un hâbleur dépourvu d’érudition… Il n’a guère d’instruction, sais-tu ? il se tait et rit de vous en silence, voilà tout son talent. »

Aliocha écoutait sans mot dire.

« Pourquoi ne me parle-t-il pas ? Et quand il parle, il fait le malin ; c’est un misérable, ton Ivan ! J’épouserai tout de suite Grouchegnka, si je veux. Car avec de l’argent, il suffit de vouloir, Alexéi Fiodorovitch, on a tout. C’est ce dont Ivan a peur, il me surveille et, pour empêcher mon mariage, il pousse Mitia à me devancer ; de la sorte, il entend me préserver de Grouchegnka (dans l’espoir d’hériter si je ne l’épouse pas ! ) ; d’autre part, si Mitia se marie avec elle, Ivan lui souffle sa riche fiancée, voilà son calcul ! C’est un misérable, ton Ivan.

— Comme vous êtes irascible ! C’est la suite d’hier ; vous devriez vous coucher, dit Aliocha.

— Tes paroles ne m’irritent pas, observa le vieillard, tandis que venant d’Ivan elles me fâcheraient, ce n’est qu’avec toi que j’ai eu de bons moments, car je suis méchant.

— Vous n’êtes pas méchant, vous avez l’esprit faussé, objecta Aliocha, souriant.

— Je voulais faire arrêter ce brigand de Mitia, et maintenant je ne sais quel parti prendre. Sans doute, cela passe aujourd’ hui pour un préjugé de respecter père et mère ; néanmoins les lois ne permettent pas encore de traîner un père par les cheveux, de le frapper au visage à coups de botte, dans sa propre maison, et de le menacer, devant témoins, de venir l’achever. Si je voulais, je le materais et je pourrais le faire arrêter pour la scène d’hier.

— Alors vous ne voulez pas porter plainte ?

— Ivan m’en a dissuadé. Je me moque d’Ivan, mais il y a une chose… »

Il se pencha vers Aliocha et continua d’un ton confidentiel :

« Que je le fasse arrêter, le gredin, elle le saura et accourra vers lui ! Mais qu’elle apprenne qu’il m’a à moitié assommé, moi, débile vieillard, elle l’abandonnera peut-être et viendra me voir… Tel est son caractère ; elle n’agit que par contradiction ; je la connais à fond ! Tu ne veux pas de cognac ? Prends donc du café froid, je te verserai dedans un peu de cognac, un quart de petit verre ; cela donne bon goût.

— Non, merci. J’emporterai ce pain si vous le permettez, dit Aliocha, en prenant un petit pain mollet, qu’il glissa dans la poche de son froc. Vous ne devriez plus boire de cognac, conseilla-t-il d’un ton timide, en jetant un coup d’œil furtif sur le vieillard.

— Tu as raison, cela m’irrite. Mais rien qu’un petit verre… »

Il ouvrit le buffet, se versa un petit verre, referma le meuble et en remit la clef dans sa poche.

« Cela suffit, je ne crèverai pas d’un petit verre.

— Vous voilà meilleur !

— Hum ! Je t’aime même sans cognac, et je suis une canaille pour les canailles. Ivan ne part pas pour Tchermachnia, c’est afin de m’espionner. Il veut savoir combien je donnerai à Grouchegnka, si elle vient. Ce sont tous des misérables ! D’ailleurs, je renie Ivan, je ne le comprends pas. D’où vient-il ? Son âme n’est pas faite comme la nôtre. Il compte sur mon héritage. Mais je ne laisserai pas de testament, sachez-le. Quant à Mitia, je l’écraserai comme un cafard ; je les fais craquer la nuit sous ma pantoufle, et ton Mitia craquera de même. Je dis ton Mitia parce que tu l’aimes, mais cela ne me fait pas peur. Si c’était Ivan qui l’aimât, je craindrais pour moi-même. Mais Ivan n’aime personne, il n’est pas des nôtres, les gens comme lui, mon cher, ne sont pas pareils à nous, c’est de la poussière… Que le vent souffle, et cette poussière s’envole !… C’est une fantaisie qui m’a pris hier quand je t’ai dit de venir aujourd’hui ; je voulais me renseigner par ton intermédiaire au sujet de Mitia ; est-ce qu’en échange de mille ou deux mille roubles, ce gueux, ce vaurien, consentirait à s’en aller d’ici pour cinq ans, ou mieux pour trente-cinq ans, et à renoncer à Grouchka ? Hein ?

— Je… je lui demanderai, murmura Aliocha. Pour trois mille roubles, peut-être qu’il…

— Nenni ! Il ne faut rien demander maintenant ! Je me suis ravisé. C’est une lubie qui m’a pris hier. Je ne lui donnerai rien, pas une obole, j’ai besoin de mon argent, répéta le vieux avec un geste expressif. De toute façon, je l’écraserai comme un cafard. Ne lui dis rien, il compterait encore là-dessus. Mais tu n’as rien à faire chez moi, va-t’en. Et sa fiancée, Catherine Ivanovna, qu’il m’a toujours cachée si soigneusement, l’épousera-t-elle, oui ou non ? Tu es allé la voir hier, je crois ?

— Elle ne veut l’abandonner à aucun prix.

— Voilà les individus qu’aiment ces tendres demoiselles ! Des noceurs, des gredins ! Elles ne valent rien, ces pâles créatures ! Si j’avais sa jeunesse et ma figure d’alors (car à vingt-huit ans, j’étais mieux que lui), je remporterais même succès. Canaille, va !… Mais il n’aura pas Grouchegnka, il ne l’aura pas… Je le broierai… »

Il redevint hargneux à ces dernières paroles.

« Va-t’en aussi, tu n’as rien à faire chez moi aujourd’hui », dit-il sèchement.

Aliocha s’approcha pour lui dire adieu et le baisa à l’épaule.

« Pourquoi ? demanda le vieux surpris. Crois-tu donc que nous nous voyons pour la dernière fois ?

— Pas du tout, c’est par hasard…

— Moi aussi… je dis cela comme ça… fit le vieillard en le regardant. Écoute, écoute, cria-t-il derrière lui, reviens bientôt, il y aura une soupe de poisson fameuse, pas comme aujourd’hui. Viens demain, entends-tu ? »

Aussitôt qu’Aliocha fut sorti, il retourna au buffet et absorba un demi-verre de cognac.

« En voilà assez ! » marmotta-t-il en soufflant.

Il referma le buffet, remit la clef dans sa poche, puis, à bout de forces, alla s’étendre sur son lit où il s’endormit aussitôt.