Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XII/08

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 703-711).

VIII

Dissertation sur Smerdiakov

« D’abord, d’où vient la possibilité d’un pareil soupçon ? Le premier qui a dénoncé Smerdiakov est l’accusé lui-même, lors de son arrestation ; pourtant, jusqu’à ce jour, il n’a pas présenté le moindre fait à l’appui de cette inculpation, ni même une allusion tant soit peu vraisemblable à un fait quelconque. Ensuite, trois personnes seulement confirment ses dires : ses deux frères et Mme Sviétlov. Mais l’aîné a formulé ce soupçon seulement aujourd’hui, au cours d’un accès de démence et de fièvre chaude ; auparavant, durant ces deux mois, il était persuadé de la culpabilité de son frère et n’a même pas cherché à combattre cette idée. D’ailleurs, nous y reviendrons. Le cadet déclare n’avoir aucune preuve confirmant son idée de la culpabilité de Smerdiakov et s’appuie uniquement sur les paroles de l’accusé et « l’expression de son visage » ; il a proféré deux fois tout à l’heure cet argument extraordinaire. Mme Sviétlov s’est exprimée d’une façon peut-être encore plus étrange : « Vous pouvez croire l’accusé, il n’est pas homme à mentir. » Voilà toutes les charges alléguées contre Smerdiakov par ces trois personnes qui ne sont que trop intéressées au sort du prévenu. Et pourtant l’accusation contre Smerdiakov a circulé et persiste : peut-on vraiment y ajouter foi ? »

Ici, Hippolyte Kirillovitch jugea nécessaire d’esquisser le caractère de Smerdiakov, « qui a mis fin à ses jours dans une crise de folie ». Il le représenta comme un être faible, à l’instruction rudimentaire, dérouté par des idées philosophiques au-dessus de sa portée, effrayé de certaines doctrines modernes sur le devoir et l’obligation morale, que lui inculquaient — en pratique — par sa vie insouciante, son maître Fiodor Pavlovitch, peut-être son père, et — en théorie — par des entretiens philosophiques bizarres, le fils aîné du défunt, Ivan Fiodorovitch, qui goûtait ce divertissement, sans aucun doute par ennui ou par besoin de raillerie.

« Il m’a décrit lui-même son état d’esprit, les derniers jours qu’il passa dans la maison de son maître, expliqua Hippolyte Kirillovitch ; mais d’autres personnes attestent la chose : l’accusé, son frère et même le domestique Grigori, c’est-à-dire tous ceux qui devaient le connaître de près. En outre, atteint d’épilepsie, Smerdiakov était « peureux comme une poule ». « Il tombait à mes pieds et les baisait », nous a déclaré l’accusé, alors qu’il ne comprenait pas encore le préjudice que pouvait lui causer cette déclaration ; « c’est une poule épileptique », disait-il de lui dans sa langue pittoresque. Et voilà que l’accusé (lui-même l’atteste) en fait son homme de confiance et l’intimide au point qu’il consent enfin à lui servir d’espion et de rapporteur. Dans ce rôle de mouchard, il trahit son maître, révèle à l’accusé l’existence de l’enveloppe aux billets et les signaux grâce auxquels on peut arriver jusqu’à lui ; d’ailleurs, pouvait-il faire autrement ! « Il me tuera, je m’en rendais bien compte », disait-il en tremblant pendant l’instruction, bien que son bourreau fût déjà arrêté et hors d’état de le molester. « Il me soupçonnait à chaque instant et moi, glacé de terreur, je m’empressais, pour apaiser sa colère, de lui communiquer tous les secrets, afin de prouver ma bonne foi et d’avoir la vie sauve. » Telles sont ses paroles, je les ai notées. « Quand il criait après moi, il m’arrivait de me jeter à ses pieds. » Très honnête de nature, jouissant de la confiance de son maître, qui avait constaté cette honnêteté lorsque son domestique lui rendit l’argent qu’il avait perdu, le malheureux Smerdiakov a dû éprouver un profond repentir de sa trahison envers celui qu’il aimait comme son bienfaiteur. Suivant les observations de psychiatres éminents, les épileptiques gravement atteints ont la manie de s’accuser eux-mêmes. La conscience de leur culpabilité les tourmente, ils éprouvent des remords, souvent sans motif, exagèrent leurs fautes, se forgent même des crimes imaginaires. Il leur arrive parfois de devenir criminels sous l’influence de la peur, de l’intimidation. En outre, vu les circonstances, Smerdiakov pressentait un malheur. Lorsque le fils aîné de Fiodor Pavlovitch, Ivan Fiodorovitch, partit pour Moscou, le jour même du drame, il le supplia de rester, mais sans oser, avec sa lâcheté habituelle, lui faire part de ses craintes d’une façon catégorique. Il se borna à des allusions qui ne furent pas comprises. Il faut noter que, pour Smerdiakov, Ivan Fiodorovitch représentait comme une défense, une garantie que rien de fâcheux n’arriverait tant qu’il serait là. Rappelez-vous l’expression de Dmitri Karamazov dans sa lettre d’ivrogne : « Je tuerai le vieux, pourvu qu’Ivan parte. » Par conséquent, la présence d’Ivan Fiodorovitch paraissait à tous garantir l’ordre et le calme dans la maison. Il part, et Smerdiakov, une heure après environ, a une crise d’ailleurs fort compréhensible. Il faut mentionner ici que, en proie à la peur et à une sorte de désespoir, Smerdiakov, les derniers jours, sentait particulièrement la possibilité d’une crise prochaine, qui se produisait toujours aux heures d’anxiété et de vive émotion. On ne peut pas évidemment deviner le jour et l’heure de ces attaques, mais tout épileptique peut en ressentir les symptômes. Ainsi parle la médecine. Un peu après le départ d’Ivan Fiodorovitch, Smerdiakov, qui se sent abandonné et sans défense, va à la cave pour les besoins du ménage et songe en descendant l’escalier : « Aurai-je ou non une attaque ? si elle allait me prendre maintenant ? » Précisément, cet état d’esprit, cette appréhension, ces questions provoquent le spasme à la gorge, précurseur de la crise ; il dégringole sans connaissance au fond de la cave. On s’ingénie à suspecter cet accident tout naturel, à y voir une indication, une allusion révélant la simulation volontaire de la maladie ! Mais, dans ce cas, on se demande aussitôt : « Pourquoi ? dans quel dessein ? » Je laisse de côté la médecine ; la science ment, dit-on, la science se trompe, les médecins n’ont pas su distinguer la vérité de la simulation ; soit, admettons, mais répondez à cette question : quelle raison avait-il de simuler ? Était-ce pour se faire remarquer à l’avance dans la maison où il préméditait un assassinat ? Voyez-vous, messieurs les jurés, il y avait cinq personnes chez Fiodor Pavlovitch, la nuit du crime : d’abord, le maître de la maison, mais il ne s’est pas tué lui-même, c’est clair ; deuxièmement, son domestique Grigori, mais il a failli être tué ; troisièmement, la femme de Grigori, Marthe Ignatièvna, mais ce serait une honte de la soupçonner. Il reste, par conséquent, deux personnes en cause : l’accusé et Smerdiakov. Mais comme l’accusé affirme que ce n’est pas lui l’assassin, ce doit être Smerdiakov ; il n’y a pas d’autre alternative, car on ne peut soupçonner personne d’autre. Voilà l’explication de cette accusation subtile et extraordinaire contre le malheureux idiot qui s’est suicidé hier ! C’est qu’on n’avait personne sous la main ! S’il avait existé le moindre soupçon contre quelqu’un d’autre, un sixième personnage, je suis sûr que l’accusé lui-même aurait eu honte de charger alors Smerdiakov et eût chargé ce dernier, car il est parfaitement absurde d’accuser Smerdiakov de cet assassinat.

« Messieurs, laissons la psychologie, laissons la médecine, laissons même la logique, consultons les faits, rien que les faits et voyons ce qu’ils nous disent. Smerdiakov a tué, mais comment ? Seul ou de complicité avec l’accusé ? Examinons d’abord le premier cas, c’est-à-dire l’assassinat commis seul. Évidemment, si Smerdiakov a tué, c’est pour quelque chose, dans un intérêt quelconque. Mais n’ayant aucun des motifs qui poussaient l’accusé, c’est-à-dire la haine, la jalousie, etc., Smerdiakov n’a tué que pour voler, pour s’approprier ces trois mille roubles que son maître avait serrés devant lui dans une enveloppe. Et voilà que, résolu au meurtre, il communique au préalable à une autre personne, qui se trouve être la plus intéressée, précisément l’accusé, tout ce qui concerne l’argent et les signaux, la place où se trouve l’enveloppe, sa suscription, avec quoi elle est ficelée, et surtout il lui communique ces « signaux » au moyen desquels on peut entrer chez son maître. Eh bien, c’est pour se trahir qu’il agit ainsi ? Ou afin de se donner un rival qui a peut-être envie, lui aussi, de venir s’emparer de l’enveloppe ? Oui, dira-t-on, mais il a parlé sous l’empire de la peur. Comment cela ? L’homme qui n’a pas hésité à concevoir un acte aussi hardi, aussi féroce, et à l’exécuter ensuite, communique de pareils renseignements, qu’il est seul à connaître au monde et que personne n’aurait jamais devinés s’il avait gardé le silence. Non, si peureux qu’il fût, après avoir conçu un tel acte, cet homme n’aurait parlé à personne de l’enveloppe et des signaux, car c’eût été se trahir d’avance. Il aurait inventé quelque chose à dessein et menti, si l’on avait absolument exigé de lui des renseignements, mais gardé le silence là-dessus. Au contraire, je le répète, s’il n’avait dit mot au sujet de l’argent et qu’il se le fût approprié après le crime, personne au monde n’aurait jamais pu l’accuser d’assassinat avec le vol pour mobile, car personne, excepté lui, n’avait vu cet argent, personne n’en connaissait l’existence dans la maison ; si même on l’avait accusé, on aurait attribué un autre motif au crime. Mais comme tout le monde l’avait vu aimé de son maître, honoré de sa confiance, les soupçons ne seraient point tombés sur lui, mais bien au contraire sur un homme qui, lui, aurait eu des motifs de se venger, qui, loin de les dissimuler, s’en serait vanté publiquement ; bref, on aurait soupçonné le fils de la victime, Dmitri Fiodorovitch. Il eût été avantageux pour Smerdiakov, assassin et voleur, qu’on accusât ce fils, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est à lui, c’est à Dmitri Fiodorovitch que Smerdiakov, ayant prémédité son crime, parle à l’avance de l’argent, de l’enveloppe, des signaux ; quelle logique, quelle clarté ! ! !

« Arrive le jour du crime prémédité par Smerdiakov, et il dégringole dans la cave, après avoir « simulé » une attaque d’épilepsie ; pourquoi ? Sans doute pour que le domestique Grigori, qui avait l’intention de se soigner, y renonce peut-être en voyant la maison sans surveillance, et monte la garde. Probablement aussi afin que le maître lui-même, se voyant abandonné et redoutant la venue de son fils, ce qu’il ne cachait pas, redouble de méfiance et de précaution. Surtout enfin pour qu’on le transporte immédiatement, lui Smerdiakov, épuisé par sa crise, de la cuisine où il couchait seul et avait son entrée particulière, à l’autre bout du pavillon, dans la chambre de Grigori et de sa femme, derrière une séparation, comme on faisait toujours quand il avait une attaque, selon les instructions du maître et de la compatissante Marthe Ignatièvna. Là, caché derrière la cloison et pour mieux paraître malade, il commence sans doute à geindre, c’est-à-dire à les réveiller toute la nuit (leur déposition en fait foi), et tout cela afin de se lever plus aisément et de tuer ensuite son maître !

« Mais, dira-t-on, peut-être a-t-il simulé une crise précisément pour détourner les soupçons, et parlé à l’accusé de l’argent et des signaux pour le tenter et le pousser au crime ? Et lorsque l’accusé, après avoir tué, s’est retiré en emportant l’argent et a peut-être fait du bruit et réveillé des témoins, alors, voyez-vous, Smerdiakov se lève et va aussi… eh bien ? que va-t-il faire ? il va assassiner une seconde fois son maître et voler l’argent déjà dérobé. Messieurs, vous voulez rire ? J’ai honte de faire de pareilles suppositions ; pourtant figurez-vous que c’est précisément ce qu’affirme l’accusé : lorsque j’étais déjà parti, dit-il, après avoir abattu Grigori et jeté l’alarme, Smerdiakov s’est levé pour assassiner et voler. Je laisse de côté l’impossibilité pour Smerdiakov de calculer et de prévoir les événements, la venue du fils exaspéré qui se contente de regarder respectueusement par la fenêtre et, connaissant les signaux, se retire et lui abandonne sa proie ! Messieurs, je pose la question sérieusement : À quel moment Smerdiakov a-t-il commis son crime ? Indiquez ce moment, sinon l’accusation tombe.

« Mais peut-être la crise était-elle réelle. Le malade, ayant recouvré ses sens, a entendu un cri, est sorti, et alors ? Il a regardé et s’est dit : si j’allais tuer le maître ? Mais comment a-t-il appris ce qui s’était passé, gisant jusqu’alors sans connaissance ? D’ailleurs, messieurs, la fantaisie même a des limites.

« Soit, diront les gens subtils, mais si les deux étaient de connivence, s’ils avaient assassiné ensemble et s’étaient partagé l’argent ?

« Oui, il y a, en effet, un soupçon grave et, tout d’abord, de fortes présomptions à l’appui ; l’un d’eux assassine et se charge de tout, tandis que l’autre complice reste couché en simulant une crise, précisément pour éveiller au préalable le soupçon chez tous, pour alarmer le maître et Grigori. On se demande pour quels motifs les deux complices auraient pu imaginer un plan aussi absurde. Mais peut-être n’y avait-il qu’une complicité passive de la part de Smerdiakov ; peut-être qu’épouvanté, il a consenti seulement à ne pas s’opposer au meurtre et, pressentant qu’on l’accuserait d’avoir laissé tuer son maître sans le défendre, il aura obtenu de Dmitri Karamazov la permission de rester couché durant ce temps, comme s’il avait une crise : « Libre à toi d’assassiner, ça ne me regarde pas. » Dans ce cas, comme cette crise aurait mis la maison en émoi, Dmitri Karamazov ne pouvait consentir à une telle convention. Mais j’admets qu’il y ait consenti ; il n’en résulterait pas moins que Dmitri Karamazov est l’assassin direct, l’instigateur, et Smerdiakov, à peine un complice passif : il a seulement laissé faire, par crainte et contre sa volonté ; cette distinction n’aurait pas échappé à la justice. Or, que voyons-nous ? Lors de son arrestation, l’inculpé rejette tous les torts sur Smerdiakov et l’accuse seul. Il ne l’accuse pas de complicité ; lui seul a assassiné et volé, c’est l’œuvre de ses mains ! A-t-on jamais vu des complices se charger dès le premier moment ? Et remarquez le risque que court Karamazov : il est le principal assassin, l’autre s’est borné à laisser faire, couché derrière la cloison, et il s’en prend à lui. Mais ce comparse pouvait se fâcher et, par instinct de conservation, s’empresser de dire toute la vérité : nous avons tous deux participé au crime, pourtant, je n’ai pas tué, j’ai seulement laissé faire, par crainte. Car Smerdiakov pouvait comprendre que la justice discernerait aussitôt son degré de culpabilité, et compter sur un châtiment bien moins rigoureux que le principal assassin, qui voulait tout rejeter sur lui. Mais alors, il aurait forcément avoué. Pourtant, il n’en est rien. Smerdiakov n’a pas soufflé mot de sa complicité, bien que l’assassin l’ait accusé formellement et désigné tout le temps comme l’unique auteur du crime. Ce n’est pas tout ; Smerdiakov a révélé à l’instruction qu’il avait lui-même parlé à l’accusé de l’enveloppe avec l’argent et des signaux, et que sans lui, celui-ci n’aurait rien su. S’il avait été vraiment complice et coupable, aurait-il si volontiers communiqué la chose ? Au contraire, il se serait dédit, il aurait certainement dénaturé et atténué les faits. Mais il n’a pas agi ainsi. Seul un innocent, qui ne craint pas d’être accusé de complicité, peut se conduire de la sorte. Eh bien, dans un accès de mélancolie morbide consécutive à l’épilepsie et à tout ce drame, il s’est pendu hier, après avoir écrit ce billet : « Je mets volontairement fin à mes jours ; qu’on n’accuse personne de ma mort. » Que lui coûtait-il d’ajouter : « c’est moi l’assassin, et non Karamazov ? » Mais il n’en a rien fait ; sa conscience n’est pas allée jusque-là.

« Tout à l’heure, on a apporté de l’argent au tribunal, trois mille roubles, « les billets qui se trouvaient dans l’enveloppe figurant parmi les pièces à conviction ; je les ai reçus hier de Smerdiakov ». Mais vous n’avez pas oublié, messieurs les jurés, cette triste scène. Je n’en retracerai pas les détails, pourtant je me permettrai deux ou trois remarques choisies à dessein parmi les plus insignifiantes, parce qu’elles ne viendront pas à l’esprit de chacun et qu’on les oubliera. D’abord, c’est par remords qu’hier Smerdiakov a restitué l’argent et s’est pendu. (Autrement il ne l’aurait pas rendu.) Et ce n’est qu’hier soir évidemment qu’il a avoué pour la première fois son crime à Ivan Karamazov, comme ce dernier l’a déclaré, sinon pourquoi aurait-il gardé le silence jusqu’à présent ? Ainsi il a avoué ; pourquoi, je le répète, n’a-t-il pas dit toute la vérité dans son billet funèbre, sachant que le lendemain on allait juger un innocent ? L’argent seul ne constitue pas une preuve. J’ai appris tout à fait par hasard, il y a huit jours, ainsi que deux personnes ici présentes, qu’Ivan Fiodorovitch Karamazov avait fait changer, au chef-lieu, deux obligations à 5 pour cent de cinq mille roubles chacune, soit dix mille au total. Ceci pour montrer qu’on peut toujours se procurer de l’argent pour une date fixe et que les trois mille roubles présentés ne sont pas nécessairement les mêmes qui se trouvaient dans le tiroir ou l’enveloppe. Enfin, Ivan Karamazov, ayant recueilli hier les aveux du véritable assassin, est resté chez lui. Pourquoi n’a-t-il pas fait aussitôt sa déclaration ? Pourquoi avoir attendu jusqu’au lendemain ? J’estime qu’on peut en deviner la raison ; malade depuis une semaine, ayant avoué au médecin et à ses proches qu’il avait des hallucinations et rencontrait des gens décédés, menacé par la fièvre chaude qui s’est déclarée aujourd’hui, en apprenant soudain le décès de Smerdiakov, il s’est tenu ce raisonnement : « Cet homme est mort, on peut l’accuser, je sauverai mon frère. J’ai de l’argent, je présenterai une liasse de billets en disant que Smerdiakov me les a remis avant de mourir. » C’est malhonnête, direz-vous, de mentir, même pour sauver son frère, même en ne chargeant qu’un mort ? Soit, mais s’il a menti inconsciemment, s’il s’est imaginé que c’était arrivé, l’esprit définitivement dérangé par la nouvelle de la mort subite du valet ? Vous avez assisté à cette scène tout à l’heure, vous avez vu dans quel état se trouvait cet homme. Il se tenait debout et parlait, mais où était sa raison ? La déposition du malade a été suivie d’un document, une lettre de l’accusé à Mlle Verkhovtsev, écrite deux jours avant le crime dont elle contient le programme détaillé. À quoi bon chercher ce programme et ses auteurs ? Tout s’est passé exactement d’après lui, et personne n’a aidé l’auteur. Oui, messieurs les jurés, tout s’est passé comme il l’avait écrit ! Et nous ne nous sommes pas enfui avec une crainte respectueuse de la fenêtre paternelle, surtout en étant persuadé que notre bien-aimée se trouvait chez lui. Non, c’est absurde et invraisemblable. Il est entré, et il est allé jusqu’au bout. Il a dû tuer dans un accès de fureur, en voyant son rival détesté, peut-être d’un seul coup de pilon, mais ensuite, après s’être convaincu par un examen détaillé qu’elle n’était pas là, il n’a pas oublié de mettre la main sous l’oreiller et de s’emparer de l’enveloppe avec l’argent, qui figure maintenant, déchirée, parmi les pièces à conviction. J’en parle pour vous signaler une circonstance caractéristique. Un assassin expérimenté, venu exclusivement pour voler, aurait-il laissé l’enveloppe sur le plancher, telle qu’on l’a trouvée auprès du cadavre ? Smerdiakov, par exemple, eût emporté le tout, sans se donner la peine de la décacheter près de sa victime, sachant bien qu’elle contenait de l’argent, puisqu’il l’avait vu mettre et cacheter ; or, l’enveloppe disparue, on ne pouvait savoir s’il y avait eu vol. Je vous le demande, messieurs les jurés, Smerdiakov aurait-il agi ainsi et laissé l’enveloppe à terre ? Non, c’est ainsi que devait procéder un assassin furieux, incapable de réfléchir, n’ayant jamais rien dérobé, et qui, même maintenant, s’approprie l’argent non comme un vulgaire malfaiteur, mais comme quelqu’un qui reprend son bien à celui qui l’a volé, car telles étaient précisément, à propos de ces trois mille roubles, les idées de Dmitri Karamazov, idées qui tournaient chez lui à la manie. En possession de l’enveloppe qu’il n’avait jamais vue auparavant, il la déchire pour s’assurer qu’elle contient de l’argent, puis il la jette et se sauve avec les billets dans sa poche, sans se douter qu’il laisse ainsi derrière lui, sur le plancher, une preuve accablante. Car c’est Karamazov et non Smerdiakov, il n’a pas réfléchi, d’ailleurs il n’avait pas le temps. Il s’enfuit, il entend le cri du domestique qui le rejoint ; celui-ci le saisit, l’arrête, et tombe assommé d’un coup de pilon. L’accusé saute à bas de la palissade, par pitié, affirme-t-il, par compassion, pour voir s’il ne pourrait pas lui venir en aide. Mais était-ce le moment de s’attendrir ? Non ; il est redescendu précisément pour s’assurer si l’unique témoin de son crime vivait encore. Tout autre sentiment, tout autre motif eussent été insolites ! Remarquez qu’il s’empresse autour de Grigori, lui essuie la tête avec son mouchoir, puis, le croyant mort, comme égaré, couvert de sang, il court de nouveau à la maison de sa bien-aimée ; comment n’a-t-il pas songé que dans cet état on l’accuserait aussitôt ? Mais l’accusé lui-même nous assure qu’il n’y a pas pris garde ; on peut l’admettre, c’est très possible, cela arrive toujours aux criminels dans de pareils moments. D’un côté, calcul infernal, absence de raisonnement de l’autre. Mais à cette minute il se demandait seulement où elle était. Dans sa hâte de le savoir, il court chez elle et apprend une nouvelle imprévue, accablante pour lui : elle est partie pour Mokroïé rejoindre son ancien amant, « l’incontesté ».