Monsieur Sylvestre/Texte entier

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Michel Lévy frères (p. 1-344).



ŒUVRES


DE


GEORGE SAND



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À MON AMI


EUGÈNE FROMENTIN
MONSIEUR


SYLVESTRE




I

À PHILIPPE TAVERNAY, À VOLVIC (PUY-DE-DOME)


Paris, 2 février 64.

Oui, mon Philippe, c’est vrai : je suis ruiné. Mon oncle, l’homme aux trente mille livres de rente, me donne sa malédiction en des termes qui ne me permettent plus d’accepter la pension qu’il daignait me faire et l’avenir qu’il se promettait de m’assurer. Quels sont donc ces termes ? me diras-tu. Dispense moi de te les répéter. Le cher oncle n’est pas léger, tu le connais ; sa colère procède à coups de massue. Ancien maître de forge, il a gardé quelque chose de l’énergie brutale de ces marteaux monstres qui, sous l’action de la vapeur, frappent et façonnent le métal. C’est donc en vain qu’on est fer soi même et qu’on a passé sa jeunesse à se donner une bonne trempe. Toute solidité de caractère, toute fermeté d’âme, toute dignité sont broyées sous l’attentat perpétuel de la force irréfléchie et têtue. Ne voulant pas plier, j’ai été brisé, reconnu bon à rien et jeté dehors avec les rebuts.

Je ne m’en porte pas plus mal. Dieu merci, et me voilà libre de choisir ma voie ; ce qui n’est pas une mince satisfaction, je te jure. Je dois même t’avouer que, pour la première fois de ma vie, je me sens depuis quelques jours parfaitement heureux. Je vais, je viens sans but, je flâne, je respire ; il me semble que mon âme emprisonnée se dilate et se renouvelle ; je n’ai pas besoin de penser à mon sort futur, je possède quelques centaines de francs qui me permettent d’aviser, et je peux donner le reste de la semaine à mon dernier et délicieux far niente.

Pourtant mon oncle m’aimait à sa manière. Eh bien, moi, je l’aime aussi, à la mienne, et, s’il me retire son affection en même temps que ses bienfaits, j’en serai profondément affligé ; mais cela ne me paraît pas possible. Il se souviendra de mes soins, de ma sincérité ; il me regrettera, il me rappellera, et je courrai l’embrasser sans rancune et sans hésitation. Seulement, qu’il ne me parle plus de lui devoir mes moyens d’existence. Cela, c’est fini, je ne veux plus retomber en sa possession, je veux m’appartenir ; j’ai vingt-cinq ans bientôt, il me semble que j’ai le droit de me dire majeur et d’agir en conséquence. Tu me demandes ce qui s’est passé, si c’est encore pour un mariage. Tu crois rire ? Eh bien, c’est pour un mariage, troisième sommation. Tu sais que j’avais à peine vingt et un ans quand il voulut me faire épouser une demoiselle blonde que je trouvai laide. Deux ans plus tard, c’était une brune, moins riche, point laide, mais d’un ton si tranchant et d’un caractère si tranché, que je cours encore. Enfin, le mois dernier, c’était une rousse fort belle, j’en conviens, car le préjugé contre les rousses s’est changé en engouement dans nos idées d’artistes, et je suis de ceux qui aiment à protester contre les erreurs du passé. Je n’avais donc pas d’objection contre la couleur, et mon oncle, qui avait employé je ne sais combien de précautions oratoires pour me préparer à voir ma fiancée rayonner de tous les feux de l’aurore, rayonna de joie lui-même quand je lui déclarai que j’aimais le rouge ; mais, hélas ! quand je sus le nom de la personne, je refusai net. C’était la fille de mademoiselle Irène, riche de cent mille livres de rente, fruit de ses petites économies, prélevées sur la fortune de MM. A., B., C : tu peux ajouter toutes les lettres de l’alphabet. Comprends-tu que mon oncle, un honnête homme, soumis aux lois de son pays, officier de la garde nationale, décoré, affilié à la société de Saint-Vincent de Paul, etc., veuille m’enrichir en me faisant épouser la fille d’une courtisane ? J’ai répondu que je voulais bien faire connaissance avec elle, et que, si elle me plaisait, je consentais à l’épouser à la condition que madame sa mère ne lui donnerait pas seulement une chemise. Là-dessus, mon oncle, qui n’entend pas de cette oreille et pour qui tout vice est purifié dès qu’il prend la forme d’argent monnayé, me demande si je me moque de lui et me menace d’une correction par trop paternelle. Il y avait longtemps que toutes nos discussions aboutissaient à des résultats qui menaçaient de prendre cette tournure funeste. J’étais forcé d’en rire ; ce rire l’exaspérait, et ce jour là je craignis pour une attaque d’apoplexie. En vérité, j’ai trop tardé à prendre le parti que je prends aujourd’hui, mais le voilà pris et sans retour, parce que je sens, à la joie de ma conscience, qu’il est bon. Non. il ne faut pas qu’un homme dépende d’un autre homme, cet homme fût-il son propre père. Dépendre, c’est à dire obéir sans examen à des volontés quelconques ! Malheureux les enfants qui sont soumis à ce dangereux régime ! Moi qui ai toujours protesté, je n’en vaux pas mieux au bout du compte : car si j’ai préservé mon honneur et sauvé ma juste fierté, j’ai dû malgré moi perdre ce tendre respect et cette sainte confiance qui sont la religion de nos jeunes années ; mais de quoi me plaindrais-je ? Je suis comme tous ceux de la génération à laquelle j’appartiens. Si ce n’est contre nos propres parents que la lutte s’engage, c’est du moins contre nos pères dans le sens général du mot, c’est contre le culte de l’argent porté si loin sous le dernier règne. Nous voici, nous autres, très-dégoûtés de l’esclavage de la richesse. Nous ne sommes pas des saints pour cela : nous ne prétendons pas nous passer des biens de la vie ; mais nous voulons les conquérir nous mêmes sans nous humilier. Est-ce donc si criminel, si insensé, si terrible ?

Mais je prêche un converti ! Écris moi… J’allais te dire où. Le fait est que je n’en sais rien. J’ai quitté la maison de mon oncle sans rien emporter qui me vienne de lui. Quelques louis qui garnissent ma bourse sont le produit de mon vaudeville anonyme. J’aurais laissé mes habits et mon linge, si je n’eusse craint de blesser mon oncle, et pour le moment je suis à l’auberge ; mais, quelque modeste que soit ma chambre, c’est trop cher pour mes ressources présentes, et, moi qui n’ai guère su compter jusqu’à ce jour, je vais devenir très-avare jusqu’à nouvel ordre. Je ne veux pas me laisser surprendre par le besoin et donner à mon oncle le chagrin de me plaindre ou la joie d’espérer mon retour.

Tu vois que je finis ma lettre dans une autre disposition que celle où j’étais en la commençant. Je ne voulais songer à rien qu’à humer l’air de la liberté, et déjà je me dis qu’il faut chercher un gîte et un gagne pain. Je ne veux pas que tu m’offres quoi que ce soit. Je sais que tu as de vieux parents à nourrir et ta bonne mère à choyer. Je les volerais. Autant vaut donc que tu ne puisses pas m’écrire avant que je sois fixé ; cela ne tardera pas.

À toi de cœur.

Pierre Sorède.




II

DU MÊME AU MÊME


Vaubuisson, département de…, 6 février 64.

Me voilà installé provisoirement à quelques lieues de Paris, à la lisière d’un village, autant dire en pleine campagne, car je n’ai devant moi que des prés et des arbres. On dit que le pays est joli. Je n’en sais rien ; il pleut serré, et je ne distingue que les premiers plans. Si l’endroit est beau, tant mieux ; sinon, tant pis ; j’y suis, j’y reste jusqu’à ce que j’aie le moyen d’en sortir. Voici pourquoi et comment je suis ici. Je devais une misère à mon tailleur. J’entre hier pour m’acquitter.

— Comment ! me payer cela ? Déjà ? À quoi bon ? Est-ce que vous me retirez votre clientèle ?

— Oui. mon cher monsieur Diamant. Vous êtes à présent trop cher pour moi. Je suis ruiné de fond en comble.

— Votre oncle est mort sans tester en votre faveur ?

— Non ! grâce au ciel, il se porte bien : mais je l’ai impatienté, et je le quitte. Soyez tranquille, je ne me brûlerai pas la cervelle. J’espère même retrouver peu à peu assez d’aisance pour redevenir votre client. Prenez donc mon argent, et au revoir !

— Attendez, fit-il en me retenant par le bras. Venez là-haut. J’ai quelque chose à vous dire. Je le suis dans son entresol, un appartement écrasé, assez luxueux et où se répandait un peu généreusement une confortable odeur de cuisine.

— Est-ce toi, monsieur Diamant ? crie une voix de femme. Peut-on servir le dîner ?

— Oui, oui, servez, répond le tailleur à sa moitié. Et il me fait asseoir dans son salon en me disant avec effusion :

— Monsieur Sorède, vous allez accepter notre soupe ?

Je ne pus m’empêcher de rire.

— Est-ce par amitié ou par charité que vous m’offrez à manger ? Si c’est par amitié, j’accepte ; sinon, je vous jure que j’ai de quoi dîner pendant plus d’un mois.

— C’est par amitié, et, si vous refusez, je croirai que vous dédaignez de petits bourgeois comme nous, anciens ouvriers…

— Je reste, mon cher Diamant, je reste !

— Ah ! voilà qui est bien ! Ma femme, viens que je te présente… Non, mets un couvert de plus. Les enfants, où sont-ils ? Ah ! voilà les enfants ! Saluez monsieur. — N’est-ce pas qu’ils sont gentils ?

Les enfants n’étaient pas gentils ; mais ce brave Diamant me faisait si bon accueil, que je ne voulus pas le détromper, et me voilà à table avec la famille.

Je voyais bien venir mon homme ; curieux, mais à bonne intention, il voulait savoir la cause de ma rupture avec mon oncle. Or, je ne voulais pas la lui dire. Que mon oncle s’en confesse ou s’en vante, c’est son affaire ; mais moi, élevé par ses soins, je ne saurais avouer qu’à toi seul que j’emporte sa malédiction pour m’être refusé à un mariage déshonorant. Je priai l’honnête tailleur de s’abstenir de questions. Je craignais de l’avoir un peu blessé par ma réserve, car il était devenu pensif ; mais tout à coup, à la fin du dîner, il me tint ce langage :

— Monsieur Sorède, vous êtes un brave jeune homme. Vous ne voulez pas accuser votre bienfaiteur ; mais il y a huit ans que je vous habille, et je vous connais. Vous ne pouvez pas avoir de torts à vous reprocher. En venant me payer ce reliquat de compte dans la gêne où vous voilà, vous faites une action superbe !

Et, comme j’allais protester contre une épithète si pompeuse :

— Non, non ! reprit-il, je maintiens mon expression. Vous m’avez donné là une preuve d’affection. Vous vous êtes dit que, si je réclamais cette petite somme à votre oncle, — il est emporté et soupçonneux, le cher homme ! — je pourrais avoir des désagréments avec lui, et, à dire vrai, j’aurais mieux aimé perdre cela que de recevoir quelque affront. Que voulez-vous ! j’ai les sens vifs, moi aussi ! Enfin vous vous êtes dit : « Diamant est un brave homme, il ne faut pas qu’il soit contrarié. » C’est dire que vous avez pensé à moi qui ne vous suis rien, et que dans vos ennuis il vous eût été bien naturel et bien permis d’oublier. C’est là un trait que je n’oublierai pas, moi. J’y suis sensible, et je ne veux pas que nous nous quittions sans que… sans que vous goûtiez mon cognac… Oh ! j’ai un cognac !… Va m’en chercher une bouteille, ma femme. Tu sais, le cognac de l’Anglais qui n’a pas payé sa note, mais qui m’a tout de même contenté avec sa cave.

— Ça n’est pas tout, ça, continua M. Diamant aussitôt que sa femme fut sortie : qu’est-ce que vous allez faire à présent ? Chercher une place dans le gouvernement ? C’est les plus belles, celles qui font le plus d’honneur à un jeune homme, et vous avez des amis dans ce qu’il y a de mieux pour vous procurer ça.

— Non, monsieur Diamant, je ne veux plus dépendre de personne si cela m’est possible, et je ne veux pas être fonctionnaire du gouvernement. Je veux garder l’indépendance de mes opinions.

— Alors, dans l’industrie ?

— Non, il faut un capital pour représenter une responsabilité personnelle, et, comme je ne l’ai pas, je serais trop assujetti dans une fonction rétribuée.

— Je vois votre idée ! Vous voulez être auteur !

— Auteur ou tailleur, mon cher Diamant, je veux une profession libre. Je ne fais fi d’aucune, et j’estime, j’admire même les gens qui, pour remplir un devoir, aliènent leur liberté ; mais ma pauvreté et mon isolement me donnent le droit de choisir. Je choisis donc le travail libre : il est bien juste que j’aie les bénéfices de la misère.

— Bien parlé ! Soyez donc auteur, c’est un joli état. J’ai vu votre vaudeville, vous m’aviez envoyé de bonnes places. J’y ai mené ma femme ; elle a beaucoup aimé les couplets de la fin, et elle m’a dit : « Je parie que M. Sorède aura du talent dans sa partie. » Moi, je ne suis pas un aigle, mais je crois que ma femme a raison. Et d’ailleurs je vous aime, et, si vous devez être quelque chose, je ne serais pas fâché d’y avoir contribué. C’est donc pour vous dire… Je ne suis pas un Crésus, mais si une demi-douzaine de billets de mille vous étaient agréables…

Je ne le laissai pas achever. Je l’embrassai, mais je refusai net. Il insista d’autant plus, et j’eus quelque peine à lui faire comprendre que, pour jouir de la liberté qui était tout mon dédommagement dans une situation précaire, je ne devais pas commencer par m’enchaîner à une dette.

Madame Diamant, qui est une grosse personne commune au premier abord, mais une de ces âmes généreuses et délicates que l’occasion vous révèle, comprit mieux ma fierté et sut me faire accepter le dévouement de son mari dans des conditions possibles.

— Vous allez travailler, dit-elle, c’est bien ; mais il ne vous faudrait pas trop de misère ; car, si c’est joli de la supporter quand on l’a, il n’est pas nécessaire de la chercher quand on peut faire autrement. — Voulez-vous me charger de vous faire durer le peu que vous avez sans qu’il nous en coûte un centime, à mon mari et à moi ?

— Voyons, madame Diamant, un bon conseil est un grand service, et je serai heureux d’accepter de vous quelque chose.

— Eh bien, vous avez parlé, pendant le dîner, de vous retirer à la campagne ; vous avez dit que vous aimiez la campagne en toute saison. Nous avons à Vaubuisson une petite maison où nous n’allons que l’été, le dimanche. C’est petit, mais c’est propre, et il y a des cheminées qui ne fument pas. Prenez-y une chambre. Il y a une vieille femme qui donne de l’air tous les deux jours : pour un rien, elle vous fera votre ménage. Pour trois francs par jour, vous mangerez à la pension dans le bourg. Mettons tant pour le charbon de terre, tant pour le blanchissage, tant pour l’imprévu. Vous dépenserez cent cinquante francs par mois, et vous serez bien, et vous irez comme ça trois ou quatre mois sans vous tourmenter. En quatre mois, pouvez-vous faire un ouvrage qui vous rapporte un millier de francs ?

— Je l’espère.

— Alors, vous aurez encore de quoi marcher pendant près de six mois, et, d’ici là, il passera de l’eau sous le pont.

J’ai trouvé l’idée excellente, j’ai accepté. J’ai acheté du papier et de l’encre, j’ai pris le chemin de fer, et me voilà.

Je n’ai dit adieu à personne, je n’ai voulu initier personne à mon chagrin de famille. Je ne veux pas me plaindre, je ne veux pas accuser mon oncle, je ne veux pas qu’il sache où me prendre. Il me rappellerait, il faudrait soulever de nouveaux orages pour lui faire accepter mon indépendance. Quand je pourrai lui prouver que je n’ai pas besoin de son argent, j’aurai le droit de réclamer son amitié.

La pluie a cessé pendant que je t’écrivais, le paysage a reparu, c’est enchanteur. Il n’y a pourtant pas une feuille aux arbres ; mais déjà un imperceptible gonflement des rameaux a fait disparaître la rigidité cadavérique de l’hiver. Au premier plan, c’est à dire au delà du petit jardin dont j’ai la jouissance, une vaste oseraie me sépare de la rivière. Ce fouillis de branches fines et serrées est d’un ton indéfinissable ; c’est quelque chose entre le vert et le jaune qui passe par toutes les nuances du bronze florentin et qui semble toujours doré par le soleil, voire quand le soleil est absent. La rivière n’est qu’un ruisseau que mon cheval, c’est-à-dire le cheval que je n’ai plus, franchirait sans prendre son élan. Elle coule si peu, qu’on la nomme dans le pays la rivière morte. Elle est jolie quand même, très-sinueuse et animée par des lavoirs et de petits ponts assez rustiques. Un chemin, sinueux aussi, coupe avec grâce de vastes prairies et des cultures que je ne distingue pas d’ici, mais qui sont d’un vert admirable, des champs de violettes peut être, car un parfum monte dans l’air et m’annonce le voisinage aimable de ces fleurs dont Paris fait une si belle consommation, depuis le bouquet d’un sou du pauvre jusqu’à la botte embaumée où sourit le charmant perce-neige au cœur vert.

À travers ces cultures fraîches et suaves, les méandres de la rivière sont plantés çà et là de massifs de peupliers de France, d’une taille très-élevée et d’une élégance rare. Le vent les a inclinés en sens divers, une certaine zone a plié sous celui du couchant ; mais, à deux pas de là, un coude de la vallée a livré un autre massif au vent d’est, et ces belles colonnades à double et triple rang semblent penchées pour se saluer de distance en distance.

Au delà, le terrain monte doucement et se couvre de pommiers arrondis, d’un branchage si noir et si serré, que, même privés de feuilles, ils font obstacle à la vue. Quelques maisonnettes éparses s’étagent au pied de la colline, et puis la colline monte toute droite et ferme l’horizon par une ligne mollement ondulée, couronnée de végétation. Toute cette colline est un bois assez étendu, peu épais, et où percent des mouvements gracieux, des éclaircies moussues, quelques roches, des bouleaux plus élevés que le taillis, de petits sentiers de sable, des dépressions ravinées, des bruyères et quelques jeunes pins d’un vert sombre. Un pâle essai de soleil a jeté pendant quelques instans un reflet satiné sur tous ces petits mystères, et puis tout s’est fondu dans un brouillard doux, et la colline est devenue lilas, tandis que les grands arbres dépouillés des plans intermédiaires se faisaient blancs comme des nuages. Les plus rapprochés repoussaient de leur branchage noir finement dessiné ce tableau vague et charmant qui n’a pas tardé à s’éteindre. La pluie recommence, tout se voile et se perd ; plus de colline, plus de pommiers, les prés bleuissent, le chemin de sable devient blanc et brillant comme la rivière. Bonsoir à toi, mon ami. Je suis très-calme. Ma cheminée chauffe bien. Je vais penser à travailler. Tu peux m’écrire, tu dois m’aimer.

Pierre.





III

DE PHILIPPE TAVERNAY À PIERRE SORÈDE


Volvic (Puy-de-Dôme), 10 février 64.

Je ne suis pas sans inquiétude. Sauras-tu, pourras-tu, voudras-tu vivre ainsi le temps nécessaire ?… Ce serait merveilleusement arrangé si tu avais cinquante ans, un talent reconnu, une réputation faite. Se retirer à la campagne en plein hiver, chercher la solitude, se recueillir au milieu d’une vie de succès, c’est charmant ; mais toi, que vas-tu faire de tes vingt-cinq ans dans une thébaïde ! à une heure de Paris, c’est-à-dire avec l’enfer à ta porte !

Je sais bien que tu as la prétention d’être le plus positif des jeunes hommes de ton temps, que par conséquent tu dédaignes le péril des entraînements de cœur et d’imagination. Je veux bien croire que les forces de ta volonté et de ton orgueil sont à la hauteur de ton programme ; mais il y a les sens qui ne peuvent pas s’éteindre ainsi à un commandement de la raison, et l’ennui est une forme de l’inaction de nos instincts. Vas-tu te macérer comme un anachorète, ou prendre pour compagne une solitaire de ton espèce ? Les environs de Paris n’en fourmillent pas, que je sache, et je n’en vois pas errer par le froid et la pluie dans ces prés marécageux et sous ces pommiers sans feuilles, à moins d’en revenir abominablement crottée, ce qui n’a rien de poétique.

Plaisanterie à part, tu ne peux rester ainsi, toi qui sors brusquement, sinon des hautes élégances, du moins des riantes facilités de la vie parisienne. Une grande fièvre de travail rendrait tout possible ; mais où trouveras-tu cette fièvre ? Tu ne la connais pas, elle ne t’a jamais visité, tu n’as jamais été forcé de compter les heures et d’arriver à un but déterminé en toute hâte. En un mot, tu n’as jamais eu de devoirs à remplir qu’envers toi-même. Tu les as remplis aussi bien que possible, je le reconnais. Tu pouvais être un libertin imbécile ; on te donnait assez d’argent pour te mettre à même de faire des dettes et des sottises. M. Piermont eût tout payé. Le cher oncle aime et respecte l’argent : mais il aime encore mieux la condescendance à ses idées, et, pourvu qu’on proclame le culte de la richesse, on peut pratiquer sous ses yeux un peu de prodigalité. Les opulentes héritières ne sont-elles pas créées et mises au monde pour réparer les brèches qu’un joli garçon peut avoir faites à son patrimoine ?

Mais tu n’as pas voulu te mettre dans la nécessité de recourir aux héritières laides, acariâtres ou mal nées. La blonde, la brune, la rousse, ont passé devant toi en perdant leurs sourires. Aucun tailleur, aucune lorette, aucun marchand de chevaux n’avait mis la main sur ton honneur et sur ta liberté.

Tu t’es donc respecté, à telles enseignes que parfois ton oncle t’a trouvé trop sage, et traité de poltron et de pédant. Tu as fait plus que de mériter des injures qui t’honorent, tu as voulu ne pas être un ignorant, et tu as acquis une instruction générale assez solide. Comme tu es très-intelligent, tu n’as pas eu la moindre peine à te donner, d’autant plus que tu étais libre possesseur de toutes les heures de ta journée, et que personne ne te demandait son loyer et son pain. Comment, aujourd’hui que tu vas te demander ces choses à toi-même, plus mille autres choses dont la privation ne te serait pas possible, vas tu parer à la détresse par un travail hâté, fiévreux, héroïque ? La nécessité fait-elle tout à coup ces miracles pour ceux qui n’ont jamais frayé avec elle ? Je ne te dis pas non, mais permets-moi d’être inquiet.

Si je savais au moins quel genre de travail tu vas entreprendre ! mais tu ne parais pas le savoir toi même. Tu ne vas pas, j’espère, recommencer un vaudeville ? Tu sais que je ne te flatte pas et que j’ai trouvé le tien trop bien fait, manquant de fantaisie, ennuyeux par conséquent. Ç’a été l’avis du public, qui ne lui a accordé qu’un succès d’estime.

Je te crois trop raisonnable pour avoir l’esprit de saillies, et il en faut au théâtre, quel que soit le genre. Il en faut aujourd’hui surtout ; on est si dégoûté de la réflexion !

As-tu de l’imagination ? Je ne sais pas. Tu as le sens poétique ; mais l’invention ? Pour être romancier, il faut être romanesque, comme il faut être lièvre pour devenir civet. Or, il me semble qu’en te passionnant pour le sens positif de toutes choses, tu as dû étouffer en toi, sans y prendre garde, le germe des autres passions et détruire celui des douces hypothèses qui colorent la notion du fait. Tu n’as réellement pas vécu par toi-même, et, quand tu vas chercher le côté idéal de la vie pour le décrire, le diable m’emporte si je sais où tu le trouveras dans ton appréciation personnelle ! Pourtant il faudra que tu trouves quelque chose de moins aride que le fait tout cru, car le roman est une physiologie et non une autopsie. Or, tu ne voudras pas faire de la littérature de convention et décrire des êtres auxquels tu ne croirais pas.

Que feras-tu, si tu ne fais ni théâtre ni roman ? De la critique sérieuse, ce qu’on appelle des travaux ? On peut toujours découvrir dans l’inépuisable mine du passé des individualités mal comprises et mal jugées. Cela est d’un éternel intérêt pour l’histoire des idées, et puis c’est un métier grave et qui semble fait pour la disposition d’esprit où tu es ; mais prends garde encore ! Là aussi, un peu d’idéal ne nuirait pas. Je sais bien que de très-grands esprits, voués à la philosophie positive, prouvent aujourd’hui que l’enthousiasme, source de toute éloquence, n’est pas incompatible avec le positivisme ; mais fais attention que ce sont de très-grands esprits, et que ton talent est bien jeune !

Enfin tu le veux, et je sais que tu tiens à essayer tout ce que tu projettes. Essaye donc ; mais, si l’ennui te prend, si la tristesse apparaît sous forme de lassitude prématurée, ne t’obstine pas à vaincre tout seul un mal que l’amitié peut détourner. Tu sais que la discussion te donne des forces, elle en donne à tous ceux qui n’en abusent pas, et, comme je suis très-occupé, tu m’auras le temps nécessaire, et rien de plus. Viens donc me trouver en province, je me fais fort de te procurer un local plus agréable et mieux situé que ta villa de tailleur aux portes de Paris, sans qu’il t’en coûte davantage et sans que tu aies d’obligations envers personne. Tu te nourriras chez nous pour trente sous par jour mieux que pour trois francs là où tu es. Tu n’auras pas à te cacher pour fuir les questions indiscrètes. Personne ne sachant ton histoire, nul ne s’étonnera de ta situation, et ma mère, qui t’a toujours aimé, t’aimera encore plus. Moi, je serai plus heureux, te sachant plus tranquille. Je parle en égoïste, mais avec la certitude que tu t’en trouveras bien. Viens au premier symptôme de spleen, ou il faudra que j’aille te chercher ; ce qui serait bien difficile à un pauvre petit médecin de campagne abîmé de pratiques, comme ton ami.

Philippe.



IV

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 15 février 64.

Tu es bien le meilleur des êtres et le plus tendre des amis. Oui, j’irai passer quelque temps près de toi. Laisse-moi essayer d’abord de la solitude. Si elle m’est nuisible, je te promets de ne pas m’y acharner.

Mais ne te moque pas trop de mon courage. J’ai besoin d’y croire. Je me suis demandé bien souvent comment je supporterais la misère le jour où mon oncle me forcerait de fuir, car ce qui m’arrive aujourd’hui avait été plus d’une fois sur le point de m’arriver. C’était donc prévu. N’ayant pas été destiné et habitué à la gêne, il est bien certain que je n’ai pas tes forces, que l’on m’a créé des besoins factices, enfin que je ne suis pas un homme éprouvé comme toi et pouvant dire : « Je me connais, je m’appartiens, je sais me diriger. » Au moins, j’ai su me gouverner, me restreindre et m’entraîner comme un cheval qui se prépare à la course. En m’interrogeant mainte fois sur l’éventualité qui aujourd’hui est un fait accompli, je me suis tracé mon type d’aventurier, car tel je suis maintenant ; trop bien ou trop mal élevé pour être volontiers l’artisan d’un métier officiel, il faut que je sois l’artisan de mon existence inconnue, et que je m’y embarque comme dans une aventure bonne ou mauvaise. C’est à moi de m’y conserver digne ; mais il faut que j’en coure toutes les chances et que je les accepte dès le point de départ.

Eh bien, le voyage d’exploration à travers la littérature m’a toujours séduit et attiré. Je ne suis plus de ces enfants qui rêvent la gloire et que le besoin d’un nom dévore. Bien au contraire, faire parler de soi est à mes yeux le malheur de la chose, l’épine du chemin, et, si j’étais sûr d’avoir beaucoup de succès, je garderais peut-être un strict anonyme. Ce qui me tente, c’est cette indépendance de la pensée qui peut toucher à tout, cette variété de sujets qu’un peu de talent peut rendre malléables, ce contact sans entraves avec la vérité, cette libre recherche du réel dans l’idéal, ou de l’idéal dans le réel, selon la tendance et la nature de l’esprit qui s’y porte. Plus j’y ai songé, plus j’ai trouvé que c’était là le plus agréable emploi des facultés humaines et un véritable sybaritisme de l’intelligence. Une telle ambition venait naturellement à un garçon assez gâté sous le rapport du bien-être, pouvant attendre son heure et se permettre de tâter le public par les essais les plus humbles et les plus frivoles. Tout en me ménageant de la sorte, je me suis néanmoins un peu enrichi au dedans, me disant toujours que je me lancerais franchement le plus tard possible. Il n’y a plus à tarder ; mûr ou non, il faut que le fruit tombe et aille au marché. C’est là, diras-tu, le côté triste ; mais pourquoi ne serait-ce pas le coté gai ? Je n’ai, en fait de profit, que l’ambition du strict nécessaire, et il me semble que je porte en moi de quoi conquérir le superflu. Je peux me tromper : qu’importe ? J’ai beaucoup d’orgueil et pas du tout de vanité. Si je suis un fruit sec littéraire, si je ne fais pas mieux le drame, la critique ou le roman que le vaudeville, j’en rirai, je te le promets, et il sera temps alors de me servir de mon latin, de mes mathématiques et de tout ce qui peut me faire devenir un professeur à deux ou trois mille francs d’appointements, maximum de ma cupidité.

Laisse-moi donc partir pour l’aventure littéraire, pour le beau pays de romancie, sans m’inquiéter du cheval qui m’y portera. Si mon positivisme est un dada trop rétif, nous passerons sans humeur et sans désespoir à un autre exercice.

Mais qui sait si je suis positif par nature ? Tu en doutes, toi ; tu crois que je le suis de parti pris. C’est possible, je tends les bras à cette vérité qui m’attire et qui me paraît être la lumière de mon siècle ; mais j’ai des instincts poétiques tout comme un autre, j’aime à rêver, et rien ne m’empêchera de peindre la lutte d’un esprit contemplatif contre les rigides théories qui le sollicitent et le fouettent. Ce que je sais, c’est que, dans cette solitude complète où me voici, dans cette maisonnette isolée, battue des vents de l’hiver, avec ce sentiment solennel de mon isolement social et de ma liberté rachetée, les idées se présentent à moi comme des figures sereines et souriantes. L’expression ne me tourmente pas, elle vient sans effort. Je ne sais quel ordre se fait dans mon cerveau ; une clarté douce m’environne. Rien ne m’inquiète, et la forme que prendra mon œuvre est le moindre de mes soucis. Voyons par exemple ! ce que je t’écris là, en ce moment, ne vaut-il pas la peine d’être dit ? Cela n’a d’intérêt que pour toi ; soit ! mais que ce soit le tâtonnement d’un esprit vraiment sérieux qui va prendre son essor et qui mesure l’espace, cela devient la base d’un ensemble d’idées allant à un but, et dès lors c’est une question d’intérêt, sinon général, du moins collectif, car ma petite histoire personnelle est certainement celle de plusieurs autres. Je ne suis pas le seul qui, du jour au lendemain, se trouve jeté sans ressources et sans appui dans ce grand sauve qui peut de la société. Je ne suis pas le seul déclassé qui puisse se dire innocent de son désastre, qui apporte des forces neuves et une conscience nette à l’édifice d’une civilisation parfaitement indifférente à son impuissance, s’il échoue, mais toujours prête à s’enrichir de son apport, s’il lui apporte réellement quelque chose.

Supposons donc que les lettres que je t’écris soient l’exposition d’un roman, pourquoi procéderais-je autrement, si je voulais écrire une fiction ? Je n’y mettrais pas plus de prétention, pas plus de fioritures, pas plus d’emphase, et cela aurait au moins un mérite, celui de la vraisemblance et de la sincérité.

Tu vois que je ne me battrai pas les flancs pour entrer en matière. La première idée qui me viendra, je la développerai, et, si le développement ne vient pas de lui-même, je me dirai que l’idée n’est pas juste, et j’en tâterai une meilleure.

Tu t’inquiètes encore, je parie, de cette phrase : la première idée qui me viendra. Tu trouves qu’il est temps qu’elle vienne. Eh bien, c’était une manière de dire : elle est venue, et je m’y suis arrêté. J’ai commencé à la rédiger, et, selon la tournure dogmatique ou riante qu’elle prendra, elle deviendra philosophie, critique, roman ou pièce de théâtre. Jusqu’à présent, elle est de pure discussion. J’attends qu’elle soit dégagée pour savoir sous quel vêtement il conviendra de la présenter.

La pluie n’a guère cessé depuis huit jours que je suis ici. Les chemins n’ont pas eu le temps de sécher, et je n’ai pas été tenté de barboter dans ces prés humides. Le désagrément d’y marcher avec effort ou précaution me gâterait peut être l’impression caressante que m’apporte la vue de ce joli paysage. Je l’ai contemplé de ma fenêtre à toutes les heures ; il est toujours joli, et par moments il est splendide. C’est pourtant une petite vue, peu variée, une nature bocagère dont le caractère principal est la sérénité et la douceur. Rien de dramatique : on ne saurait avoir ici de pensées shakspeariennes ou dantesques. C’est une idylle élégante qui plane sur l’esprit et qui chante dans l’imagination. En réalité, il y règne un silence que je croyais introuvable à une si faible distance de Paris. J’y suis impressionné surtout par l’attitude de ces grands peupliers hardiment élagués jusqu’au tiers de leur hauteur, et balançant au moindre vent leurs têtes déliées. Ils insinuent l’idée de la distinction et de la dignité bienveillante. Il semble qu’on doive s’attendre à voir passer en été, sous leur ombre claire, des nymphes blanches, minces et grandes, un peu princesses et un peu bergères, aimables bien que mélancoliques, se laissant regarder sans pruderie, causant volontiers à voix basse avec le voyageur, mais ne souffrant aucune familiarité bourgeoise et aucune équivoque banale.

Il est étrange que je sois tombé du premier coup, et par l’ordre du hasard, au sein d’une nature complètement sympathique. Il y a autour de Paris mille aspects plus frappants et plus riches que celui-ci ; mes promenades ne m’en avaient jamais fait découvrir aucun qui sentît moins les approches d’une grande cité. On peut se croire ici dans un désert fraîchement exploité par l’homme. La longue colline qui l’enferme a un air de forêt vierge en train de repousser, et le val ondulé, qui n’a dans sa plus grande largeur qu’une lieue tout au plus, a pourtant quelque chose de grand qui fait songer à la prairie primitive. Les arbres y sont jetés sans symétrie, chaque propriétaire ayant planté au lieu favorable et concouru sans le savoir à la composition d’un tableau dont le naturel est admirablement réussi. Si des villas sont cachées derrière certains massifs, je n’en sais rien. Tout ce qui apparaît des rares habitations que je découvre est, par sa simplicité rustique, en harmonie avec le paysage. J’ai bien sous les yeux quelques murailles blanches qui coupent disgracieusement les jardins maraîchers du voisinage. En été, tout cela doit être couvert de pampres. C’est la dernière poussée du village, auquel je tourne le dos. Au delà commence l’oseraie, et dans tout le reste pas une ligne froide, pas un angle fâcheux, pas une clôture apparente. Les différentes zones de culture se fondent mollement à mesure qu’elles s’éloignent, et les derniers plans se plongent vers le soir dans un ton laiteux d’une finesse inouïe.

J’aime les vues fermées. Elles seules me donnent l’idée de l’infini. Une grande surface à découvert vous révèle trop de choses qui doivent ressembler à celles qu’on voit, tandis que la moindre hauteur boisée qui s’oppose à toute investigation du regard vous permet de rêver à l’inconnu qui est sur l’autre versant. Que sais-je du pays qui est au delà de ce court horizon ? Est-ce un vaste plateau de terres arables ? est-ce le prolongement d’une forêt mouvementée ? est-ce un ravin profond, un précipice ? Libre à moi de m’imaginer ce qui me plaît. Voilà pourquoi je n’aime pas qu’on me parle de l’autre vie. Si j’y croyais, je ne voudrais pas qu’elle me fût définie. Je n’y crois pas ; mais, quand un rêve d’enfance me reporte à cette douce fantaisie, je veux me l’imaginer moi-même, je ne supporte pas qu’elle me soit montrée à travers la fantaisie plus ou moins saugrenue ou prosaïque d’un moderne Swedenborg. Celui-ci me fait l’effet d’un homme perché sur le haut de la tour de Montlhéry, qui me dirait : « Voyez ces plaines, ces bois, ces villes, ces châteaux ! Eh bien, au delà, c’est toujours la même chose ! » Merci. Laissez-moi l’inconnu. Ce mot là ne blesse pas ma raison, et il n’enlève pas toute lueur de poésie à mon cerveau.

Voilà aussi pourquoi je ne cède pas encore au désir de me promener aux rares heures où le soleil me convie. J’ai peur de découvrir dans ce vallon charmant des détails laids ou ridicules, et de ne pouvoir les oublier quand je me reporterai à la vue de l’ensemble. Je reconnais que ce n’est point là une idée conforme à ma théorie réaliste. Il faudrait tout accepter dans la nature comme dans la vie, ne rien dédaigner, et savoir peindre l’horreur d’une voirie avec autant de plaisir — le plaisir de la conscience satisfaite — que la suavité d’un jardin rempli de fleurs. Si tu étais là, tu me ferais la leçon, et tu me dirais encore que je ne suis pas positiviste. Je serais forcé de t’avouer encore que mes instincts se révoltent contre mes croyances. Tant mieux, puisque c’est le thème sur lequel je veux m’exercer pour mon début !

Présente à ta mère mes plus tendres respects.



V

DE PIERRE SORÈDE À M. PIERMONT


Ma lettre ne portera aucun timbre, mon cher oncle, et vous me pardonnerez de ne pas vous donner mon adresse ; mais je tiens à ne pas vous laisser prendre la moindre inquiétude à mon sujet. Je sais que vous m’aimez, même les jours où vous ne pouvez pas me souffrir, et moi, je n’ai pas le droit de vous faire du chagrin, même quand vous m’en faites. Je viens donc vous dire que je me porte bien, que je ne manque de rien, que je n’ai et n’aurai jamais la tentation du suicide, ni d’aucun parti extrême dont vous auriez à rougir ou à vous affliger. Ne me croyez pas indifférent à ce qui vous concerne. J’ai indirectement de vos nouvelles, et je ne néglige pas de m’en informer. Pardonnez-moi, si cela vous est possible, la contrariété que je me suis vu forcé de vous causer, et ne doutez pas de ma profonde reconnaissance pour les bontés dont vous m’avez comblé jusqu’à ce jour.




VI

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 20 février.

Je me suis enfin décidé à sortir de mon antre. Mes jambes voulaient absolument marcher. Elles m’ont porté au hasard, et j’ai vite découvert que, si le chemin qui de ma porte mène au lavoir est piétiné, boueux, insupportable, sitôt qu’on est en pleins champs, les sentiers sablonneux sont riants et propres. J’étais en train de faire cette réflexion de haute philosophie que, grâce à des chemins si praticables et si doux, je pourrais faire durer longtemps mes chaussures, lorsque je me suis trouvé, je ne sais comment, dans un parc qui couronne à ma gauche la dépression de la colline et qui s’étend au revers jusqu’à une villa de confortable apparence. Je n’aime pas la promenade entre quatre murailles, pourtant il faut bien désirer la conservation de ces vieux parcs où les arbres centenaires sont à l’abri de l’exploitation. Les pays privés de ce luxe menacent fort d’être dépouillés d’un jour à l’autre. Comme j’admirais une allée de tilleuls d’une beauté remarquable, tous égaux de hauteur et de volume, je me suis trouvé face à face avec Louis Duport. Aucun moyen de l’éviter et d’échapper à ses questions.

— Que diable fais-tu ici ?

— Et toi-même ?

— Oh ! moi, dit-il, je viens chez Gédéon absent, chercher… Mais tu vas rire ! Figure-toi, mon cher, que je suis amoureux… Je crois que je vais me marier. La personne a pris fantaisie de vanter je ne sais quelle fleur rare dont je me suis bien gardé de retenir le nom ; mais je l’ai écrit… J’ai fait tous les fleuristes de Paris. Rien ! Enfin, par hasard, Gédéon me dit : « J’ai ça chez moi, à la campagne. Va le chercher. » Or, me voilà ! À ton tour de me dire… Est-ce que tu viendrais aussi faire un bouquet pour ton amante ?

— Je n’ai pas d’amante. Parle-moi de la tienne… Puisque tu épouses, ce n’est pas une indiscrétion de te demander son nom.

Tu sais, mon cher Philippe, que notre ami Louis Duport est très-bavard et un peu sot, bon diable quand même, aimant par-dessus tout à parler de lui. Aussi je parvins pendant quelque temps à lui faire oublier de me parler de moi ; mais, quand il eut bien vanté les grâces, l’esprit et la fortune de sa fiancée, je lui revins en mémoire de la façon la plus inattendue.

— À propos, s’écria-t-il, tu me demandes son nom ? Tu la connais ; tu l’as demandée en mariage il y a deux ans !

— Tu te trompes. Je n’ai jamais demandé personne en mariage.

— Allons donc ! mademoiselle Nuñez, cette belle juive brune, la cousine de Gédéon Nuñez, chez qui nous sommes ici !

— Ah ! je me souviens d’elle. Je l’ai vue deux ou trois fois, mais je te jure que je n’ai jamais autorisé mon oncle à la demander pour moi. J’étais beaucoup trop jeune pour consentir à me marier.

— Bien, reprit Duport avec un sourire passablement impertinent ; soit ! c’est comme cela qu’il faut dire… Mais tu ne dois pas être mortifié du refus, mon cher ; la famille ne t’a pas trouvé assez riche, ce n’est pas ta faute. Quant à Rébecca… je veux dire mademoiselle Nuñez, elle ne t’a pas trouvé du tout ; ne sachant rien de ta démarche, elle ne t’a pas remarqué.

— Elle a eu tort ; elle eût dû remarquer un original que ni sa beauté ni sa richesse n’avaient fasciné, et qui jusqu’ici a eu la folie de préférer sa liberté à ces deux séductions, irrésistibles pour les autres.

— Sais-tu que tu parles avec dépit ?

— Si j’ai du dépit, c’est contre toi, à qui j’ai juré n’avoir autorisé aucune démarche, et qui sembles vouloir m’offenser en ne voulant pas me croire.

— Je ne veux pas t’offenser du tout, et je te trouve diablement susceptible. Quand tu aurais été refusé, la belle affaire ! Je l’ai été dix fois, moi qui te parle, et je t’assure que je ne garde pas rancune aux familles qui n’ont pas trouvé que je faisais leur affaire.

— Eh bien, moi, je n’ai jamais été refusé, voilà la différence !

— Ah ! tu prends ça bien haut, je trouve, et je commence à croire que Rébecca… je veux dire mademoiselle Nuñez, t’avait bien jugé, car j’ai eu maille à partir l’autre jour avec elle à ton sujet.

— Ah !

— Oui, mon cher. Figure-toi que j’ai eu l’imprudence de me vanter d’être ton ami : ah bien ! j’ai failli me brouiller avec elle. Elle prétend que tu es un esprit hautain, têtu, étroitement philosophe, un disciple de Proudhon, un impie, que sais-je ? car elle est très-pieuse, très-catholique, comme le sont généralement les juives baptisées… C’est égal, elle est charmante, et c’est un diable pour l’esprit. Elle t’a abîmé, mon petit ; mais ça ne fait rien, je ne t’en aime pas moins, et, quand elle sera ma femme, je me charge de vous réconcilier, à la condition que tu respecteras ses croyances.

— Il faudra donc nous réconcilier ? Comment cela se fait-il, puisqu’elle ne m’avait par remarqué ?

Le camarade, pris en flagrant délit de mensonge ou d’inconséquence, se sentit mal à l’aise, fâché de m’avoir ouvert son cœur et assez pressé de me quitter. Il hasarda quelques questions auxquelles il me fut dès lors aisé de répondre d’une manière évasive, et il me dit : « Au revoir ! » sans me demander pourquoi on ne me voyait plus à Paris ; ce qui me prouve que mon absence n’a encore été remarquée de personne. Heureux Paris, pays de l’insouciance, de l’incognito, de la liberté par conséquent ! Je crains qu’ici ce ne soit pas la même chose, et qu’avec ses airs fallacieux de prairie américaine, mon petit désert ne me cache pas aussi bien que le premier coin de rue s’ouvrant sur le boulevard.

De cette rencontre, je conclus encore ceci : que mademoiselle Rébecca Nuñez m’a gardé rancune pour mon peu de galanterie, et que, devenue madame Duport, elle s’arrangera pour me brouiller avec son mari, avec son cousin Gédéon et avec tous les Nuñez de la terre. Peu m’importe, je leur suis médiocrement attaché ; mais, comme elle est dévote, j’aurai contre moi l’église et la synagogue.

Dieu merci, je ne fais plus partie de ce monde là ni d’aucun autre ! Déclassé, je ne veux pas me reclasser ailleurs. Je veux vivre en panthéiste et en éclectique social. Pour le moment, je ne vis qu’avec moi-même, car l’auberge, qui est loin, me dérangerait trop, et ma vieille femme de ménage trouve son compte à me faire vivre plus économiquement encore à domicile. Je n’ai pas l’ombre d’un voisin. Une grande plaine surmontée d’un mamelon termine la vallée sur ma gauche. À droite, une région assez étendue de choux et d’artichauts me sépare du village. Un autre bourg plus petit, à un kilomètre presque en face de moi, me montre ses premiers toits ; le reste se cache dans un pli du terrain. Plus loin et en face tout à fait, une habitation quelconque, petite, voilée d’arbres et placée tout au pied de la colline, c’est-à-dire à une demi-lieue à vol d’oiseau, m’envoie vers deux heures une étincelle dans les yeux : c’est une étroite fenêtre où le pâle soleil se mire un instant. Cette étoile blanche qui perce le branchage violacé m’occupe et m’intéresse. Qui demeure là, dans un isolement encore plus sauvage que le mien, car la maisonnette semble perdue dans les bois ? Ce n’est pas tout à fait, autant que je peux en distinguer les contours, la demeure d’un paysan. Pourquoi non cependant ? La chaumière devient un mythe en ce pays riche, et ce toit de tuiles roses n’a rien de seigneurial. Je soupçonne pourtant que c’est la résidence d’un singulier personnage que je vois de loin dès qu’il fait un peu de beau temps, et que, ce matin, j’ai vu d’assez près en revenant par le bord de la rivière.

C’est un vieillard très-droit encore, chauve probablement sous son bonnet de soie noire enfoncé jusqu’aux oreilles et surmonté d’un chapeau à la mode de 1830. Une redingote noire de même date et prodigieusement râpée sert de gaine à un corps maigre, dont les jambes sont si grêles, que, vu de profil, il ressemble à un héron planté sur une seule patte. Immobile au bord du ruisseau durant des heures entières, il semble guetter sa proie, et son nez long et fort fait bien l’effet d’un bec prêt à fouiller la vase. Enfin, aujourd’hui qu’il faisait tout à fait beau, j’ai découvert que c’était un pêcheur à la ligne, car il était muni de tous ses engins. Les autres jours, jugeant qu’il était inutile de vouloir pêcher en eau trouble, il se contentait apparemment de voir couler l’eau et de prendre ses mesures pour la première tentative possible.

Ce brave homme, car c’est un brave homme, j’en suis certain, doit avoir la passion de son art, et je ne serais pas surpris qu’il y fût passé maître. J’avais envie de l’interroger, car sa figure avenante semblait provoquer mes avances. Il a les plus beaux yeux qu’il soit possible de voir, gros, ronds, noirs, saillants et remplis d’un feu sauvage et doux comme celui de ces oiseaux chasseurs que nous appelons féroces parce qu’ils obéissent au plus innocent des instincts, celui de la conservation. Malgré cet éclair d’animalité, le bonhomme a l’air intelligent, exalté, peut-être un peu fou. Le long nez est celui d’un chercheur enthousiaste et persévérant, la bouche est charmante de bonté et de finesse, sous une grosse moustache encore noire. Il m’a souri comme à une connaissance, ce qui m’a contraint à le saluer, et il a répondu verbalement à mon salut, en homme qui ne demandait qu’à causer. Touché de cette physionomie ouverte et paternelle, je me suis tenu à quatre pour passer mon chemin sans rien dire ; mais, ne voulant pas avoir à satisfaire la curiosité des autres, ne dois-je pas m’abstenir d’être curieux pour mon compte ?

Pourtant je l’ai été, car, à peine rentré chez moi, j’ai ouvert mon rideau pour le voir partir. Il a été long à se décider ; enfin, ramassant son panier vide ou plein, il a pris la direction de la maisonnette mystérieuse dont le scintillement journalier et fugitif semble un regard qui m’interroge ou m’appelle. — Mais tout ceci est une pure hypothèse, et je laisse courir ma plume sur ces riens plutôt pour m’exercer à fixer mes rêveries, jusqu’ici trop confuses, que pour creuser un problème auquel je ne puis attacher aucune importance. Ce qui doit te faire excuser mon bavardage, c’est que tout me reporte, même les plus futiles circonstances, à la recherche qui occupe mes heures de travail. T’ai-je dit ce que c’était ? Non, je ne crois pas, et il est temps que je te le dise.

« Qu’est-ce que le bonheur ? » That is the question.

C’est assez drôle, n’est-ce pas ? qu’au lendemain d’une petite catastrophe qui me précipite la tête la première au milieu des circonstances les plus périlleuses et les plus inquiétantes de la vie, l’absence de tout bien, l’ignorance absolue de l’avenir, la première idée qui me soit venue, c’est de vouloir analyser une abstraction où l’homme place son idéal de plénitude et de sécurité… Ne va pas croire que ce soit une fanfaronnade de stoïcisme. Nullement ; cela m’est venu en me sentant je ne dirai pas heureux, puisque j’ignore quelle sera la durée de mon impression, mais joyeux, satisfait, confiant, dans un état de l’âme enfin que je ne connaissais pas, que je ne cherchais pas, et auquel je n’avais jamais songé.

C’est peut-être que, sans le savoir, j’avais été malheureux jusqu’à ce jour. Je ne me le disais pas, j’eusse été ridicule de me le dire, voyant mon sort matériellement préférable à celui de tant d’autres qui me valent bien ; mais je me souviens confusément aujourd’hui d’avoir souffert dix fois par jour de mon état de dépendance vis-à-vis des autres et de moi-même. Mon oncle est d’humeur tyrannique, cela est certain. J’y étais habitué, et le spectacle de ses violences m’a rendu, par réaction, extraordinairement contenu. J’évitais le moindre choc avec un soin extrême ; mais il n’en est pas moins vrai que ce choc toujours imminent m’empêchait de respirer et de vivre. Et puis la vie qui m’était faite grâce à lui, mes relations, mon milieu, mes occupations, rien de tout cela n’était affaire de mon propre choix. J’aime l’imprévu, et il ne m’était pas permis de m’y livrer. La crainte d’abuser d’une situation que je savais précaire, puisqu’au premier attentat sérieux contre ma conscience j’étais résolu à rompre, me rendait sceptique et soucieux. Je sentais des entraves à tous mes désirs, je voyais sur tous les chemins de mes fantaisies les plus innocentes ou de mes vœux les plus légitimes des obstacles vains et bizarres se dresser pour m’attendre, me frapper au cœur et me repousser brutalement. Je portais au dedans de moi mes convictions comme un mystère, toujours prêt, s’il m’échappait un cri de l’âme, à entendre mon rude bienfaiteur m’appeler ingrat, et mon frivole entourage me traiter de fou. Non, ce n’était pas vivre, car tout commençait à me peser, et je me sentais amoindri par un secret dégoût de moi-même. Je voulais échapper à cet étouffement par le travail : il me fallait disputer mes heures aux amis oisifs ou à ce qu’on appelle, Dieu sait pourquoi, les devoirs du monde, comme si c’était un devoir de se laisser ennuyer par des gens qu’on n’amuse pas ! Mon travail sans cesse troublé, jamais encouragé, devenait stérile, et, je te l’ai dit souvent, je te l’ai écrit, surtout dans ces deux dernières années, je sentais le besoin d’une impulsion que je ne savais où prendre autour de moi. Tu me répondais que j’avais besoin d’aimer. Je crois que tu te trompais, car je n’aime pas, je ne songe pas à aimer, et me voilà rendu à la possession de ma volonté. Le bonheur serait-il donc l’entière possession de soi, dans le sens intellectuel et moral ? Je ne parle pas de l’entière liberté d’action, elle n’est pas dans la pauvreté, et même elle n’est pas de ce monde. À celui qui voudrait toujours marcher devant lui en ligne droite, il faudrait ne rencontrer ni rivières, ni précipices, ni propriétés protégées par un garde champêtre. Il ne serait pas besoin de la chute du Niagara, il suffirait d’un carré de pommes de terre pour forcer l’amant de la ligne droite à une notable déviation. Nous ne sommes donc pas libres dans le sens matériel du mot, et je ne trouve à cela rien de révoltant. Chercher à vaincre par l’esprit cet éternel obstacle du fait est dans la mission de l’homme, et sans ce travail éternel nous serions les êtres les plus tristes et les plus stupides de la création.

Mais cette indépendance intellectuelle, n’est-ce pas assez ? n’est-ce pas tout ? J’ai envie d’aller le demander à ce bon vieux qui a placé sa félicité dans la pêche à la ligne ; mais d’abord réponds à ma question. Je tiens beaucoup plus à ton avis qu’au sien. Bonsoir, ami, ou plutôt bonjour, car il est deux heures du matin. Il fait un clair de lune éblouissant ; le temps se met à la gelée, et les étoiles en tressaillent de joie dans la profondeur du ciel bleu. — À propos d’étoiles, en voici une de contrebande qui brille au loin derrière les branches en face de moi. C’est la fenêtre de ta maisonnette inconnue. L’habitant de cet ermitage est-il comme moi en train d’écrire ses rêveries à un ami absent ?… Est-ce tout simplement un jardinier qui se dispose à porter ses carottes ou ses violettes au marché ? Est-ce une gaillarde fille de campagne qui donne le signal à son amoureux, ou tout simplement mon pêcheur à la ligne qui subit patiemment l’insomnie des vieillards, en faisant de profondes réflexions sur les habitudes de l’ablette ou sur les mœurs du goujon ?




VII

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 22 février 1864.

Le bonheur n’est pas une pure abstraction, c’est une faculté de l’âme, féconde en résultats certains. Il ne faut pas le chercher ailleurs que dans l’accomplissement du devoir. C’est la seule chose toujours praticable, toujours nécessaire, toujours certaine. Tout le reste est fugitif, l’amour passe, l’amitié délaisse ou trahit, la mort nous enlève les êtres les plus chers. Toutes ces sources de joie sont donc des sources de douleur. Ce qui ne trompe ni n’égare, c’est la conscience, et, quand elle nous rend un bon témoignage, nous sommes aussi heureux que nous pouvons l’être.

Tu vois que je n’ai pas cherché longtemps ma réponse. Elle est courte, car j’ai un malade en grand danger auprès duquel je vais passer la nuit. J’aimerais mieux l’employer à t’écrire, si je cherchais mon plaisir dans l’égoïsme ; mais le devoir m’appelle. Si je sauve mon malade, je serai demain très-heureux ; sinon, j’aurai la consolation d’avoir fait mon possible, et je n’aurai pas le droit de me plaindre. Quand les circonstances déjouent nos efforts, notre cœur nous dit tout bas : « Relève-toi et recommence » Ma mère t’envoie sa bénédiction.




VIII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 29 février 1864.

Tu es un grand cœur, mon Philippe, mais je doute que tu sois un grand philosophe ; tu tranches facilement les questions. Ta solution naïve n’est pas neuve : tu me diras qu’elle est toujours consolante ; mais la philosophie est-elle un emplâtre pour nos blessures, ou une recherche désintéressée de la stricte vérité ?

J’admets avec toi que le bonheur a besoin de certaines conditions fondamentales, et que la première de toutes, c’est d’être content de soi. Le criminel, le lâche, l’égoïste endurci n’ont pas droit au bonheur comme nous l’entendons ; mais qui sait comment ils l’entendent ? Qui sait s’ils n’osent pas se dire et se croire heureux quand leurs misérables instincts se trouvent satisfaits ?

Passons ! ces gens-là ne comptent guère ; mais, entre ceux que le remords devrait troubler et ne trouble pas et ceux qui, comme toi, savourent la joie enthousiaste du devoir accompli, il y a l’immense majorité des hommes, et ce n’est pas pour les exceptions que le penseur doit chercher la règle du vrai. Oserai-je dire qu’il n’y a pas de vrai absolument vrai pour les natures extrêmes, soit en bien, soit en mal ? Est-ce qu’il ne te semble pas qu’elles échappent à la loi commune, qu’elles dépassent la mesure du juste, et que l’on ne doit ni trop condamner ni trop admirer les organisations exubérantes ?

Passons encore ! Accorde-moi que le bonheur est, comme la vertu et comme la perversité, une pure abstraction, ou, si tu veux, le type idéal d’une chose qui n’existe dans la nature qu’à l’état d’élans fugitifs et de velléités plus ou moins impuissantes. Plus on a de vertus, plus on est vertueux, de même que plus on a de vices, plus on est pervers ; mais l’être complètement saint, comme l’être absolument maudit, n’a encore jamais revêtu la forme humaine et ne la revêtira jamais. Le jour où l’humanité a senti le besoin de produire ou d’inventer cet être impossible, elle l’a fait dieu ou diable.

Ne te fâche pas ; une abstraction est une bonne chose quand c’est le type d’un idéal auquel nous souhaitons de ressembler. Moi qui suis pour le positif, je ne rejette pas l’idéal : mais je ne veux pas de ces philosophies ingénieuses, aimables, généreuses et décevantes qui nous disent : « Le bonheur est une philosophie. » Autant dire que la philosophie est un bonheur. Je n’en doute pas ; l’étude du vrai et du bien est une délicieuse occupation : mais, comme toutes les satisfactions de ce monde, un rien la trouble, une migraine nous en prive, un travail aride et forcé nous l’interdit, une douleur, un devoir même nous en détournent. Non, l’homme ne possède rien qu’il puisse faire durer pour lui ou pour les autres, et le bonheur est un mot !

Un grand mot, je le veux bien, mais un grand mensonge, si nous continuons à le prendre au pied de la lettre. C’est donc pour nier le bonheur absolu, c’est pour détruire un leurre funeste, c’est pour dire en conscience la valeur des biens de la vie et pour apprendre aux hommes à les mieux apprécier que je voudrais résumer les idées qui m’apparaissent. Réussirai-je ? Il est aisé de remplir des pages, il est difficile de fixer l’éclair du vrai, car on aura beau dire, la vérité n’est qu’un jet de lumière, et il ne dépend pas de nous d’en faire un soleil.

Ta belle philosophie n’est que trop facile à combattre. Veux-tu me dire pourquoi, remplissant tous les devoirs qui m’étaient tracés jusqu’à ce jour, je ne me suis senti heureux que le jour où je les ai abjurés pour m’en créer d’autres ? Si le devoir est relatif, le bonheur est donc relatif aussi. S’il est relatif, il n’est pas absolu. Il y a des devoirs accomplis qui nous le donnent, il en est d’autres qui nous l’ôtent.

Pratiquer la justice ! nous disaient les anciens. — Quelle justice ? A-t-elle assez changé, la justice humaine, depuis Platon et Aristote ! Obéir aux lois ! Où sont les lois durables ? que sont devenus les devoirs de l’esclave ? Et puis, si vous me parlez de justice, de morale et de vertu, vous me parlez de toute autre chose que du bonheur, vous confondez le travail avec la récompense, et, si vous voulez faire de l’un la conséquence de l’autre, vous faites un calcul en dehors de toute proportion, car le plus grand et le plus noble travail humain étant toujours incomplet, il n’a pas droit à la récompense absolue.

Les religions qui ont placé le bonheur absolu au delà de cette vie n’ont pas vu plus clair que les moralistes païens. Leur calcul de rémunération est même bien autrement impossible. Toute l’éternité sans un seul nuage pour payer quelques heures de tempête bravement supportées ! vraiment c’est avoir l’absolu à trop bon marché ! Si l’humanité eût pu croire fermement à ce beau rêve, elle n’eût jamais dévié du chemin de la justice, et nous serions tous aujourd’hui des anges… Mais qui veut trop prouver ne prouve rien, et ce rêve n’a saisi que les âmes exubérantes, les enthousiasmes exceptionnels. Il est devenu un calcul de pur égoïsme pour le vulgaire des croyants. La liste des martyrs et des saints se compte par la commémoration des jours de l’année, encore faut-il en retrancher une quarantaine que l’Église réserve à Dieu et à la Vierge.

Je t’entends d’ici me dire : « Où vas-tu ? l’ergotage t’entraîne. Tu viens de te sentir heureux à un moment donné de ta vie ; tu as été frappé de cette sensation comme d’une découverte, et te voilà parti pour la définition de ce que tu éprouves. C’est bien, mais tu commences par le nier ! Où vas-tu, mon pauvre Pierre, où vas-tu ? »

N’est-ce pas, c’est là ce que tu me cries en me lisant ? Mais moi, je crois être très-logique. Je sens, dans la prise de possession de moi-même, un grand bien-être, une sorte de joie douce et tranquille. Je me dis : « Voilà le bonheur ! Salut, hôte inconnu ! permets-moi d’examiner ta figure, de t’interroger, d’éprouver ta puissance et ta durée !… Mais je suis un enfant de mon siècle, un chercheur et un sceptique. Ne prends pas le bon accueil que je te fais pour une idolâtrie aveugle. Je sais très-bien que tu es inconstant, et que, comme Ahasvérus, tu ne peux t’arrêter ni chez moi ni chez le voisin. Tu es une chose de ce monde, mon aimable hôte, une chose humaine ; tu ne peux pas me promettre le paradis, tu ne le connais pas mieux que moi, et prends garde que je ne te connaisse trop toi-même, car je pourrais bien apercevoir que tu n’es qu’une création de ma pensée, un état de mon esprit, un souffle, une ombre, un parfum ! »

Eh bien, n’importe : si cet état de l’âme dépend de moi ou de certaines circonstances, s’il est intérieur ou extérieur, j’arriverai peut-être à le savoir ; mais dans l’un ou l’autre cas j’en saisirai la formule, la recette si l’on veut, et je la donnerai aux autres. Ils en feront l’usage qu’ils voudront. Je suis toujours bien sûr qu’elle ne pourra leur nuire, car je n’y mettrai pas d’empirisme. Arrière les panacées, arrière l’utile lui-même, s’ils ne sont pas vrais !




IX

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 5 mars 1864.

Oui, tu es très-sincère, et il y a du bon dans ton ergotage ; mais ne discute pas tant ton idée, fais ton livre. Moi, je ne veux pas trop te contredire, dans la crainte de te pousser à l’extrême dans tes arguments. C’est là le danger. Quand tu tiendras ta conclusion bien nette, tu me permettras de la combattre, si elle ne me persuade pas.

Mon malade a succombé, mais je n’ai pas le temps de m’en affecter ; j’en ai un autre qui lutte encore contre le même mal, et je ne veux pas cesser d’espérer. La perte de mes forces réagirait sur lui. Le bonheur n’est pas une chose purement personnelle, va, il y a corrélativité du dedans au dehors et du dehors au dedans. Nous reviendrons là-dessus, car là est, je crois, le mot de l’énigme. Écris-moi toujours de longues lettres, c’est ma récréation, mon soulagement quand je reviens de traîner mon boulet. Tous tes raisonnements ne feront pas que l’idée d’un bonheur dont tu serais exclu me suffise.




X

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 10 mars 64.

Tu as raison, il faut causer et non discuter. Si je te lisais mon travail de chaque jour, je me griserais peut-être, et tu fais sagement de me mettre en garde contre les convictions passionnées. Je crois que les bons esprits ne doivent pas s’embarquer dans la recherche du vrai avec la volonté de faire plier toute réflexion à un but trop déterminé d’avance ; c’est se priver des clartés qui peuvent luire en chemin. Le vrai vaut bien qu’on lui sacrifie toute la provision qu’on avait faite pour courir après lui.

Causons donc, puisque cela te fait plaisir : cela me fait du bien, à moi : je ne suis plus seul quand je t’écris.

Ce n’est pas que ma solitude volontaire me pèse ; j’ai été passer une journée à Paris, et je m’y suis trouvé plus seul qu’ici. Il fallait me décider à reparaître, car je prévoyais quelque sotte ou folle histoire répandue sur ma disparition, et je ne me trompais pas. Les uns, disaient que j’avais été enlevé par une femme, les autres tué par un mari. Il y avait une version sur mon suicide, une autre sur mon départ pour l’Amérique. Grâce au dépit irréfléchi de mon oncle, on sait que nous sommes brouillés, et généralement on me supposait furieux ou désespéré. La cause de notre différend est heureusement restée à l’état de commentaire, et j’en ai été quitte pour dire, sans entrer dans aucun détail, qu’il voulait me marier, et que j’avais l’aversion du mariage. J’ai dit aussi que j’avais en vue une très-bonne place qui m’était promise dans les chemins de fer, et qu’en attendant je voyageais pour me mettre au courant de mes fonctions ; j’ai fait ce mensonge pour ne pas apitoyer mes amis sur mon compte, pour échapper aux offres de service, — lesquelles n’ont été en général ni brillantes ni empressées, je dois le dire, — enfin pour ne pas trahir le secret de mon travail et de ma retraite. Je ne connaîtrais rien de sot comme d’annoncer que je vais faire un livre, moi qui n’ai encore donné aucune preuve de talent. Je ris en songeant à la figure qu’on eût faite devant cette annonce, et aux questions naïvement décourageantes : « Vraiment, vous allez écrire ? Est-ce que vous savez ? Avez-vous essayé déjà ? Croyez-vous avoir du talent ? C’est bien difficile, et tant de gens s’y cassent le cou ! C’est un métier où il faut être tout ou rien, etc., etc. »

Je me suis épargné la grêle des lieux communs en ne disant rien du tout pour les provoquer, et en m’informant des autres sans leur donner le temps de s’inquiéter de moi. J’ai appris en quelques heures une chose que je ne savais pas, c’est qu’il n’y a rien de plus facile que de ne pas inspirer le moindre intérêt à ceux qui se disent nos amis. L’amitié ! voilà encore une pure abstraction, un type idéal dont nous traçons d’informes ébauches… Ne m’appelle pas ingrat. Je n’aime que toi, et je t’aime autant que je peux aimer. Je sens en toi une exception, je suis heureux de l’avoir rencontrée : si je te perdais, je n’en espérerais pas, je n’en chercherais pas une seconde.

Je savais déjà par mon ami Diamant, qui habille un ami de mon oncle, que ce cher oncle se porte bien ; je m’en suis assuré de nouveau. J’ai appris que Louis Duport était marié avec mademoiselle Nuñez, et que cette aimable personne attribuait ma querelle avec M. Piermont à un sermon que je me serais permis de lui faire sur sa vieille maîtresse ; il m’aurait souffleté et mis à la porte.

— Et c’est bien fait, ajoute la bienveillante Rébecca.

Arthur et André ont voulu m’emmener dîner chez Magny. L’animal que je suis a été tenté d’accepter. Manger quelque chose de savoureux, boire quelque chose d’excitant après un mois de régime Spartiate, c’était alléchant ; mais, en songeant que je n’avais pas le moyen de rendre la pareille à mes camarades, j’ai fait taire la brute, j’ai prétexté un engagement, et j’ai été manger la soupe du cœur de mon ami Diamant, c’est ainsi qu’il s’exprime. Là, je ne sens aucune honte de ma misère. Ces gens sont vrais et bons. Je les ai crus bêtes parce qu’ils disent des choses bêtes ; mais c’est une habitude qu’ils ont de constater des niaiseries, comme nous constatons des paradoxes dans le prétendu monde de l’esprit. Sottise pour sottise, le lieu commun est encore plus facile à digérer que le sophisme. Il n’abrutit pas. Il ne s’agit que de lui sourire comme on sourit à la bonne figure de son portier. Où les Diamant cessent d’être vulgaires et ennuyeux, c’est quand ils parlent de leur travail, de leur courage, de leur lutte avec la vie. Je me suis fait raconter leur histoire. Ils étaient ouvriers en province. Ils sont venus à Paris avec sept cents francs d’économies. Le mari avait vingt-deux ans, la femme dix-neuf. Ils s’aimaient, ils s’aiment toujours. Il a travaillé dix ans chez les autres, elle faisait un petit commerce pour son compte. À force d’ordre et d’activité, le mari a pu se présenter comme associé là où il n’était qu’ouvrier. Ils ont trouvé de l’aide, de la confiance, des âmes simples et ouvertes, des personnes justes, comme ils disent. Il y a, dans ce monde du petit commerce et de l’industrie privée, des loyautés, des dévouements, un esprit d’association et de confraternité dont nous ne savons rien, nous qui, occupés à trouver l’art de nous passer des autres, ne nous enquérons pas si les autres ont besoin de nous. Où sont les jeunes gens de notre classe qui se cotisent pour qu’un d’entre eux, reconnu honnête et sans ressources, puisse devenir avocat, artiste ou médecin ! Chez les gens dont je te parle, le mérite personnel représente un capital. L’ouvrier fidèle, intelligent et laborieux trouve des mains tendues vers lui, et un certain point d’honneur enflamme en sa faveur ces cerveaux positifs et tendres qui regardent l’assistance mutuelle comme un bon placement, et les services rendus comme une gloire acquise. Il y a de l’amour-propre dans tout cela, voire un peu de vanité. M. Diamant aime à dire le bien qu’il a fait, mais il aime aussi à dire le bien qu’on lui a fait, et la vertu des autres, ajoutée à la sienne propre, est un thème où son expansion s’exalte d’une façon risible et touchante. Il a maintenant quelque chose comme deux cent mille francs de fortune. Il aurait le double, si les oiseaux de passage de notre monde n’eussent abusé de sa confiance.

— Il faut savoir perdre, dit-il philosophiquement : les jeunes gens ne calculent pas, et il y a tant de tentations pour eux dans ce Paris ! Quand on en trouve qui sont reconnaissants des ménagements qu’on a eus pour eux, si ça n’enrichit pas, ça console.

Et madame Diamant dit amen en ajoutant :

— Pourvu que nous ayons de quoi donner de l’instruction à nos enfants, ça suffit. Si nous avons eu de la peine, c’est parce qu’on ne nous avait rien appris. Ils ne connaîtront pas ça, Dieu merci, eux autres !

Braves gens qui croient que quand on est instruit, on est sauvé !

Je les ai quittés pour passer une heure à l’Opéra, où j’ai encore mes entrées. Me les ôtera-t-on le jour où l’on saura que j’en ai réellement besoin ? C’est probable.

Comme j’ai encore une mise décente, j’ai pu circuler comme d’habitude. Mademoiselle Irène et sa fille Jeanne, la belle rousse, étaient dans leur loge. J’ai été curieux de regarder avec attention cette héritière de tant d’hommes qui ont contribué à l’enrichir, et dont le père est inconnu. Je n’avais fait que l’entrevoir. Je me suis placé de manière à l’examiner sans qu’elle put s’en douter. Elle est réellement belle, blanche et rosée comme une aube de printemps. Rien de plus doux que ses yeux bleus et de plus somptueux que sa chevelure d’or bruni. Toute habillée de blanc, sans aucun joyau, et tenant négligemment son bouquet de camellias sur ses genoux, distraite ou mélancolique, candide et comme craintive, elle me représentait l’image de la pudeur alarmée ou froissée. Pauvre fille riche ! sait-elle que sa richesse est une souillure ? Sait-elle qu’entre la main d’un honnête homme et sa dot il y a un abîme que ses larmes ne pourraient combler ? Malheur à celui qui l’aimerait ! Cette pensée m’a mis en fuite. Je ne veux plus jamais la regarder.

Je suis rentré dans mon village à minuit, un peu attristé, un peu las de ma journée. Je suis censé reparti pour le Midi. Les Diamant me gardent fidèlement le secret. Je m’appelle ici M. Pierre tout court. Me voilà tranquille pour un bout de temps.

Le susdit village n’a qu’une rue, mais d’une demi-lieue de long. Il suit à mi-côte une colline qui fait face à celle dont j’ai la vue. Le débarcadère du chemin de fer est à l’entrée du village, et j’habite du côté de la sortie. Encore, quand j’ai gagné à pied le bout de cette longue rue, ai-je à descendre par un chemin noir, à travers les cultures, pour gagner ma porte. La lune n’était pas levée, et je suis venu à tâtons par ce chemin désert où l’on n’aperçoit pas même l’ombre d’un chien errant. Si la mère Agathe, qui me dorlote, ne m’eût attendu, et que je n’eusse vu briller sa lumière à la fenêtre, je ne sais si j’aurais retrouvé mon gîte. En me dirigeant vers cette étoile polaire, j’ai vu briller l’autre étoile mystérieuse à l’autre versant du vallon. Se regardent-elles, se voient-elles l’une l’autre, ces deux pauvres étoiles terrestres ? Celui ou celle qui veille là-bas ne sait peut-être pas que quelqu’un veille ici. Mon village dort comme un seul homme. Le village d’en face ne laisse pas échapper la moindre clarté. Ces deux petites maisons, sentinelles perdues dans la nuit et le silence, sont seules vivantes dans la vallée muette ; mais elles ne se connaissent pas plus que les habitants de Vénus ne connaissent ceux de Saturne, et chaque homme est un petit monde qui roule dans sa petite orbite sans se révéler au petit monde tout différent qui passe près de lui et qu’il appelle son semblable.




XI

DE PIERRE À PHILIPPE


8 mars, Vaubuisson.

J’ai oublié de te dire hier qu’à l’Opéra j’avais aperçu aussi la nouvelle madame Duport, la Rébecca que mon oncle n’a pas pu me faire apprécier plus que mademoiselle Jeanne X… N’est-il pas plaisant que le même jour et la même heure m’aient remis sous les yeux les deux principales causes de ma ruine, ces deux héritières brillantes que, selon mon oncle, j’eusse pu obtenir, si je n’étais un cuistre, un âne et un faquin ? Rébecca passe pour belle. Elle a un type Israélite prononcé, des yeux noirs comme la nuit, les cheveux plantés bas, la lèvre saillante et purpurine ; mais elle a l’air méchant. Elle a, dit-on, de l’esprit à tout casser, mais elle a le rire amer. Enfin elle m’a été antipathique à première vue, et je crois qu’elle m’eût assassiné pour mettre ma tête dans un sac. Mon oncle n’a jamais pu me pardonner de ne vouloir pas finir comme Holopherne. C’est de ce moment que nos rapports sont devenus presque impossibles. Ils étaient difficiles déjà depuis sa première tentative matrimoniale à mon endroit, car il y en a eu trois. Je t’ai parlé d’une blonde, mais je t’en ai peu parlé, ne l’ayant vue qu’un instant. Je ne sais si celle-là m’eût menacé de quelque chose de tragique comme la brune, mais je crois bien que son alliance m’eût menacé de quelque chose de honteux comme celle de la rousse. Toutefois il ne me reste d’elle qu’un souvenir comique, et, puisque je n’ai rien à te dire de nouveau sur le présent, je vais te promener un moment avec moi dans le passé.

C’est, tu ne t’en souviens peut-être pas, quelques jours après ton départ définitif pour l’Auvergne. Je venais d’être reçu bachelier es sciences, j’avais à peine quinze poils de barbe au menton, quand mon oncle me dit un soir :

— Sais-tu que te voilà un homme et que je pense à t’établir ? Il faut te marier, mon garçon, j’ai une femme pour toi.

Je sautai sur ma chaise.

— Je suis trop jeune, mon oncle !

— Oui, tu es un peu jeune ; mais il y a des occasions qu’on ne rencontre pas deux fois en sa vie, et je tiens cette occasion-là. Tu connais M. Aubry ?

— Non, mon oncle.

— Comment, M. Célestin Aubry, qui a vendu de si beaux diamants au duc de B… ? Il était encore hier dans mon cabinet.

— Je ne l’ai pas remarqué.

— Tu as eu tort ; il faut toujours remarquer un homme qui a trois millions et qui n’a que deux enfants. Il les adore, c’est un cœur généreux, il compte leur donner à chacun un million en les mariant ; mais, dame ! il veut les bien marier. Ils ne sont pas beaux. Le garçon est un peu bossu ; la fille, sans être contrefaite, est un peu petite : mais c’est si jeune ! Ça a seize ans, c’est bien élevé, habitué à obéir, car le papa Aubry ne plaisante pas, et tout marche chez lui comme sur un navire.

— Attendez donc, mon oncle ! Je me souviens à présent. M. Aubry est un aventurier qui a fait les quatre parties du monde et tous les métiers.

— Eh bien, après ? C’est comme ça qu’on s’enrichit quand on a de l’esprit. Il a fini par trouver au Brésil l’or en barres et les pierreries dans la gangue. Il a fait une grosse fortune, et il continue à l’arrondir. Il est armateur, il est servi par des nègres ; si tu voyais ça, chez lui, c’est un luxe et un ordre ! Prends ton chapeau, nous allons lui faire une visite.

— Déjà ?

— Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud !

Je n’avais alors aucun parti pris pour ou contre le mariage, n’y ayant jamais songé, et croyant avoir dix ans devant moi pour y réfléchir. J’avais encore un peu de ce respect craintif de l’enfance qui ne prévoit pas la possibilité d’une révolte ouverte, et d’ailleurs j’étais tellement abasourdi de la précipitation de mon oncle, que je le suivis machinalement place Royale,… j’ai oublié le numéro. C’était en été, la chaleur était écrasante ; mais, en montant l’escalier d’une de ces grandes vieilles maisons qui se ressemblent toutes, je sentis le froid me prendre aux épaules.

— Mon oncle, m’écriai-je tragiquement au moment où il allait sonner au premier, est-ce que vous avez demandé pour moi cette demoiselle en mariage ?

— Non, répondit mon oncle, dont j’avais saisi le bras avec angoisse ; c’est son père qui me l’a offerte pour toi… Laisse-moi donc sonner !

— Il faut que vous me juriez que cette visite ne m’engage à rien !

— Parbleu ! je ne veux pas te marier malgré toi !

— Est-elle bien belle ?

— Non ; tu vas la voir.

— Mais pourquoi veut-on me la donner, à moi qui n’ai rien ?

— D’abord tu n’as pas rien ; tu auras ma fortune, si tu te laisses diriger par moi. Ensuite… je peux te dire que M. Aubry sort d’une famille de petites gens ; il tient à un nom, et tu sais que tu es noble par ta mère.

— Mais je porte le nom de mon père, et ne veux pas le quitter.

— Tu ne le quitteras pas ; tu t’appelleras Sorède de Pontgrenet. Ah çà ! en voilà assez, tu m’ennuies !

Et il sonna.

Un grand noir, bizarrement vêtu de rouge, nous fit traverser deux vastes pièces, très-élevées et très-sombres, bourrées jusqu’au faite d’objets sans nom, depuis de vieux tableaux espagnols jusqu’à des mocassins de sauvage. Ce fut bien pis dans le salon. Les meubles et les murs étaient surchargés de poteries, de queues d’oiseau, de reliquaires, d’armes, de miroirs, d’instruments de musique, de reptiles empaillés, de coquillages, de cadavres et de guenilles de tous les pays. Il y avait, au milieu de tout cela, des choses superbes et des objets rares, d’un grand prix ; mais, dans l’étalage de toutes ces merveilles et de toutes ces misères, on sentait le brocanteur et nullement l’artiste ou l’amateur éclairé.

— Nous sommes chez un marchand de bric-à-brac ? m’écriai-je.

Mon oncle me lança un regard terrible, et M. Célestin Aubry parut.

C’était un grand diable du type le plus vulgaire, bien que son teint bronzé par le soleil des tropiques et l’arrangement de sa chemise, de ses favoris et de sa chevelure eussent l’intention de lui donner l’aspect d’un officier de marine. Il n’eut pas dit trois mots, que le flibustier de bas étage se révéla clairement, en dépit de ses prétentions au savoir et aux grandes manières. Il nous montra les principales pièces de sa collection avec des explications assez curieuses, mais qui sentaient à plein nez le pillage ou l’escroquerie. Il vanta ensuite ses millions, ses perroquets, ses nègres, ses enfants et ses meubles. Il appela ses noirs, en leur parlant comme à des chiens, pour nous montrer comme ils étaient de belle race. Il les avait achetés fort cher. Il savait bien qu’ils étaient libres sur la terre de France, mais il les retenait par la crainte et par la bonne nourriture. D’ailleurs, il savait former ces gens-là, et, pour nous le prouver, il en prit un par l’oreille et la lui tira jusqu’au sang, en nous faisant remarquer que ce malheureux ne cessait pas de rire pour lui faire croire qu’il ne sentait rien.

— Je sais bien, ajouta-t-il judicieusement, que je lui fais du mal ; mais je l’ai exercé dès son enfance à tout endurer par amour-propre. Je n’en abuse pas, je ne suis pas sanguin (il voulait dire sanguinaire) ; mais, si je voulais, je le martyriserais, et il en serait enchanté. Voilà les bons, les vrais nègres ! Quand on sait les choisir et les dresser, ils ne vous quittent jamais.

— Monsieur, lui dis-je indigné, n’auriez-vous point acheté ces noirs sur la côte de Guinée ?

Mon oncle me regarda d’un air étonné, ne sachant où allait ma question ; mais M. Aubry la comprit fort bien.

— Vous croyez, me dit-il, que j’ai fait la traite ? Eh bien, pourquoi pas ? J’ai fait de tout, je vous l’ai dit, et cela n’a rien d’illégitime quand on achète à des peuplades qui vendent leurs enfants, leurs serviteurs et leurs femmes. Pourvu qu’on paye, ils sont contents, et j’ai toujours bien payé. Il y a des gredins qui faisaient marché avec les noirs, et qui emmenaient la marchandise en tuant les marchands. C’était autrefois ; mais de mon temps le commerce se faisait loyalement. Au reste, je n’y ai pas moisi, ça n’allait plus ; les Anglais nous embêtaient trop. À présent je me suis retiré des affaires, et, quand je me serai débarrassé de tout ce que vous voyez ici, je m’en irai à Saint-Malo vieillir en paix ; c’est mon pays. J’achèterai un vieux château, une grande terre, et, si mon gendre aime la campagne, je le mettrai à la tête de mon exploitation.

— Votre gendre ? lui dis-je ; quel gendre ?

Il prit cette protestation naïve pour une avance plus naïve encore. Il me sourit comme à un enfant qui étend la main vers une friandise, et répondit d’un air patibulairement paterne :

— Mon cher monsieur, mon gendre sera celui qui plaira à ma fille.

— Ah ! et si votre grand nègre lui plaisait !

— Farceur ! les noirs ne plaisent jamais aux blanches, et, quoique ma fille ne soit pas créole, elle a les principes qu’elle se doit. Née et élevée en France, elle est bien un peu trop Française pour autre chose. Sa mère l’avait habituée à se mêler de tout. Vous savez, les femmes normandes, ça veut mener les affaires autant que le mari. Ce n’est pas un mal quand le mari est absent ; mais, quand il est revenu, bonsoir le règne des cotillons. Il ne faut qu’un maître dans un ménage. Au reste, ma femme est morte, et ma fille s’est mise au pas. Elle ne me contredit en rien ; elle a accepté le véritable rôle qui convient à la femme, ne rien dire, ne rien faire et ne rien savoir.

Ceci, débité en des termes dont je ne saurais rendre l’accent ignoble, me donna, comme tu penses, une haute idée de ma future, et dès lors, ne pouvant plus prendre au sérieux le projet de mon oncle, je résolus de m’amuser.

— Monsieur, puisque je vous inspire tant de confiance que vous daignez m’initier à vos doctrines sur la famille, j’oserai vous demander quel sera auprès de vous le rôle de votre heureux gendre.

— Il sera bien simple, mon cher enfant, répondit le drôle pris au piège et enchanté de moi : pour apprendre à commander, il faut apprendre à obéir, et mon gendre, devant me succéder dans mon autorité absolue, commencera par étudier mon système et par s’y conformer.

— Ah ! c’est-à-dire qu’il apprendra à se laisser arracher les oreilles sans faire la grimace ?

— Il est farceur tout plein ! dit M. Aubry à mon oncle en riant d’un rire macabre. Allons, j’aime qu’on ait de l’esprit et qu’on soit même un peu taquin. Je vais voir si la petite a fini sa sieste, car je l’ai mise aux bonnes habitudes. De midi à quatre heures, une femme doit dormir ; autrement, elle s’ennuie et vous tracasse. Attendez-moi là un peu.

Il ouvrit une porte qui se trouvait tout près de nous ; mais, au moment où il entrait dans la pièce voisine, le grand noir vint lui dire qu’on lui apportait de l’argent en échange d’un objet vendu la veille, et il suivit le noir sans songer à refermer la porte du boudoir où dormait sa fille. Je me plantai hardiment sur le seuil pour la regarder, sans que mon oncle, ébahi de ma docilité, songeât à me faire la moindre observation.

Le boudoir, très-sombre et presque froid, n’était autre chose que le magasin aux hamacs. Il y en avait de toute matière et de toute couleur roulés le long des parois ; quelques-uns formaient tapis sur le sol, et au beau milieu de tout cela dormait sur un de ces hamacs ouvert et accroché à des crampons une espèce de paquet de mousseline blanche qui me parut informe ; à côté, à genoux par terre et tenant dans ses mains pendantes la corde végétale qui lui avait servi à bercer sa jeune maîtresse, une affreuse négrillonne dormait aussi. Je crois que toutes deux ronflaient. Je m’enhardis à faire deux pas pour aller contempler mademoiselle Aldine Aubry ou plutôt Sméraldine, car je n’ai jamais oublié son nom. À l’époque de sa naissance, monsieur son père, ayant fait une bonne affaire d’émeraudes, avait jugé à propos de l’appeler Esmeralda. Ce nom romantique, traduit et contracté en basse Normandie, était devenu Aldine. La chose venait de nous être contée par M. Aubry un quart d’heure auparavant.

Je pus donc apprécier rapidement, mais irrévocablement, le petit monstre que mon oncle avait la bonté de me destiner. Roulée en chien dans le hamac, mademoiselle Aldine me parut n’avoir que trois pieds de haut. Il n’y avait de bien apparent que deux bras maigres et enfantins chargés de bracelets jusqu’aux coudes, et une figure ronde et vermeille comme une grosse pomme à cidre. Certes, ce que cette pauvre fille avait à faire de mieux, c’était de ne pas ressembler à son père ; mais, en prenant un parti tout opposé, la nature avait réussi à faire encore pis.

Je ne m’arrêtai pas à regarder la négrillonne, je retournai vite auprès de mon oncle, et en quelques mots bien sentis je lui exprimai ma pitié pour cette laideur physique et mon aversion pour la laideur morale de l’ex-marchand d’esclaves. Je fus si énergique, que mon oncle craignit de voir éclater M. Aubry, et qu’il se hâta de sortir avec moi en disant au nègre que nous ne voulions pas déranger son maître en affaires, et que nous reviendrions une autre fois.

Nous n’y sommes jamais retournés, et je n’ai jamais vu mademoiselle Aldine. Je crois que, peu de jours après, le Célestin Aubry vendait en bloc son bric-à-brac et prenait avec ses enfants le chemin de la Normandie. J’ignore s’il y a acheté un manoir seigneurial, je sais seulement que, six ou huit mois plus tard, mon oncle, qui, sans s’expliquer beaucoup sur l’aventure, m’avait toujours battu froid depuis ma rébellion, s’écria comme malgré lui, en lisant une lettre de faire part :

— Bon ! voilà Célestin Aubry qui a perdu son fils ! Par conséquent, il dotera sa fille d’un million et demi, et elle en aura trois après sa mort. Ah ! c’est un joli denier, et si tu n’étais pas si bête !…

Je ne crus pas devoir répondre, et quelques semaines se passèrent. Alors, mon oncle revint à la charge. « Il était temps encore, on m’invitait à aller à la chasse du côté de Saint-Malo. » Je répondis que je n’aimais pas la chasse aux héritières, et mon oncle s’emporta. J’avais raison au fond, disait-il, de trouver Aubry désagréable et fantasque, et il n’approuvait certes pas la traite des nègres ; mais j’avais un ton cassant, je m’émancipais un peu trop dans mes répliques, et j’avais l’air de lui faire la leçon. Je devais pourtant me souvenir que les grands parents ne peuvent jamais avoir tort, surtout quand on a besoin d’eux.

Cette mercuriale se renouvela souvent à propos des moindres choses, et je vis bien que j’avais blessé l’amour-propre de mon oncle. Mon refus de faire la cour à Rébecca Nuñez empira gravement le mal, et, quand il fut question de Jeanne la Rousse, je laissai échapper un mot qui me perdit. Je rappelai à mon oncle qu’il ne m’avait pas trop blâmé jadis d’avoir refusé pour beau-père un homme qui avait fait la traite des noirs, que, par conséquent, il devait m’excuser de ne pas vouloir pour belle-mère d’une femme qui avait fait un si beau commerce avec les blancs. En réponse à cette judicieuse observation, mon oncle voulut me tuer. Ayez donc de l’esprit !

Mais voici bien une autre affaire ! Mon oncle aussi a fait commerce de chair humaine ! Le savais-tu ?

Moi, je l’ai toujours ignoré, et je crois que, comme il n’a engagé que ses fonds dans ces sortes d’affaires, il a pu ne jamais s’en vanter à personne.

Tu me demanderas comment je découvre cela ici, quand j’ai vécu vingt ans près de lui sans m’en douter.

J’avais emporté quelques cartons où j’avais jeté pêle-mêle mes papiers et mes lettres en quittant sa maison. J’ignore absolument comment une lettre ouverte, perdue sans doute par lui, ramassée par un domestique et placée dans ma chambre par erreur, s’est glissée dans un de mes cartons ; mais je viens de l’y trouver et de la lire avant de songer à regarder l’adresse. J’étais bien surpris d’avoir un reliquat de compte à mon profit dans la maison *** et Ce, et je me demandais d’où me tombait cette bonne fortune, quand j’ai compris qu’il s’agissait de conscrits et de remplaçants, et que les bénéfices de mon oncle dans l’association avaient été assez beaux pour constituer en grande partie la fortune qu’il comptait me laisser. Je comprends à présent combien mes scrupules ont dû lui sembler blessants, et combien de fois j’ai dû sans le savoir, froisser sa personnalité. Il aura cru que je savais quelque chose, et que je me permettais sur les fortunes mal acquises des sarcasmes et des reproches à son adresse. Pauvre homme ! j’ai dû le faire souffrir et lui sembler odieusement cruel !… Comment lui faire savoir que je suis innocent sans lui parler de ce passé qui l’oppresse peut-être ? Une juste réprobation flétrit une industrie qui spéculait sur la vie des hommes et sur les douleurs de la famille. La source du bien-être de mon oncle n’est donc guère plus pure que celle des opérations de M. Aubry et de mademoiselle Irène ; mais, à coup sûr, ce n’est, pas moi qui aurais eu le droit de le morigéner, et il sera bien assez puni en devinant combien sont complets et graves aujourd’hui les motifs qui me forcent à refuser ses dons.

Ainsi plus de retour, plus de transaction avec le passé, mon cher Philippe ! Mes vaisseaux sont brûlés à jamais, et il faut qu’à moi tout seul je construise une modeste barque dont le pavillon sera du moins sans tache. À présent tu ne me diras plus : « Je suis inquiet du parti que tu prends ; » tu me diras : « Ne regarde plus derrière toi, et marche ! »




XII

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 12 mars.

Je le savais, mon cher enfant, et je croyais que tu le savais ; aussi je ne t’en avais jamais parlé. Ton oncle a gagné quelques centaines de mille francs en cautionnant un marchand d’hommes ; il a fait cela sans scrupule, parce que c’est un être sans réflexion et capable de faire le mal social innocemment, en se retranchant toujours sur sa moralité privée. Élevé dans la religion du moi, pourvu qu’il fasse honneur à sa signature et à sa parole, peu lui importe que son argent serve à perdre ou à sauver le genre humain. Voilà pourquoi je t’ai vu avec chagrin quitter les voies saines de la philosophie spiritualiste, que nous suivions ensemble, pour entrer dans celle du matérialisme, qui se lie étroitement aujourd’hui, dans beaucoup de jeunes esprits, à celle de l’individualisme absolu. Je craignais un peu, je l’avoue, que, tout en protestant contre l’application grossière que M. Piermont fait ingénument de ce principe du chacun pour soi, tu ne te fusses laissé gagner à l’habitude de voir le mal général avec indifférence. Certes, je suis content de m’être trompé, et, si mon inquiétude dure encore un peu, c’est parce que je voudrais voir en toi, de tous points, l’antithèse intellectuelle que ta protestation doit représenter. Tu as besoin d’être cette antithèse complète avec ton oncle, non-seulement pour garder l’estime de toi, mais encore pour produire quelque chose de vivant et de jeune. Que peut-il sortir de la négation de la vie collective ? L’apologie du moi ? Cela n’intéresse pas les autres, et te voilà pourtant forcé d’appeler l’intérêt public sur ta pensée.

Je n’insiste pas, m’étant interdit de discuter avant l’heure ; mais rappelle-toi le mot de ce gros joufflu d’Anselme Fonval quand nous nous efforcions de lui faire comprendre certaines vérités élémentaires. « Oh ! moi, disait-il, je ne coupe pas ! » Dans son argot d’étudiant, cela voulait dire : « Je ne crois à rien et à personne. » Un jour que nous dînions dans une bicoque, à la chasse, et que le feu avait pris dans la cuisine, il faillit se laisser brûler vif en jurant que nous l’attrapions encore et qu’il ne voulait pas couper. Or, à force de ne pas couper dans le pain des autres, on risque de rester seul le jour où il n’y a plus ni pain ni couteaux à la maison.

Quant à ton oncle, tiens ta résolution et pardonne-lui d’ailleurs ; il est obèse, coloré, il mange beaucoup ; n’hérite pas de lui, mais ne le laisse pas mourir sans lui faire savoir que tu n’oublies pas ce qu’il a fait pour toi ; au reste, tu y as déjà songé, j’en suis sûr. Toi, qui es mince et pâle, il faut pourtant ne pas trop demeurer enfermé, et je souhaite que tu me parles de tes promenades. Permets à l’ami de ne pas oublier le médecin.




XIII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 18 mars.

Oui, j’y avais songé ; j’ai écrit à mon oncle, et il n’a pas dû être inquiet de moi.

Mes promenades sont de deux heures tous les jours, et je m’arrange pour faire beaucoup de chemin en peu de temps. Il fait assez doux, et il y a dans l’air comme un frissonnement d’impatience. Pourtant les plantes sont encore assez mornes ; mais le soleil a des caprices délicieux, et les herbages font leur possible pour secouer leur manteau de gelée blanche. J’ai été voir de près la maisonnette mystérieuse dont la veille assidue m’intriguait : c’est une habitation fort pauvre, assez laide, plantée sur un petit chemin qui longe les premiers plans de la colline pour relier deux villages situés à ses deux extrémités ; elle est là toute seule à la lisière des bois, et se compose de deux étages avec une fenêtre pour chacun au nord, et deux au midi, vilaine construction et probablement incommode. L’escalier de pierres est extérieur et nullement abrité : un petit carré de légumes entouré d’une palissade rustique, une source à deux pas de là sur le chemin, voilà tout le bien-être de mon pauvre vis-à-vis. Des fenêtres du premier, fermées de petits rideaux très-blancs, la vue doit être jolie : c’est la même que la mienne, à revers. On doit voir en plein ma fenêtre. Le rez-de-chaussée m’a paru être une cuisine ; quelques poules picoraient au bas de l’escalier, dont les plus hautes marches et le petit palier étaient fraîchement balayées : mais je n’ai pas vu l’ombre d’un seul habitant, et, bien que j’aie marché lentement, je n’ai pas entendu le moindre souffle humain sortir de cette demeure indigente et propre, une pauvreté qui se respecte probablement et que je n’avais pas le droit de commenter. Un paysan qui émondait des arbres à peu de distance eût pu sans doute me renseigner ; mais je me suis interdit les questions afin de n’être pas questionné à mon tour. Pourtant je n’ai pu me défendre d’en adresser une très-saugrenue à mon vieux monsieur, le pêcheur à la ligne, que j’ai rencontré comme je traversais le hameau des Grez.

L’indigence de mon vis-à-vis m’avait reporté à l’objet de mon travail, et je me rappelai, en voyant l’heureuse figure du vieillard, que ce pouvait bien être son nid dont, un quart d’heure auparavant, je venais d’interroger la physionomie. Comme il se disposait de loin à me saluer avec un redoublement de bienveillance, je me promis de lui adresser la parole : mais comprends-tu ma préoccupation ? Au lieu de trouver une phrase quelconque de provocation polie, je ne sus lui dire autre chose que ce qui remplissait ma pensée, et je lui adressai cette question de fou :

— Pourriez-vous me dire, monsieur, ce que c’est que le bonheur ?

Je n’eus pas plus tôt lâché cette sottise, que j’aurais voulu la ravaler ; mais le bonhomme n’en parut ni surpris ni scandalisé, et il me répondit d’une voix douce et avec une prononciation des plus distinguées :

— Le bonheur, monsieur, c’est d’avoir votre âge, vos jambes et votre figure.

— Moi, repris-je, je crois que c’est d’avoir votre bonté et votre amabilité.

La connaissance était faite. Au bout de trois minutes, nous causions comme de vieux amis, et, au lieu de rentrer chez lui, car il demeure aux Grez et non vis-à-vis de moi, il voulut me reconduire jusqu’au ruisseau. Il n’était pas fâché d’ailleurs, disait-il, de voir comment se comportait le poisson.

— Voyons, lui dis-je, pardonnez-moi mon idée fixe. Le bonheur est la satisfaction de nos goûts : donc, vous êtes heureux quand vous péchez à la ligne ?

Il sourit en répondant :

— Oui, quand je suis heureux à la pêche ! Donc, vous n’y êtes pas. Nos goûts ne pouvant être satisfaits que rarement et d’une manière incomplète ou troublée, ce n’est pas là qu’il faut placer notre bonheur.

— Il faut ? S’agit-il de ce qu’il faut ou de ce qui est ? Le bonheur est-il l’ouvrage de notre volonté ou celui de la nature qui l’a mis à notre portée ? Si c’est une création intellectuelle, d’où vient que tout le monde ne peut se le procurer ? Si c’est un bien que la nature nous offre, d’où vient que nous ne le connaissons pas ?

— Vous m’en demandez beaucoup pour une fois, reprit-il, et vous risqueriez fort de prendre sans vert tout autre que moi, car les hommes, en général, n’en savent pas long sur la manière d’être heureux ; mais j’ai pensé à cela, moi, et je vous dirai mon avis. Permettez-moi de regarder par là sous ces branches. J’ai une ligne de fond à retirer.

Il retira sa ligne et y trouva une mince anguille qu’il mit, en silence, dans son panier sans montrer ni joie ni déception.

— C’est une pauvre prise ! lui dis-je.

— Non pas ! Vu l’appétit que j’ai, c’est un fort bon plat : il me fera deux jours, et je pourrai ne pas pêcher demain… Ah ! ah ! ajouta-t-il en riant, vous aviez fait des théories sur mon compte, n’est-ce pas ? Eh bien, ce n’est pas ça ! Je ne hais pas la pêche, c’est un amusement comme un autre ; mais j’aime encore mieux lire ou rêver, et, quand je fais la guerre à ces innocentes bêtes, c’est uniquement pour manger.

— En êtes-vous là, monsieur ?

— J’en suis là, et je suis content d’en être là. Voilà mon bonheur, à moi ; mais je ne peux pas et je ne veux pas m’expliquer sur ce qui me concerne : nous parlerons de vous, si vous voulez

— Moi, je suis dans le même cas absolument ; je ne dois pas…

— C’est bien, nous parlerons du bonheur en général et au point de vue philosophique. Voici la nuit. Voulez-vous venir me voir demain ? Je vous attendrai à l’entrée du village des Grez, car vous ne trouveriez pas ma niche.

J’ai promis et je tiendrai parole, car ce bonhomme a pris mon cœur. Je ne sais pas s’il est extraordinairement intelligent ou légèrement timbré. Son bel œil noir dit alternativement l’un et l’autre. N’importe, nous verrons bien… Mais tout cela ne me dit pas pourquoi l’on veille toutes les nuits dans la maison d’en face. Peut-être qu’on ne veille pas. Il y a des personnes peureuses qui gardent une veilleuse allumée pour empêcher les voleurs de se risquer chez elles. Un sou d’huile chaque nuit, c’est cher pour des pauvres ; mais la sécurité de leur sommeil vaut bien cela.

Pourquoi veux-tu confondre absolument la philosophie positive avec la théorie de l’égoïsme ? Pourquoi faire de l’une la conséquence de l’autre ? La jeune doctrine à laquelle j’appartiens s’appuie sur la morale avec d’autant plus d’énergie qu’elle combat la vertu intéressée, partant très-égoïste, de ceux qui aspirent aux récompenses de l’autre vie.




XIV

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 20 mars.

Voilà le printemps qui s’annonce en sonnant sa fanfare dans les blés verts et dans le ciel rose. Je n’y puis tenir, je marche, je cours, je cause une partie de la journée. Je ne m’en trouve pas plus mal pour travailler le soir.

J’ai fait une découverte. Ma voisine d’en face, car c’est une voisine, est jeune et bien faite. Je n’ai pas vu sa figure : elle était enveloppée d’un capuchon de tricot comme en portent les villageoises d’ici et les femmes du peuple à Paris ; mais cette coiffure, au lieu d’être fixée au-dessus du front et garnie de pompons de laine ou d’une ruche de rubans, était lâche, couvrait les cheveux et se terminait par une épaisse dentelle de tricot noir qui retombait jusqu’à la bouche. La précaution de se voiler ainsi a été prise à mon approche, car la personne était penchée sur la source et y remplissait une petite cruche. Le capuchon était tombé, et je voyais une chevelure magnifique serrée en grosses touffes sur un cou d’une blancheur aristocratique ; mais, au bruit de mes pas, le capulet a été vivement relevé, et l’on s’est, en outre, détourné comme par hasard, mais avec intention, je crois, au moment où je passais, de sorte que je n’ai vu que la taille élancée, les formes assez riches sous un vêtement large, qui n’est pas celui d’une servante, et qui n’est pourtant pas celui d’une demoiselle. C’est quelque artisane un peu fantaisiste. Elle est certainement laide, puisqu’elle se cache avec un soin réel, pis que laide, défigurée probablement. Ça m’est égal, elle a charmé mon cœur par sa démarche. Je n’ai jamais rien vu de plus suave, de plus chaste et de plus gracieux que le mouvement de son bras portant la cruche et de ses petits pieds montant le sentier qui conduit chez elle. Elle n’était pas chaussée pourtant, la pauvre fille. Elle avait des pantoufles de laine noire propres, mais dix fois trop larges, et elle a failli en laisser une au bas de l’escalier. J’ai vu le rapide mouvement de honte ou de pudeur, l’adresse pour ressaisir sans se baisser cette ingrate chaussure, mais j’ai vu aussi le bras très-blanc et le pied mignon.

Il y a là une nature distinguée, charmante peut-être, mais étouffée par la laideur accidentelle et la pauvreté. Qu’elle n’en rougisse pas, qu’elle ne se cache plus ! Je n’aurai ni curiosité indiscrète, ni dédain de jeune homme. Je la saluerai sans la regarder.

Mais vit-elle seule dans cette maison seule ? J’aurais pu le savoir ; mais pourquoi le saurais-je, si ne pas le savoir m’intrigue et m’amuse ?

Quelque chose de plus intéressant et d’aussi mystérieux, c’est M. Sylvestre, tel est le nom de mon pêcheur à la ligne, ou du moins le nom qu’il se donne. Exact au rendez-vous qu’il m’avait assigné, je me dirigeais vers les Grez, quand j’ai rencontré un artisan de Vaubuisson avec qui j’avais fait connaissance en mangeant à l’auberge, et qui m’a demandé si j’allais chez l’ermite. Je n’ai pas été trop surpris de la question, la mère Agathe m’avait déjà parlé d’un ermite comme de la principale curiosité du pays. Comme je craignais de faire attendre M. Sylvestre, je ne me suis pas arrêté à demander des renseignements à mon artisan, me promettant d’ailleurs d’en avoir par M. Sylvestre lui-même.

Le hameau des Grez marque la limite de l’embranchement de mon étroit vallon avec une vallée plus ouverte, plus riche, plus riante, mais d’un caractère moins agreste et moins intime. J’ai rencontré M. Sylvestre à l’entrée du village, et il m’a fait tourner tout de suite le dos à cette vallée. Nous sommes entrés dans les bois de la colline par un sentier très-rapide. Le bonhomme marche comme un Basque et n’a rien à envier à mes jambes. L’habitude lui a même donné plus de souffle que je n’en ai, car il est arrivé, sans cesser de parler, à la porte de son manoir. Ce manoir consiste en un vieux petit pavillon Louis XIV, entouré de deux côtés par une muraille en ruine et couverte de lierre. Cette muraille n’enferme rien et marque l’entrée d’une clairière en pente, sans contours déterminés. Quelques débris envahis par la végétation sont, avec le pavillon, tout ce qui reste d’une ancienne succursale de chartreux. L’endroit est charmant d’abandon et de solitude ; la clairière, encaissée et abritée de partout, est très-mystérieuse. Le pavillon délabré menace un peu, mais M. Sylvestre assure qu’il durera plus longtemps que lui. Il a loué cela presque pour rien, et depuis deux ans on a refusé de lui faire payer son loyer, disant qu’on ne pouvait lui garantir la solidité de la construction, qu’on ne voulait pas y faire de réparations, qu’il était libre d’y demeurer gratis à ses risques et périls.

— J’ai toujours eu de la chance, moi, ajouta-t-il naïvement en me racontant le fait. Je suis un peu gêné, un peu paresseux, un peu vieux, et je trouve pour rien une habitation charmante dans un endroit pittoresque, bien caché, comme je les aime !… Voyez le beau lierre qui commence à gagner mon mur et qui m’en garantit la durée, car, vous le savez, le lierre est tout de bon l’ami des vieux murs. Il dégrade un peu les surfaces, mais il soutient les assises, et, grâce à lui, je suis en sûreté ici pour vingt ans. Vous me direz que j’en ai soixante-treize ? Eh bien, vivre encore ne m’épouvante point ; j’ai bon courage, et ce que Dieu voudra, je le veux.

— Vous êtes optimiste, cher monsieur : c’est peut-être une sagesse, cela !

— C’est peut-être aussi une vertu quand on connaît la vie. Allons, asseyez-vous. Je peux vous offrir un verre de cidre ; j’en ai une feuillette. C’est un cadeau qu’on m’a fait, et, si vous avez froid, j’ai du bois aussi ; mon propriétaire m’a permis de ramasser les branches mortes dans la clairière. Il m’en faut peu. Je ne suis pas frileux, d’habitude ! Je ne brûle un fagot que pour faire cuire mon dîner. Voulez-vous goûter ma cuisine, l’anguille d’hier ?

J’y goûtai par curiosité. C’était cuit à l’eau, sans beurre, presque sans sel, avec quelques herbes sauvages, et c’était franchement détestable. Le cidre grattait le gosier comme une râpe.

Le local se compose de deux chambres superposées, en bas la cuisine, en haut la chambre à coucher ; les quatre murs tout nus, une armoire, une toilette, une grande table pour écrire, une petite table pour manger, un lit sans rideaux, le tout en fer ou en bois blanc et d’une simplicité primitive ; dans l’armoire, un vêtement de rechange, trois paires de draps, six chemises, enfin le strict nécessaire pour conjurer la malpropreté. Tout était propre cependant, balayé, nettoyé jusque dans le moindre coin, et ce vieillard n’a pas de servante, il vit là tout seul, il fait tout lui-même, il blanchit et il raccommode ! Il a un chien, deux poules et trois pigeons pour toute société.

— Monsieur, je ne m’ennuie jamais. J’ai toujours quelque chose à faire, comme tout homme qui doit suffire seul à sa propre existence. Le matin, je nettoie, je balaye, je lave, je fais avec mon chien la chasse aux rats et aux souris. Nous n’en voulons point souffrir chez nous, parce que ces êtres-là, quand on leur permet la moindre chose, abusent tout de suite et pullulent follement. Chacun chez soi, n’est-ce pas ? Dans le jour, je pêche, je ramasse mes herbes, ou je chasse au lacet les petits oiseaux. Il faut bien se nourrir ! Je n’aime pas la destruction, mais j’ai le défaut d’être un peu friand, mon chien aussi. J’ai là, dans un coin du rocher, un peu de bonne terre, un éboulement ; j’y cultive des légumes. L’été, je cueille des fraises dans le bois, elles sont excellentes. L’automne, j’y recueille des ceps et des oranges, — c’est exquis sur le gril avec un peu d’huile, — et mon jardinet me donnerait volontiers une pousse d’ail pour les accommoder ; mais je m’en abstiens, cela gâte l’haleine et détruit l’odorat par conséquent. L’homme ne doit pas se retirer les nobles jouissances, et respirer à toute heure le parfum des mousses ou des genêts vaut encore mieux que de satisfaire un instant la gourmandise. Par la même raison, je me prive de vin. Le vin nous ôte la délicatesse du palais et nous empêche d’apprécier les différentes saveurs des eaux de source. Je vous assure que dans mes courses, à la chasse et à la pêche, je me régale avec délices quand je rencontre un buisson chargé de belles mûres sauvages à côté d’une cressonnière. Je me dis alors que partout, dans la nature, la nappe est mise pour l’homme qui n’a pas laissé fausser ses instincts et dénaturer ses besoins. — Vous pensez bien, ajouta-t-il, que, quand j’ai fait ma provision de vivres pour un, deux ou trois jours, je rentre chez moi en bel appétit. Je dîne avec Farfadet. Je lui parle, il faut toujours parler aux chiens pour entretenir leur intelligence. Après ça, je lave et je range ma vaisselle. Les jours où je ne sors pas, je rapièce et je reprise. Je répare mon mobilier ou je l’astique. Je vais chercher dans les décombres de l’ancien couvent un carreau, s’il en manque un chez moi, un bout de ferraille pour réparer mes fermetures ; j’ai quelques outils, j’aime à essayer de tous les métiers et à simplifier les ustensiles à mon usage. C’est barbare, mais c’est drôle, et quelquefois ça m’occupe passionnément. Le soir, je lis ou j’écrivaille, ça m’amuse aussi. Enfin je dors serré, ce qui m’amuse encore plus, car je rêve beaucoup, et mes rêves sont généralement agréables. Vous voyez bien que je n’ai pas le temps de m’ennuyer.

— Et pourtant la solitude à la longue… Quoi ! jamais de tristesse sans motif, d’épouvante sans cause ?

— Si fait, quelquefois comme tout le monde : mais le remède est sous ma main, et j’y cours. Vous voyez bien ce hameau des Grez qui est là sous mes pieds ? Si la tristesse me prend la nuit, j’ouvre ma fenêtre, je regarde les toits, j’écoute le silence et je me dis : « Bon ! il y a là des gens qui dorment bien. » Ça me suffit, je ne suis pas seul. Le jour, si je me sens un peu désœuvré, je descends le sentier, j’entre chez le premier villageois venu et je cause. Tous ces paysans sont des hommes comme vous et moi, ils ont leurs qualités et leurs défauts, leur sagesse et leurs travers. Quelques-uns ont du mérite ou de l’esprit. Nous vivons tous de la même vie, tout ce qui les intéresse m’intéresse plus ou moins, sauf l’amour de la propriété, qui les tourmente et qui ne me tourmente pas ; mais je ne leur fais pas la guerre là-dessus ; ils ont des devoirs et des droits que je n’ai plus. Voilà ma vie. Voulant l’achever à ma guise malgré la pauvreté, j’ai pris le métier d’anachorète, car c’est moi qu’on appelle l’ermite dans le pays ; mais, aimant mes semblables quand même, je n’ai pas fait la sottise d’aller au fin fond des forêts, ou de me percher au sommet des hautes montagnes. Le désert est partout quand on est vieux et pauvre, et on peut le trouver, comme vous voyez, à une heure de Paris.

— Tout cela me paraît merveilleusement arrangé, lui dis-je, et tout ce que vous dites me confirme dans l’opinion que vous regardez le bonheur comme la satisfaction de vos goûts. D’où vient qu’hier vous me disiez le contraire ?

— Hier, je vous disais la vérité. Il est très-rationnel et très-permis de chercher la satisfaction de nos goûts, et cela peut contribuer au bonheur ; mais le bonheur est quelque chose en dehors de tout cela.

— Pourriez-vous définir ce quelque chose ? Vous me rendriez une immense service.

— Mon cher enfant, on peut se le définir à soi-même quand on y croit, mais difficilement le démontrer à qui n’y croit pas. Quelle est votre opinion, à vous ?

— Je crois que c’est pour l’homme une aspiration jamais assouvie, un idéal permanent avec une réalité passagère et relative.

— Vous avez parfaitement raison. À l’heure où nous vivons, c’est comme cela. Nous ne pouvons pas espérer davantage dans l’état de notre société, de nos mœurs et de nos lumières ; mais vous avez tort, si vous croyez que votre définition représente autre chose qu’une vérité transitoire et relative.

— Parlez, monsieur, je vous écoute avec beaucoup d’attention, je vous jure.

— Je pourrais vous donner beaucoup de définitions qui ne seraient pas plus complètes que la vôtre ; vous dire, par exemple, que le bonheur est dans le libre développement de toutes nos facultés, ou dans la pratique de la vertu, dans le sacrifice, ou dans l’accomplissement du devoir. Eh bien, tout cela, ce sont des éléments de bonheur, et un critique éminent avait raison de dire dernièrement avec esprit qu’à ce compte le bonheur serait une mosaïque.

— Je vois qu’au fond de votre thébaïde vous vous tenez au courant des idées et des travaux littéraires.

— Oui, monsieur, je vais une fois par mois à Paris par le chemin de fer, pour mes sept sous, troisièmes places. J’entre dans un cabinet de lecture et j’y passe la journée. Je serais plus heureux si je ne vivais qu’avec mes propres idées, qui sont riantes, tandis que les idées de ce temps-ci sont tristes et que la critique n’est pas par elle-même une chose gaie ; mais je me dois d’agir ainsi pour entretenir le contrôle de ma raison sur mes rêveries un peu enthousiastes. Grâce au ciel, je les retrouve toujours fraîches et jeunes quand ma raison a fait un pas, c’est-à-dire une concession à la raison d’autrui : preuve que la raison n’est pas un mal. Mais je vois que vous êtes impatient de ma définition ; elle ne se fera pas attendre, la voici : Le bonheur est tout ce qu’on en dit dans les camps opposés des diverses écoles philosophiques. C’est une chose de ce monde et des autres mondes, de cette vie et des autres vies. Il est en nous et en dehors de nous ; il est dans le progrès de l’individu et dans celui des sociétés. Il est absolu et relatif. Nous le faisons et nous le trouvons tout fait ; en un mot, il est un état de la vie comme la douleur, aussi fugitif, aussi relatif, aussi réel, aussi certain, aussi varié. Nous sommes des ingrats de dire qu’il y tient moins de place, par la raison qu’il tend, comme la vie, à se répandre et à se perfectionner sur la terre, tandis que la douleur et la mort tendent chaque jour à diminuer et à disparaître.

— Quoi ! même la mort ? Oh ! monsieur Sylvestre, que vous êtes donc optimiste !

— Je m’entends, et je ne suis pas si toqué que vous croyez. Restons-en là pour aujourd’hui. Réfléchissez à ma définition ; vous serez plus fort que moi pour en tirer les conséquences, car vous ne la combattrez pas, je vous en réponds. C’est la vérité.

Tu conviendras que voilà un personnage curieux et armé d’une certitude invincible, ce qui n’est pas commun chez un malheureux ; car cet homme, au point de vue matériel, est au plus bas de l’échelle du bien-être.

Je craignis d’être indiscret et j’allais le quitter ; il me retint.

— Si vous voulez me permettre de m’occuper, dit-il, car je ne sais pas rester les mains oisives, vous me ferez bien plaisir de causer encore un peu. J’ai là une guêtre dont les boutons menacent de s’en aller. Parlez-moi pendant que je les recoudrai : dites-moi tout ce que vous voudrez, comme je fais quand je parle à mon chien. Vous ferez une bonne action, car il est bien rare que j’entende quelque chose qui m’échauffe la tête, et je suis forcé souvent de me parler tout haut à moi-même pour ne pas m’endormir dans le positivisme de ma quiétude personnelle.

— Alors, lui dis-je, puisque vous ne voulez pas que je vous entretienne de mes théories, laissez-moi vous parler de vous. Vous êtes donc à la fois spiritualiste et matérialiste ?

— Parbleu !… Enfilez-moi donc mon aiguille : je crois que ma vue commence à baisser un peu, et que dans quelques années il me faudra acheter des lunettes. Ah ! vous croyez que, parce que je suis spiritualiste je nie et méprise la matière ? Pourquoi pensez-vous que je ne suis que la moitié d’un homme ? Je ne prétends pas être un homme complet. Il y en a peu, s’il y en a ; mais je tâche de ne pas me scinder et m’amoindrir. Les ascètes sont des fous. Vous voyez qu’en simplifiant ma vie autant que possible conformément à mes ressources, car j’ai trois cents francs de rente, monsieur, pas davantage, j’ai fait la part des douceurs de la vie. Il y a des choses dont je pourrais me passer, mais on ne doit se passer que de ce dont on est forcé de se passer ; et restreindre ses goûts et ses besoins par avarice, par mortification ou par mépris de ce qui est agréable et bon, c’est un tort, une ingratitude envers la vie. La vie est bonne, monsieur, même dans cette petite phase que nous traversons, et dont nous ne sentons ni le commencement ni la fin. C’est une fête à laquelle un hôte inconnu, mais libéral, nous convie. Elle se compose d’idéal et de réalité, de choses qu’on voit, qu’on touche, qu’on mange, qu’on respire et qu’on possède, et aussi de choses que l’on pressent, que l’on devine, que l’on espère et que l’on attend. Tout cela nous fait très-riches, et je ne suis pas si sot que d’en mépriser la moitié pour me prouver que cette moitié vaut moins que l’autre. Je veux me nourrir et m’enivrer de tout, et tous les grands esprits qui se contredisent et se querellent sur l’âme et le corps depuis que le monde est monde me servent des aliments variés, également sains et fortifiants. Je trouve qu’ils ont tous raison sur le terrain qu’ils occupent ; seulement, ils ont un tort commun, qui est de se combattre ; car, pour combattre, il faut se restreindre et se renfermer. La critique, qui est une grande chose en voie de formation, n’a pas encore compris l’œuvre immense qu’elle a à faire. Jusqu’ici, elle s’est occupée à distinguer ; il serait temps qu’elle apprît à confondre. Elle dissèque et marque les différences ; elle devrait commencer à coudre et à marquer les rapports. Ainsi disparaîtraient les solutions de continuité de l’esprit humain. Enfin, patience ! ça viendra. La philosophie de l’avenir sera une, et tous les grands ouvriers y trouveront leur place. Tenez, l’autre jour, un Savoyard promenait dans le village une grande machine carrée, longue, avec des compartiments et des vitres rondes grossissant les tableaux exposés à l’intérieur de la boîte. Je regardais Londres, mon voisin voyait Venise, un troisième le port de Marseille. Il y en avait sept comme cela. Aucun de nous ne voyait la même ville ; mais tous nous avons emporté la notion de ce que c’est qu’une ville, et celui de nous qui les a toutes regardées l’une après l’autre est celui qui a eu la notion la plus complète des conditions nécessaires à l’établissement et à l’appropriation d’une capitale. La cité de l’esprit humain se bâtira ainsi avec tous les monuments de l’esprit humain. Voyons, laissons là le bonheur ; cela ne se démontre pas autrement que la sagesse. Rêvez un peu la sagesse qu’il vous plairait d’avoir ; n’y mettriez-vous pas la force et la douceur, la tendresse et la raison, l’équité et la miséricorde, la patience et le zèle, le désintéressement et l’ambition noble, l’ardeur et la résignation, c’est-à-dire tous les contraires ? Vous vous apercevriez bientôt que vous vous composez une perfection avec tous les éléments puisés dans des philosophies différentes qui pourtant s’accorderaient fort bien dans votre aspiration généreuse, et dont aucune maille ne déparerait votre filet. Donc, vous ne pouvez pas concevoir un idéal qui ne soit pas la réalisation de l’idéal saisi par tous vos devanciers à tous les points de vue possibles, et, si vous ne pouvez rêver la sagesse que sous une forme déjà acquise à l’humanité, la sagesse n’est pas un vain mot, et la possession de ce trésor n’est pas un rêve. Ainsi du bonheur, cher enfant : nous le concevons, donc il existe, et que nous l’ayons négligé, conquis ou perdu, il est un fait à la fois idéal et matériel que nous ne pouvons ni nier ni détruire.

J’essaye de te transcrire ses paroles ; mais il y mettait tant de chaleur, de conviction et de bonhomie, que je l’aurais écouté tout le jour et toute la nuit. Tout à coup il cessa de parler et parut continuer en lui-même sa démonstration. Je jugeai qu’il devait avoir ses heures ou ses fantaisies de recueillement, et je le quittai en l’invitant à venir me voir à son tour, ce qu’il me promit avec cordialité.

Comme je traversais les Grez pour m’en revenir, je tombai dans un groupe de villageois qui causaient à la porte du cabaret. Ici, tout le monde salue les passants, et je me hâtai de prévenir ces gens affables.

— Vous venez de rendre visite à l’ermite ? me dit l’un deux. Eh bien, monsieur, l’avez-vous trouvé de votre goût ?

— Parfaitement, monsieur. Il est fort aimable. N’est-ce pas votre avis ?

Celui qui venait de m’interpeller, et que j’interpellais à mon tour, était un gros homme riant. Je me rappelai l’avoir vu dans la cour d’un moulin voisin, faisant charger des sacs. C’est le maître meunier.

— Oh ! moi, dit-il, je l’aime beaucoup. C’est un brave homme, pas cagot pour un moine !

— Qu’est-ce que vous dites donc là, Tixier ? s’écria une commère à la lèvre barbue et à l’œil intelligent. M. Sylvestre n’est pas plus moine que vous et moi !

— Je sais bien, dit le meunier ; mais un ermite, c’est toujours une espèce de prêtre.

— Celui-là est ermite pour son plaisir, reprit la matrone. Il n’est jamais entré dans une église, que je crois ! Il dit, comme ça, qu’il adore Dieu dans le temple de la nature.

— Preuve que c’est un fou ! dit un autre interlocuteur.

— Oh ! vous, vous êtes dévot, vous ne l’aimez point !

— Je l’aimerais tout de même, s’il était pauvre comme il paraît, car il n’est ni quémandeux ni méchant ; mais c’est un vieux farceur, qu’on dit qu’il a plus de… Enfin je ne sais pas, mais on dit que, s’il voulait, il achèterait tout le pays, et le monde avec.

— Rien que ça ! voyez-vous ! fit la commère en haussant les épaules ; tenez, Jean, vous êtes plus bête que vos sabots ! Je vous dis que M. Sylvestre n’a pas vingt sous par jour à dépenser, et que, s’il tombait malade, je courrais le chercher, moi, car il mourrait de misère, si on l’abandonnait. Pas vrai, monsieur, dit-elle en se tournant vers moi, que c’est un homme d’esprit et qui se respecte tout à fait ?

— C’est mon opinion, madame. Y a-t-il longtemps qu’il demeure dans le pays ?

— Dix ans, monsieur, et on n’a jamais su d’où il sortait, c’est ce qui fait tant jaser. Les uns veulent qu’il ait fait un crime, les autres que ce soit un ancien général, un ancien préfet. Ah ! vous dire tout ce qu’on dit, ça n’est pas possible ; mais M. le maire de Vaubuisson le connaît bien, et il a commandé aux gendarmes de ne pas le tracasser. Il a répondu de lui comme de son père. Seulement, il dit bien qu’il pourrait vivre autrement, qu’il a des parents riches et que c’est un maniaque de fierté. Qu’est-ce que ça fait, s’il ne fait tort à personne ? Moi, d’abord, je me ferais hacher pour lui, et je ne suis pas la seule ; pas vrai, les autres ?

Il veut un assentiment général, et j’en fus heureux, car, moi aussi, je me ferais bien hacher un peu pour cet homme sympathique qui croit au bonheur, et qui, sans se vanter immodestement de le posséder, trouve toujours moyen de remercier de toutes choses le hasard ou la Providence.




XV

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 5 avril 1864.

La vie est décidément, sinon une chose gaie, comme le prétend mon optimiste, du moins une chose romanesque : me voilà épris de ma voisine. Je l’appelle ainsi, bien que tout un vallon nous sépare ; mais, comme je n’y connais que deux personnes, elle et M. Sylvestre, et qu’elle est plus près que lui à la portée de ma vue, elle sera ma voisine, à moins que tu n’aimes mieux que je l’appelle par son nom, car je le sais, c’est mademoiselle Vallier.

Je parcourais les bois avec l’ermite, qui m’intéresse de plus en plus, lorsqu’à peu de distance au-dessus de la maisonnette mystérieuse, nous nous sommes trouvés en face d’une assez jolie fille, ni grande ni petite, d’un blond cendré, très-blanche, légèrement rosée, jeune, vingt ans au plus, vêtue avec propreté et à la mode, en demoiselle pauvre et soigneuse qui ne s’abandonne pas. À la grâce indicible de la personne, car son charme est surtout dans ce quelque chose qui ne se décrit pas, et à une certaine capeline blanche et rouge bordée de noir, mais qui cette fois était relevée sur le front et laissait voir tout le visage, je reconnus ma sympathique porteuse d’amphore. Elle ne fut pas effarouchée de la rencontre, car elle vint droit à nous d’un air souriant et tendit ses deux mains gantées de noir, et toutes petites, à M. Sylvestre, en lui demandant avec intérêt de ses nouvelles. Il la remercia en des termes affectueux et respectueux, en lui demandant à son tour des nouvelles de la malade.

— Il y a un peu de mieux, répondit-elle d’une voix adorable et qui va à l’âme. J’espère que, dans quelques jours, je pourrai lui faire faire une petite promenade. Elle est encore trop faible, mais elle dort mieux, et j’espère que le printemps ne se passera pas trop mal.

En parlant, elle caressait la tête de Farfadet, qui paraissait la connaître et l’aimer.

— Est-ce que vous veniez chez moi ? lui demanda encore M. Sylvestre.

— Non, cher monsieur, c’est trop loin. Je ne peux pas quitter mon enfant si longtemps. Je vais chercher du lait pour elle au moulin, et j’ai pris le chemin des écoliers pour faire dix minutes d’exercice.

— Ah ! vous en êtes trop privée ! dit M. Sylvestre ; j’ai peur qu’au métier que vous faites vous ne tombiez malade aussi.

— Non, non, je ne serai pas malade, je n’en ai pas le temps.

Et, avec un sourire de mélancolie enjouée, tout en serrant encore la main du vieillard, elle me salua sans me regarder, mais avec politesse, et continua son chemin. Farfadet parut irrésolu et regarda son maître. Alors, celui-ci, avec un sérieux incomparable, lui dit :

— Allez ! accompagnez cette demoiselle, ne la laissez pas seule, et revenez chez nous quand elle sera rentrée chez elle.

En vérité, le chien parut comprendre, car il s’élança sans hésiter sur les traces de la jeune fille et nous ne le revîmes plus.

— Voilà une ravissante personne ! dis-je à M. Sylvestre ; je sais où elle demeure, je l’avais déjà vue à la source.

— Oubliez où elle demeure, si vous êtes un homme sérieux, répondit vivement le vieillard. Cette fille est ce qu’il y a de plus respectable au monde, et quiconque troublerait son repos ou ferait seulement parler d’elle deviendrait l’ennemi de Dieu !

— Je ne sais pas si je suis un homme sérieux, monsieur Sylvestre, mais je crois être un honnête homme. Soyez, donc tranquille, et dites-moi ce qui motive votre estime pour elle, afin que mon respect lui soit d’autant plus assuré.

— Mademoiselle Vallier est venue ici il y a deux ans ; elle-même m’a raconté son histoire, et, comme il n’y a aucun secret, je peux vous la dire. Ses parents étaient fort riches. À la suite de spéculations que je croirais volontiers véreuses, d’après ce qu’elle m’en a dit sans les comprendre, son père, ruiné, est mort de chagrin. Fille unique, elle a fait honneur à tout et s’est trouvée, à dix-huit ans, à la tête de douze cents francs de rente. C’est court pour une jeune personne habituée à l’opulence. Elle ne s’est pas découragée, et elle commençait à donner des leçons de musique à Paris, quand une petite bonne étrangère avec qui elle avait été élevée, et qui était comme elle sans famille et sans ressources, est tombée gravement malade. Savez-vous ce qu’a fait mademoiselle Vallier ? Elle a quitté ses leçons et elle a cherché un village où elle put faire respirer un bon air à sa compagne. Quelqu’un du pays avec qui le hasard l’avait mise en relations lui a vanté le climat doux et tiède de notre vallée. Tout le monde n’a pas le moyen d’aller à Nice ou à Cannes. Heureusement ; il y a partout des petits coins où l’on peut se passer du luxe des grands voyages. Mademoiselle Vallier a donc loué la petite maison que vous savez, comptant y passer quelques semaines ; mais la jeune malade était presque condamnée pour un anévrisme au cœur, et, quand la chose a été constatée, on a dit à mademoiselle Vallier que le seul moyen de prolonger la vie de la pauvre enfant était de la garder dans les conditions passables où elle se trouve, et de lui interdire toute espèce de fatigue et d’inquiétude. Dès lors, elles se sont fixées ici. La malade s’en va lentement. Sa maîtresse est devenue sa servante : c’est elle qui fait tout dans le petit ménage. Vous l’avez vue portant de l’eau : un autre jour, vous pourrez la voir portant du bois ou lavant elle-même les hardes de sa compagne. Tout le jour elle travaille, et la nuit elle veille quand l’autre ne dort pas ; ce qui arrive si souvent, que je ne sais pas comment celle qui doit mourir n’a pas encore tué celle qui doit vivre. C’était une rose éclatante quand elle a commencé ce dur labeur ; à présent, c’est une rose pâlie, et ses yeux, agrandis de moitié, sont plus beaux, j’en conviens, mais ils m’inquiètent. Enfin, que voulez-vous ! le sacrifice de soi est une chose rationnelle et bonne ; mais, quand il dépasse les forces de l’individu, on ne peut s’empêcher de blâmer l’arrangement social.

J’évitai la discussion sur le socialisme, qui est le grand dada de mon vieux ami ; je ne songeais qu’à mademoiselle Vallier.

— Croyez-vous, lui dis-je, que ce sacrifice de la personne soit si nécessaire ? Si cette aimable fille gagnait deux ou trois mille francs à Paris, elle aurait de quoi payer une femme exclusivement chargée ici de la malade. Ce serait encore très-beau d’y consacrer le tiers ou la moitié de son revenu.

— Oh ! oui-da, les soins mercenaires ?

— Ne croyez-vous pas que, chez les femmes du peuple, on trouve de ces dévouements payés qui deviennent, grâce à la bonté de certaines natures, des dévouements réels ?

— Certes, je le crois et je le sais ; mais il faut, pour s’y fier, avoir été à même de les éprouver. D’ailleurs, les malades sont des enfants gâtés, et la petite, qui adore sa maîtresse, mourrait peut-être le jour où elle la verrait partir.

— À quoi donc servent les prix Montyon, si mademoiselle Vallier succombe à la peine ?

— Les prix Montyon ne s’obtiennent pas sans protection, mon cher enfant, et la protection va rarement chercher les gens qui se cachent. Ah ! si l’on savait combien d’héroïsmes ignorés méritent l’assistance, l’insuffisance de ces petits secours deviendrait risible.

Je ne pus empêcher M. Sylvestre de revenir à son mécontentement contre la société. C’est là où il cesse d’être optimiste, et je dus lui soumettre quelques objections. Tu sais que je ne comprends pas le blâme déversé à un état général qui n’est que le résultat de l’imperfection des individus. Il me semble que, pour réaliser le rêve de la fraternité universelle, il faut commencer par inculquer l’idée de fraternité à tous les hommes. C’est bête comme tout, mais je trouve encore plus bête qu’on veuille s’y prendre autrement, et même j’avouai à M. Sylvestre que vouloir imposer des lois idéales à un peuple positif me paraissait inique et sauvage. C’est la doctrine du terrorisme : fraternité ou la mort ; c’est aussi celle de l’inquisition : hors l’Église point de salut. La vertu et la foi décrétées ne sont plus la foi et la vertu ; elles deviennent haïssables. Il faut donc laisser aux individus le loisir de comprendre les avantages de l’association et le droit de la fonder eux-mêmes quand les temps seront venus. Ceci ne fait pas le compte des convertisseurs, qui veulent recueillir le fruit personnel, gloire, pouvoir ou influence, profit quelconque de leur prédication orgueilleuse, ou qui se plaisent tout au moins à jouer le rôle d’apôtres purifiés au milieu d’une société souillée. La réponse de M. Sylvestre ne m’a pas fait changer d’avis ; mais elle m’a frappé quand même par des aperçus très-justes.

— On a raison, dit-il, de se moquer des orgueilleux et de se méfier des ambitieux ; mais il ne faudrait pas regarder comme tels tous ceux qui demandent avec impatience le règne de la vérité. Tenez, moi qui vis tout seul par besoin et par goût, moi qui ne me laisserais pas imposer la promiscuité d’une association forcée, je ne vois pourtant pas de progrès réel pour le genre humain hors de l’idée d’association. Je n’ai pas de système à présenter. Je m’amuse à en faire quelquefois, mais ils ne verront jamais le jour. Les panacées auxquelles personne ne croit sont nuisibles parce qu’elles sont ridicules. Aucun de nous, d’ailleurs, ne peut prévoir la forme qui conviendra à l’association le jour où elle sera décrétée par le consentement unanime ; ce jour fût-il proche, demain est déjà l’inconnu pour l’homme d’aujourd’hui. Je ne suis donc point pour les cités bâties sur les nuages ; mais je dis d’une façon générale que tous nos maux ont un remède, parce que ces maux viennent du scepticisme et de l’apathie. Puisque la France paraît aimer les dictateurs, je ne vois pas pourquoi une minorité avancée ne serait pas représentée par un groupe d’hommes, par un seul homme, si vous voulez, qui s’appuierait sur elle pour lancer en avant cette roue toujours embourbée du progrès. L’initiation n’est pas la persécution, et avec votre respect exagéré pour la liberté individuelle il suffirait de la protestation de quelques imbéciles pour empêcher l’univers de marcher. Je ne veux pas parler du temps présent, ajouta-t-il, ce serait tomber dans la discussion politique, qui ne mène à rien parce qu’elle ne voit que le moment présent ; mais je vous dis que nous devrions tous être socialistes comme je l’entends, c’est-à-dire résolus à tout sonffrir individuellement plutôt que de décréter la durée indéfinie de la souffrance des autres. Le jour où chacun de nous aurait le cœur assez grand pour dire : « Je veux bien être malheureux à la place de tous, » tous seraient heureux sans exception. Ne dites pas que je prêche la vertu impossible. Je prêche l’intérêt personnel aussi bien que l’intérêt général : il y a là une étroite solidarité. Vous croyez, vous, que le triomphe de la raison amènera infailliblement la lumière sur cette solidarité ? J’en suis sûr comme vous ; mais que la raison est une chose difficile et longue à acquérir sans l’élan du sentiment ! Le cœur est bien un autre civilisateur que l’esprit ! C’est l’Apollon vainqueur des montres qui monte un char de feu ! Songez que nous datons de 89, une nuit de délire enthousiaste. C’est qu’en une nuit, en une heure, l’émotion fait le chemin qu’un siècle de réflexion n’a pu faire. Je vous estime fort pour votre sagesse, mon cher enfant ; mais je vous trouve un peu vieux pour moi, et je suis étonné d’avoir à vous exciter quand je devrais être rajeuni et gourmandé par vous.

Il y a du vrai dans ce que dit l’ermite. Nous ne sommes pas de notre âge ; mais à qui la faute ? Au temps où nous vivons. Ce n’est pas de César, c’est du doute que nous pouvons dire : Hœc otia fecit ! Nous avons une rude mission à remplir ; on a bercé notre enfance de trop de systèmes, on nous a étourdis de controverses. On nous a abrutis de sophismes et de vérités jetés ensemble dans l’inextricable mêlée de 48, et, comme nous avons été trop émus pour y voir clair, comme aujourd’hui nous sommes encore trop jeunes pour faire le triage, nous attendons et nous nous méfions de tout ce qui n’est pas nous. M. Sylvestre avoue que c’est notre droit, et que, si nous souffrons d’avoir à exercer, dans l’âge des illusions, un droit si rigide, c’est la faute du délire de nos devanciers.

Ce qui n’empêche pas l’incorrigible enthousiaste de me reprocher ma froideur et mon hésitation. Sa gaieté charmante rend, du reste, nos discussions très-cordiales. L’autre jour, il a décidé qu’étant le moins mûr de nous deux, il m’appellerait son papa, et que c’était à moi de l’appeler mon petit.

Tout cela anime ma solitude, et réellement, bien que je n’abuse pas du voisinage, je ne suis plus seul depuis que je sens à quatre pas de moi ce personnage si vivant, si étrange, si expansif quand il s’agit de ses opinions et de ses idées, si mystérieux, si hermétiquement fermé quant aux faits de sa vie passée. Voilà pourquoi je te disais, en commençant ma lettre, que la réalité était quelquefois plus romanesque que les romans. Nous voici trois ermites dispersés dans le rayon d’une lieue, Sylvestre, mademoiselle Vallier et moi, tous trois ruinés, car je vois bien que le vieux a vécu dans l’opulence, et il lui échappe des mots comme ceux-ci en racontant des anecdotes : ma voiture, mes gens, ma maison. Tous trois, nous embrassons l’état de pauvreté volontairement, car mademoiselle Vallier aurait pu, à ce qu’il paraît, sauver un meilleur débris de sa fortune, si elle eût été moins scrupuleuse, et, à l’heure qu’il est, elle aurait peut-être tiré un meilleur parti de son courage, de ses talents et de son activité sans un dévouement personnel à toute épreuve ; quant à M. Sylvestre, je crois voir qu’on ne s’est pas trompé en me disant qu’il pourrait être mieux et qu’il est maniaque de fierté. Belle manie ! et qui établit, que mademoiselle Vallier le veuille ou non, un lien de fraternité romanesque entre nous trois. Nous ne nous connaissons pas, socialement parlant, nous ne savons même pas nos vrais noms, car mademoiselle Vallier, pour peu qu’elle partage l’orgueil des riches déchus qui veulent se soustraire à la commisération blessante de leurs anciens égaux, a peut-être aussi pris un nom de guerre. Ainsi nous sommes trois ténébreux personnages dont la destinée a fait trois disciples de l’indigence pudique, déesse des pauvres honteux ! Peut-être cette même destinée doit-elle faire de nous trois amis.




XVI

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 15 avril.

Tu as mal interprété cette parole : me voilà épris de ma voisine. Je peux te la répéter, te dire même que je suis épris tout à fait, sans compromettre ni sa vertu, ni mon repos, ni ta sécurité. Je ne suis pas plus amoureux d’elle que ma fenêtre n’est amoureuse de la sienne, et mes soupirs ne traverseront pas tous ces prés et tous ces arbres qui nous séparent, pour troubler le calme de ses nuits méritantes et chastes. L’amour comme tu l’entends, — et je reconnais hautement que ce serait le seul amour digne de cette honnête et digne personne. — n’est pas le fait de ton ami Pierre. D’abord cela ne lui est point permis. Il faudrait avoir une fortune, une aisance quelconque, tout au moins un état assuré à mettre aux pieds d’une compagne si éprouvée déjà. Ensuite il faudrait un cœur de jeune homme, et ce cœur-là ne bat pas dans ma poitrine. Que veux-tu ! je suis de mon temps, et ce temps n’est plus aux grandes passions. J’ai été à même d’en concevoir tout comme un autre, mais les autres n’en avaient pas autour de moi. Ils se mariaient pour faire une fin ou un commencement d’existence sûre ou commode, ou bien ils prenaient leurs maîtresses au sérieux, et c’étaient là de grosses mais non de grandes passions : les femmes des autres, ou celles de tout le monde ! Moi, je n’ai jamais pu faire un drame ni un roman, pas même une petite nouvelle avec l’histoire de mes plaisirs. Je les ai subis plutôt que cherchés. Je me suis débarrassé de mon ignorance comme d’un fardeau, d’un étouffement : je n’ai pas trouvé moyen d’aimer.

Est-ce l’indigence de mon âme, la stérilité de mon imagination qui en sont cause ? C’est si honteux à avouer, que personne ne l’avoue. Moi, je veux bien l’avouer, si cela est ; mais le fait est que je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’amour que j’ai connu ne m’a pas appris la tendresse et qu’il m’a disposé à l’oubli facile. Peut-être aussi ma première curiosité légitime, mon premier rêve de famille ont-ils été froissés par l’aspect de l’affreuse mademoiselle Aubry et de son ignoble père ; mais, que ce soit ou non ma faute, je n’ai point aimé et je crois que je ne saurais plus aimer. Le culte des idées positives m’a détourné du culte d’Astarté. Toute idolâtrie m’est devenue suspecte, et la littérature romantique nous a gâté les femmes. Elles ont voulu trouver des René et des Antony dans leurs amants, des Othello dans leurs époux, et, n’en trouvant point, elles sont devenues, de guerre lasse, aussi positives que nous. C’est tant pis pour elles ! Il eût mieux valu se faire une idée juste des amours faciles ou de la sérieuse amitié conjugale. Elles et nous tombant d’un excès dans l’autre, la rupture s’est faite. L’amour s’est envolé. Bon voyage !

Donc, je suis honnêtement et chastement épris de mademoiselle Vallier, et je l’avais bien prédit que les trois ermites de val de Vaubuisson deviendraient un trio d’amis. Voici l’aventure.

Je passais devant le moulin des Grez, une petite usine assez rustique située à un kilomètre au-dessous du village de même nom. Tu sais que j’ai là une connaissance, un gros meunier bon enfant qui voudrait bien être aussi mon ami, uniquement pour savoir qui je suis. Il m’arrête au passage, me reproche de n’avoir pas encore regardé fonctionner sa machine à bluter, et m’invite à voir au moins traire ses vaches. Tous les petits propriétaires ont ici des vaches de race suisse ou bretonne, fort jolies bêtes d’un ton chaud, rayées de noir ou mouchetées de blanc, petites cornes, larges fanons et fines jambes. L’étable ouverte nous envoyait une bonne odeur d’animaux propres et de litière fraîche. J’entre avec lui, je regarde les mères et leurs petits, j’écoute la biographie de chaque tête de bétail, et je ne remarque pas les femmes qui tiraient le lait, — elles sont ici généralement laides, hommasses, fortes comme des charretiers et sans caractère de physionomie, — quand tout à coup je vois, accroupie près de moi, presque sous mes pieds, une personne bien mise et délicate qui, de ses doigts fins à ongle rose, trait proprement et adroitement une vache blanche. Un chapeau de paille ombrageait les traits ; mais cette jolie main et l’attitude toujours heureuse sans être cherchée, la souplesse du mouvement, ce je ne sais quoi d’harmonieux, de noble et de touchant dans la pose, — c’était bien mademoiselle Vallier. Sans voir ses traits, on la reconnaîtrait entre mille. Je m’éloignais par discrétion ; mais, en se relevant, elle me vit, me reconnut aussi tout de suite, je ne sais comment, car elle ne m’avait pas encore regardé, et, sans embarras ni surprise, elle vint à moi, tenant avec aisance son petit vase de fer-blanc plein de la belle crème mousseuse et chaude destinée à sa malade.

— Monsieur, me dit-elle, il y a trois jours que je n’ai aperçu M. Sylvestre. L’avez-vous vu ? savez-vous s’il se porte bien ?

— Non, en vérité, mademoiselle. Êtes-vous inquiète de lui ? J’y cours !

— Vous ferez bien, monsieur. Ce pauvre homme est si seul ! et je ne peux pas y aller, moi. Allez-y bien vite.

— Comment vous ferai-je savoir de ses nouvelles ?

— S’il est gravement malade, faites-le-moi dire par le premier passant venu. Tout le monde est obligeant ici. Si l’on ne me dit rien, je comprendrai qu’il n’y a rien d’inquiétant. Ah ! attendez. S’il a besoin qu’on le garde, avertissez madame Laroze, la femme de l’aubergiste des Grez, la première maison du bourg, en entrant, à gauche. C’est une bien bonne femme, et qui aime M. Sylvestre.

— Je l’aime aussi, mademoiselle, et vous pouvez compter que s’il est malade, je ne le quitterai pas.

Vingt minutes plus tard, j’étais à l’ermitage. M. Sylvestre est enrhumé, il a eu un mouvement de fièvre.

Il n’est pas sorti, afin de guérir plus vite ; mais il s’est moqué de mon inquiétude, il a causé gaiement avec moi, et il n’a jamais voulu me permettre de rester près de lui. Toutefois, j’ai engagé madame Laroze à l’aller voir dans la soirée, et j’y retournerai demain de bonne heure. J’ai fait dire à mademoiselle Vallier d’être tranquille. Je ne me suis pas permis de le lui écrire.

Elle est bien charmante. La bonté est écrite dans toutes les lignes de son aimable figure. Être amoureux d’elle me ferait l’effet d’un sacrilége.




XVII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 20 avril.

Je ne reviens pas de ma surprise, je tombe du haut des tours de Notre-Dame ! Non, je tombe de la lune ! Mademoiselle Vallier… Mais je suis romancier… ou je ne le suis pas ! En tout cas, j’aspire à l’être, et je ne vais pas te commencer mon roman par la fin, ni t’en dire le secret avant d’avoir alléché ta curiosité. Écoute.

Avant-hier, M. Sylvestre allait très-bien. Hier, j’ai fait avec lui ma tournée mensuelle à Paris, car j’ai trouvé son plan fort bon, et je l’adopte. N’ayant pas le moyen de nous abonner aux journaux et revues, nous irons douze fois par an tâter le pouls à la civilisation et constater les pas qu’elle fait en avant ou en arrière. Dans l’intervalle, nous savons en gros les événements principaux, lui par les nouvellistes du cabaret de madame Laroze, moi par les communications bénévoles de l’instituteur primaire de Vaubuisson, avec qui je m’arrête quelquefois à causer pendant quelques instants.

Comme nous ne voulons pas coucher à Paris, M. Sylvestre et moi, nous n’avons pas trop de notre après-midi pour notre séance au cabinet de lecture. Nous sommes convenus de nous partager la besogne, et que l’un ferait à l’autre, après coup, le résumé verbal de son exploration littéraire ou scientifique ; car M. Sylvestre, sans être savant, est assez au niveau du mouvement des sciences et des connaissances pour en extraire toujours la tendance philosophique d’une façon très-ingénieuse. C’est véritablement un homme de grande valeur ou de grand prestige, et, s’il y a dans son genre de vie quelque chose de fou, il est impossible de ne pas trouver des lueurs de sagesse dans toutes ses paroles,

J’étais curieux de voir si mon ermite avait des affaires, des amis, des relations à Paris. Je n’ai pas saisi la moindre trace de tout cela. Il passe inconnu, inaperçu à travers la grande ville. Il n’y fait visite à personne, il n’y mange nulle part. Il achète un petit pain en passant devant le premier boulanger venu et le grignote en marchant. Il n’a jamais soif. Il fait à pied des courses fabuleuses, et je crois qu’il va plus vite que les omnibus. Il ne regarde jamais ni à droite ni à gauche. Je ne l’ai vu adresser la parole qu’à un vieux bouquiniste qui m’a paru connaître sa figure, mais nullement son nom.

Moi. je m’efforcerais volontiers d’arriver à cet incognito si commode : il n’y a pas moyen. J’affecte bien de ne pas voir les gens afin de ne pas les saluer, mais on m’arrête en chemin, et, à moins d’être grossier, il me faut échanger quelques paroles. On me demande si j’ai obtenu mon emploi dans les chemins de fer. Je réponds que ça va bien, réponse machiavélique dont la vertu est infaillible sur les amis.

— Alors, tu es content ? tu n’as besoin de rien ? Tu sais, si tu as besoin de quelque chose…

— Rien, merci.

Et je me sauve.

J’ai rencontré Duport, je suis condamné à le rencontrer.

— Je sais de tes nouvelles, m’a-t-il dit d’un air malin. Il parait que tu voulais épouser mademoiselle Jeanne, et que ta fuite est un désespoir d’amour.

— Qui dit cela ? Ta femme ?

— Non, il paraît que c’est un ami de ton oncle.

— Je n’ai pas donné aux amis de mon oncle le droit de me déshonorer.

— Allons ! encore tes scrupules ?… Bah ! j’aurais bien épousé mademoiselle Jeanne, moi, si je n’avais pas trouvé mieux. Elle est diablement belle. On flanque la maman à la porte, et tout est dit.

— Je ne trouve pas. Bonsoir ! je ne suis pas seul.

— Tiens, tu te promènes avec ton portier ? Drôle d’idée !

— Tais-toi donc ! c’est un vieux savant !

— Ah ! c’est donc ça ?… Bonsoir ! bien du plaisir !

Je rattrape le père Sylvestre, et nous nous perdons dans la foule.

Quand le chemin de fer nous a déposés hier à la gare de Vaubuisson, il était neuf heures du soir. Rentrer chez moi n’était qu’une promenade ; mais le vieillard avait une bonne lieue à faire ; il tombait une petite pluie fine, et il n’était guère vêtu. Je l’ai engagé à venir passer la nuit chez moi, bien que je ne sois pas chez moi ; mais les Diamant m’eussent approuvé de tout leur cœur. Impossible de faire consentir ce vieil entêté à découcher. J’ai voulu lui prêter mon pardessus. Il m’a envoyé paître.

— Un pardessus ! à mon âge ! Allons donc ! c’est bon pour vous, papa !

Et le voilà parti en riant et en courant à travers la campagne humide et sombre.

J’étais tout de même inquiet de mon fils de soixante-treize ans, et, ce matin, je suis sorti plus tôt que de coutume pour aller le voir. Son rhume l’avait repris, il grelottait la fièvre, et criait, tout en riant, par suite des douleurs lancinantes d’un point de côté. Je l’ai forcé de se coucher, je l’ai réchauffé, et il s’est endormi un peu brusquement. Puis sont venus les rêves, l’étouffement et un peu de délire. Je voulais le garder, et pourtant avertir madame Laroze, et demander un médecin. Je guettais par la fenêtre les gens qui passent quelquefois sur le sentier. Il ne passait personne. Farfadet était fort inquiet ; il paraissait comprendre ma situation. Une idée bizarre me traversa l’esprit. Si ce chien comprend la parole, ou du moins certaines paroles à son usage, je pouvais bien tenter une expérience, et, me rappelant la manière de procéder de son maître, je saisis un moment d’attention bien marquée de sa part, un de ces moments où deux yeux de chien se fixent sur vous comme deux points d’interrogation, et je lui dis gravement : « Allez chez madame Laroze et ramenez-la ici. » En même temps, je lui montrais la porte et son maître alternativement. Chose merveilleuse, il ne se le fit pas dire deux fois et s’élança pour partir ; je le rappelai, j’écrivis au crayon, sur un bout de papier : Un médecin pour M. Sylvestre ; je passai l’avis dans son collier, et je lui ouvris la porte.

Moins d’un quart d’heure après, je l’entendis gratter. Il revenait seul, mais le billet n’était plus dans son collier, et il avait l’air triomphant. Je sortis pour voir si quelqu’un venait derrière lui. Au bout de cinq minutes, je vis apparaître, non madame Laroze, mais mademoiselle Vallier. Le chien ne connaît pas bien les noms ; il interprète à sa manière et d’après sa logique personnelle, vu qu’il connaît les meilleurs amis de son maître. Il est beaucoup plus intelligent que s’il entendait notre langue.

— Est-il bien mal ? me dit mademoiselle Vallier en doublant le pas.

— Non, pas encore, mais cela pourrait devenir sérieux. Puisque vous voilà, je vais chercher un médecin. Veuillez me dire…

— Allez chez moi ; il est dix heures un quart ; à dix heures et demie, le médecin y sera. Il l’a promis, il est très-exact. Ma malade est chargée de lui dire qu’on l’attend ici ; mais je ne crois pas qu’il y soit jamais venu. Il ne faut pas qu’il perde son temps à chercher. Courez au devant de lui et amenez-le.

J’obéis, laissant M. Sylvestre aux soins de sa jeune amie.

Nous ne nous étions dit, elle et moi, ni bonjour ni adieu, ni monsieur ni mademoiselle ; nous n’avions pas pris le temps d’échanger un salut, nous étions là autour de notre malade comme frère et sœur, ou tout au moins comme deux amis de vieille date.

En deux enjambées, car on va vite à la descente, j’étais à la porte de mademoiselle Vallier. Elle était ouverte, je frappai quand même, une voix d’homme me cria d’entrer. Il n’y avait pas de temps à perdre ni de scrupules à garder ; je pénétrai dans le sanctuaire.

Un jeune médecin, à figure honnête et douce, était penché sur un hamac où semblait expirer une fillette dont je ne pus, à première vue, déterminer l’âge et le type. Elle était d’un ton effrayant, jaune verdâtre avec de grands yeux vitreux, le nez trop petit, court et serré aux narines, les lèvres entièrement blanches, amincies et comme séchées autour des dents brillantes. Elle voulut parler en me voyant. Elle savait ce qui m’amenait ; mais, en proie à une crise, elle ne pouvait se faire entendre. Je me hâtai de dire de quelle part je venais, et elle hâta par signes le départ du médecin.

— Oui, je sais, dit-il en s’adressant à moi ; l’ermite ! mais tout à l’heure ! je ne puis abandonner…

— Il faut, il faut ! bégaya la malade. Maîtresse l’a dit, allez !… Moi, très-bien,… rien du tout !

— Au fait, me dit le médecin tout bas en me prenant à part, il n’y a guère d’espoir ici, mais il y en a sans doute d’où vous venez. J’y cours, ne me conduisez pas. Je connais le bois et l’ancienne Chartreuse comme ma poche. Puisque vous êtes de bon cœur et de bonne volonté, restez ici un quart d’heure. Ne laissez pas parler la malade avant cinq minutes, ne la laissez pas s’étendre ni se rouler dans son hamac. Soutenez-la assise, et malgré elle, s’il le faut. Faites-lui boire ce que j’ai préparé dans la tasse, mais seulement quand l’étouffement sera tout à fait passé. Après cela, elle en sera quitte pour aujourd’hui, pour plusieurs jours peut-être, et vous pourrez la laisser. Elle n’est pas au dernier période de son mal ; mais elle souhaite la mort quand elle souffre, et elle se couche sur la poitrine, espérant étouffer. L’accès passé, elle est plus raisonnable, et, comme chez tous les malades, la résignation revient avec l’espoir.

Me voilà donc resté seul avec cette moribonde et remplissant auprès d’elle le rôle de mademoiselle Vallier. Soit que l’accès fût passé, soit que l’étrangeté de la circonstance fit diversion au mal, la petite malade demeura très-calme, en silence, bien assise, et disposée à obéir aux prescriptions du médecin. Je m’étais placé à la tête du hamac et je la regardais avec surprise, car je m’apercevais enfin que c’était une négresse blanchie par la maladie et devenue presque jolie, autant du moins qu’un spectre peut représenter l’idée de la beauté. Je regardai aussi la chambre où nous nous trouvions. C’était une espèce de salon pauvre. Un autre hamac était roulé contre la muraille. Quelques chaises de paille, une table à ouvrage très-jolie, un bureau très-simple, un piano, un grand fauteuil moelleux, quelques objets de peu de valeur, mais étranges dans ce dortoir de jeunes filles : des échantillons minéralogiques sur une petite étagère, un casse-tête de sauvage, un collier de griffes d’ours, une paire de pistolets. Je ne sais quels souvenirs vagues semblaient s’attacher à la vue de ces objets, et mes yeux se fixaient machinalement sur la bordure en plumes du hamac où reposait la malade, comme si, dans une existence antérieure, je me fusse déjà trouvé auprès de ce hamac dans des circonstances quelconques.

Tout à coup la malade se retourna vers moi comme pour me parler, et moi, pour lui épargner un effort, j’avançai ma chaise.

— Est-ce que vous me connaissez ? lui dis-je frappé de l’attention qu’elle mettait à me regarder.

— Non, dit-elle. Jamais vu ! C’est vous, M. Pierre ?

— Oui, je m’appelle ainsi ; et vous ?

— Moi, Zoé. Bien malade, vous voyez !

— Mais vous guérirez !

— Vous bien bon ! dit-elle en secouant sa tête crépue d’un air d’incrédulité.

— Vous voilà mieux ?

— Moi, bien. Il ne faut pas dire à maîtresse que j’ai eu une crise. J’étais bien quand elle est sortie.

— Je crois qu’il ne faudrait pas parler, vous !

— Oh ! si fait. Parler d’elle ! Si bonne ! Il faut être son ami !

— Je le suis déjà, son ami très-respectueux et très-dévoué.

Tâchez, car maîtresse ne veut pas d’ami, — elle a tort !

— Mais l’ermite ?

— Celui-là, oui ! mais trop vieux ; il va mourir.

— J’espère que non.

— Dites-moi, vous bien pauvre aussi ?

— Tout à fait pauvre.

— Nous presque tout à fait ; après avoir été si riches

— Dans quel pays ?

— À Rio-de-Janeiro, à Paris et à Saint-Malo.

— À Saint-Malo ?

— Oui, le père à maîtresse avait grand château et beaucoup de domestiques. Mon père à moi était là… Oh ! méchant maître, méchant et voleur ! il a tout perdu, et c’était bien fait ; il avait fait mourir pauvre père noir !

Et, se redressant avec énergie :

— Oui, mourir pour s’amuser, ajouta-t-elle. Il le faisait tomber, danser, sauter comme une bête, pour montrer beau et bon noir obéissant, et pauvre père s’est cassé quelque chose dans l’estomac ; mais Dieu a puni, le maître est mort après huit jours ! Alors, jeune maîtresse m’a dit : « Nous plus rien, plus d’argent, plus de père, ni toi, ni moi ; toi malade ! allons-nous-en ensemble. On t’a tué le père ; moi, je te ferai vivre. Moi, je serai ta mère : toi, tu me berçais dans le hamac ; moi, je te bercerai. » Et nous voilà comme ça. Elle est malade pour moi, elle a de la peine, et, si le médecin était son vrai ami, il me ferait vite mourir ! mais il ne veut pas, et, si je me faisais mourir, moi, maîtresse ne m’aimerait plus, elle l’a dit. Aussi je veux bien attendre. Donnez-moi cette chose qu’il faut boire.

J’étais saisi d’étonnement et d’émotion.

— Zoé, lui dis-je en lui présentant la tasse et en la soutenant pour l’aider à boire, votre méchant maître ne s’appelait pas Vallier ?

— Si fait, c’était son vrai nom, que mademoiselle a repris ; mais il se faisait appeler Célestin Aubry, pour cacher beaucoup de mal qu’il avait fait sous son autre nom.

— Mais avait-il deux filles ?

— Une seule, Esmeralda, Aldine, comme on l’appelle, ma maîtresse.

En ce moment, mademoisselle Vallier rentra. Le médecin l’avait avertie, elle ne fut donc pas surprise de me trouver là, et elle n’en parut ni honteuse ni inquiète.

Avec une franchise calme et vraiment sainte, elle me tendit la main.

— Vous soignez ma pauvre enfant ? dit-elle. Merci. Vous êtes très-bon ! Pour votre récompense, apprenez que M. Sylvestre n’aura, j’espère, rien de bien grave. J’ai laissé le médecin et madame Laroze près de lui ; mais vous ferez bien d’y retourner, si vous pouvez, et de lui porter quelques objets qu’il n’a pas. Tenez, une bonne couverture, nous en avons assez pour nous… et puis du sucre… Attendez ! il lui faut encore une veilleuse, du linge, du sirop… Nous avons là de bon miel, du tilleul et des violettes pour la tisane ; je vais vous arranger tout cela dans un panier.

Elle emballa son envoi avec adresse et promptitude, tout en me demandant à voix basse si la crise de Zoé avait été bien grave ; puis elle me dit encore merci, et m’accompagna, sans pruderie, sans mystère, jusqu’au bas de l’escalier, en me recommandant de ne pas laisser parler M. Sylvestre. Il avait une espèce de fluxion de poitrine, mais très-douce et facile à combattre.

Ainsi mademoiselle Vallier n’est autre que mademoiselle Aubry ! Le petit monstre trapu et rougeaud que j’ai aperçu il y a quatre ans est devenu cette charmante fille, d’une tournure si élégante, d’un ton si fin, d’une grâce si accomplie ! J’aurais pu la voir et la fréquenter dix ans sans la reconnaître. Rien du passé ne subsiste plus en elle. Si fait pourtant, c’est bien le type vulgaire qui m’avait frappé, car elle n’est pas jolie comme type. Elle a le nez rond, sans distinction, la bouche grande, avec des lèvres trop retroussées. Elle a aussi le menton trop court et les pommettes trop saillantes. À tout prendre, elle est peut-être laide, mais une de ces laides qui effacent les belles et les font trouver insipides. Ses yeux, que je n’avais jamais vus, puisqu’ils étaient fermés quand je surpris son sommeil, sont deux lumières, deux émeraudes pâles, de celles qu’on appelle aigue-marines, car ils sont de la couleur de la mer quand elle passe du vert au bleu. M. Sylvestre s’afflige de les voir agrandis par la fatigue et un peu creusés : mais qu’ils sont beaux ainsi, limpides, intelligents et affectueux ! Ses cheveux ont perdu les tons dorés de l’enfance ; ils sont presque châtains, et d’une souplesse, d’une abondance remarquables. La taille s’est élancée, toute la personne a grandi de deux ou trois pouces ; enfin, le malheur, l’expérience et la vertu aidant, la magote que j’ai dédaignée a subi une métamorphose complète. Elle est devenue une vierge suave, une délicieuse et généreuse fille devant laquelle je me prosternerais de bon cœur.

C’est de chez l’ermite, à la lueur de sa petite lampe à l’huile de pétrole, que je t’écris tout cela, car je me suis installé près de lui. On n’a qu’un fils, il faut bien le soigner. Il va aussi bien que possible. Je sens que je l’aime comme si je l’avais toujours connu, et j’en peux dire autant de mademoiselle Aldine, car je suis volontiers de l’avis de Béranger : que la femme idéale ne doit être ni une maîtresse ni une esclave, mais une amie.



XVIII

DE PIERRE À PHILIPPE


25 avril, à l’ermitage.

Nos malades ne vont pas trop bien. Zoé est si affaiblie par sa dernière crise, que sa maîtresse ne peut la quitter, et M. Sylvestre est si peu raisonnable, que je ne dois pas le quitter non plus. Madame Laroze y met un grand cœur, mais elle est accaparée par ses pratiques, et son cabaret ne désemplit guère. Depuis cinq jours, je n’ai été qu’une fois à Vaubuisson, pour chercher un peu de linge, un peu d’argent, et tranquilliser la mère Agathe sur mon compte. En passant, j’ai pu donner à mademoiselle Vallier des nouvelles de l’ermite, et je l’ai fait d’une manière ingénieuse, pour empêcher les mauvaises langues d’incriminer nos relations. Bien qu’il ne passe pas beaucoup de monde sur son chemin, on peut toujours être observé par les gens qui travaillent dans la campagne, et, tout affables qu’ils sont, je les crois aussi curieux et aussi soupçonneux que des bourgeois de petite ville. J’ai donc avisé une vieille femme qui lavait au déversoir de la source, et j’ai réclamé d’elle un service. Elle a consenti, sans se faire prier, à appeler mademoiselle Vallier et à lui demander de se mettre à sa fenêtre. Dès qu’Aldine s’est montrée, je lui ai rendu compte de l’état de M. Sylvestre en peu de mots, en présence de la vieille, et je me suis éloigné avec les plus profonds saluts que j’aie jamais faits. Aldine a compris ma mise en scène, et son bon sourire m’en a su gré.

— Eh bien, m’a dit la vieille en me suivant quand la fenêtre a été refermée, si vous connaissez la musicienne, pourquoi donc ne montez-vous pas lui parler ? Vous êtes donc bien pressé ?

— Je ne monte pas pour qu’on ne croie pas que je me permets de lui faire la cour. N’est-ce pas, ma bonne dame, que j’ai raison ?

— Oh ! par exemple, si vous le prenez comme ça, oui ! Vous avez des sentiments, et le monde est si jacasse ! Ça serait dommage de faire du tort à une personne dont on n’a jamais trouvé rien à dire.

— Vous l’appelez la musicienne : est-ce qu’elle joue du piano quelquefois ?

— Oui, pour amuser sa pauvre moricaude ! Elle joue tout doucement. Ah ! dame, elle joue bien, oui ! Si elle n’avait pas cette petite sur les bras, elle gagnerait quelque chose dans le pays. On l’a déjà demandée bien des fois à Vaubuisson et au château de la Tilleraie, — vous savez, derrière la colline, à deux pas d’ici ?

— Chez M. Gédéon Nuñez ?

— C’est ça ! Des riches ! Ils viennent l’été, et il y a des petits enfants. Un jour que M. Gédéon passait ici, il a entendu mademoiselle Vallier qui sonnait des airs. Il a écouté, et il a dit que c’était du premier numéro. On a envoyé de grands laquais pour lui demander de venir donner des leçons, mais elle a dit qu’elle ne pouvait pas. C’est malheureux, ça, parce que cette demoiselle n’a pas plus qu’il ne faut. C’est obligé de regarder à tout, et pourtant ça se tient bien, c’est propre, c’est gentil, c’est honnête, et ça trouve encore le moyen de faire du bien aux autres. Mais vous, monsieur, sans être trop curieuse, pourquoi donc demeurez-vous dans notre endroit ?

— Je demeure assez loin, ma bonne dame.

— Oh ! vous demeurez là en face ; il n’y a pas une portée de canon, comme dirait le garde champêtre, qui est un ancien militaire.

— J’y demeure en passant.

— Vous trouvez donc le pays à votre idée ? ou si c’est que vous voulez acheter la maison Diamant ?

— Non, je suis l’ami des Diamant, et je suis chez eux pour rétablir ma santé.

— Voyez-vous ! Vous n’avez pas l’air trop malade pourtant !

— Il y a des figures si trompeuses !

Elle me suivait toujours. Pour me soustraire à ses questions, je dus tripler le pas.

M. Sylvestre est calme et divague peu. Ses rêveries sont inintelligibles. Il murmure à voix basse, en souriant toujours ; mais il dort trop. La poitrine se dégage, mais le cerveau se prend de plus en plus, et le médecin essayera demain un traitement plus énergique, si cet état persiste.

26. — Mon vieux ami a passé une mauvaise nuit, très-agitée. Deux fois il a voulu se lever et s’en aller à la pêche, assurant qu’il faisait grand jour et que le temps était propice. J’ai réussi aisément à le retenir. Il est fort doux et ne se plaint de rien ; mais il ne dort plus et ne me reconnaît pas toujours. Le médecin n’est pas content. J’ai suivi toutes ses prescriptions, j’en attends l’effet. Madame Laroze veille avec moi. Je suis brisé de fatigue ; il y a quatre nuits que je n’ai dormi.

27. — Ce matin, je me suis aperçu que le sommeil m’avait vaincu, en entendant une voix douce qui remplissait comme d’une mélodie la chambre de mon malade. Mademoiselle Vallier causait à voix basse avec madame Laroze. Je m’étais jeté tout habillé sur une botte d’herbes sèches. Je ne sais quel instinct de honte m’a fait refermer les yeux. J’ai entendu que madame Laroze me plaignait, tout en disant que le malade avait passé une meilleure nuit, et qu’il fallait me renvoyer prendre vingt-quatre heures de vrai repos chez moi.

— Oui, oui, a répondu mademoiselle Vallier, je veillerai cette nuit avec votre belle-sœur, que j’ai vue hier en passant et qui m’a dit être libre. Zoé va beaucoup mieux. Sa tante est venue la voir et passera huit jours chez nous.

— Elle a donc une tante, votre négresse ? une noire aussi ?

— Oui, elle est cuisinière à Versailles. Elle a obtenu une semaine de congé. Me voilà plus tranquille, et je pourrai m’occuper de M. Sylvestre.

— Est-ce que vous connaissiez ce jeune homme avant qu’il vienne au pays ? dit madame Laroze en me désignant.

— Non, je ne le connais, pas. Il a l’air bon et bien élevé.

— Vous ne savez pas d’où il sort ?

— Je n’ai pas songé à le demander à M. Sylvestre.

— Tous n’êtes guère curieuse, je sais ça.

— Je n’ai pas le temps de l’être.

— Sans doute que M. Sylvestre sait quelque chose de lui ; mais lui, il ne connaît M. Sylvestre que depuis un mois ou deux.

— Ah ! dit mademoiselle Vallier avec surprise, je croyais qu’ils se connaissaient davantage ! Alors, ce jeune homme a d’autant plus de mérite à le soigner si bien.

— Si vous pensez qu’il est honnête comme il en a l’air, je peux vous laisser avec lui, car je ne vous cache pas que je fais bien faute chez moi.

— Allez, madame Laroze ; mais envoyez-moi votre belle-sœur le plus tôt possible, pour que je puisse rendre la liberté à ce pauvre garçon. Laissons-le dormir en attendant. Il doit en avoir besoin.

— Et puis les hommes ! reprit madame Laroze en s’en allant, ça ne sait guère veiller. Ça n’est pas comme nous… comme vous surtout qui ne dormez jamais une bonne nuit ! À présent que vous pourriez vous reposer un peu de votre malade, vous voilà auprès de ce vieux !

— Que voulez-vous ! c’est comme cela ! répondit Aldine avec son ton résigné et enjoué quand même.

Je n’osai feindre de dormir plus longtemps, et, pendant que mademoiselle Vallier reconduisait madame Laroze, je me secouai et me remis sur mes pieds en toute hâte ; mais, avant qu’elle m’eût engagé à partir, le médecin arriva et me prescrivit de rester. Il trouvait M. Sylvestre bien affaibli. Si la nature n’opérait pas une forte réaction, il ne passerait pas la journée, et quelle réaction espérer à soixante et treize ans, après cette vie de fatigue et de misère ? Eh bien, il se trompait, le jeune médecin ! La réaction s’est faite au bout de deux heures. Les sueurs sont venues, la tête s’est dégagée, M. Sylvestre a recouvré toute sa raison et s’est étonné de nous voir là. Il ne se savait pas malade. Le médecin est revenu le soir, il dit que notre ami est sauvé ; mais il faut l’empêcher de se découvrir en dormant et ne pas le quitter d’une minute. Mademoiselle Vallier reste avec l’autre femme. Je t’écris de la cuisine, et je remonte pour les relayer. Je suis content, je ne suis plus fatigué. Je ne m’endormirai plus. Farfadet a compris notre joie, et, après avoir sollicité et obtenu un regard de son maître, il a consenti à manger. Ah ! le chien du pauvre ! celui-là aussi a des affections et des dévouements qu’on ignore !

28. — Un accès de fièvre à quatre heures du matin. Le malade s’est assis sur son lit et nous a dit d’étranges choses.

— Toi (il s’adressait à moi), tu es le représentant des fourmis, et tu me pries de te recommander au grand Être ; mais ta demande n’est pas raisonnable. Tu veux que la fourmi ait la notion de ses rapports avec le reste de l’univers : à quoi bon ? N’a-t-elle pas la notion admirable de tout ce qui convient à son espèce ? N’a-t-elle pas la prévoyance, la patience, la mémoire, l’activité, l’industrie, la science des faits, l’économie, l’ordre, le courage ? Va, la fourmi est un grand peuple, et, si les hommes s’imaginent qu’elle n’a pas la notion du moi et du non-moi, laisse-les dire. Ils sont loin d’avoir des notions complètes sur leurs rapports avec ce qui les entoure, et tu ne dois pas les envier. Ils se vantent de lire dans les étoiles, ils sont incapables de lire dans le merveilleux intellect d’une fourmi. Ce serait plus intéressant que de savoir la métallurgie de Sirius ! Mais ils ne peuvent pas !…

Il s’est ensuite adressé à son chien, qu’il prenait pour un homme malade.

— Tu as peur de mourir ? lui disait-il ; tu crois que ton âme sera punie des erreurs de ton intelligence ? C’est possible ; mais tu n’en sauras rien, et tu revivras quand même avec l’espérance. Tu crains de comparaître devant le grand justicier ? Insensé ! tu ne le verras jamais, car tel que tu le conçois il n’existe pas. Sa justice ne peut pas être faite comme la nôtre, qui réprime et châtie. Châtier ! la plus grande douleur qui puisse être infligée à l’amour ! Non, non, Dieu ne la connaît pas, Dieu serait trop malheureux !

Et, comme mademoiselle Vallier l’engageait à se calmer :

— Je suis calme, répondit-il. Où sont ceux qui m’ont fait du mal ? Je ne les connais plus, j’ai tout oublié.

Il s’est endormi paisible, et, ce matin, il est tout à fait hors de danger. Nous lui avons administré le fébrifuge prescrit. Madame Laroze reviendra veiller ce soir, mademoiselle Vallier retournera chez elle ; mais, moi, quoi qu’on puisse me dire, je ne quitterai l’ermite que quand il sera debout.

Cette maladie mortelle dont je le vois triompher après avoir traversé avec tant de douceur et de sérénité des crises voisines de l’agonie m’a donné beaucoup à réfléchir. À mon âge, on ne songe, je crois, jamais à la mort, et, d’ailleurs, je ne m’étais jamais trouvé au chevet d’un mourant. Quelle chose facile et simple que cet affaissement rapide, ces rêves sans terreur, ce sommeil d’enfant par lequel on entre dans l’éternelle nuit sans en avoir conscience ! Il est vrai que, pour avoir la mort douce, il faut peut-être avoir les doux instincts et les riantes illusions de mon ermite. Heureux ceux qui croient ! Il ne faut pourtant pas convenir de cela, si leur croyance est un mensonge. La vérité n’est-elle pas le bien suprême, et faut-il lui préférer le bonheur ?

20 avril.

La fièvre a tenté de reparaître cette nuit, mais elle a avorté sous la mystérieuse et puissante influence de la quinine. Le malade a eu seulement, de quatre à six heures du matin, un peu d’excitation avec beaucoup de lucidité. Il m’a appelé près de lui en me disant :

— Je ne peux plus dormir. Je ne sens plus rien de cette maladie ; combien donc a-t-elle duré ?

— Huit jours.

— Tout cela ! Ces huit jours ont passé pour moi comme une heure ; pourtant tout ce que j’ai rêvé est incroyable ; mais ce n’était pas ennuyeux, et le temps m’a paru court. M’a-t-on beaucoup drogué ?

— Le moins possible.

— C’est encore trop, car, si on ne m’eût rien fait, je serais debout maintenant sans perte de forces ou endormi pour toujours sans combat et sans fatigue.

— Vous ne croyez pas à la médecine ?

— Si fait, j’y crois comme à une chose empirique qui nous sauve à la condition de nous épuiser. C’est tant pis pour nous lorsque nous n’avons pas la force de supporter le remède. C’est peut-être tant pis aussi lorsqu’il nous tire d’un mauvais pas pour nous laisser dans un mauvais chemin le reste de notre vie.

— Craignez-vous de ne pas guérir complètement ? J’espère que vous vous trompez ; on répond de vous.

— Moi, je réponds d’y faire mon possible en ne changeant rien à mes habitudes et en reprenant ma vie active ; mais il n’en est pas moins vrai que, si vous m’eussiez laissé lutter tout seul contre mon mal. je m’en fusse plus vite débarrassé dans un sens ou dans l’autre.

— Alors, vous en voulez un peu à vos amis d’avoir, agi pour vous comme ils agiraient pour eux-mêmes ?

— Non pas ! La médecine trouvera peu à peu le moyen de tout guérir sans rien tuer en nous. Il faut bien qu’elle expérimente sur nous, et que nous nous soumettions à payer ses tâtonnements. Nous lui appartenons à nos risques et périls, comme nos volontés, nos intelligences et notre dévouement appartiennent à tout progrès. Je me suis dit cela en voyant le médecin près de moi. J’ai pensé à la mort, dont je n’avais pas encore eu l’avertissement dans mon sommeil, et je me suis dit : « Allons ! voici le creuset ! j’en sortirai or ou poussière. » J’eusse mieux aimé me passer de cela et n’avoir affaire qu’à dame nature, qui est plus maligne qu’on ne croit ; mais il ne faut ni vivre ni mourir en égoïste, et nous allons voir l’effet des poisons. Si ce jeune médecin me tue, il saura qu’il faut ménager la dose à un autre, et ses autres malades le trouveront plus prudent !

» Savez-vous, dit-il encore après une pause, que je crois avoir un peu vu, pendant quelques instants, de l’autre côté de la colline de la vie ? Vous me demanderez comme c’était fait par là ? Mon Dieu, c’était fait comme mon propre esprit voulait que ce fût fait, et ce sera vraisemblablement ainsi, car nos instincts sont des révélations. Chacun rêve son paradis à sa manière, c’est son droit. Le seul droit qu’il n’ait pas, c’est de vouloir imposer aux autres la forme que sa vie présente imprime d’avance à sa vie future. Chacun va où il veut aller, car, si la mort n’était pas la délivrance, elle ne serait pas un bien. Dieu merci, elle est un bien pour ceux qui en acceptent les lois et les conséquences. Donc, l’amant de la liberté s’y plonge, et s’en relève avec le sentiment de la liberté. Voilà pourquoi ce que j’en ai aperçu, quand je me suis trouvé à la limite, était fort de mon goût. C’était, comme je vous l’ai dit sans métaphore, le revers de la colline. Seulement, il avait un aspect nouveau. Le ravin était plus profond, les rochers plus imposants, les bois d’une altitude plus majestueuse, j’aime le grand ; mais il n’y avait rien d’extraordinaire, rien de fantastique dans mon Éden. C’était bien la nature telle que je la connaissais, et la nature de nos climats telle que je la préfère. C’était simple, c’était bon et vrai. Il y avait aussi de menus détails, car le grand n’est majestueux qu’à la condition d’avoir à ses côtés le délicat et le gracieux. Quelles belles fleurs il y avait là, sur les pentes sableuses ! des digitales, des orchidées, des parisettes, des jacobées… et des graminées !… mon Dieu, tout ce que nous connaissons, car je n’ai jamais demandé plus et mieux que ce que j’aime et apprécie en ce monde. C’était peut-être le même monde, qui sait ? Je ne demande pas à le quitter, moi ! Il est aussi habitable, aussi riche et aussi perfectible que les autres. Seulement, j’avoue que je le voyais déjà en grande voie de perfectionnement. Les arbres n’étaient pas mutilés, les fleurs n’étaient pas foulées aux pieds. Il y avait un torrent étroit, cristallin, tour à tour impétueux et caressant, bondissant en cascatelles, ou endormi parmi les herbes, ou babillant sur les cailloux, — et il n’était pas emprisonné par des écluses, ni souillé par les détritus des usines. À vrai dire, il n’y avait pas d’usines, et je n’ai pas aperçu d’habitations. Sans doute elles étaient cachées pour ne pas gâter l’agreste physionomie du ravin, et, si l’industrie régnait sur ce monde paisible, elle se tenait à distance, respectant les sanctuaires de la nature et conservant avec amour ses grâces et ses splendeurs, comme nous respectons aujourd’hui ces jardins paysagers que l’on crée pour remplacer et reconstruire artificiellement la nature qui s’en va. C’était bien agréable, je vous assure, le jardin naturel que j’ai entrevu ! Il y avait de jeunes bouleaux en robe de satin blanc et de vieux chênes aux bras étendus tout couverts de mousses blondes. Je crois avoir aperçu des chevreuils qui ne fuyaient pas, des perdrix et des faisans qui ne se sauvaient pas devant Farfadet ; car il était là, mon chien, et j’ai bien vu qu’il avait aussi une âme. Quant à vous dire comment la mienne était habillée et à travers quels organes je pensais, je ne m’inquiétais de rien. Je ne me trouvais pas emprisonné, je me déplaçais sans effort, et j’attendais… Quoi ? Je ne saurais le dire, car vous m’avez mis, je crois, des sinapismes qui m’ont fait rentrer brusquement dans ma chambre et dans ma peau. Mais vous ne me teniez pas encore ; je suis reparti au bout d’un instant, et je me suis trouvé dans un crépuscule, sur un beau lac, où je nageais comme un cygne, comme une oie, si vous voulez ; je ne demande pas à mieux nager que ça ! Je voyais au loin des formes confuses, mes nouveaux semblables probablement, car mon cœur s’élança vers eux avec un transport de confiance et d’amitié que je ne saurais rendre, et j’allais me joindre à eux, les interroger, les connaître… Vous m’avez dérangé, tout s’est évanoui. Ah ! on ne sait pas de quelles solutions désirées on prive un malade quand on le tourmente pour le ranimer. Dans ce moment-là, vous disiez : « Mon Dieu, qu’il est calme ! n’est-il pas mort ? » Je vous ai entendu : alors, j’ai accepté la sentence en me disant : « Peut-être faut-il être ce qu’ils appellent mort, c’est-à-dire endormi pour un certain temps. Peut-être le paradis des gens humbles comme moi commence-t-il par un bon et long repos de la notion de la vie. Peut-être, à ceux qui ne sont pas bien pressés et qui ne doutent pas du tout, faut-il un ou deux siècles pour retrouver cette notion dans une société meilleure, dans un monde où la nature aura reconstitué sa beauté première, et les hommes la droiture native de leurs instincts, éclairée par le soleil de la science et de la poésie. Pourquoi non ? S’il faut mettre les choses au pis, pourquoi l’être que je suis ne se dissoudrait-il pas en une multitude d’êtres sans conscience du moi que je suis, pour se reconstituer lentement en un être qui serait encore moi, tout en étant un être meilleur que moi ? Qui sait ? et qu’importe, puisque tout est bien, ou doit devenir bien ? » Et, là-dessus, j’ai vu une chose que vous avez pu voir dans la réalité : au commencement du printemps comme en automne, il y a, sur nos collines, d’épaisses brumes gris de perle qui descendent jusqu’au niveau de la plaine, effaçant, avalant, pour ainsi dire, les rochers, les arbres et les villages. Quand cette nuée moelleuse est sur Vaubuisson, je la vois d’ici, et je la compare à un gros oiseau qui s’accroupit sur les demeures de l’homme comme une couveuse sur ses œufs. Tout bruit cesse alors, toute lumière s’éteint. Dans mon rêve, je me sentis pris sous la nuée, et je me dis en fermant les yeux : « La voilà, c’est la fin du jour, c’est la mort de l’homme ; elle est douce et maternelle comme le sein qui couvre les germes de la vie nouvelle sous le duvet de l’amour. »

Puis il ajouta en riant :

— Qu’est-ce qui dit qu’elle est un martyre ? C’est tout bonnement un édredon !

Cet homme est heureux jusque dans les bras de la mort ! Étrange organisation ! étrange confiance !




XIX

DE PIERRE À PHILIPPE


1er mai, toujours à l’ermitage.

Tout allait bien, mais une visite mystérieuse a jeté un trouble profond dans cette âme si forte. Un soir, comme il reposait et que je m’apprêtais à allumer la lampe, on a frappé doucement à la porte. J’ai ouvert à une femme voilée, assez grande et toute vêtue de blanc avec une simplicité de haute allure. Elle ne m’a rien dit, elle a été droit au lit du vieillard et s’est agenouillée en lui baisant les mains.

— Ah ! c’est toi ! s’est-il écrié ; que viens-tu faire ici ?

Et, se tournant vers moi :

— Laissez-nous, mon enfant ! laissez-nous bien seuls, et fermez les portes.

J’ai obéi. Je suis descendu à la cuisine. Une autre femme, très-volumineuse et cachée aussi par un double voile, était assise devant le feu. Un grand laquais se tenait debout à la porte. La grosse femme avait une robe noire très-simple, mais d’une ampleur trois fois aristocratique. Elle s’était levée comme pour me questionner sur l’état du malade ; mais tout à coup, comme si elle eût reconnu en moi une figure qu’elle ne souhaitait pas rencontrer, elle me tourna le dos. Je ne crus pas devoir me montrer curieux, je sortis. Farfadet, que je voulus emmener, ne consentit pas à me suivre. Il resta sur l’escalier, inquiet et mécontent, grommelant tout bas. Je fis quelques pas dehors. Le jour éclairait encore un peu. Je vis au bas du sentier une voiture brillante, un gros cocher, deux chevaux fringants et une ombre noire, debout à quelque distance. Je ne crus pas devoir m’éloigner de l’ermitage. J’étais un peu méfiant, un peu soucieux, comme Farfadet. Au bout de dix minutes, je le vis venir à moi comme pour m’appeler, et je rentrai, résolu à être impoli plutôt que de laisser tourmenter mon malade, lequel ne m’avait pas semblé accueillir cette visite avec beaucoup de joie. Je me croisai avec les deux femmes, qui sortaient suivies de leur laquais. Il me sembla que la plus grande, qui avait la démarche élégante et jeune, étouffait des larmes, et j’entendis la voix de l’autre — une voix qui ne m’est pas inconnue — lui dire :

Alors, c’est toujours la même chose ? il ne veut pas ?

Elles passèrent, et je trouvai M. Sylvestre absorbé. Quand il me vit, il me demanda si la femme qui était entrée chez lui était venue seule. Je ne pus prévoir que je dusse le tromper, je lui dis qu’une autre femme avait attendu en bas.

— Quoi ! s’écria-t-il, elle a osé entrer ici ! Ah ! je voyais bien qu’on me mentait ! Mon ami, si je retombais malade, jurez-moi que personne d’étranger, personne, entendez-vous ! n’approchera de moi. Jurez-moi que vous me ferez mourir en paix ! Et, au bout d’un instant, il ajouta :

— J’ai peut-être tort. L’enfant m’aime ! et elle est bonne ! Mais non ! il ne faut pas accepter ce qui est mal ! Il faut protester jusqu’à la dernière heure !… Ah ! mon ami, il est bien cruel de ne pouvoir pardonner !

Et il fondit en larmes.

Il me sembla qu’il avait besoin de s’épancher, et je lui dis que, si ses peines pouvaient être adoucies par mon affection, j’étais à lui corps et âme.

— Je le sais, dit-il en me prenant la main ; vous êtes de ces athées comme j’en connais quelques-uns, dont l’âme a la religion de l’humanité d’autant plus fervente qu’elle n’en admet pas d’autre. Je vous ai jugé dès le premier jour, et bien jugé, car je ne me trompe plus ; à force de vivre de déceptions, je suis devenu clairvoyant malgré ma bienveillance excessive. Vous m’aimez aussi, car vous avez trouvé en moi la sincérité. Eh bien, sachez que votre ami a été bien malheureux, que son cœur a été mille fois brisé et qu’il y reste des plaies incurables. C’est pourquoi je ne veux pas croire à la colère de Dieu contre les fous et les pervers. Dieu ne doit pas souffrir ce que je souffre. Il pardonne tout, lui qui peut tout renouveler ! Mais nous, pauvres justiciers d’un jour, il faut bien que nous disions à ceux qui nous assassinent : « Soyez punis en cette vie par le mépris, puisque vous ne l’êtes pas par le remords ! »

Puis il parla par phrases entrecoupées :

— J’ai eu des enfants, une fille… Mais à quoi bon y songer ? elle mourra, et peut-être au seuil de l’autre vie, apercevra-t-elle une lumière… On peut toujours se purifier, même après ! L’expiation est l’éternelle source de rajeunissement. Qui sait si je n’ai pas été un tigre, moi, dans quelque existence lointaine dont la bonté de Dieu m’a ôté le souvenir et retiré la fatalité ? Et puis on expie peut-être pour les autres ; dans le dogme chrétien, il y a une chose qui me plaît, c’est cette âme aimante qui croit épuiser en elle toutes les douleurs de l’humanité. Et qui sait si ces larmes que je répands n’ont pas une vertu mystérieuse ? Vous qui les recueillez, souvenez-vous d’un vieillard immolé qui souffrait beaucoup et qui vous faisait pitié. Si jamais vous êtes tenté de souiller des cheveux blancs, vous vous rappellerez ce que vous voyez ici.

En parlant ainsi, il pleurait et avouait sans honte sa faiblesse.

— Ces larmes vous soulagent peut-être, lui dis-je : mais il ne faudrait pas aller jusqu’à la fatigue. Pouvez-vous faire un effort pour vous distraire de vos peines ?

— Oui, dit-il, je veux essayer. Je ne voudrais pas remourir en pensant à ces choses de la vie présente : elles sont trop sombres, et vous allez m’aider à chasser les spectres de mon monde intérieur. Parlez-moi de vous ; ayez confiance en moi. Dites-moi qui vous êtes et d’où vous venez.

Je n’hésitai pas à lui raconter en quelques mots ma courte et vulgaire existence sans nommer personne et sans entrer dans d’inutiles détails. Il m’écouta avec attention, et, comme j’étais forcé, après avoir effleuré l’histoire des deux premières tentatives de mariage de mon oncle à mon égard, d’être un peu plus explicite sur la troisième, cause encore brûlante de notre rupture, il dit vivement :

— Où était la honte de ce mariage ? Quelle était cette mère infâme dont la fille innocente n’a pu trouver grâce devant vous ?

— Me trouvez-vous trop rigide ? C’était une ancienne courtisane.

— Comment la nommait-on ? Mademoiselle Irène, peut-être ?

— L’avez-vous connue ? — J’ai ouï parler d’elle autrefois. C’était elle, n’est-ce pas ?

— C’était elle. Me blâmez-vous ?…

— Non, certes ! À présent, ne me parlez plus, j’ai besoin de réfléchir.

Il appuya sa tête dans ses mains, parut rêver et finit par s’endormir ; mais sa nuit n’a pas été bonne, son sommeil était entrecoupé de sanglots étouffés et de soupirs déchirants. Heureusement, mademoiselle Vallier est arrivée de bonne heure, et sa présence a paru le calmer comme par enchantement.

— Celle-ci est un ange ! a-t-il dit à plusieurs reprises.

Et il portait à son cœur les mains de la jeune fille comme si elles eussent fermé ses blessures.

Il a raison, mademoiselle Aldine est un ange. Depuis la maladie de notre ami, je me suis sérieusement lié avec elle, et j’espère qu’elle a de l’estime pour moi. Je ne t’ai pas parlé de nos entretiens à voix basse au chevet du malade. Il n’eût pas été bien d’en vouloir trop savourer la douceur, tant que j’ai été sous le poids de l’inquiétude. Si la crise de cette nuit n’a pas de suites, je t’en parlerai demain ; car, à travers toutes ces angoisses, j’ai bien eu quelques rayons de soleil.




XX

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 5 mai.

Me voilà revenu à mon gîte. Après de légères rechutes, mon ermite est sur pied, et j’ai vu que l’habitude d’être seul était en lui si invétérée, qu’un excès d’assiduité le gênerait. Il m’a fait promettre pourtant d’aller au moins tous les deux jours passer deux ou trois heures près de lui ; car il aime aussi la société, pourvu qu’elle ne soit pas imprévue et tenace.

Je retrouve avec un certain plaisir ma petite chambre, ma jolie vue, et mon travail commencé, que je relis et dont je ne suis pas mécontent. J’aperçois que j’ai été sinon influencé, du moins très-impressionné par l’idéalisme du cher Sylvestre, et que j’ai tenu compte de la solidité de certaines de ses objections. Il est heureux pour moi d’avoir mis par hasard la main sur l’homme qui pouvait me les présenter et me montrer plus qu’aucun autre l’étendue de mon sujet.

Je t’ai promis de te parler de mademoiselle Vallier, et, au ton de mes lettres, tu vois que je peux le faire sans que ma conscience me reproche rien. Je ne lui ai pas dit un seul mot, adressé un seul regard qui pussent porter le trouble dans son âme. J’en suis fâché pour toi, mon unique lecteur ; mais mon roman, qui a eu le loisir d’arriver de la première rencontre au premier embrassement, n’a pas encore fait jaillir la moindre étincelle. C’est froid, mais c’est logique. C’est ainsi que cela doit être entre un garçon honnête et une fille sage. S’il en était autrement, l’un des deux serait coupable : ou le garçon coupable d’impertinence et de légèreté, ou la jeune fille coupable d’imprudence et de coquetterie. Donc, le roman de l’amour n’aura ici ni commencement ni fin ; mais le roman d’amitié, car l’amitié comporte parfaitement le romanesque, est en bonne voie et a marché vite. Le moyen qu’il en fût autrement ? J’y ai été de tout cœur, et ma voisine y est venue en toute confiance.

C’est une belle chose que la confiance, sais-tu ! et le plaisir de l’inspirer vaut peut-être bien celui de faire naître l’émotion. Il n’y a pas grand mérite à accélérer les battements d’un cœur féminin et à appeler la rougeur sur les joues d’une vierge. Le premier sot venu peut se vanter d’un pareil triomphe ; mais rassurer sa conscience en obtenant son estime, c’est moins commun, et j’aime les rôles délicats et sûrs.

Il faut dire aussi que, si les hommes ne sont pas tous dignes d’inspirer la confiance en amitié, les femmes ne sont probablement pas toutes capables de l’éprouver. Pour croire aisément à la loyauté, il faut être très-loyal soi-même, il faut n’avoir aucune arrière-pensée, et je suis certain à présent que mademoiselle Vallier est une de ces natures saintement tranquilles que les épreuves de la vie ont armées de pied en cap contre les puériles vanités et les tentations mauvaises. Elle a encore la candeur de l’enfance dans les yeux et dans le sourire ; on voit que chez elle la passion n’a rien ravagé, peut-être rien effleuré du tout ; mais on voit aussi dans l’attitude aisée et instinctivement fière, dans la liberté de l’accent et de la démarche, dans la spontanéité des réponses, qu’elle sent en elle une force vraie et que ce serait tant pis pour le lâche ou l’idiot qui espérerait la tromper.

Elle ne cherche pas l’esprit, elle en a pourtant : un esprit doux et sage, indulgent et naturellement gai. Mais elle a plus que cela, elle a une raison cultivée, elle a lu et réfléchi dans sa solitude, elle est très-instruite pour une femme, et elle a des côtés d’intelligence très-sérieux. Elle a aussi des idées, et on voit bien que deux ans de causerie et d’épanchement avec M Sylvestre ont passé par là. Elle a une sorte de culte pour ce vieillard, et, si elle est destinée à avoir une imperfection, ce sera d’avoir vu par ses yeux et d’avoir trop accepté par enthousiasme des opinions toutes faites. Ma protestation contre ces théories nuira-t-elle à notre amitié ? Peut-être que non, car M. Sylvestre est dans la pratique un apôtre de tolérance.

J’ai eu, parmi quelques autres, une très-intéressante journée où, en présence de notre ami, elle a raconté de point en point toute sa vie. J’essayerai de te la résumer sans tenir compte des questions et des interruptions qui ont provoqué les développements. Je fais donc parler Aldine sans espérer rendre la bonhomie et la simplicité de son récit.

— Je n’ai pas souvenir de mon père au commencement de ma vie. J’avais deux ou trois ans quand il repartit pour le Brésil, où il avait fait déjà de belles affaires : du moins, il le disait à ma mère ; mais il ne nous laissa pas de quoi l’attendre, car il resta plus de dix ans absent, et donnant si peu de ses nouvelles. qu’à la fin ma mère crut qu’il était mort. Elle n’avait pas été heureuse avec lui, il était emporté, inconstant dans ses entreprises et prodigue quand il avait de l’argent. Il avait mangé la petite dot qu’elle lui avait apportée, et, quand, mon frère et moi, nous lui faisions des questions, elle nous disait :

« — En vérité, mes enfants, je ne peux pas trop vous répondre. Votre père a tant couru et voyagé, que je ne le connais pas beaucoup. Il ne faut pourtant pas l’accuser d’oubli. Peut-être nous a-t-il envoyé des lettres et des secours qui n’arrivent pas.

» Ma mère, n’ayant plus rien pour vivre, avait emprunté les fonds nécessaires pour monter le premier établissement qui lui avait paru offrir des chances de succès dans notre pays ; nous habitions Rouen. Elle inspirait de la confiance ; elle était active et rangée. Elle monta un établissement de bains où elle fit promptement d’assez bonnes affaires pour s’acquitter et pour s’assurer un revenu honorable. Elle nous mit en pension et ne négligea rien pour nous faire bien élever.

» Voyant ma mère presque tous les jours et me sentant aimée par tout ce qui m’entourait, j’ai eu une enfance heureuse : mais, un jour, mon père reparut avec un navire, des trésors et des esclaves. Ce fut pour nous, enfants, une surprise, un éblouissement, un conte de fées, mais notre joie ne fut pas longue. Mon père était incompréhensible. Il nous aimait sans doute, mais il avait, sur l’autorité du père de famille, du mari, du maître et de l’homme riche, des idées si étranges, que nous en étions abasourdis. Il ne nous témoignait aucune affection, critiquait notre manière d’être, nous trouvait mal élevés dans nos pensions, et il nous signifia d’avoir à le suivre à Paris, où il voulait s’établir et mener le train qui convenait, disait-il, à sa position.

» Ma mère, qui l’avait d’abord accueilli avec joie, s’attrista subitement, tomba malade et mourut peu de semaines après notre arrivée à Paris.

» Mon père ne nous laissa pas voir son affliction et nous laissa à la nôtre. Il paraissait absorbé par mille occupations importantes que nous ne comprenions pas. Au bout de deux mois, que nous passâmes à pleurer ensemble, mon pauvre frère et moi, nous vîmes un grand luxe se déployer tout à coup autour de nous. De l’hôtel garni où nous étions descendus, on nous conduisit à un vieil hôtel de la place Royale, où d’immenses appartements étaient remplis de curiosités et d’objets riches ou étranges qui nous faisaient un peu peur. Il y avait des têtes de sauvages embaumées et momifiées avec des coquillages dans les yeux et de longs cheveux noirs, qui pendant bien longtemps m’empêchèrent de dormir.

» Nous vîmes arriver là toute sorte de gens qui vendaient ou achetaient ces choses sans nom, depuis de grands seigneurs jusqu’à de petits juifs, tout un monde qui nous était étranger et ne faisait pas la moindre attention à nous. L’ennui nous rongeait, on ne nous permettait pas de toucher à rien, ni de sortir de l’appartement, ni de faire le moindre bruit. Mon frère attendait avec impatience qu’on songeât à le remettre au collège. Moi, je n’osais demander à aller en pension, pourtant j’en mourais d’envie. Enfin mon père se décida à faire reprendre l’éducation de son fils, qui était studieux, intelligent et doux ; mais le malheur était sur nous : un jour de sortie, mon pauvre frère commit une faute bien légère, et mon père, qui était prompt à la menace, fit mine de vouloir le frapper. L’enfant, effrayé, recula jusqu’au bord d’un escalier de service où il roula à la renverse. Il resta malade et contrefait, et on dut le confier aux soins d’un médecin spécial qui promit de le guérir et de le redresser, mais qui ne put que prolonger un peu sa vie et le nourrir d’espérances.

» Mon père fut sans doute très-affligé de ce malheur, mais son chagrin se manifesta par des accès de colère et de dureté qui m’épouvantaient. Ses habitudes de commandement tournèrent à une frénésie inquiétante, et je crois bien qu’à partir de ce moment il perdit la raison. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est mort fou, et je dois le dire pour le faire absoudre d’avance de tout ce que j’ai souffert de bizarre auprès de lui.

» D’abord il me reprocha ma laideur et prétendit qu’il y avait de ma faute, parce que j’étais maigre et chétive, et que j’entretenais ma maigreur par une activité bourgeoise, mesquine, déplacée chez la fille d’un millionnaire. J’étais laborieuse, il me voulut nonchalante ; j’aimais à m’instruire, il me voulut ignorante. Je dus me soumettre à ne rien faire, à passer ma vie dans un hamac, bonne couchette pour la nuit, mais qui devient un supplice quand on est astreint par ordre à y compter les heures de la journée. J’aimais les soins du ménage, il me les interdit absolument. Je ne tenais pas à la parure, il me couvrit de diamants, luxe ridicule et déplacé chez une jeune fille. Je voulais porter le deuil de ma mère, il m’en empêcha. Il me permettait à peine de faire de la musique un instant et d’ouvrir un livre à la dérobée. J’étais fort soumise, j’avais grand’peur de lui ; mais, quand ma mère fut morte et mon frère estropié, la colère me vint au cœur et j’essayai de me révolter. Je souhaitais que mon père me tuât, et je le menaçai de me tuer moi-même. Savez-vous ce que, dans son délire, il imagina pour me réduire à merci ? J’aimais beaucoup Zoé. la petite servante noire qu’il m’avait donnée.

» — Je ne veux ni vous tuer ni vous faire souffrir, me dit-il. Je veux vous marier, et, comme vous êtes horrible, il n’y a que la fraîcheur de vos joues qui vous fera accepter.

» Il faut vous dire en passant que, comme j’étais fort pale, il me forçait à mettre tous les matins une épaisse teinte de rouge de Chine.

» — Je ne vous battrai donc pas comme vous le mériteriez, continua-t-il ; mais, toutes les fois que vous essayerez seulement de désobéir, je ferai battre sous vos yeux Zoé par son père, et, s’il ne la bat ferme, je la battrai moi-même. Quant à vous jeter par la fenêtre, essayez si vous voulez, mais je vous jure que Zoé prendra immédiatement le même chemin que vous, et qu’avant d’être en bas, vous la recevrez sur la tête.

» Je sais bien à présent qu’il ne l’eût pas fait : mais j’étais assez simple pour le croire, et cette manière d’inventer des menaces terribles et fantastiques était le vrai moyen de me rendre folle ou stupide.

Pendant que mademoiselle Vallier racontait ces choses, je pensais tout bas :

— C’est donc là le pauvre petit être que j’ai vu, dans son développement arrêté par un régime féroce, avec des joues ridiculement fardées et des bras chargés de pierreries, condamné à dormir sous peine de torture morale ! Et je me suis moqué de ce pauvre être, je l’ai raillé, méprisé, presque haï, croyant faire acte d’indépendance, de désintéressement et de fierté ! Voilà comme la destinée nous mène et nous trahit ! Ah ! si j’avais pu deviner, — je ne dis pas la suave beauté qui devait se développer chez cette petite fille, — mais la beauté morale de son âme, et tout ce que son sommeil accablé couvait de douleurs profondes, de dévouements sublimes et de bonté sympathique, je l’eusse prise dans mes bras, je l’eusse arrachée à ce vampire, je l’eusse sauvée, cachée, élevée comme ma fille, et aujourd’hui j’aurais un état, car j’aurais travaillé pour elle, et je pourrais lui dire : « Sois ma femme ! car, aussi vrai que je ne suis pas un Amadis et un don Quichotte, je suis un brave garçon qui met sa gloire à te protéger. Oublions ton indigne père et méprisons son indigne fortune ; car qui sait mieux que moi combien les enfants sont innocents des fautes de leur famille ? »

Ce grand fonds d’inconnu qui est dans la vie, et que nous appelons le hasard, en a ordonné autrement. Me voilà en face d’un avenir qui n’offre rien de solide, et presque au dépourvu dans le présent, car la maladie de mon ermite, la perte de mon temps, les remèdes et les petits adoucissements que, malgré lui et à son insu, j’ai apportés à sa misère, ont fort entamé ma réserve… Me voilà, dis-je, nullement découragé ni inquiet pour mon compte, mais réellement incapable de me charger d’une femme et de voir sans effroi arriver des enfants. J’ai passé à coté du bonheur sans le pressentir, et cette adorable compagne qui eût réalisé toutes les vagues aspirations de ma stérile jeunesse ne pourra trouver en moi l’appui de sa faiblesse et la consolation de son passé !

Mais je continue l’histoire de cette chère personne, et je ne dois pas oublier un incident que j’étais très-curieux de sonder. Je lui ai demandé pourquoi, lorsqu’elle était à Paris, elle ne s’était pas mariée, n’importe comment, et sans réflexion, pour échapper à la domination de ce père insensé.

— Je n’ai été tentée qu’une fois, m’a-t-elle répondu, de prendre ce parti-là : mais j’ai reçu une rude leçon qui m’a rendue circonspecte. C’est ma seule aventure, la voici.

» Un jour, mon père me dit :

» — Tâchez de ne pas être trop sotte, et vous serez mariée dans quinze jours. Vous avez vu chez nous le vieux M. Piermont ? Il a un neveu beau et bien fait, pas riche, mais de haute famille, qui doit venir après-demain.

» Zoé, à qui je racontai la nouvelle, sauta de joie.

» — Maîtresse, vous m’emmènerez, vous prendrez pauvre père noir avec vous. Vous nous rachèterez au maître, bien cher s’il le faut, mais vous ne nous laisserez pas ici !

» Vous pensez bien que je promettais tout et ne doutais de rien. Quant à mon fiancé, oh ! je l’adorais d’avance, car je ne lui demandais, pour être adoré : que de ne pas faire battre mes amis et de ne pas trop me battre moi-même. Ah ! que les hommes donneraient le bonheur à bon marché à de pauvres filles dans certaines positions intolérables ! On m’avait dit que le neveu de M. Piermont était beau et de bonne famille, je voyais en lui un prince, peut-être un dieu. Que voulez-vous ! j’avais un peu plus de quinze ans, je n’avais jamais pensé au mariage : ce devait être le paradis de la liberté !

» Au lieu de venir le surlendemain, le vieux M. Piermont, qui était pressé de conclure, amena son neveu le lendemain, et, comme mon père ne s’y attendait pas, comme je n’étais pas avertie, et que j’avais passé la nuit à babiller avec Zoé sur les perfections présumées de mon fiancé, je dormais tout de bon dans le hamac quand il arriva. Zoé, qui me berçait, s’endormit aussi, et nous n’entendîmes rien de ce qui se passait dans le salon voisin. Tout à coup les voix s’élevèrent, la porte était ouverte. Je fis signe à Zoé de ne pas bouger. Nous ne dormions plus, nous écoutions. Une voix jeune disait :

» — Jamais, mon oncle ! Cette fille est un monstre, et son père…

» Je ne vous répéterai pas le mot, mais imaginez ce qu’il y a de pis !

» — Jamais, disait le neveu, — car c’était bien lui, — jamais un honnête homme n’épousera mademoiselle Aubry !

» — Tais-toi ! tais-toi ! sortons, pas d’esclandre ici ! répondit l’oncle.

» Et il l’emmena brusquement.

» Je m’étais élancée du hamac pour l’apercevoir ; l’oncle le poussa le premier hors du salon, je ne vis que le dos de l’oncle. Je n’ai jamais su le nom du jeune homme.

» Mon père m’annonça qu’il était venu et qu’il reviendrait le lendemain. Je savais bien qu’il ne reviendrait pas, et je n’en dis rien, il ne revint jamais.

» Vous pensez bien que, repoussée ainsi et qualifiée de monstre, je me le tins pour dit. Je n’ai plus jamais songé au mariage, et, mon père n’ayant plus rencontré pour moi de parti selon ses vues, je me suis applaudie de ne pas risquer d’être mariée de force à un malhonnête homme.

— Vous devez en vouloir pourtant, lui dis-je à ce grossier personnage qui vous avait si mal regardée par le trou de la serrure et qui disait si haut des choses que vous ne deviez pas entendre.

— Eh bien, pas du tout, répondit mademoiselle Vallier, et même, je veux vous le dire, c’est si naïf ! j’ai aimé de tout mon cœur d’enfant cet inconnu dont la dure parole était restée dans mon oreille. Cette parole m’éclaira pour la première fois sur ma situation. Je n’avais jamais pensé que ce fût une honte d’épouser une fortune dont on ne savait pas l’origine. Je me rappelai alors des mots échappés à ma mère, j’observai les manières des gens qui venaient chez nous. Je compris qu’il y avait eu dans la vie délirante de mon père des erreurs ou des fautes, et je me mis à souffrir de ma richesse comme les autres souffrent en rougissant de leur pauvreté. Pendant plus d’un an, j’ai pensé à ce fier jeune homme qui m’avait avec raison trouvée si affreuse et peut-être si grotesque. Pouvais-je lui en savoir mauvais gré ? Je me trouvais laide aussi. Quelles eussent été ma honte et mon infortune si, au lieu de cette nature hautaine et franche, on m’eût présentée un ambitieux sans scrupule qui m’eût épousée pour ma dot, que j’eusse aimé ingénument, et qui m’eût abandonnée ou tenue sous ses pieds ? Mon père m’opprimait, mais mon cœur ne saignait pas trop de son manque d’affection. Je ne me piquais pas d’une tendresse hypocrite pour lui. Je n’avais jamais reçu ses caresses, je ne connaissais de lui que ses excentricités redoutables. Je les subissais comme un ouragan sous lequel on se courbe sans vaines malédictions. Si je l’eusse connu bon et paternel, j’aurais souffert mille fois davantage de son égarement.

» Peu de temps après l’aventure que je vous ai dite, mon père acheta une terre aux environs de Saint-Malo. Il y fit de grandes dépenses, prétendant tripler son revenu. Il s’y ruina et en vint à une telle exaspération, qu’il voulut battre ses régisseurs et ses paysans. À la suite d’une querelle où ils se révoltèrent, on le rapporta chez nous blessé et mourant. Il ne survécut pas six mois à mon frère. Il ne survécut pas huit jours au père de Zoé, mort aussi par suite d’une obéissance trop passive à ses terribles fantaisies.

» M. Sylvestre vous a dit que j’avais réussi à payer toutes les dettes de mon père. Sa situation était si embrouillée, que la lutte durerait encore, si j’avais voulu lutter ; mais je fus prise d’un si grand dégoût devant cette liquidation, que j’abandonnai tout aux soins d’un honnête avoué du pays et déclarai que je m’en tenais à ce qui pouvait rester de l’héritage de ma mère. C’était une petite rente qui ne me fut pas contestée, mais que j’abandonnerai aussi, s’il le faut, dans quelques mois, à ma majorité. On m’assure pourtant que les créanciers ne perdront rien, et que je conserverai ce débris. J’ai cherché fortune à Paris, où deux ou trois femmes excellentes s’intéressaient à moi et avaient commencé à me trouver des leçons : mais Zoé est tombée malade. J’aurais pu payer sa tante pour la soigner et rester libre ; mais aurais-je gagné l’équivalent de cette dépense ? Et, si je l’eusse fait, à quoi bon quitter cette enfant qui n’aime que moi au monde, et qui, tout en se résignant, mourrait, de chagrin sans moi ? Vous voyez que cela ne se peut pas. Si je dois la perdre, au moins elle aura été aussi heureuse et aussi choyée qu’il dépendait de moi qu’elle le fût.

J’ai été sur le point de répondre à la confiance de mademoiselle Vallier par la mienne, et de lui dire que jetais ce neveu de M. Piermont dont elle avait daigné garder un si bon et si généreux souvenir. Je n’ai pas osé, par la raison qu’elle m’avait parlé de cet inconnu avec une certaine vivacité touchante qui m’avait fait un peu battre le cœur. Il m’a semblé que sa pudeur serait froissée de me voir profiter en quelque sorte de l’abandon plein de charme avec lequel elle venait de me parler de moi-même. Comme je n’ai pas dit mon nom à M. Sylvestre, qui ne me l’a pas demandé, comme je lui ai parlé de M. Aubry sans le désigner et sans le dépeindre. Aldine peut ignorer encore longtemps qui je suis. Si quelque hasard le lui apprend, elle me saura gré de ma réserve et en comprendra les motifs.

Quel malheur pourtant que je ne sois pas riche et romanesque ! Comme ces deux rencontres bizarres avec Aldine et la confidence qu’elle m’a faite gaiement de son amour d’enfant pour moi. — car c’était de l’amour en somme, toute jeune fille aime l’homme qu’elle rêve et qu’elle attend ! — comme tout cela était bien disposé pour nous lancer dans une passion charmante ! Ô réalité, ma souveraine, vous êtes maussade et revêche, il faut en convenir, et votre sceptre est une verge de fer, surtout quand on a vingt-cinq ans, un cœur tout neuf et de l’imagination tout comme un autre !



XXI

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 20 mai.

Tu diras ce que tu voudras, mon ami Pierre, tu es amoureux de mademoiselle Vallier, et le roman que tu regrettes de ne pouvoir entamer est en pleine voie d’exécution. Eh bien, tant mieux ! pourquoi t’en défendre ? Du moment que tu peux estimer et respecter cette digne personne, du moment qu’elle mérite d’occuper ainsi ton cœur et ton esprit, tout ce que tu vas entreprendre d’héroïque pour elle sera du travail intellectuel, de la dépense morale, du temps et de la volonté bien placés et bien employés. Je compte beaucoup sur cette passion, car c’en sera une, pour échauffer ton âme et la ramener à des habitudes moins sceptiques ; mais dépêche-toi de rajeunir et d’aimer ; car, moi qui n’ai pas vieilli encore et qui suis tout croyant, si je vais te voir et que tu te drapes encore dans le manteau de l’indifférence, je te déclare que je prends feu, que je guéris la négresse, que j’emmène ces deux pauvres enfants dans ma montagne, et que je mets aux pieds d’Aldine mes trente ans, mon cœur ingénu, mes bras solides, mon humble science, mon honorable état et les quatre mille francs que, l’une dans l’autre et Dieu aidant, je gagne à présent chaque année. Ce n’est pas brillant ; mais ma clientèle augmente toujours, et ma robuste santé peut accepter encore plus de travail et de fatigue que je n’en ai. Et puis… et puis ! l’inconnu ne me fait pas peur. Tu as la prévoyance du riche, toi, de l’homme qui n’a manqué de rien et qui, n’ayant plus rien, veut se relever et ne pas risquer un nouveau désastre. Le pauvre a un autre genre de prévision : il sait que, parti de rien, il est devenu quelque chose en risquant tout, et, pour conquérir le bonheur, auquel il est payé pour croire, il est prêt à traverser encore de rudes épreuves. Il compte sur cette Providence qu’on vous a appris à méconnaître en vous montrant des portefeuilles garnis d’inscriptions de rentes et en vous disant : « La Providence, elle est là ! » Eh bien, non, elle n’y est pas ! L’argent se perd ou s’épuise, l’espoir et la volonté se renouvellent.

Tout cela, c’est pour te dire que la première femme pauvre et vertueuse que j’aimerai sera ma femme, si elle m’aime, et, je te le crie du fond du cœur, cher enfant, fais ainsi : aime mademoiselle Vallier, elle est prête à t’aimer, si elle ne t’aime déjà ; ne combats pas tes bons instincts, travaille sous l’empire de l’amour et sous l’inspiration de la foi ! Oui, crois à l’amour, si tu ne peux croire à autre chose : ce sera la clef de l’édifice. L’émotion ouvrira les écluses de ton talent, et tu seras un poëte, un philosophe ou un artiste, parce que tu seras un homme.

S’il en est ainsi, comme je l’espère et le souhaite, je te promets de chérir mademoiselle Vallier comme ma sœur ; mais, comme il faudra un aliment à mon enthousiasme, je me rejetterai sur l’ermite, que j’adore déjà, vu que je sens en lui le résumé idéalisé de tous mes penchants et de toutes mes croyances.

Tu manques d’argent, je parie. Je t’en envoie un peu, ce sont mes économies. Si tu n’en as pas besoin, emploies-en adroitement une partie à soutenir M. Sylvestre, et, si c’est impossible, garde-le-moi. Je n’en ai que faire maintenant, je te le jure. Ma mère ne manque de rien, nous sommes riches.




XXII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 25 mai.

Mon ami Philippe, tu es un singulier mentor ! Tu me prêches l’effort héroïque qui doit me soustraire au dénûment, et tu m’envoies de l’argent, le dissolvant par excellence, l’hôte perfide qui dit à la paresse : « Dors encore un peu, je suis là ! » Et en même temps tu me fais un sermon sur l’étroite prévoyance des riches. Tu me foudroies et tu me gâtes. Et puis tu me menaces d’enlever Aldine, si je ne me dépêche de mettre à ses pieds mon présent et mon avenir, sans te souvenir qu’à l’heure qu’il est, elle est douze cents fois plus riche que moi, ayant un revenu de douze cents francs, tandis que je n’ai pas encore un franc de rente ! Tu bats la campagne ; mais que c’est beau et bon d’être fou comme toi !

N’importe, je me défends. Je ne toucherai pas à tes cent écus, car M. Sylvestre est redevenu trop lucide pour souffrir que je change un iota à son plan d’existence. Je ne chercherai pas non plus à me faire aimer de ma charmante voisine ; car, si je suis un cerveau creux et un incapable, comme cela est fort possible, je serais par-dessus le marché un misérable de troubler son repos et de compromettre sa bonne renommée pour lui apporter ma misère et ma honte. Donc, elle ne saura rien de mes sentiments pour elle, et, si je l’aime comme tu le prétends, je n’en veux encore rien savoir moi-même.

Je travaille avec acharnement. J’ai eu avec M. Sylvestre une discussion où j’avoue qu’il m’a vaincu sur certains points. Je crois encore qu’il donne trop d’importance à la solidarité humaine, comme tous ceux de son école ; mais il a pourtant augmenté à mes yeux cette importance, et la chaleur de sa conviction m’a paru avoir la valeur d’un solide argument. J’y reviendrai, je veux d’abord y réfléchir.




XXIII

DE PIERRE À PHILIPPE


30 mai 1864.

J’ai reçu ce matin une visite qui m’a beaucoup surpris. Je sortais pour aller voir M. Sylvestre, quand j’ai été saisi au passage par Gédéon Nuñez.

— Je venais chez vous, me dit-il. Je vous savais ici. Votre véritable aventure est enfin connue, elle vous fait honneur : je tenais à vous en faire mon compliment. Je suis à la Tilleraie depuis vingt-quatre heures ; j’y passe une partie de l’été, et je viens vous demander de prendre gîte chez moi. Ma maison est la vôtre.

Tu connais peu Gédéon. Je dois te dire en trois mots tout ce que je sais de lui, car il n’est pas mon ami intime. Il a eu une jeunesse orageuse ; mais, retenu ou repris par ses parents (tu sais que la paternité israélite est rude et tenace), il est rentré dans la voie de l’ordre et de la richesse, qui, aux yeux de sa race, — de la nôtre à présent, — est le chemin de la vertu. Tout cela n’empêche pas Gédéon d’être intelligent, serviable et libéral. À présent, je continue.

Après que je l’eus cordialement remercié, l’assurant que je ne m’ennuyais pas de ma solitude, qu’elle était nécessaire à mes projets de travail, et que je trouvais ma demeure agréable, — je lui ai fait croire que j’en étais locataire et que j’avais des ressources assurées, — nous avons causé de Paris et de Vaubuisson, de nos connaissances de là-bas et de nos voisins d’ici, de sa cousine Rébecca, qui, selon lui, mènera bien son mari, de l’ermite des Grez, qu’il a souvent rencontré, mais qui n’a jamais voulu lier conversation avec lui, et finalement de mademoiselle Vallier, sur le compte de laquelle il voulait, disait-il, me consulter.

— Je sais en gros, mon cher, l’histoire de cette demoiselle, riche et ruinée, honnête et pauvre. J’ai un peu connu son père, un affreux gredin, soit dit entre nous. Je sais qu’elle se dévoue à une servante malade ; je sais qu’elle a du talent, je l’ai entendue ; je sais qu’elle a de l’instruction, de l’esprit, un noble caractère. Le médecin du pays, en qui j’ai toute confiance, m’a dit d’elle des choses superbes, peut-être en est-il amoureux ; mais je ne sais pas si elle est belle ou laide, je ne l’ai jamais vue, et ça m’est parfaitement égal. Eh bien, je suis veuf, j’ai quarante ans et plusieurs millions. J’ai donc l’esprit assez sérieux et la bourse assez bien garnie pour vouloir à tout prix élever on ne peut mieux mes deux mioches, une fillette de cinq ans et un garçon trop jeune encore pour le collége. J’ai pour eux spécialement une gouvernante, une bonne et un groom. Le groom est gentil, la bonne dévouée, la gouvernante assez soigneuse, mais enragée de prosélytisme, et voulant faire absolument baptiser mes petits juifs. Je tiens, moi, à ce qu’ils gardent la foi de leurs pères, et je renvoie la gouvernante. Il m’en faut vite une autre. On va m’en proposer cent ; mais j’ai dans l’idée que la meilleure de toutes est là, près de moi, sous ma main. C’est une vertu éprouvée, et je sais que, pieuse ou non, quand elle peut quitter sa malade, ce n’est pas pour aller faire sa cour aux curés, mais pour soigner l’ermite, qui est un vieux esprit fort, à ce qu’on m’assure. J’ai déjà fait une tentative l’année passée pour qu’elle vînt donner des leçons à mon petit Sam, qui a des dispositions musicales merveilleuses. Il n’y a pas eu moyen. J’ai offert d’envoyer l’enfant étudier chez elle : la malade était trop mal. Enfin cette année voici ce que de premier mouvement, sauf votre avis, j’imagine. Je prendrais chez moi la noire avec la blanche ; elles auraient pour elles deux un joli pavillon dans mon parc, avec nourriture, entretien complet et trois mille francs d’appointements. Vie de famille ou vie à part, vie d’anachorète, si bon lui semble, pourvu qu’elle apprenne à lire à la petite et qu’elle enseigne la musique au petit, tout en leur parlant raison et morale de temps à autre, en fille d’esprit, et sans s’occuper de la question de dogme. Veuillez me donner conseil : ferais-je bien, et accepterait-elle ?

— À coup sur, vous feriez bien, d’après tout ce qu’on vous a dit de mademoiselle Vallier ; mais comment puis-je savoir si elle accepterait ? je la connais si peu !

— Allons donc, sournois ! vous la voyez tous les jours.

— Vous vous trompez. Je la rencontre quelquefois par hasard avec l’ermite, nous causons à trois un instant, et elle s’en va seule.

— Mais quand vous l’avez soigné tous les deux ?

— Nous avons toujours été trois et quelquefois quatre auprès de lui. Le malade nous donnait beaucoup d’inquiétude ; nous lui sommes très-attachés. Les circonstances n’ont donc pas favorisé une liaison bien particulière.

— Diable ! je trouve que si !

— Trouvez ce que vous voudrez, mon cher Gédéon, mais je vous jure que je ne suis pas assez lié avec elle pour savoir si elle accepterait vos offres et pour lui donner le conseil de les accepter.

— Votre parole d’honneur ?

— Oui, ma parole d’honneur, répondis-je.

— Alors… vous ne pouvez m’aider, je vois ça ! Par qui diable lui ferai-je parler ? Si le vieux Sylvestre voulait ;… mais c’est un ours assez mal léché.

— C’est, au contraire, un homme charmant.

— Ah ! possible ! mais il ne l’est pas avec tout le monde. Si je vais chez cette demoiselle, elle ne me mettra pas à la porte ?

— Je ne sais pas.

— Elle est donc bien farouche ?

— Je n’ai pas eu l’occasion de m’en assurer.

— Je ne suis plus un jeune homme, que diable ! je suis un père de famille, un homme posé ! Si elle croit que je veux lui faire la cour, c’est une prude ! Je ne l’ai jamais vue ; elle est peut-être affreuse ! Comment est-elle ?

— Ni laide ni jolie, plutôt bien que mal, et très-distinguée.

— C’est ce qu’on m’a dit. Voyons ! quand on veut quelque chose, il faut le vouloir ferme. Vous pouvez me rendre un service ; conduisez-moi chez l’ermite, présentez-moi à lui comme un de vos amis ; qu’il vienne avec moi chez mademoiselle Vallier, qu’il assiste à mes propositions et qu’elle se décide. Au moins, ce soir, je saurai à quoi m’en tenir, et, si je dois renoncer à elle, je chercherai quelqu’un. Mes enfants ne peuvent pas rester longtemps sans direction, et, moi, je ne veux pas être esclave. Je n’aime pas à rester en place. Oh ! mademoiselle Vallier ne me verrait guère à la maison ; elle y serait seule pendant les trois quarts de l’année, car mes sœurs et moi n’y passons guère que trois mois, et je compte y laisser les enfants, même l’hiver ; l’air de Paris ne leur vaut rien. Voyez ! ce serait pour elle une vie de liberté, car ce serait une mission de confiance. Si elle aime la retraite, l’isolement, elle serait servie à souhait et sa malade pourrait guérir, grâce à un confortable réel. Enfin venez, allons chez ce toqué de Sylvestre !

Je ne pouvais refuser ; nous montâmes dans la voiture de Gédéon, et en vingt minutes nous étions à l’ermitage.

M. Sylvestre reçut très-froidement le seigneur de la Tilleraie. Il l’avait déjà éconduit, ainsi que ses hôtes.

Il déteste les curieux et s’en débarrasse avec une franchise triomphante ; mais, quand il sut qu’il s’agissait d’une offre avantageuse pour mademoiselle Vallier, il écouta Gédéon avec une attention marquée ; après quoi, il lui dit :

— Je transmettrai votre proposition à cette demoiselle. Il est inutile d’y aller, elle ne vous recevrait pas, Je n’y vais jamais moi-même. Elle m’a dit, une fois pour toutes, qu’elle n’est pas installée de manière à recevoir des visites, et cela doit être vrai ; mais elle reçoit les lettres qu’on lui écrit, et je m’étonne que vous n’ayez pas confié votre idée à la poste. C’était beaucoup plus simple et tout aussi prompt. Le facteur passe sur nos chemins deux fois par jour, et il est très-exact.

M. Sylvestre avait un air narquois qui n’échappa point à Gédéon ; toutefois celui-ci insista.

— Si je n’ai pas écrit, dit-il, c’est que je savais bien qu’elle vous consulterait avant de me répondre, et j’ai voulu au moins vous dire tout ce qui vous mettra à même de lui faire comprendre ses intérêts.

— Eh bien, monsieur, je vous ai très-bien écouté, j’ai bonne mémoire, et je n’omettrai rien de ce que vous m’avez chargé de lui dire.

— J’en suis bien sûr, reprit Gédéon, et pourtant ce n’est pas comme si je lui parlais moi-même. Je pourrais répondre à des objections que je ne prévois pas, et même… augmenter le traitement que j’ai fixé, si elle ne le trouvait pas suffisant.

— Je lui dirai encore cela, et, si elle présente des objections, je vous les ferai transmettre par M. Pierre, puisque vous le connaissez.

Gédéon voulait emmener M. Sylvestre en voiture jusque chez mademoiselle Vallier et l’attendre à la porte pour avoir plus tôt sa réponse. Je vis que cette impatience un peu hautaine de l’homme riche qui croit tout aplanir avec de l’argent déplaisait à l’ermite, et je décidai Gédéon à aller attendre chez lui la réponse que je tâcherais d’être en mesure de lui porter bientôt.

Il voulut alors me mener déjeuner à la Tilleraie, disant que sa voiture serait à ma disposition pour revenir prendre la réponse de M. Sylvestre dans l’après-midi. Je sais que M. Sylvestre déteste les carrosses autour de sa thébaïde, et puis j’étais un peu inquiet de son opinion sur l’affaire qui venait d’être entamée. Je priai Gédéon de me laisser faire ma promenade accoutumée dans les bois et de ne m’attendre que le lendemain.

— Voyez-vous cet israélite rusé et passionné ! me dit M. Sylvestre dès que nous fûmes seuls. Je jurerais qu’il a très-bien vu mademoiselle Vallier, précisément parce qu’il s’empresse de nous dire le contraire. Il l’a désire, il la veut et il l’espère, et vous êtes sa dupe !

Le rouge me monta au visage. M. Sylvestre me révélait crûment la cause du malaise et de l’irritation que, depuis une heure, je sentais gronder et monter en moi.

— Eh bien, lui dis-je, je crois que vous avez raison ! Je n’osais pas m’arrêter à cette idée, mais la voilà qui m’apparaît aussi ! Pourtant… Gédéon a beaucoup aimé sa femme, et il n’y a pas assez longtemps qu’il l’a perdue…

— Votre Gédéon a des passions violentes, je vous dis. Je ne m’occupe pas de ce qu’on en pense et de ce qu’on en raconte dans le pays, mais l’ardeur de ses sens et de sa volonté est écrite sur sa figure moitié bestiale, moitié divine, car il est très-beau, du front jusqu’au bout du nez ; le reste est inquiétant. Non, il ne faut pas qu’Aldine accepte d’aller chez lui, elle y subirait des obsessions outrageantes, et qui sait à quelle vengeance le dépit d’avoir échoué porterait un homme de cette trempe ?

Je devais défendre Gédéon. J’affirmai à M. Sylvestre que je le croyais homme d’honneur.

— Qu’il soit homme d’honneur en affaires, je n’en doute pas, puisque vous le dites, reprit M. Sylvestre. Je sais qu’il fait beaucoup de bien, soit pour se faire pardonner sa richesse, soit par inclination naturelle. Ne croyez pas que j’aie des préventions contre lui ni contre sa race ; j’en ai eu autrefois comme tant d’autres, mais l’étude philosophique détruit les préjugés, et les hommes de l’Ancien Testament ont peut-être aujourd’hui plus de nouveauté dans les idées que les hommes du nouveau dogme. C’est une fière race, allez ! intelligente comme nous ne le sommes peut-être plus, mais encore primitive à bien des égards, c’est-à-dire terrible dans ses instincts. Non, non, Aldine n’acceptera pas son hospitalité dangereuse ! je ne le veux pas.

Je t’avoue, mon cher Philippe, que je ne le voulais pas non plus, et que j’ai attendu avec une assez vive impatience le retour de M. Sylvestre. Il ne va pas encore bien vite, ses jambes se ressentent de la maladie, et il ne met pas moins d’une demi-heure maintenant pour descendre au bord de la rivière, à l’endroit où elle rase le premier degré de la colline. C’est là que mademoiselle Vallier va ordinairement le rejoindre un instant, quand elle peut sortir. Je craignais tellement de rencontrer Gédéon rôdant de son côté, que je n’accompagnai pas l’ermite. Ou je me serais montré indigné des tentatives auxquelles M. Nuñez voulait m’associer, et il m’eût cru jaloux, ou j’aurais laissé voir à mademoiselle Vallier des craintes que je n’ai pas le droit de lui exprimer. Le temps m’a paru long ; j’ai monté et descendu dix fois le versant à mi-côte duquel, dans une coupure bien ombragée, l’ermitage se cache comme un nid de troglodyte dans les rochers et les bruyères. L’endroit est triste, sans horizon. — une seule petite échappée vers le village et la vallée, — et pourtant il a une saveur de mystère et d’abandon qui peut charmer à la longue un rêveur humble et doux comme M. Sylvestre. Rien de bien austère ni de franchement pittoresque dans les mouvements tantôt brusques, tantôt paresseux, de ces terrains légers qui s’échappent des masses de grès et se laissent couler sous l’effet des pluies, en longues zones jaunâtres, là où la végétation a refusé de les assujettir. Sur les pentes où le taillis s’est bien installé, les plantes sauvages sont belles, vigoureuses, et certaines espèces atteignent des proportions inusitées. Les sentiers du bois sont bien ménagés, faciles même dans les éboulements ; les ronces ne s’en sont pas emparées, les genêts et les fougères n’occupent pas non plus de trop grands espaces dans les clairières, et les nombreux ressauts du coteau ne permettent pas la monotonie. Tout cela est charmant pour ceux qui aiment le moindre détail de la campagne, qui se plaisent à découvrir les tapis de muguets et de jacinthes sous la feuillée, et qui, comme moi, regardent volontiers pendant une heure la toilette d’une oiseau dans le sable ; mais, comme le pays n’est pas remarquablement beau, il n’attire personne, et on y peut errer des journées entières sans y rencontrer une figure humaine. Il n’y a aucune clôture, et un petit chemin de piétons conduit du hameau des Grez au sommet de la colline ; mais c’est une communication indécise et peu fréquentée. L’ermitage en est assez loin pour qu’aucun regard curieux ne l’atteigne. D’ailleurs, qui porterait ce regard indiscret sur un débris si misérable et si insignifiant par lui-même ? Le hameau des Grez n’a pas deux cents habitants, et tous sont occupés à leurs travaux. Le dimanche, on va pêcher ou se baigner à la rivière, ou on fait de la politique chez madame Laroze. Et puis, tout le monde connaît l’ermite, il ne se cache pas de ses voisins ; il n’y a rien à piller autour de lui ; les gamins eux-mêmes respectent sa tranquillité.

Quant aux habitants des villas plus ou moins voisines, aucun que je sache ne s’est épris de botanique, ou bien ils ont trouvé ailleurs une flore plus intéressante. Je n’en ai pas aperçu un seul jusqu’à présent, et, sans les femmes mystérieuses qui sont venues un certain soir, je pourrais dire que, depuis trois mois. Gédéon est le seul échantillon du monde civilisé qui ait violé le sanctuaire de M. Sylvestre. Il est vrai qu’à lui seul, Gédéon nous causera peut-être plus de souci qu’une armée de flâneurs parisiens, et mes anciennes inquiétudes reviennent. Déjà ceux qui me connaissent savent où je suis, et ceux qui ne me connaissent pas vont savoir qui je suis. Ils n’en seront guère plus avancés ; je ne suis pas quelqu’un, mais je serai peut-être quelqu’un de trop pour mademoiselle Vallier, quand elle apprendra qu’elle a confié certain petit rêve d’enfance à celui-là même qui en a été l’objet. J’aurais mieux fait de le lui dire, et il me tarde un peu d’en trouver l’occasion.

Enfin M. Sylvestre est revenu, il avait la figure un peu longue.

— Elle n’accepte pas précisément, mais elle ne veut pas refuser non plus. Elle demande à réfléchir. Que voulez-vous ! elle ne comprend pas le danger, et, n’étant pas son père, je n’ai pas le droit de le lui faire comprendre. D’ailleurs, ce sont toujours là des explications dangereuses. Des idées d’ambition peuvent toujours naître dans une situation pénible, et, quant au trouble des sens, la crainte peut réveiller dans un être qui s’ignore lui-même. Elle n’a que vingt ans au bout du compte ! Elle a toujours vécu captive, elle ne sait rien du monde. Une prudence craintive l’a bien avertie jusqu’à ce jour de se tenir cachée, parce qu’elle est sans appui. Eh bien, elle se figure qu’elle sera plus en sûreté dans le château de la Tilleraie que dans sa petite maison isolée, sans clôture et sans gardien au bord d’un chemin. Elle dit qu’elle y a peur la nuit, qu’elle n’y dort pas, même quand elle pourrait dormir, qu’elle est un peu lasse des soins de la vie matérielle, qui prennent trop de temps et restreignent trop la vie de l’intelligence. Tout cela est malheureusement vrai, l’existence de deux femmes dont l’une ne peut aider l’autre est plus compliquée que la mienne, et il est certain que la beauté de mademoiselle Vallier m’inquiète. Vous ne me comprenez pas ? C’est que vous ne l’avez pas vue arriver ici : elle était encore un peu laide ; c’est la fatigue qui lui a donné ce ton fin, cette transparence dans les yeux, cette démarche légère et assouplie. Oh ! ce n’est plus la même personne, et, si elle recouvre la santé chez Gédéon, elle ne lui plaira peut-être plus ; mais, en attendant… D’ailleurs, je me suis peut-être trompé. Il se peut qu’il n’ait aucun projet, qu’il ne l’ait même jamais vue. Elle jure que non, que cela ne se peut pas, qu’elle cache soigneusement sa figure, afin de cacher sa jeunesse aux gens qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne se met jamais à sa fenêtre sans savoir qui l’appelle ; enfin elle s’étonne grandement de mes questions et de mon inquiétude, et j’ai eu peur de lui en trop montrer. J’ai été forcé de me rabattre sur les propos qu’on pourrait faire sur son compte. Elle répond qu’on fait toujours des propos, et qu’on y est peut-être plus exposé dans la solitude que partout ailleurs. Elle me rappelle les histoires qu’on a faites longtemps sur mon compte et les suppositions malveillantes dont elle-même a été l’objet pendant plus d’une année. À présent, on voit sa vie, et on lui rend justice. Eh bien, si on jase d’abord de sa résidence à la Tilleraie, on cessera de jaser quand on y verra sa conduite ; la vérité triomphe toujours dans l’opinion : la pauvre enfant croit cela !… Bref, elle a été étonnée de me voir lui déconseiller une chose si avantageuse pour elle, et je crois bien que la petite Zoé est furieuse contre moi. Elle s’imagine que « vivre dans belle maison, avec des bancs pour s’asseoir dans grand jardin, et ne plus voir maîtresse faire le ménage, la lessive et la cuisine, » sont des joies qui la guériront du jour au lendemain. Pour conclure, on me prie de réfléchir à ma première impression, et, sans entrer en révolte contre le vieux ami, on espère que je verrai plus clair dans quelques jours. Moi, je ne suis pas sévère ; malheureusement, le besoin de gâter ceux que j’aime, la crainte de les voir souffrir, m’ont toujours rendu incapable de les bien diriger. Cela, je le reconnais, je n’ai pas la bosse de l’autorité, je suis cruellement payé pour le savoir, et c’est peut-être ce qui m’a toujours préservé de l’ambition. Il est fâcheux, mon papa, que vous n’ayez pas trente ou quarante ans de plus, vous auriez été plus persuasif et plus inflexible que moi ; mais votre figure de jeune homme vous interdit l’influence et toute tentative de direction sur une jeune fille.

Que pouvais-je répondre à M. Sylvestre ? Rien en vérité. De quel droit mettrions-nous obstacle à l’amélioration d’une triste destinée ? Pourquoi accuser un honnête homme de projets infâmes parce que son profil grec se termine en barbe de faune ? Pourquoi, d’ailleurs, douter de l’énergie avec laquelle une fille chaste saurait se défendre de la séduction ? Et puis, moi, tout cela ne me regarde pas ; elle n’est pas ma sœur, elle n’est pas ma fiancée, et, quand je dis quelle est mon amie, je bats la campagne comme un romancier.

Mais il me répugne, après les doutes que M. Sylvestre a fait naître dans mon esprit, de m’employer à cette négociation. J’ai signifié à l’ermite que je ne m’en mêlerais pas, et, pour qu’il n’y ait pas de doutes à cet égard, j’irai voir Gédéon demain pour lui dire de faire ses affaires lui-même.

La soirée est à l’orage, et la vallée est singulièrement triste et oppressée : le ciel est bas, rayé de nuées violettes qui semblent vouloir tout écraser. Les derniers reflets du couchant sont d’un jaune cuivré lugubre. Les rossignols chantent par phrases nerveuses, inachevées, comme si le bruit de leur voix les effrayait tout d’un coup. La campagne n’est décidément pas belle ici. Trop de joli, et pas assez de caractère. Le joli est mou et fade à la longue. M. de Florian donne ici la main à M. Berquin. Il y a trop de verdure partout, et l’horizon est si court, si court, qu’on s’en lasse. J’en sais les contours par cœur, et les grands arbres se manièrent un peu. Et puis je ne vais plus être seul ; les Diamant viennent tous les dimanches, et il faut bien que je vive avec ces braves gens, qui me racontent beaucoup leur histoire. Je la sais à fond maintenant. Gédéon, qui est têtu, va me tourmenter pour que je voie son luxe et ses hôtes nombreux. Mademoiselle Vallier ne manquera pas d’adorateurs, si elle éprouve le besoin d’en avoir. Moi, je ne tiens pas à avoir tant d’amis ! Il n’y a que mon ermite qui me retienne ; mais peut-être en aurai-je assez dans quelque temps. Ses impressions sont trop soudaines, et sa volonté n’est pas à la hauteur de ses aperçus. Les hommes pratiques sont rares, et les hommes d’imagination ne feront jamais rien qui vaille.



XXIV

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 12 juin.

Oui, je t’ai négligé, mon bon Philippe. J’ai beaucoup travaillé. Je suis devenu un peu dur envers ma question du bonheur. Je la traite du haut en bas, et j’élimine toute illusion décevante. M. Sylvestre perd de son influence, et je crois bien que ma résistance à son idéal optimiste l’agace un peu sans qu’il en convienne. Il est trop patient, ce digne homme, je voudrais parfois l’irriter un peu. D’autres fois je crains de l’assombrir, car, lorsqu’il parle des peines de sa vie réelle, il est d’une sensibilité presque féminine. — Au reste, je ne sais pas pourquoi je me sers de ce mot-là : les femmes n’ont qu’une sensibilité extérieure et physique. Je crois leur âme beaucoup plus froide que la nôtre.

J’ai été plusieurs fois à la Tilleraie. Mes habits d’été de l’année dernière ne sont pas de la première fraîcheur, et je suis déjà, de la tête aux pieds, un peu démodé. Je ne m’en apercevrais peut-être pas pour mon compte, mais cela se lit dans les yeux qui m’examinent curieusement. Je ne suis pas fâché de braver ce commencement de divorce avec le monde moderne, car, si mon livre fait fiasco, je serai encore plus fané et plus démodé dans un an. Et qui sait si, dans vingt ou trente ans, de fiasco en fiasco, je ne serai pas arrivé au costume suranné et à l’étrange aspect de M. Sylvestre ? Pourquoi n’y serais-je pas aussi indifférent que lui ?

La Tilleraie est une très-belle résidence, et Nuñez y reçoit beaucoup d’hommes. Quelques femmes de sa famille, vieilles et jeunes, y viennent dîner une fois par semaine avec leurs frères, leurs oncles ou leurs maris. Ce monde israélite est admirablement uni et de mœurs exemplaires. Les liens du sang y sont pris plus au sérieux que chez nous, la solidarité de race y crée l’assistance mutuelle sur des bases très-larges et très-sages ; mais ce n’est pas un monde très-gai. Ce n’est pas l’intelligence qui y manque à coup sûr, mais bien la légèreté, dont nous avons la bonne ou mauvaise habitude. Moi qui me pique d’être positif, je m’y sens dépassé, et cette éternelle préoccupation d’affaires qui ne m’intéressent pas me fait là un isolement moral qui ne m’amuse pas toujours. On m’y offre les moyens de faire fortune, mais je ne me laisse pas tenter. Je comprends que l’on s’enrichisse en risquant ce qu’on a, c’est un travail, une science, un art si l’on veut ; mais risquer ce qu’on n’a pas, en acceptant des avances et en faisant travailler les autres à sa place, ne convient pas à un homme jeune qui veut être l’artisan de sa destinée et qui est dominé par l’amour des idées.

Tu me demanderas pourquoi je vais souvent là. Il y a des livres, de la liberté, des nouvelles ; deux ou trois femmes aimables y ont été amenées par M. et madame Duport, et, ces jours-là, les causeries sont plus animées, les préoccupations moins exclusives. Pourquoi ne rentrerais-je pas dans le mouvement de la civilisation, tout en gardant mon indépendance d’ermite ?

Je veux même rendre cette indépendance plus entière. Je vais quitter la maison Diamant, que les enfants du tailleur rendent un peu bruyante, et où je crains de gêner leurs ébats. J’ai loué la maisonnette occupée récemment par mademoiselle Vallier. J’y serai plus près de la Tilleraie, il est vrai, mais aussi plus près de M. Sylvestre. Je verrai mes fenêtres et mes arbres de cet hiver. Ma vue d’été sera l’inverse de ce qu’elle est maintenant, ça me changera un peu. J’ai trouvé une vieille femme pour faire mon ménage et mon dîner. Cela augmente très-légèrement ma dépense, et mon travail y gagnera en tranquillité.

Mais mademoiselle Vallier, me diras-tu ? Eh bien, quoi ? Mademoiselle Vallier est installée à la Tilleraie dans un charmant pavillon où sa négresse est en train de guérir. Le médecin en est émerveillé et ne peut pas en croire sa propre affirmation. Mademoiselle Aldine a donc bien fait de se décider. Elle paraît très-contente des enfants qu’on lui a confiés et s’en occupe assidûment. On la voit fort peu ; comme elle a de beaux appointements, elle a demandé à payer elle-même une servante et à manger chez elle. Elle y donne ses leçons, et, quand il y a du monde au château, elle amène les enfants, reste un quart d’heure au salon ou sur la terrasse, et se retire quand les petits vont se coucher avec leur bonne. Gédéon lui témoigne beaucoup de respect, dit le plus grand bien d’elle, et assure qu’elle n’est pas jolie. Elle a pourtant beaucoup de succès auprès des autres hommes, et madame Duport lui fait mille mamours en déclarant que c’est une personne adorable.

À propos de madame Duport, avec qui je m’attendais à un combat, d’escarmouches tout au moins, elle est délicieuse avec moi, je ne sais pas pourquoi. Voilà toutes mes nouvelles ; tu vois qu’il n’y a rien d’intéressant.




XXV

DE PIERRE À PHILIPPE


17 juin. L’Escabeau, par Vaubuisson, département de…

C’est le nom de mon nouveau réduit. Il est très-laid, très-pauvre extérieurement ; mais mademoiselle Vallier y a laissé quelques recherches à l’intérieur, c’est-à-dire des portes et des fenêtres qui ferment bien, des papiers frais, des planchers bien joints, en un mot tout ce qu’elle y avait dépensé de son petit avoir en vue de rendre l’habitation saine pour sa malade. C’est cette propreté qui m’a décidé à réinstaller là. Je ne l’aurais pas trouvée ailleurs à si bas prix.

J’ai pourtant un peu hésité à me charger de ce reste de bail pendant quelques mois que, par l’intermédiaire de M. Doublot, c’est le nom du médecin, elle m’a autorisé à prendre. Je pensais d’abord qu’en prévision d’une déception quelconque à la Tilleraie, elle eût pu se réserver son gîte ; mais elle brûle ses vaisseaux, et, si je n’eusse loué, elle se hâtait de louer au premier venu. C’est une personne rangée, il n’y a pas à dire ; elle ne laisse pas un jour de non-valeur dans ses affaires. Pauvre fille ! je ne l’en blâme pas. Du moment qu’elle met tant d’ordre dans son budget, il est à croire qu’elle compte mettre de la prudence dans ses actions.

Dois-je t’avouer une faiblesse ? Une autre petite raison qui m’a déterminé à prendre ce logement, c’est la crainte de voir briller à cette fenêtre un flambeau de nuit allumé par une main étrangère. Je m’étais habitué à compter les heures de veille de ma pauvre voisine, alors qu’elle était vraiment pauvre, et machinalement je réglais les miennes d’après ce lumineux sablier qui nous mesurait les phases du travail. Je ne pourrais plus m’intéresser à ce vis-à-vis, et j’aime autant avoir à présent celui démon ancienne fenêtre, où j’apercevrai peut-être mon double illuminer la vitre blafarde et m’exhorter en silence au nocturne labeur.

Tu prétends que je boude mademoiselle Vallier tout en me rapprochant d’elle et en fréquentant le château quelle habite. Tu dis n’être pas dupe du ton d’indifférence avec lequel je te parle d’elle, et que cela cache une secrète jalousie. Je t’ai laissé dans le romanesque, et tu ne veux pas rentrer dans la plate réalité. Eh bien, le roman tourne d’un autre côté, et, puisque tu en veux, je vais t’en donner.

L’autre jour, à la Tilleraie, comme nous étions en pleine partie de billard, une carrossée de visiteurs s’est abattue sur Gédéon, et juge de ma surprise quand j’ai vu madame Duport présenter aux vieilles demoiselles Nuñez, sœurs du châtelain, mademoiselle Jeanne de Magneval ! Oui, Jeanne la rousse, la fille d’Irène la courtisane, laquelle est une pécheresse convertie et purifiée au dire de Rébecca, de Rébecca, juive baptisée et, par conséquent, fervente catholique. Les sœurs de Gédéon sont baptisées aussi, et, si Gédéon ne l’est pas, ce n’est pas faute de persécution ; mais il tient bon pour lui et ses enfants, par respect pour sa défunte femme, qui était attachée à la tradition de famille : au fond, il est aussi sceptique que moi.

Tant il y a que, quand on est du monde, il faut subir les influences les plus contradictoires, et que la haute dévotion de mademoiselle Irène est un passe-port pour sa fille ici et ailleurs. La dame n’ose pas encore se présenter en personne : mais cela pourra bien arriver un jour ou l’autre, par la projection des bonnes âmes et la recommandation du clergé. En attendant, la belle Jeanne se produit avec un grand air de candeur et de nonchalance aristocratique, et madame Duport, qui parait s’intéresser beaucoup à elle, m’a reproché tout bas de n’être pas assez charmé de sa grâce et de sa beauté.

Mademoiselle Vallier se trouvait assise près de nous, et Rébecca a invoqué son témoignage.

— N’est-ce pas, chère, que mademoiselle Jeanne est un ange ? Dites donc à M. de Sorède qu’il ne s’y connaît pas.

Je réclamai contre le de dont madame Duport voulait m’affubler et je lui dis qu’il fallait laisser ces usurpations de particule à madame Irène de Magneval ; que, pour mon compte, j’espérais n’en avoir jamais besoin.

— Vous croyez que c’est une usurpation ? reprit Rébecca. Eh bien, pas du tout. Je me suis informée ; mademoiselle Irène est réellement de famille noble, elle est de Magneval tout au long, ne vous en déplaise. Mademoiselle Vallier peut nous dire son avis sur Jeanne de Magneval, à qui personne ne peut contester d’être la tille de sa mère.

Mademoiselle Vallier fit l’éloge de Jeanne et ne parut pas ignorer quelle créature était mademoiselle Irène ; soit fermeté d’honnête femme, soit pactisation avec le monde, elle s’abstint de la honnir, et prononça avec beaucoup de décision que Jeanne, innocente des fautes d’autrui, ne devait pas en porter la peine. Selon elle, c’était un préjugé de croire qu’un honnête homme ne pouvait pas épouser une honnête fille, fût-elle née dans la fange.

Était-ce un reproche à mon adresse ? car aujourd’hui Aldine sait bien que je suis ce même neveu de M. Piermont qui a méprisé sa fortune et repoussé sa main… son cœur peut-être ! Je ne sais ce que j’allais répondre, Rébecca ne m’en laissa pas le temps.

— Et moi, s’écria-t-elle, je soutiens que le repentir et la confession purifient tout. Oui, monsieur Sorède, vous aurez beau dire : où est la réhabilitation hors de l’Église ? Elle n’est que là, et il est heureux que le monde, qui par lui-même serait impitoyable, subisse aujourd’hui l’influence de l’Évangile.

Mademoiselle Vallier fut de l’avis de madame Duport. Peut-être veut-elle tourner aussi à la dévotion pour prendre le courant des intérêts bien entendus de son siècle. Moi qui veux remonter les courants troublés, dussé-je m’y briser, je parlai avec un peu de véhémence contre l’exploitation de l’Évangile au profit des intérêts personnels.

Je ne sais si Aldine me donna raison au fond de sa conscience ; mais mademoiselle Jeanne, attirée par mon accent un peu vif, s’approcha de nous, et déclara tout bas à Rébecca qu’elle était de mon avis.

— Voyez ! s’écria maladroitement Rébecca ; voilà mademoiselle Jeanne qui ne sait pas du tout de qui nous parlions, mais dont la sincérité répond victorieusement à certains doutes !

— De qui donc parliez-vous ? demanda Jeanne ingénument.

Il se fit un silence qui eût pu lui devenir pénible et j’eus pitié de sa situation.

— Nous parlions de vous, mademoiselle, lui répondis-je

— De moi ? dit-elle en rougissant. Me prenez-vous, pour une hypocrite ?

— Oui, repris-je avec un grand sérieux, cela est écrit dans vos regards, et tout le monde ici est d’accord pour se méfier de vous.

Elle vit que je plaisantais et que mon impertinence était un compliment. Elle se mit à rire en baissant les yeux. Elle est réellement touchante de grâce et de simplicité.

À dîner, soit par hasard, soit par suite d’une manœuvre de madame Duport, je me trouvai assis auprès de Jeanne. Je n’avais qu’un prétexte à conversation, qui était de renouveler ma plaisanterie. Elle la prit fort bien, et je dois dire qu’elle y répondit avec un mélange de finesse et de confiance, sans la moindre coquetterie. Je la crois une très-bonne fille. Je la voudrais pourtant plus humble et plus inquiète, telle que j’avais cru la voir et la deviner. Elle est vraiment trop ignorante on trop abusée. Elle semble toute prête à dire à un honnête homme qui lui ferait la cour : « C’est tout simple que vous m’aimiez ; je le mérite à tous égards : comptons ! où sont les vertus et les qualités qui vous rendent digne de moi ? »

Elle serait dans son droit après tout, si elle est aussi pure et aussi sincère qu’elle le paraît. Je voulais m’en aller de bonne heure, Gédéon me retint. On attendait quelques personnes encore, on allait faire de la musique.

Mademoiselle Jeanne chanta un duo avec Rébecca, qui a une belle voix. Mademoiselle Vallier les accompagnait. La voix de Jeanne est frêle, mais sympathique, et mademoiselle Vallier accompagne à livre ouvert avec une rare intelligence. Ces trois femmes au piano étaient bien éclairées et très-belles : Rébecca avec sa robe bariolée et sa sombre tête de Judith, Jeanne avec sa parure d’un bleu verdâtre et sa chevelure d’un blond véronèse ; mademoiselle Vallier, tout en blanc, formait par le ton plus fin de sa peau et de ses cheveux, le trait d’union entre les deux types. En musique comme en peinture, elle était là une harmonie nécessaire, et quelques personnes ont prétendu que, sans être jolie, elle était la plus charmante du trio.

La soirée finie, il n’y a pas eu moyen de s’en aller ; des chambres avaient été préparées pour tout le monde, et des sorbets étaient servis au clair de la lune sous une riche tonnelle de glycine en fleur. On s’est dit bonsoir à une heure du matin. J’ai fait semblant de gagner la chambre que Gédéon me désignait, et je suis revenu fort tard à l’Escabeau, où j’avais quelques pages à revoir avant de m’endormir.

Ces quelques pages m’ont mené plus loin que je ne pensais. J’ai été tout surpris de voir le jour percer mes rideaux et une traînée de soleil levant s’étendre sur la prairie. J’avais la tête un peu brûlée par la veille, j’ai été tenté de lui procurer un bain de rosée dans le taillis qui descend jusqu’à ma porte, Je suis sorti, et, entraîné par la beauté du matin dans les bois, je me suis trouvé assez près de l’ermitage de M. Sylvestre.

Je ne l’avais pas vu depuis plusieurs jours, et j’allais frapper chez lui quand j’entendis deux voix, et reconnus tout d’abord celle de mademoiselle Vallier. Je ne voudrais pas qu’elle crût que je cherche l’occasion de la rencontrer hors de la maison où elle a jugé à propos de s’établir. Je me retirai donc et entrai brusquement dans les grès, dont un massif assez élevé touche presque la maisonnette. C’est de là que je vis sortir mademoiselle Vallier d’abord, puis mademoiselle Jeanne, à qui M. Sylvestre, en la reconduisant, donna un baiser au front ; mais cette caresse fut accompagnée d’un adieu sévère.

— Fais ce que je te dis ou ne reviens jamais. C’est mon dernier mot !

Jeanne la rousse voulut parler.

— Non, non !… reprit l’ermite vivement ; c’est un caprice, selon toi, mais il est invincible. Si tu reviens avec ta mère, je quitterai cette retraite, je disparaîtrai tout à fait et pour toujours. Voilà tout ce vous aurez gagné à me tourmenter et à m’affliger.

Il rentra et ferma sa porte. Je venais de comprendre que les deux femmes dont j’avais surpris la visite durant sa maladie n’étaient autres que mademoiselle Irène et sa fille. Cette fois, Jeanne ne pleura pas. Elle paraissait plutôt un peu irritée en prenant le bras de mademoiselle Vallier ; et, en passant près du lieu où j’étais caché, elle lui dit :

— Ah ! je le vois bien, tenez ! il y a des moments où mon pauvre grand-père n’a plus sa tête.

Je ne sais ce que répondit mademoiselle Vallier ; elles passèrent, et Farfadet, qui me sentait là, fit, en furetant autour de ma cachette, un vacarme qui m’empêcha d’en entendre davantage. J’étais curieux de savoir avec qui et comment ces deux jeunes filles avaient fait de si grand matin cette promenade. Je les épiai : elles étaient seules et s’en retournèrent mystérieusement par le sentier des piétons qui coupe sous bois et en biais la colline.

Eh bien, j’espère que voilà une aventure, une découverte imprévue ? Il ne faut plus se demander à présent pourquoi M. Sylvestre ou M. de Magneval, car c’est probablement son vrai nom, est un pauvre honteux dans toute l’acception du mot. Son nom, il le cache, parce que son indigne fille a l’audace de le porter. Sa misère qu’il lui serait, à ce qu’on dit avec raison, si facile de changer contre toutes les aises de la vie, il la chérit comme la sauvegarde de son honneur. Ah ! le pauvre digne homme ! Je comprends le déchirement de sa vie et les paroles qu’il croyait dire à son lit de mort !

Je n’ai pas osé rentrer chez lui tout de suite ; j’ai erré encore autour de sa demeure pour lui donner le temps de se remettre, et je l’ai trouvé fort abattu. Nous ne nous sommes rien dit de l’incident : il est hors de doute qu’il serait humilié et blessé si je lui apprenais que son secret n’en est plus un pour moi ; mais je me suis demandé pourquoi on le tourmente ainsi. Est-ce pour qu’il accepte un sort meilleur, ou tout simplement pour qu’il se confesse avant de mourir ? C’est peut-être l’un et l’autre. Que sa fille ait l’impudence de lui offrir des secours religieux ou matériels, elle n’en choisit pas moins l’innocente Jeanne pour porter ses offres au vieillard, et le rôle de Jeanne est déplorable. Il m’est venu une terrible envie de saisir la première occasion de lui parler sévèrement pour l’empêcher de recommencer. Je vois le mal qu’on fait à mon fils, et c’est peut-être à moi de le préserver, puisqu’en cas de maladie nouvelle il me l’a fait promettre. Il se porte bien, il est vrai ; mais n’a-t-il pas droit au repos de ses dernières années ?

Seulement, je n’ai pas revu mademoiselle Jeanne à la Tilleraie, et je ne sais pas du tout quels motifs lui donner pour la convaincre. Mademoiselle Vallier est initiée au secret de l’ermite, mais il m’est difficile d’échanger quelques mots avec elle. Gédéon parait jaloux de la réputation de la gouvernante de ses enfants à un point de vue que je ne veux pas trop approfondir.

Il s’inquiète visiblement quand on lui parle à l’écart et même quand on le regarde avec attention. Louis Duport, qui n’a pas toujours une causerie du meilleur goût, semble lui porter ombrage. Je ne voudrais, pour rien au monde, jouer le rôle ridicule d’un séducteur éconduit qui réclame.




XXVI

DE PIERRE À PHILIPPE


La Tilleraie, 20 juin.

Je suis ici depuis deux jours, mais non pour y rester. Une nouvelle soirée musicale, où plusieurs artistes en renom sont venus se faire entendre, m’a attiré ; mais, cette fois, j’ai eu pour me laisser retenir des raisons que je vais te dire.

M. Sylvestre est venu me trouver chez moi avant-hier soir. Lui qui se couche en été avec le jour pour ne pas brûler d’huile, il ne songeait nullement à dormir, et, comme je lui demandais s’il avait la faculté de changer ainsi ses habitudes :

— J’en suis, me répondit-il, le moins esclave possible ; mais, depuis plusieurs nuits, je suis en proie à une cruelle insomnie. J’ai l’esprit tourmenté, le cœur malade ; il faut que je vous dise mon chagrin et mes perplexités ; peut-être m’aiderez-vous à leur trouver une issue quelconque.

» J’aurais dû vous dire plus tôt mon histoire ; après les soins que vous m’avez prodigués, l’amitié vraiment filiale que j’ai trouvée en vous, je vous devais toute ma confiance. J’ai été retenu par ma répugnance habituelle à parler d’un passé que je voudrais oublier et d’un présent auquel je ne puis porter remède.

» Je me nomme Léonce de Magneval. C’est tout vous dire en un mot, car il y a de par le monde une malheureuse créature que vous connaissez, et qui a rendu tristement célèbre ce nom modeste et honorable d’un obscur gentilhomme ; mais je dois entrer dans quelques détails.

» Je suis Champenois de race et de naissance ; n’ayant hérité d’aucune fortune, j’ai servi l’Empire à la veille de sa chute. J’ai toujours eu la religion de la liberté : mais, à ce moment de notre histoire, l’Empire, c’était la patrie, et je me suis battu avec la rage du désespoir à Waterloo. À vingt-quatre ans, j’étais officier et décoré. Ma carrière fut brisée. Je ne voulus pas servir la Restauration, je dus vivre de ma demi-solde et du mince produit de mon héritage.

» Je ne demandais pas beaucoup plus, j’ai toujours eu des goûts simples, j’étais déjà très-studieux ; je vivais tranquille quand l’amour mit ses orages dans mon cœur. J’aimais une personne admirablement belle et convenablement élevée qui m’eût rendu heureux si elle eût su être heureuse elle-même. Ses mœurs furent irréprochables ; mais son humeur ambitieuse me créa mille tourments. Elle me reprochait mon apathie et se sentait dévorée d’ennuis et d’humiliations dans notre modeste gentilhommière. Elle avouait m’avoir épousé à cause de mon nom et détruisait par d’incessantes récriminations les illusions de mon amour. Nerveuse, irritable, emportée même, après avoir mal amené au monde deux enfants qui ne vécurent pas, elle élevait notre fille Irène dans des idées absolument contraires aux miennes, ne l’entretenant que de futilités et lui montrant toujours un idéal de richesses et de luxe auquel il ne nous était pas possible de prétendre.

» Irène était belle et remplie de séductions. À dix ans, elle était déjà coquette et agissait comme une femme qui calcule et intrigue pour soumettre tout le monde à ses fantaisies. J’essayai en vain de prendre de l’ascendant sur elle. Je n’en eus jamais. Elle était douée d’une énergie diabolique, et moi, naturellement tendre, je ne savais pas refuser mon pardon et mes caresses à ses larmes et à ses emportements de repentir habilement joués. Je ne sais pas punir, voilà mon malheur ! Et puis ma femme me reprochait amèrement les moindres tentatives de sévérité, et ma fille, en s’entendant traiter de victime, riait sous cape du rôle ridicule qui m’était assigné.

» Irène avait déjà quinze ans quand notre fortune changea subitement. Nous avions un parent riche, âgé, sceptique et libertin, que je voyais rarement et chez qui je ne voulais pas mener ma fille, certain qu’elle ne trouverait là que de mauvais conseils et de mauvais exemples. Son château était très-voisin de notre petite ferme, et il vint une ou deux fois nous rendre visite. Je lui fis un accueil assez froid ; il ne revint pas, et ma femme m’en fit de vifs reproches. Selon elle, ce cousin était malade, usé, près de mourir. Nous étions ses héritiers naturels. Un peu d’amabilité de ma part eût pu assurer une fortune à ma fille, et j’avais fait exprès de lui aliéner la bienveillance qu’elle eût voulu conquérir.

» Ce thème nous ramenait au profond désaccord qui régnait entre nous sur l’appréciation de la richesse. De ce que je ne voulais pas qu’on se crût autorisé à l’acquérir à tout prix, ma femme et ma fille concluaient que j’étais un stoïcien exalté et aveugle, et elles ne parlaient de moi qu’avec la pitié qu’on a pour un fou.

» Tout à coup le cousin mourut, et, à ma profonde surprise, il me léguait sa fortune. Je ne pouvais en croire mes oreilles à la lecture du testament. Je ne me réjouissais qu’à cause de ma fille. Son ambition satisfaite, je me flattais qu’elle saurait élever ses idées et ses vues. Elle voulait un riche mari, elle pourrait au moins le rencontrer sans intrigue et sans provocation. Elle aimait le luxe, elle allait le trouver dans le château du défunt. Son esprit ne serait plus forcé de se mettre à la torture pour se le procurer. Bientôt rassasiée, elle ouvrirait peut-être enfin son âme à la notion des vrais biens.

» Je me trompais, la lutte recommença plus acharnée sur ce nouveau terrain. Ma femme et ma fille trouvèrent l’opulence de leur château insuffisante, surannée, de mauvais goût. Il fallait tout changer. Elles taillaient et tranchaient comme en pays conquis. En un tour de main, elles firent des laquais et même des fermiers et régisseurs leurs âmes damnées. Le chef de famille n’y entendait rien. Habitué à la vie bourgeoise et imbu avec cela de fantaisies philanthropiques, il n’était bon qu’à se ruiner pour les pauvres fainéants, tout en condamnant sa maison et ses hôtes à une existence parcimonieuse. Donc, elles touchaient les revenus, ordonnaient les dépenses, achetaient des chevaux qu’elles montaient ou conduisaient avec une crânerie de parvenues, pour visiter leurs domaines et distribuer leurs aumônes ; car voulant se faire des amis pour se donner raison contre moi, là où je voulais procurer le travail qui moralise, elles jetaient à pleines mains l’argent qui avilit.

» Comment pouvais-je combattre et défendre mon autorité, quand tous ceux qui m’entouraient, jusqu’à mes plus fidèles serviteurs, jusqu’à mes plus vieux amis, étaient sous le charme et se tournaient contre moi pour m’accuser tantôt de folie, tantôt d’avarice ? Pouvais-je me disculper en leur montrant la profonde perversité de celles qui les méprisaient en les flattant ? Pouvais-je, en présence de mes fermiers et de mes gens, m’opposer à leurs envahissements de pouvoir, leur défendre de commander, et renier les dettes qu’elles me faisaient contracter ?

» Ma vie était un enfer. Je ne pouvais plus me distraire de mes chagrins par la lecture ou la réflexion, et, d’ailleurs, le bruit perpétuel, le bouleversement fantasque, qui régnaient dans ma maison, ne me laissaient plus une heure de repos. L’esprit de vertige d’Irène et de sa mère avait passé dans toutes les têtes. Elles m’amenaient des visites, elles se faisaient des amis, elles m’imposaient des relations. Je me trouvais à toute heure en face d’une lutte impossible : la douceur des instincts et la tendresse du cœur aux prises avec la volonté inflexible et l’absence totale de sensibilité. Je devais être vaincu, moi le plus faible.

» De ces deux tyrans de ma vie, le plus terrible était certainement ma fille. Intelligente et pleine de séductions, elle communiquait à sa mère le profond scepticisme qui était en elle. Elle l’aidait à réagir contre moi, quand un reste d’affection menaçait de m’épargner. Durement menée par elle dans son enfance, elle avait tout à coup pris le dessus, et la femme obstinée et violente était devenue l’esclave de la jeune fille railleuse et froide.

» Je fus obsédé de vains conseils, mais personne ne m’aida. Les amis et les parents dont j’invoquai l’influence trouvèrent plus simple de plier devant cette volonté inexpugnable qui savait au besoin jouer tous les rôles. Ils tremblèrent d’abord devant ses sarcasmes et se trouvèrent humiliés de ses mépris. C’était chez elle un système qu’elle posséda d’instinct dès l’enfance, et qui ne se démentît jamais. Quand elle avait froissé l’amour-propre et trouvé le point vulnérable de la susceptibilité, elle feignait de s’adoucir, de vous prendre en quelque considération, de revenir peu à peu d’une prévention injuste, et, passant à la câlinerie, elle persuadait à chacun qu’il était son meilleur ami. Certaine de ramener ainsi à elle des esprits d’autant plus flattés de son suffrage qu’elle les avait fait plus souffrir de son dédain, elle se composa de bonne heure une petite cour dont elle arriva à se faire une armée pour me combattre.

» Ah ! j’entends encore ces cruelles et révoltantes paroles autour de moi : « Pauvre homme, laissez-la donc faire ! vous n’êtes pas capable de la diriger, vous n’entendez rien aux choses de ce monde. Vous êtes un rêveur, un poète, un idéaliste. Il est heureux pour votre fille qu’elle ait une meilleure tête que vous ! » Les hommes, les femmes, les gens de toutes les classes étaient épris de sa grâce et de ce qu’ils appelaient son habileté. Ah ! dans ce temps-là, j’ai bien réfléchi à la raison d’être des dictateurs.

» J’ai bien réfléchi aussi à la puissance fatale des instincts, et je suis souvent resté anéanti devant ce fait brutal qui semblait proclamer, contrairement à toutes mes croyances, leur puissance imprescriptible. Il y a eu des jours où je me suis demandé si cette puissance ne constituait pas un droit, et si le droit sans limites de l’individu ne devait pas l’emporter sur mon code de morale et de progrès.

» Cette atroce situation me conduisait à l’athéisme, et j’ignore comment j’ai pu m’y soustraire. Je me demandais avec effroi si je n’eusse pas mieux fait de ne jamais contrarier cette nature terrible, si elle n’eût pas trouvé d’elle-même une meilleure application de son énergie, et si tout ce que j’avais dépensé de volonté, de dévouement, de conscience et d’ardeur pour la modifier ne l’avait pas, au contraire, développée par réaction jusqu’à l’excès. Vous voyez que, si quelqu’un au monde est payé pour nier le devoir et la foi au bien, c’est le malheureux qui vous parle. Eh bien, si cette foi a eu des défaillances, si ce sentiment du devoir n’a pas su triompher, ma faute doit m’être pardonnée, par cette seule raison que ma croyance a persévéré quand même, et que je proclame toujours la doctrine de la perfectibilité.

» J’ai donc été la victime d’un fait anormal, j’ai été sous l’empire d’une fatalité exceptionnelle, voilà tout. Vous souvenez-vous que je vous ai dit une fois : « Il y a un certain mérite de ma part à être optimiste, et, si l’on consultait les hommes de mon âge, on en trouverait bien peu qui estimeraient et aimeraient encore leurs semblables ? » Eh bien, ceux qui résistent comme moi à l’horreur du découragement croient aux bienfaits illimités de l’avenir, car ils savent bien les déceptions sans limites du passé, et, sans la foi à l’humanité future, ils seraient les ennemis du genre humain.

» Maintenant je passerai vite sur ce qui me reste à vous raconter. Quelle que soit l’atrocité des faits, vous devez y être préparé par ce que je vous ai appris de la jeunesse d’Irène et de nos désaccords sans remède.

» Ma femme mourut. Irène avait vingt-deux ans.

» J’eusse voulu la marier. Je m’imaginais qu’un homme plus énergique et plus intelligent que moi prendrait sur elle un empire qui la sauverait d’elle-même ; mais sa fortune et ses séductions n’attirèrent que des gens indignes. Je m’en étonnai. Comment, avec tant de succès, tant de prestige, tant de créatures, ne pouvait-elle conquérir le cœur d’un seul homme de mérite ? Je voyais bien que nous nous ruinions ; mais un homme de mérite ne devait pas être attiré par sa dot. Il y avait là un mystère qui me fut révélé bientôt.

» Un jour que j’essayais de lui faire comprendre qu’elle se trompait en croyant que la fortune ne vient qu’aux habiles, il m’arriva de lui citer comme exemple le testament de mon cousin en ma faveur.

» — Il était entouré de flatteurs et d’intrigants, lui dis-je, et à son dernier moment une lumière s’est faite dans son esprit : il a reconnu que le plus digne de sa fortune était encore celui qui avait gardé vis-à-vis de lui sa dignité d’homme.

» Irène était irritée ; elle éclata d’un rire amer, et me répondit que je ne devais qu’à elle seule les bienfaits de mon vieux parent. Effrayé, je l’interrogeai. Elle avoua qu’elle avait été souvent chez lui, en secret, la nuit, et qu’elle s’était emparée de son affection. Elle se défendait de toute impudicité, mais elle se vantait d’avoir acheté par des soins et des flatteries l’héritage dont nous jouissions. Puis, pour se débarrasser de mes reproches, elle me dit, en riant toujours, que nous étions criblés de dettes, et qu’il lui faudrait bientôt trouver, pour me sauver, quelque autre ressource sur le succès de laquelle elle ne comptait pas me consulter.

» Je pris un parti énergique. Cette richesse mal acquise m’était odieuse, et la menace mystérieuse d’Irène me faisait frémir. Je mis toutes mes propriétés en vente, et j’emmenai ma fille à l’autre bout de la France, sinon dans l’espoir de la convertir, du moins dans celui de rompre les intrigues qu’elle pouvait avoir nouées dans notre pays. Nous avions à peine fait cinquante lieues, qu’elle disparut.

» Je la cherchai, je la retrouvai au bras d’un homme avec lequel je me battis, et qu’elle abandonna, blessé, pour un autre qui refusa de se battre et l’abandonna à son tour. Plusieurs fois je la repris avec moi, et toujours elle m’échappa avec une habileté et une promptitude inouies. Un jour, je la rejoignis dans une petite maison de campagne où elle paraissait vivre seule et dans des conditions modestes. Elle se disait malade et prétendait vouloir rentrer dans le bon chemin. Elle vivait du produit de quelques bijoux, débris de notre splendeur passée, et dont elle sut justifier la possession d’une manière assez plausible. Moi, j’étais ruiné ; mais j’avais, toutes mes dettes payées, le petit revenu de mon patrimoine intact. Elle me supplia de lui pardonner, de rester près d’elle, de l’aider à se bien conduire. Elle s’était, dans sa vie d’aventures, perfectionnée dans l’art de pleurer et de convaincre. Elle jouait admirablement le repentir, et moi, naïf, j’y fus pris. Je m’établis auprès d’elle, et j’y passai trois mois, presque heureux et rassuré. Je n’avais plus besoin de la prêcher, et mes sermons ne lui causaient cette fois nul ennui ; elle allait au-devant de toute remontrance en s’accusant elle-même. Elle était devenue pieuse, sa conduite paraissait exemplaire. De plus, le caractère était tout changé, aimable, prévenant et facile. Sa gaieté me faisait bien encore un peu de mal : je ne comprenais pas que cette fleur de l’âme eût survécu à la honte ; mais il y avait un si notable amendement dans tout le reste, que je ne voulais pas lui rendre la sagesse maussade, la vertu repoussante.

» Une lettre qui tomba dans mes mains me fit découvrir que ma présence auprès d’Irène servait à un projet d’association avec un riche personnage qui demandait quelques arrhes à sa fidélité : il trouvait bien qu’elle reprit son nom, qu’elle eût pendant une saison les dehors d’une personne modeste, vivant avec un père honorable. À ce prix, il l’aimerait exclusivement et l’établirait dans un château qu’il devait acheter pour elle, et où il désirait que je vinsse m’établir pour la surveiller en même temps que pour couvrir leur liaison, car il n’était pas libre, lui, de faire du scandale : il avait une femme fidèle, une famille puissante, une position très en vue, etc.

» Ainsi ma fille avait réussi à m’attirer dans l’abîme. J’étais avili avec elle, avili pour l’avoir trop aimée, pour avoir poussé le dévouement jusqu’à la bêtise ! J’étais sa dupe depuis trois mois, et, pour peu que j’y misse de bonne volonté, on allait me proposer un sort pour servir de manteau à des turpitudes.

» Je m’enfuis à l’heure même, je quittai la France après avoir été dire au personnage en question que mon mépris payait le sien avec usure. Il fut d’autant plus irrité qu’il était plus honteux ; mais il craignait trop le bruit pour regimber, il dut garder l’insulte.

» Irène osa m’écrire que ma folie faisait échouer la dernière combinaison honnête et morale de sa vie, et que, désormais sans ressources, elle était forcée de se donner au plus offrant. Je lui envoyai les clefs de ma gentilhommière et une lettre pour mon régisseur. Je lui assurais le mince revenu qui était tout mon avoir, et je lui cédais le seul toit où j’eusse pu reposer ma tête. Elle n’était donc pas forcée de se faire courtisane ? La-dessus, je partis à pied avec soixante-trois francs, et j’allai en Suisse chercher un gagne-pain. J’y ai fait plusieurs métiers sous le nom de Sylvestre.

» J’ai été répétiteur dans un collège, secrétaire, journaliste, commis de librairie, professeur de diverses sciences, copiste, suppléant de maître d’école au besoin. J’ai toujours gagné ma vie à travers plus ou moins de privations dont je ne me suis guère aperçu ; mon esprit avait été trop endolori pour que le corps fût resté bien sensible. J’ai su là-bas qu’Irène avait acquis une brillante renommée et fait une solide fortune ! Elle n’a pourtant pas dédaigné de toucher mon petit revenu et de louer ma maisonnette, peut-être dans l’espoir qu’elle me verrait m’avilir au point de lui demander l’aumône. Son système a toujours été celui-ci : que personne ne supporte volontairement la misère. J’ai résolu delà faire mentir. J’ai amassé péniblement par mon travail le capital de trois cents francs de rente, et, sur mes vieux jours, malade du désir de revoir la France et menacé de perdre la vue si je ne prenais du repos, je suis venu chercher, à proximité de Paris, un coin où je pusse vivre libre sans être trop isolé. Je n’avais plus besoin de changer de nom, Sylvestre était devenu le mien. Ma figure était oubliée et d’ailleurs transformée par l’âge. Mon costume antique et sordide achevait de me rendre méconnaissable. Je n’avais voulu conserver aucune relation en France. J’ai donc vécu ici neuf ans parfaitement à ma guise et sans être exposé à d’autres importunités que celles de quelques curieux ; mais je n’avais ni longue barbe blanche, ni robe de bure : un ermite en redingote noire et en moustache grise les a bien vite désillusionnés.

» Irène vivait à Florence, à Londres, à Bade, partout où elle avait des intérêts à cultiver après vingt ans de l’existence que vous savez. Envahie par l’embonpoint et n’aimant personne, il lui prit fantaisie d’aimer une fille qu’elle avait mise au couvent et qu’elle prit avec elle, prétendant la marier honorablement quand il lui plairait. Cette fille était belle, douce, candide et très-bien élevée ; mais elle a déjà vingt ans, et personne de convenable ne se présente. Irène s’imagina peut-être que je pourrais relever la situation et se mit à ma recherche. Après bien des pas inutiles et une persévérance inouie, elle me découvrit, m’écrivit, et, sans attendre ma réponse, me fit surprendre par Jeanne un jour de l’année dernière.

» L’enfant a bon cœur, on l’avait bien avertie que j’étais un vieux maniaque. Elle venait me supplier de retourner en Champagne, d’y vivre dans mon ancienne médiocrité aisée, et de permettre qu’elle vint tous les ans y passer l’été auprès de moi. Sa mère s’engageait à ne pas m’y relancer. Je dus me refuser à cette combinaison. Je suis, en tant que Champenois et hobereau, mort et enterré. Il ne sera pas dit que j’ai souillé un seul jour volontairement la pauvre maison de mes pères par la présence du père de la courtisane. Mon nom m’est devenu odieux, je ne le reprendrai jamais. Mon avoir patrimonial, je ne veux pas l’entamer d’un centime, il restera là pour protester, par l’abandon et la solitude, que l’héritière des Magneval a toujours eu de quoi vivre sans se déshonorer.

» Donc, je n’avais qu’un conseil à donner à la pauvre Jeanne. C’était de rentrer au couvent jusqu’à sa majorité ou d’aller vivre à Magneval avec une gouvernante respectable que je tâcherais de lui procurer.

» Vous pensez bien qu’elle n’a rien compris à mes idées. Elle ne sait rien et ne peut rien deviner du passé de sa mère, qui est aujourd’hui dévote et qui joue l’austérité devant elle. Je n’ai pu me charger d’expliquer le mystère, et elle m’a quitté bien persuadée que j’étais insensé.

» Elles ont su que j’étais malade, Jeanne est revenue, sa mère a osé l’accompagner, pour me proposer un prêtre. Je sais qu’il était dans la voiture qui les a amenées, bien qu’il n’ait pas osé se montrer. Enfin une troisième fois, ces jours derniers, Jeanne a obtenu de mademoiselle Vallier, qui sait une partie de la vérité et qui devine le reste, qu’elle l’amènerait chez moi. Elle m’a encore supplié de quitter cette ruine, où la tempête m’ensevelira quelque jour, d’accepter au moins qu’on la répare, qu’on m’y apporte des meubles et qu’on m’y paye une servante. Je me suis impatienté et lui ai signifié d’obtenir de rentrer au couvent ou de ne plus me voir : voilà où nous en sommes.

» Vous voyez que c’est une question insoluble, si vous ne me suggérez pas une idée. Cette jeune fille est digne d’intérêt. J’ai beau m’en défendre, ses larmes me troublent, et l’idée qu’elle est condamnée à épouser un homme sans âme, ou à se perdre par dépit, par contagion, par fatalité héréditaire peut-être, m’empêche de respirer librement. J’en suis malade, je ne vis plus. Je voudrais l’aimer, je le dois peut-être, bien que je ne sache pas si elle n’est pas la fille du plus méprisable des hommes. Je ne l’aime certainement pas ; pourtant je ne puis la voir sans être bouleversé, et je ne puis penser à elle sans une anxiété inconcevable. Est-ce la voix du sang, est-ce pitié pour la jeunesse et l’innocence, est-ce faiblesse de vieillard ? La solitude, loin d’atrophier mon cœur, l’a-t-elle rendu plus craintif et plus tendre ? Est-ce puérilité, oisiveté d’âme ? ou quelque voix secrète de la conscience me crie-t-elle que j’ai encore un devoir à remplir en ce monde, et que je chercherai vainement à m’y soustraire ? Voyons, éclairez-moi, vous qui prétendez être très-positif et qui avez certainement un vif sentiment de la moralité humaine. J’attends que vous me rendiez le calme philosophique dont je n’aurais peut-être pas dû me départir, ou que vous gourmandiez mon égoïsme, si c’est l’égoïsme qui me fait exagérer le sentiment de ma fierté. Parlez, dites ce que vous feriez à ma place. Je ne le ferai peut-être pas, mais enfin j’y réfléchirai, et j’aurai un but à poursuivre vis-à-vis de moi-même.

Ainsi parla l’ermite, et tu penses bien que je ne me trouvai pas peu embarrassé. Je demandais le temps de réfléchir aussi. Il ne voulut pas me le donner ; ce qu il voulait, c’était précisément le résultat de mon premier mouvement.

— Eh bien, lui dis-je, à votre place, avec vos instincts de tendresse et de dévouement, je chargerais quelqu’un de parler énergiquement à madame Irène, et je tenterais de la faire renoncer à tous ses droits sur sa fille. Si elle y consentait, j’emmènerais ma petite-fille à ma gentilhommière de Magneval, et, là, je la marierais avec un homme assez fier pour repousser les dons de sa belle-mère et assez épris pour rendre sa femme heureuse dans une condition médiocre. Je ne sais pas si vous rencontreriez facilement cet homme-là et si mademoiselle Jeanne serait assez raisonnable pour le préférer aux brillants cavaliers qui l’entourent ; mais, si j’étais M. Sylvestre, je le tenterais, et, si j’échouais, j’aurais été d’accord avec moi-même d’un bout à l’autre de ma vie, ce qui est la seule manière d’être calme malgré tous les chagrins, et de finir en paix après avoir lutté jusqu’à la dernière heure.

— Vous parlez d’or ! s’écria l’ermite, dont les yeux brillaient déjà du feu de l’enthousiasme à l’idée de recommencer, avec une enfant inconnue et peut-être déjà corrompue au fond du cœur, l’effroyable et stérile lutte soutenue contre Irène. Mais, comme il n’est pas fou le moins du monde, il rêva un instant et reprit : — Vous m’avez dit ce que vous feriez, si vous étiez moi. Il faut me dire à présent ce que vous feriez, s’il vous était possible de vous trouver dans ma situation avec votre manière de voir.

— Je ferais la même chose, mais je la ferais autrement. Je me dirais que, selon toute probabilité, je ne persuaderai pas à madame Irène de me laisser marier sa fille à ma guise, non plus qu’à mademoiselle Jeanne de quitter le monde pour aller s’enterrer à Magneval en vue d’épouser un pauvre hère riche de cœur. Bien certain que je tente une chose à peu près inutile et passablement folle, je la tenterais quand même pour l’acquit de ma conscience, mais fort tranquillement, et si bien préparé à l’insuccès de mon entreprise que je n’aurais pas le moindre regret de la voir échouer. Je remercierais même beaucoup la destinée de me dispenser d’un essai qui m’eût créé beaucoup de soucis, et qui n’eut peut-être pas amené un bon résultat.

— Voilà qui est raisonné sagement, répondit naïvement le bon Sylvestre, et vous me donnez une excellente leçon, mon cher père ! Je ferai ce que vous me dites, et je le ferai avec autant de tranquillité d’esprit et de cœur qu’il me sera possible. Agissons donc, et advienne que pourrai Seulement, je ne demanderai pas à conduire Jeanne à Magneval ; je me suis juré de ne jamais y retourner, je n’y retournerai jamais. Les motifs de ma disparition y sont d’ailleurs trop connus et, si j’avais quelque espoir de bien marier Jeanne, je verrais plus de chance dans un pays où l’on ne saurait rien de notre histoire. En Suisse par exemple, où le père Sylvestre a laissé de nombreux et braves amis, ma petite fille, si elle consentait à n’avoir pas d’autre nom que mon humble pseudonyme et à ne jamais parler de la fortune de madame sa mère, rencontrerait bien un bon parti comme je l’entends.

— Voyons, prenez garde, lui dis-je, vous entrez en plein roman, ce me semble ! Que ferez-vous d’une jeune personne habituée au luxe avec vos cent écus de rente ? Au moins, avec le revenu de Magneval, vous la mettriez à l’abri du besoin, et, au lieu de lui faire épouser un ouvrier ou un paysan, vous lui trouveriez peut-être un jeune savant ou un artiste.

— Aussi je compte bien, reprit M. Sylvestre, reprendre possession de mon revenu de Magneval, si je me charge de Jeanne. J’ai là pour elle trois mille francs de rente avec lesquels je me fais fort de l’entretenir très-confortablement, tout en continuant pour mon compte à manger des pommes de terre et à boire de l’eau. Avec trois mille francs de rente, elle se mariera fort bien, je vous en réponds.

— Et vous espérez cacher de qui elle est fille ?

— Oui, puisque là-bas j’ai bien su cacher de qui je suis père. Jeanne n’a jamais voyagé : on ne la connaît pas.

— Je vous demande pardon, tout Paris la connaît. Quand une femme est belle et qu’elle a été trois fois à l’Opéra ou aux Italiens en grande loge, elle ne peut pas espérer de voyager en Europe sans être reconnue dans tous les endroits où les gens du monde se promènent.

— Eh bien, reprit M. Sylvestre, nous irons dans les endroits où ces gens-là ne se promènent pas. Oh ! je sais, moi, de bons petits coins où votre belle civilisation ne pénètre jamais ! Je connais la Suisse, l’Allemagne et une partie de l’Italie comme vous connaissez à présent le val de Vaubuisson. D’ailleurs, je ne prétends pas pousser trop loin le mystère. Le jour où le futur qui réalisera mon rêve se présentera sérieusement, je lui dirai tout, et il ne nous en estimera que mieux ; mais je parle de tout cela comme si cela devait arriver ! Je n’oublie pas que c’est une pure hypothèse. Seulement, je veux être prêt à tout, si par impossible on me mettait à même d’agir. Aidez-moi maintenant à entrer en négociations avec cette malheureuse femme de qui dépend la pauvre Jeanne.

Je fis observer à M. Sylvestre qu’il était trop tôt pour y songer. La première chose à faire était de savoir si la pauvre Jeanne consentirait à entrer en arrangement, et par quel moyen on pourrait essayer de lui faire comprendre qu’il était de son intérêt d’y consentir, sans lui révéler une situation terrible.

— Attendez, reprit M.. Sylvestre, je ne vous ai pas tout dit. Mademoiselle Vallier, qui s’est prise d’amitié pour Jeanne, prétend que Jeanne est très-romanesque. Il n’y aurait pas de mal à cela. Son grand-père disparu était pour elle, à ce qu’il parait, un personnage légendaire qu’elle rêvait de connaître, et qu’elle a été enchantée de retrouver ermite sans être forcée d’aller le chercher dans l’île de Pathmos. Qui sait si elle ne serait pas fière de le ramener à elle et de l’arracher à la solitude ? Si mademoiselle Vallier ne se trompe pas, elle ferait beaucoup de sacrifices à ma bizarrerie pour atteindre ce but, et même elle accepterait l’idée d’un voyage avec moi. Ce serait à moi, durant ce voyage, de faire naître les circonstances qui pourraient fixer son cœur et sa destinée. Savez-vous que cette fille est sauvée si l’amour me vient en aide ?… Oh ! l’amour fait des miracles ! Il y a encore là-bas, en Suisse, en Allemagne, des jeunes gens qui croient à cela, qui ont de la délicatesse, de la fermeté, et qui se chargeraient bien de débarrasser Jeanne de sa mère sans qu’elle comprit trop pourquoi. J’en ai connu de ces amoureux délicats ; il y en a encore, allez ? Vous avez beau dire que la jeunesse d’aujourd’hui est revenue de tout cela, c’est possible pour quelques milliers de jeunes esprits forts qui tiennent à Paris le dé de la polémique et de la discussion ; mais, en dehors de votre Babylone, il y a des cœurs naïfs, et on les compte par millions. Il y en aura toujours, vous aurez beau faire !

— Que Dieu vous entende, répondis-je, puisque vous avez besoin qu’il y en ait ! Mais je persiste à croire que vous devez vous assurer encore mieux de l’acquiescement de mademoiselle Jeanne, sur lequel mademoiselle Vallier se fait peut-être illusion. Il faudrait revoir mademoiselle Jeanne et lui en parler ouvertement.

— Non, je suis à bout de mes réticences sur ce sujet délicat ! Et puis elle se méfie nécessairement de ce qu’elle prend pour des théories de sectaire contre la richesse. Il faudrait qu’une personne de bon sens lui ôtât l’idée que je suis fou.

— Est-ce que mademoiselle Vallier ne serait pas naturellement cette personne-là ?

— Sans doute, et elle s’y emploie de toute son âme ; mais je crains un peu ici le zèle généreux de mademoiselle Vallier. Mademoiselle Vallier a une arrière-pensée, qui est de m’arracher à tout prix de mon ermitage. L’excellente fille croit que je suis trop vieux, que j’y suis trop mal, que quelque jour on m’y trouvera mort de faim ou de froid. Enfin, depuis qu’elle n’est plus ma plus proche voisine, elle se tourmente pour son ermite. J’ai donc peur quelle ne décide Jeanne par une considération qui n’est pas celle dont je veux me servir et qui me blesserait, je l’avoue.

Je me permis de blâmer mon fils et de lui dire qu’il n’était pas digne de lui de faire de sa vie d’anachorète une question d’amour-propre, que je trouverais cela puéril en face d’un devoir de conscience, et que, si le désir de l’arracher à cette solitude était le principal mobile de Jeanne, il ne fallait pas ôter à cette jeune fille le mérite de lui sacrifier une vie brillante pour partager avec lui une vie médiocre.

Il avoua que j’avais raison, et je le vis tout à coup décidé, avec une admirable bonne foi, à sacrifier l’orgueil de sa vie stoïque et l’amour bien réel qu’il éprouve pour sa retraite. Je crois que le sacrifice sera très-grand, et je voudrais bien que mademoiselle Jeanne en fut digne. Je ne vois pas sans chagrin et sans effroi mon pauvre ami embarqué dans cette entreprise, qui va peut-être le ramener aux agitations et aux douleurs de sa première paternité. C’est pourquoi je l’ai prié, sachant par lui que Jeanne allait revenir à la Tilleraie, de me laisser avant tout observer attentivement les manières et les idées de cette jeune fille. Si je découvrais en elle un mauvais sentiment ou une légèreté incorrigible, mon devoir serait de m’opposer absolument à ce que M. Sylvestre sortit de son repos et risquât de mourir de chagrin et de fatigue pour une ingrate.

Donc, me voici à mon poste, c’est-à-dire à la Tilleraie depuis hier matin. Mademoiselle Jeanne n’y a pas encore paru, et j’ai pu m’occuper un peu de mes propres affaires, dont tu me reproches de ne pas me soucier ou de ne pas songer à t’entretenir.

Il est certain que le roman de mon ermite a pris tant de place dans mes lettres, que j’ai dû te paraître plongé dans une lâche paresse : cela n’est pas. J’ai compris avec toi que mon traité du bonheur pourrait bien prendre dix ans de ma vie sans me rapporter un morceau de pain, que, pour mener à bien une recherche si sérieuse, il ne fallait pas être pressé par le besoin. Je me suis donc essayé à un travail plus rapide et plus positif. J’ai broché en une quinzaine de jours, une étude sur le même sujet, mais pris sous un aspect qui n’engage pas sans appel ma conscience philosophique. C’est une simple recherche historique sur la notion du bonheur aux âges primitifs de l’humanité. Si cette première étude réussit, j’en ferai plusieurs autres appropriées aux phases successives de l’histoire, et ces travaux réunis pourront devenir les prolégomènes de mon traité. Donc, à tout hasard, j’ai porté mon ébauche à d’Harmeville pour avoir son avis. Il m’a encouragé au delà de mes espérances, et ce premier spécimen lui a paru, tel qu’il est, mériter les honneurs de la publicité dans sa revue. Aujourd’hui, je l’ai rencontré à la Tilleraie, où je crois bien que Gédéon l’avait invité à cause de moi. Nous avons causé ensemble une partie de la journée, et il m’a témoigné de la suite de mon essai et de mes idées sur l’ensemble, une si grande satisfaction, que j’en suis tout content moi-même et tout surpris. Il prend tout ce que j’ai en manuscrit et en projet, et me verse d’avance une très-jolie somme que je ne lui aurais certes pas demandée. Ainsi, mon ami, me voilà riche depuis ce matin. J’ai cinq cents francs dans ma poche, et le mois prochain j’en aurai autant, si je travaille. Je peux donc sans te fâcher, j’espère, te renvoyer ce que tu m’as prêté et n’en pas priver plus longtemps tes pauvres. Mes trois chapitres, car il y en a trois sur les temps primitifs de l’humanité, vont paraître dans un seul numéro de la Revue cosmogonique, la semaine prochaine, et je me hâterai de t’envoyer mon exemplaire. J’ai besoin que tu m’encourages et que tu m’approuves, car ici je reçois tant de compliments, que j’ai peur d’être ridicule de les accepter. Mon succès auprès de d’Harmeville a été la nouvelle du jour à la villa Gédéon ; tout le monde m’a félicité, et les vieilles sœurs de l’amphitryon ont presque pleuré de joie en me parlant de mon avenir.

Une seule personne ne m’a rien dit du tout, c’est mademoiselle Vallier. Il me semblait pourtant que c’était justement la seule qui dût s’intéresser un peu à moi. Elle ne m’a pas fait l’honneur de partager mon opinion.

J’entends sonner le premier coup du dîner, et il me semble voir passer, comme une flamme dans le jardin, l’ardente chevelure vénitienne de mademoiselle Jeanne ; je vais procéder à ma toilette et je t’envoie cette lettre, car je ne veux pas te laisser plus longtemps dans l’inquiétude sur ma situation. Je reprendrai le récit des aventures de mon ermite aussitôt qu’il me sera possible.




XXVII

DE PIERRE À PHILIPPE


La Tilleraie, 21 juin.

Cette fois encore, je me suis trouvé à table auprès de la belle Jeanne, et je me suis permis de lui parler de sa promenade matinale de la semaine dernière à l’ermitage.

— Ah ! vraiment, vous m’avez vue sortir de l’ermitage ? Est-ce que vous saviez que je connaissais un peu l’ermite des Grez ?

— Est-ce que vous ne savez pas, vous, mademoiselle, que j’étais le garde-malade de M. Sylvestre quand vous êtes venue le voir une autre fois, le mois dernier ?

— Ah ! c’était vous ? Oui, il me semblait bien…

Et, comme si elle se fût décidée tout d’un coup à la franchise, elle ajouta :

— D’ailleurs, je le savais ! mademoiselle Vallier me l’avait dit. Vous êtes l’ami de ce brave ermite… ; peut-être n’a-t-il pas beaucoup de secrets pour vous.

Pourquoi aurais-je dissimulé ? Aller droit au fait était le moyen d’abréger de vains préliminaires, je répondis sans hésiter :

— Mademoiselle Vallier a dû vous dire cela aussi.

— Oui, reprit Jeanne en rougissant, et même elle, a ajouté que vous étiez d’une discrétion à toute épreuve.

— Je me flatte qu’elle ne s’est pas trompée.

— C’est que, vous savez, il tient tant à cacher son nom !… Si on le découvrait ici, il partirait tout de suite. C’est bien étonnant, bien bizarre ; mais c’est comme cela, et j’ai si grand’peur qu’il ne se sauve encore…

— Ne parlons donc pas davantage de lui à cette table, car je crains les oreilles adroites à saisir ce qui n’est pas dit pour être entendu. Il me semble que votre voisine de gauche, malgré l’énorme monsieur qui vous sépare…

— Madame Duport est curieuse, je le sais. Elle est bien bonne pour moi, et pourtant je ne voudrais lui rien confier.

— Vous plaît-il de remplacer le nom de Sylvestre par celui de Mozart ? On croira que nous parlons musique, et nous ne serons plus forcés de tant baisser la voix, ce qui pourrait être remarqué.

— Oh ! oui, voilà une bonne idée ! Eh bien, vous aimez Mozart, et, moi, je l’adore !

— Ce serait à vous de l’aimer et à moi de l’adorer, car je le connais beaucoup, et vous le connaissez à peine.

— C’est vrai, mais il a pour moi un prestige… Je ne peux pas expliquer ça ! c’est mon rêve de tous les instants. N’est-ce pas qu’il a du génie ?

— Le plus beau génie, celui qui vient du cœur.

— Il a bien aussi ses obscurités, on ne le comprend pas toujours.

— Parlez pour vous, mademoiselle Jeanne ; moi, je le comprends toujours.

— Ah ! dame ! c’est tout simple, vous êtes un homme instruit, à ce qu’on dit : moi, je ne suis qu’une enfant.

— Eh bien, c’est très-beau d’être une enfant ! Il faut l’être tout à fait et avoir confiance.

— C’est-à-dire qu’il faut étudier Mozart avec foi ?

— Oui, mademoiselle.

— Comme vous dites cela sévèrement !

— Je le dis sérieusement, voilà tout.

Après le dîner, comme j’errais seul sous les grands arbres du jardin, je vis arriver mademoiselle Jeanne, qui paraissait entraîner mademoiselle Vallier malgré elle.

— Eh bien, mademoiselle Jeanne, lui dis-je en riant, vous voulez encore parler de Mozart ?

— Oui, répondit-elle ; mais je voulais d’abord vous parler de vous, et je n’ose pas.

— Osez, mademoiselle, je suis votre arrière-grand-père ; car l’ermite me fait l’honneur, pour se moquer de moi, il est vrai, mais avec affection quand même, de m’appeler son papa.

— Oh ! je sais cela, reprit-elle, je sais tout !… et même je sais des choses que je ne devrais pas savoir… Que voulez-vous ! Rébecca est bavarde. Je sais pourquoi vous êtes brouillé avec votre oncle.

— Non, mademoiselle, m’écriai-je, surpris et mécontent d’une ouverture si hardie, vous ne le savez pas !

— Je vous demande pardon, reprit Jeanne avec une décision extraordinaire. Oh ! ma bonne Aldine, vous avez beau me serrer le bras à me le rendre bleu pour m’empêcher de parler d’une chose qui vous parait si délicate, il faut que je la dise ; elle ne me trouble pas, et j’ai besoin de la dire. J’ai besoin, au milieu de toutes ces énigmes qui m’entourent, de sauvegarder ma franchise et ma fierté à moi ! Eh bien, voilà… Je sais que votre oncle voulait vous marier, monsieur Pierre, et je sais avec qui ; mais je vous assure que, ce matin encore, je ne le savais pas, et qu’en l’apprenant de Rébecca, j’en ai eu un chagrin affreux ! Comment ! c’est moi qui suis la cause de votre ruine, de votre malheur, de l’obligation où vous voilà de travailler pour vivre ! Oui, en apprenant cela, j’ai été presque fâchée contre ma pauvre mère, qui aurait dû, à tout prix, vous réconcilier avec M. Piermont. Voyez donc quelle situation ridicule et vilaine on me fait dans tout cela ! Il passe par la tête de votre oncle de vous marier, vous qui préférez peut-être rester garçon, qui, dans tous les cas, ne voulez pas d’une inconnue parce qu’elle est riche. Cela vous fait honneur certainement. De son coté, maman, qui croit apparemment que j’accepterai l’homme de son choix sans le connaître, encourage le beau projet de votre oncle sans me consulter ! Et voilà un malheur de famille qui vous écrase ! Ah ! vous avez dû me haïr ! Mais je vous jure qu’il n’y a pas de ma faute, et que je gronderai maman de la belle manière !

Que dis-tu, mon cher Philippe, de cette tirade de petite fille bon cœur et mauvaise tête, enfant gâtée s’il en fut, mal élevée à coup sûr, mais peut-être excellente quand même ? J’en ai été très-abasourdi, et pourtant, au fond de cette grosse inconvenance, il y avait un tel accent de sincérité, que j’ai dû m’y rendre et m’en tirer avec un remercîment cordial au bout d’un petit sermon. Je ne sais pas si j’ai été bien convenable moi-même et si je n’ai pas dû lui sembler pédant de fierté, car je ne pouvais souffrir qu’elle me plaignit d’être pauvre et de travailler pour vivre, surtout en présence de mademoiselle Vallier, qui travaille bien plus péniblement que moi et qui est bien plus digne d’intérêt. J’étais troublé aussi de l’attitude étrangement impassible et du silence systématique de mon ancienne amie, placée là entre nous deux comme une confidente ou comme un chaperon. Cela me portait sur les nerfs, je ne sais pourquoi, et, ne pouvant plus y tenir, je lui ai demandé ce qu’elle pensait de l’explication provoquée par mademoiselle Jeanne. Elle ne se décida pas sans peine à répondre ; enfin elle avoua qu’en venant là, elle croyait qu’il ne serait question que de M. Sylvestre.

— Le reste, ajouta-t-elle, me parait au moins superflu, et Jeanne a bien compris à mon silence que je ne l’approuvais pas.

— Oh ! vous ! dit Jeanne en l’embrassant sur l’épaule, vous êtes parfaite, on sait cela, et on est heureuse de le reconnaître ; mais aussi vous n’êtes pas dans une position équivoque comme la mienne.

— Équivoque ! m’écriai-je ; voyons, mademoiselle Jeanne, qu’entendez-vous par là ?

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit-elle ; c’est un mot que j’entends murmurer autour de moi, et qui signifie peut-être que je suis destinée à être très-malheureuse. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas mérité, voilà ce que je sais, et je suis très-résolue à réagir contre mon sort dès qu’on voudra bien m’éclairer. D’après la conduite bizarre de mon grand-père, ma mère a eu des torts envers lui, des torts que sans doute elle ne sait pas et ne comprend pas ; car elle est si bonne pour moi, qu’elle ne peut pas avoir été méchante avec lui. Elle ne paraît songer ni à s’en accuser ni à s’en repentir. Donc, cela tient à des opinions différentes, et voilà où mes idées s’embrouillent tout à fait. Peut-on et doit-on se désunir et rompre ses liens de famille parce qu’on ne pense pas de même sur la philosophie ou sur la politique ? Alors, je me demande si la politique et la philosophie ne font pas plus de mal que de bien en ce monde, et si, en me disant de chercher à convertir mon grand-père, que cette prétention-là a beaucoup offensé, maman ne m’a pas fait faire une grande imprudence, pour ne rien dire de plus. La manière dont mon grand-père m’a répondu m’a prouvé qu’il était bien loin d’être un athée, et que son âme vaut peut-être mille fois mieux que celle de beaucoup de dévots et de dévotes que je connais. En outre, il est plus tolérant qu’eux, car il m’a dit : « Sois pieuse, et retourne au couvent, si tu crois à ce qu’on y enseigne. Pourvu que tu sois sincère et pure, Dieu te bénira ! » J’aime donc la religion de mon grand-père, et, s’il veut m’y instruire, j’irai avec lui où il faudra, bien que maman y consente, elle peut être bien sûre que je l’aimerais toujours et que son père ne m’en empêchera pas, n’est-il pas vrai, monsieur Pierre ?

— Vous pouvez en être sûre ; je ne connais pas de cœur plus généreux et plus délicat que celui de M. Sylvestre.

— Ah ! j’aime à entendre dire cela ! Et comme il parle bien, comme il est éloquent, mon grand-père l’ermite ! comme il est beau avec ses grands yeux noirs, ses épais cheveux gris tout bouclés et son costume pittoresque !

Le costume pittoresque me donna à réfléchir. Il est bien vrai que, chez lui, pour ménager sa fameuse redingote, M. Sylvestre s’enveloppe dans je ne sais quel lambeau de couverture de voyage qu’il a coupée et agencée à son usage et qu’il lui plaît d’appeler une robe de chambre. Le hasard ou peut-être l’instinct d’un goût naturel a fait à son insu de cette guenille quelque chose d’assez heureux de couleur et de forme. En outre, ses cheveux sont encore superbes, et il ne les cache pas quand il est chez lui ; mais, dès qu’il sort, il les ramasse sous une calotte noire qui lui descend jusqu’aux sourcils, et qui, en masquant son beau front, fait par trop valoir la majestueuse proéminence de son nez. Il a adopté cette calotte, que surmonte triomphalement un chapeau vénérablement démodé, dans un temps où il voulait effacer tout vestige de ressemblance avec l’homme qu’il ne voulait plus être. La précaution est bien inutile aujourd’hui que tout le monde l’a oublié ; mais l’habitude a prévalu, et la redingote, qui porte au moins la date des glorieuses journées de juillet, est quelque chose de si fantastique sur ce long corps maigre, que je crains fort l’effet de cette apparition sur la romanesque Jeanne lorsqu’elle la verra cherchant des grenouilles dans les fossés ou ramassant des colimaçons dans la campagne pour alimenter le sybaritisme de l’ermitage.

Je crus devoir demander devant elle à mademoiselle Vallier si elle ne pensait pas qu’il y avait plus d’imagination excitée que de véritable attachement dans l’attrait que Jeanne éprouvait pour son grand-père. Jeanne allait répondre elle-même quand elle crut s’entendre appeler par madame Duport. Elle nous quitta vivement en disant à mademoiselle Vallier :

— Restez ici, je vais me montrer et je reviens. Oh ! soyez tranquille, je saurai dépister la curieuse Rébecca. Le concert ne commencera pas avant dix heures, et j’ai encore bien des choses à dire à M. Pierre.

Elle glissa comme un rayon dans l’ombre, et je restai seul avec mademoiselle Vallier.

Je tenais beaucoup, vis-à-vis de celle-ci, à ne pas sembler troublé par le tête-à-tête imprévu, et, continuant la conversation comme si de rien n’était, je lui demandai pourquoi mademoiselle Jeanne, qui savait bien mon nom de famille, m’appelait familièrement M. Pierre tout court, comme si j’étais son ami d’enfance ou son petit cousin.

— C’est probablement ma faute, répondit mademoiselle Vallier. Il y a trois mois que je vous connais sous le nom de M. Pierre, puisque vous n’en portiez pas d’autre dans le pays, et, en parlant de vous avec Jeanne, j’ai toujours dit M. Pierre par habitude. Elle se sera habituée aussi à dire comme moi. Elle manque d’usage d’ailleurs ; mais c’est chez elle un mérite, et…

J’interrompis Aldine. Je ne l’écoutais guère : j’étais préoccupé d’un remords personnel. Je me rappelais malgré moi un aveu charmant, bien plus délicat que les condoléances étourdies de Jeanne. Le moment n’était-il pas venu, à présent qu’elle sait qui je suis, de lui faire amende honorable ? Aussi, sans trop réfléchir aux conséquences, emporté par un sentiment d’équité irrésistible, je l’interrompis pour lui dire qu’après tout je me souciais bien peu de la familiarité de mademoiselle Jeanne, et que je regrettais le temps où je pouvais m’imaginer qu’en m’appelant M. Pierre, mademoiselle Vallier avait un peu d’estime et d’amitié pour moi. J’ajoutai que je comprenais bien l’extrême réserve qui devait régner entre nous, maintenant qu’elle se trouvait sous les yeux d’un monde moins bienveillant que nos amis les paysans de la vallée, mais je tenais à saisir une occasion fortuite, probablement unique, de lui renouveler l’hommage de mon respect et de ma sympathie.

Hélas ! je mentais un peu : mon respect et ma sympathie ont légèrement diminué depuis qu’elle a voulu, malgré l’avis de M. Sylvestre, se fier à la protection, encore problématique pour moi, de Gédéon Nuñez ; mais, comme après tout je n’ai rien vu qui me donnât le droit de soupçonner le mal, je pensais devoir payer une vieille dette, afin qu’il n’en fût plus jamais question.

Elle me remercia de mon compliment : mais, plus prudente ou plus pudique que Jeanne, elle ne voulut pas avoir l’air d’en saisir la portée rétrospective. Elle m’assura avec un peu de froideur que son estime pour moi n’avait fait qu’augmenter lorsqu’elle avait appris les circonstances où je me trouvais, et elle ajouta, avec une sorte d’empressement singulier, que Jeanne avait bien senti le mérite de ma situation, encore qu’elle s’en fût mal expliquée, — que mon succès auprès de M. d’Harmeville, si difficile et si sévère pour la rédaction de sa revue, avait été pour moi un triomphe auquel Jeanne avait été très-sensible, — enfin que Jeanne, loin de m’en vouloir pour le passé, était très-disposée à suivre tous les conseils que je voudrais lui donner relativement à son grand-père.

Nous remontions une assez longue allée qui nous rapprochait de la maison, et mademoiselle Vallier ne paraissait pas disposée à attendre le retour de sa compagne, car elle marchait un peu plus vite depuis que nous étions seuls.

— Voyons, lui dis-je, puisqu’il nous reste peu d’instants, et que vous ne voulez parler que de Jeanne, c’est-à-dire de M. Sylvestre, car c’est à cause de lui que nous nous occupons d’elle avec tant de sollicitude, parlons-en…

— Attendez, reprit mademoiselle Vallier ; ce n’est pas seulement à cause de son grand-père que je me tourmente pour elle. Je l’aime sincèrement, parce qu’elle le mérite.

— Alors, résumons-nous en deux mots. En votre âme et conscience, vous croyez qu’il lui doit sa protection, au risque de tous les ennuis, de toutes les fatigues, de tous les chagrins qui pourront en résulter pour lui ?

— Oui, je le crois fermement. C’est une enfant remplie de petits défauts et d’immenses qualités. Si elle cause quelques chagrins à son grand-père, elle lui donnera du bonheur quand même, et, quoi qu’il en dise, il lui faut ces joies et ces peines-là, à lui dont le cœur ne se refroidira jamais.

— Je pense comme vous sur ce point ; mais je ne puis si vite accepter mademoiselle Jeanne comme une si généreuse nature ; je ne la connais pas assez, et jusqu’ici je la trouve plus romanesque et plus exaltée que tendre et soumise. Si nous attendions encore un peu pour la juger ? Vous-même ne craignez-vous pas de lui prêter les qualités qui sont en vous ?

— Non, et j’ai, pour désirer que nous ne perdions pas de temps, une raison bien grave. Jeanne pressent déjà quelque chose de fâcheux et d’anormal dans sa position. D’un jour à l’autre, une indiscrétion, un hasard, une indélicate sollicitude, peuvent l’éclairer tout à fait… Si on pouvait lui épargner la honte et la douleur de connaître et de comprendre l’infamie de sa mère !… si on pouvait la soustraire à la mauvaise influence qu’une pareille découverte peut avoir sur elle, et la remettre, encore ignorante et confiante, entre les mains de M. Sylvestre, ce serait infiniment meilleur pour elle et pour lui.

— Je le crois aussi, et vous l’emportez. Donc, je vais chercher le moyen de hâter la séparation entre la mère et la fille sans que celle-ci en sache le motif. Il s’agit de savoir qui portera la parole à cette femme. Ce ne peut être moi. Je suis trop jeune, et je la connais trop peu. Ce ne peut être aucune des personnes qui sont ici, puisque toutes doivent ignorer le lien qui existe entre le mystérieux ermite des Grez et la trop célèbre Irène…

— Vous oubliez qu’une de ces personnes sait tout, et qu’elle donnerait sa vie pour épargner à M. Sylvestre la mortelle souffrance d’une explication avec son indigne fille. Cette personne-là, c’est moi.

— Vous ? m’écriai-je. Vous n’y songez pas ! Vous ne pouvez pas aller chez cette femme ! vous n’irez pas… Vos amis ne le souffriront jamais ! Gédéon…

— Eh bien, quoi, M. Gédéon ? Vous croyez qu’il chasserait la gouvernante de ses enfants s’il apprenait une pareille démarche ? Il aurait peut-être raison ; mais il ne le ferait pas, car il subit l’ascendant du monde tout comme un autre ; il voit que l’hypocrisie triomphe de tout, et, grâce à la feinte dévotion de madame Irène, il n’est pas impossible qu’elle s’introduise ici un de ces jours. Madame Duport travaille pour elle ; donc, le temps presse, et il faut que je voie madame Irène.

— Ainsi vous irez chez elle ?

— Non certes ! je lui ferai dire par Jeanne que son père la prie d’aller seule à l’ermitage : c’est moi qui y serai pour la recevoir, tandis que vous emmènerez M. Sylvestre bien loin dans les bois.

— Mais que direz-vous à cette femme pour la convaincre ? C’est l’athéisme du cœur et de la conscience incarné dans une âme hypocrite et vile.

— Elle aime sa fille, je ne lui parlerai que de sa fille.

— Eh bien, moi, je crois qu’elle n’aime pas sa fille !

— Est-ce possible ?

— C’est même probable. Elle l’aime comme un jouet que l’on pare et que l’on montre ; une pareille créature n’a que de la vanité.

— Alors, je la prendrai par sa vanité. Je lui dirai que ce qu’il y aurait de plus habile et de plus triomphant dans sa situation serait d’avoir pour gendre l’homme le plus honorable et le plus désintéressé.

— Vous la tromperez, car elle se flattera de pouvoir s’appuyer sur le pardon d’un homme qui, s’il se respecte, ne la verra jamais.

— Eh bien, j’essayerai autre chose, mais je ne veux pas vous dire mon secret, vous n’êtes pas assez naïf ; vous m’ôteriez la foi, et il faut que j’aie la foi pour réussir. Voici Jeanne qui revient, mais je suis bien sûre que madame Duport la suit ou l’observe. Déjouez la curiosité de l’une et n’encouragez pas l’imprudence de l’autre. Prenez cette allée à gauche et disparaissez. Moi, je vais me montrer avec Jeanne.

J’ai obéi, tout en trouvant mademoiselle Vallier remplie de sagesse et de présence d’esprit, et ma mauvaise habitude de douter de tout me souille bien un peu à l’oreille que la charmante Aldine ne se souciait peut-être pas d’éveiller d’autres soupçons sur son propre compte.

Je ne sais si on nous avait épiés. Quand, après un long détour dans le parc, je me suis retrouvé dans un coin du salon, très-loin de Jeanne et d’Aldine, Gédéon est venu se placer près de moi comme pour écouter la musique. Il l’aime avec passion, et, comme la plupart des juifs, il est admirablement doué sous ce rapport. Après les premiers morceaux, il était dans une sorte d’ivresse, il me serrait les mains comme un homme qui a le vin tendre.

— Calmez-vous, lui dis-je, je ne suis pas l’auteur de Moïse.

— Ça m’est égal, répondit-il en riant, je vous aime et je vous estime… Oh ! mais très-particulièrement ! Ne prenez pas cela pour une banalité. Je connais trop les hommes pour en estimer beaucoup.

— Pourquoi donc m’estimez-vous tant que ça, mon cher Gédéon ? Qu’ai-je fait de si remarquable et de si méritant ?

— Je ne vous dis pas que vous ayez fait des merveilles, mon cher ; mais votre caractère n’est pas celui d’un autre. Enfin je m’entends, et il ne tiendra pas à moi que vous ne fassiez votre chemin dans la vie… Me remerciait-il de ne pas avoir fait la cour à mademoiselle Vallier, ou m’engageait-il à ne pas la lui faire ? Mademoiselle Jeanne est partie à deux heures du matin avec madame Duport, et je suis resté. Que veux-tu ! c’est bête, mais je voudrais savoir si je joue un rôle ridicule ou misérable dans l’esprit de Gédéon. Il m’est venu des doutes terribles sur le mérite de ma prose et sur la sincérité de d’Harmeville à mon égard. Qui sait si Gédéon n’est pas un des principaux actionnaires de sa revue, si son argent ne m’a pas protégé beaucoup plus que mon mérite ? D’Harmeville est un fort galant homme, mais il y a des influences qu’il faut bien un peu subir quand le protégé n’est pas tout à fait un crétin.

Enfin ma position me tourmente. Je n’ai pas voulu avoir une pensée d’amour pour mademoiselle Vallier. Ma conscience me le défendait, et, pendant que je n’y voyais que du feu, cette vertu si pure et si respectée était peut-être l’objet de convoitises plus hardies et d’espérances mieux fondées. Ça m’est égal, il y a des jours d’ironie où l’on se dit que deux beaux yeux sont deux beaux yeux, qu’ils soient verts, bleus ou noirs, et qu’il y a beaucoup de beaux yeux partout ; mais, si Gédéon se persuadait par vanité qu’il m’a supplanté, et que, par calcul ou par connaissance, je me laisse supplanter de bonne grâce… Tout cela m’ennuie, et j’aimerais autant n’avoir jamais rencontré mademoiselle Vallier.

J’ai donc résolu, pour me remettre l’esprit en paix, de savoir à quoi m’en tenir, et, puisqu’on me garde gracieusement ici, d’y rester jusqu’à ce que j’aie une notion certaine de la vérité. Je veux bien m’intéresser à la situation romanesque de mademoiselle Jeanne ; mais ma situation à moi est peut-être équivoque aussi, comme dit cette petite fille, et un pauvre diable qui débute dans une carrière délicate doit faire grande attention à entrer dans la vie par la bonne porte.




XXVIII

DE PIERRE À PHILIPPE


La Tilleraie, 22 juin.

Ce que j’ai entrepris m’est fort pénible. C’est un métier d’espion ou d’inquisiteur ; mais comment faire autrement ?

Ce matin, j’ai erré dans le parc en véritable mouchard. J’ai vu mademoiselle Vallier sortir du pavillon qu’elle habite et se rendre au manoir pour donner ses leçons aux enfants. Pourquoi ne les donne-t-elle pas chez elle, puisqu’elle a un piano qui lui appartient ?

J’ai aperçu la négresse qui émondait un rosier à trois pas du pavillon. Je suis arrivé comme par hasard auprès d’elle, et naturellement je me suis arrêté pour lui demander de ses nouvelles.

— Ah ! je suis guérie, bon monsieur ! et si contente ! Nous riches à présent. Jolie maison, jolies chambres. Venez donc voir !

— Non, mademoiselle Zoé, ce ne serait pas convenable. Je ne dois pas entrer chez vous.

— Maîtresse ne saura pas.

— Raison de plus.

— Alors, par la fenêtre ouverte, voyez ! Joli salon, beau papier tout rose, plafond tout brodé d’or ! Ah ! tout plus beau que chez l’ancien maître !

— Je vois pourtant là d’assez laides choses qui vous viennent de lui et que mademoiselle Vallier a précieusement gardées.

— Grands pistolets et collier de griffes ? Ça, c’était à pauvre père noir ! Jamais jeter ce qui vient de lui !

— Et ces tomahawks, ces mocassins ?

— Ça, c’était au frère de mademoiselle. Elle jamais jeter non plus. Et le portrait : pauvre petit ! Maîtresse l’aimait plus que tout. Elle pleure tous les jours en le regardant.

— Même depuis qu’elle est ici ?

— Encore plus.

— Elle est pourtant contente d’être ici ?

— Contente pour moi, oui ; pour elle, non, Monsieur l’ennuie !

— Ah ! M. Gédéon l’ennuie ?

— Si brave homme pourtant ! Lui mari pour elle quand elle voudra, mari bien bon, bien joli, bien riche !

— Et elle pas vouloir ?

Zoé, voyant que je parlais comme elle pour mener plus vite le dialogue, se mit à rire comme rient les nègres, à gorge déployée et sans pouvoir s’arrêter. Heureusement, elle se mit à tousser ; sans quoi, nous y serions encore.

Enfin j’ai réussi à savoir par cette naïve enfant ce qui se passe entre Gédéon et mademoiselle Vallier. Il lui fait ouvertement la cour en présence de Zoé, qui, par l’ordre de sa maîtresse, ne la quitte jamais quand il vient comme moi flâner autour du pavillon. Jamais il n’y entre. Il ne parait pas avoir besoin d’être tenu à distance, il s’y tient de lui-même et se conduit absolument comme un homme qui veut épouser. La présence de Zoé ne le gêne pas du tout pour offrir son cœur et sa main, et même devant ses enfants, qu’il amène volontiers avec lui, il parle de ses projets de manière à n’être pas compris, mais dans un sens si honnête, qu’ils pourraient le comprendre sans rien perdre de leur respect pour Aldine et pour lui. Telle est du moins l’opinion de Zoé.

Quant à mademoiselle Vallier, elle lui répond comme si elle ne prenait pas l’offre au sérieux, et elle le décourage si bien, que Zoé s’en effraye et s’en désole.

— Maîtresse pas raisonnable, pas vouloir marier jamais. Beau M. Gédéon épouser une autre si ça continue !

Je n’ai pas osé faire de questions trop délicates, ni me montrer trop curieux. Je craignais aussi d’être surpris dans cette honteuse occupation de faire parler une suivante. Je me suis éloigné en affectant de l’empêcher d’en dire davantage, afin de lui donner envie d’en dire plus une autre fois. Je suis entré à la villa comme pour chercher un journal dans le salon. C’est dans un salon plus intime, à coté, que mademoiselle Vallier donne ses leçons aux enfants. Le bruit des gammes que faisait le petit Sam a couvert le bruit de mes pas. Mademoiselle Vallier me tournait le dos. J’ai pu l’examiner à mon aise pour la première fois depuis que je la connais. Je ne voyais pas sa figure penchée sur le pupitre, mais je contemplais tranquillement sa belle chevelure si moelleuse et d’un ton si doux rabattue en touffes énormes sur sa nuque blanche et forte, son buste un peu serré des épaules, arrondi chastement, souple comme une liane, et si honnêtement vêtu, que l’on n’oserait pas le regarder, si elle savait qu’on y songe. On sent en elle, jusque dans le moindre pli de la robe, une décence instinctive, ni cherchée ni affectée, car ce ne serait plus la vraie décence, quelque chose de modeste et de fier, peut-être l’insouciance du succès ou l’inconscience de la séduction. Je me demandais s’il était possible que Gédéon, libre de cœur et de volonté, ne fut pas épris physiquement de cette fille que personne ne peut voir sans ressentir un certain trouble, comme si son austérité cachait des trésors de tendresse ou de volupté, et en même temps je me disais que, si cet homme de sens et d’expérience s’imaginait pouvoir la séduire sans l’épouser, il fallait que ce fût là une femme bien hypocrite avec les autres,… ou encore… que je ne sois qu’un niais !

Tout à coup, en me penchant un peu pour la mieux voir, je me suis avisé d’une glace où elle pouvait me voir moi-même, et je me suis sauvé en me sentant rougir comme un écolier pris en faute. Mécontent de moi, je m’en suis allé chez M. Sylvestre. Je voulais lui parler de Jeanne, je ne lui ai parlé que de mademoiselle Vallier. Je lui ai reproché de songer à partir avec une petite-fille qu’il ne connaît pas, au lieu de songer à surveiller et à diriger cette fille adoptive qui lui a montré tant d’affection et qui a peut-être besoin de ses conseils et de ses avertissements. Il m’a répondu qu’il était tranquille sur le compte de celle ci.

Votre Gédéon Nuñez est revenu me voir, et il m’a parlé à cœur ouvert, à ce qu’il dit. Il prétend toujours n’être pas amoureux, et il se défend d’être homme à faire un coup de tête ; mais il assure qu’il faut qu’il se remarie. Ses enfants ont besoin d’une mère. Ses sœurs n’entendent rien à la gouverne de sa maison. Il dit que mademoiselle Vallier est son idéal de raison, de douceur, de convenance et de distinction. Les enfants l’adorent, les valets la respectent. Il tient, lui, à montrer qu’un israélite est aussi désintéressé qu’un autre et ne fait pas toujours du mariage une affaire. Que vous dirai-je ? Il me demande en quelque sorte la main d’Aldine, car il me presse de la décider en sa faveur.

— Et vous avez promis ?…

— Ma foi ! oui, j’ai promis de parler pour lui, et je parlerai, à moins qu’elle ne me donne un bon motif pour m’en empêcher. Par malheur, je ne la vois pas souvent à présent : elle a des devoirs à remplir, et moi, je ne vais pas dans les châteaux ; mais je pourrais aller bien près, là-haut, sur le versant du bois, et elle viendrait causer avec moi un quart d’heure. Dites-lui cela de ma part, et qu’elle me fasse savoir son jour.

— Ainsi, vous me chargez… ?

— Mais pourquoi pas ? Vous n’avez jamais été amoureux d’elle, vous ! Vous ne voulez pas de l’amour, vous n’y croyez pas !

Je ne sais si M. Sylvestre a voulu me railler ou me punir. Je ne lui ai pas donné la satisfaction de me taquiner. Je lui ai promis de faire la commission, en ajoutant :

— Faudra-t-il que je plaide aussi la cause de mon ami Gédéon ?

— Pourquoi non, s’il est vraiment votre ami et s’il mérite de l’être ?

— Il ne m’a pas chargé de ses affaires, il ne m’a rien confié.

— Alors, ne vous en mêlez pas.

Je lui ai fait part de la résolution que mademoiselle Vallier a prise de parler à madame Irène, et du rendez-vous qu’elle doit lui avoir donné de sa part à l’ermitage. Il a été fort attendri de ce dévouement, et, me prenant la main, il m’a dit en me quittant :

— Mon ami Pierre, mademoiselle Vallier est une généreuse et intrépide nature ! Je sais ce qu’une telle démarche doit lui coûter. Ah ! je regrette que vous n’ayez pas l’indépendance de position de votre ami Nuñez ! Peut-être alors comprendriez-vous qu’on peut faire de l’amour l’affaire la plus sage de sa vie.

— Vous parlez ainsi, vous qui avez été si malheureux dans le mariage !

— C’est ma faute, il eût fallu mieux choisir. C’est nous qui avons tort de nous tromper ; Dieu, qui a fait l’amour, ne nous a pas interdit le discernement. Allez, allez, l’homme n’a jamais raison de se plaindre, et ce qu’il peut faire de mieux quand il porte la peine de ses aveuglements, c’est de la porter sans honte et sans faiblesse. C’est la seule manière de les expier.

Je suis revenu à la Tilleraie par le plateau. De là, je plongeais d’un coté sur toute la vallée de Vaubuisson, de l’autre je voyais une plaine immense dont les hautes moissons avaient le mouvement d’une mer caressée par la brise. Il faut que j’aie été bien préoccupé depuis quelque temps pour n’avoir pas fait attention au changement qui s’est opéré dans la campagne. Les fourrages et les céréales ont poussé avec tant de vigueur, que je ne reconnais plus la place des petits chemins, et que les pommiers, plongés dans cette puissante verdure, semblent s’être enfoncés en terre. Les maisonnettes, basses, éparses dans la campagne, plongent aussi jusqu’à leurs petits toits dans une forêt d’épis. La fertilité de ce sol est presque effrayante. Il faut dire aussi que le paysan travaille sa terre quatorze heures par jour et n’y laisse pas un brin de plante parasite. La féconde nature s’en rit, car toutes les mauvaises herbes, rejetées sur le bord des chemins ou le long des fossés, poussent là, les unes sur les autres, avec une sorte de folie. Je n’ai jamais vu de fleurs et de graminées sauvages si fières et si dévergondées. Les ruisseaux ne voient plus le soleil, et la terre semble étouffée sous cette toison qui l’opprime. Les arbres sont si chargés de fruits, que leurs branches traînent dans le foin avec des attitudes de fatigue et d’accablement. Au milieu de cette richesse inouïe, la campagne a quelque chose de pesant et de morne qui m’a passé dans l’âme. M. Sylvestre eût fait des réflexions sur ce luxe de la terre qui déborde sans que l’aisance ait pénétré dans la classe qui cultive et récolte. Moi qui ne me pique pas de tendresse humanitaire, j’étais tout bonnement triste et las quand je suis rentré à la Tilleraie.



XXIX

JEANNE DE MAGNEVAL À MADEMOISELLE VALLIER


Paris, 22 juin.

Mon cher ange gardien, maman ira à l’ermitage après-demain, à deux heures de l’après-midi. Elle est si contente que son père consente à la recevoir, qu’elle en a remercié Dieu toute la matinée. Je crains même qu’à force de le bénir et de le prier, elle ne l’ait un peu ennuyé ; car enfin c’est bientôt fait de lui dire qu’on l’aime et qu’on est content, et je ne vois pas ce que trois heures passées dans un église ajoutent à la vérité de nos sentiments pour lui.

Chère amie, vous croyez donc que maman se prêtera à l’idée d’un voyage que je ferais avec mon grand-père ? Ce voyage sera-t-il amusant ? Je n’en sais rien ; mais si on y tient… Vous a-t-on reparlé de moi ? Il me semble qu’on ne me hait plus. Pourquoi me haïssait-on auparavant ! Est-ce à cause de mes cheveux rouges ? Non, tout le monde dit qu’ils sont beaux, et maman en est fière. C’est donc toujours ce mystère que personne ne veut me révéler ? Oh ! je finirai par le savoir, allez ! Mon grand-père ne sera pas si impénétrable que maman et vous. Je n’en aurai pas le démenti !

J’ai dit à maman tout ce que je vous avais dit de M. Pierre, je n’ai pas de secrets pour elle. Elle ne l’aime pas, elle ; mais elle dit que, s’il me plaît et que je le ramène à moi, elle lui pardonnera tout. N’est-ce pas que c’est une bonne mère ? Vous, vous êtes une méchante amie de ne vouloir pas me parler de lui dans vos lettres. Vous craignez que je n’y pense trop ? Si j’y pense trop, ce sera tout de même votre faute. Pourquoi m’avez-vous dit tant de bien de lui ? C’est égal, vous êtes mon bon ange, et je vous aime de tout mon cœur. Vous avez pourtant des jours où vous êtes méchante, ma belle enfant ! M’avez-vous assez grondée d’avoir parlé à M. Pierre de notre mariage manqué ! Vous dites que c’est de la coquetterie. Eh bien, quand même ? Est-ce que je n’ai pas le droit de vouloir plaire à un jeune homme qui n’a rien, moi qui suis riche, et qui n’est pas bien beau, moi qui suis, à ce qu’on dit, une des beautés de Paris ? Où est donc mon crime de me sentir désintéressée, généreuse, et pleine de confiance en lui ? S’il ne comprend pas cela, il n’a pas de cœur ; mais Rébecca, qui est plus consolante que vous, me jure qu’il en a, et qu’il est d’autant plus amoureux de moi qu’il s’en défend et le nie. Nous verrons bien. Je viens de me commander une robe… Oh ! ma chère, vous verrez ça, une merveille ! une gaze algérienne avec un filet d’argent presque invisible, mais d’un pur ! Les quatorze mètres de la jupe passent dans ma bague sans se chiffonner. Avec ça, Dorothée m’a inventé une nouvelle coiffure qui fait bien autrement valoir mes cheveux ! À propos, pourquoi donc ne voulez-vous pas prendre un jour de vacances et venir dîner chez nous un dimanche ? Maman serait si contente de vous recevoir ! Elle dit que, si vous vouliez être ma dame de compagnie, elle vous donnerait le double de ce que vous gagnez chez M. Nuñez. Songez-y, ça en vaudrait bien la peine, et je serais si heureuse avec vous ! Tâchez qu’on fasse bientôt de la musique à la Tilleraie. Je m’ennuie beaucoup à Paris.




XXX

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 24 juin.

J’ai passé l’après-midi avec l’ermite pendant que mademoiselle Vallier était en conférence avec sa fille à l’ermitage. Il était si ému et si agité en attendant le résultat, qu’il ne pouvait rester en place. La famille Diamant est arrivée chez moi fort à propos pour le distraire. Ces braves gens passent à Vaubuisson les fêtes et dimanches, et, quand je ne vais pas les chercher, ils viennent me prendre pour la promenade. J’ai eu par eux des nouvelles de mon oncle. Il sait où je suis, et j’ignore qui lui a dit que je gagnais beaucoup d’argent. Il souhaite que j’aille le voir ; j’irai, et je lui laisserai croire que je suis très-riche.

Les Diamant et l’ermite se sont pris en grande amitié, ils se sont déjà rencontrés plusieurs fois à la pêche. Le vieux et digne aventurier qui a eu quatre-vingt mille livres de rente, et puis soixante-trois francs dans sa poche pour toute ressource, a fait, comme je te l’ai dit, bien des métiers. Il est donc au courant de la vie industrielle sous toutes ses formes, et le parfait gentilhomme parle avec les Diamant comme s’il avait été dans la partie. Il leur dit qu’il a été ouvrier, et ils ne savent que penser de lui ; car, s’il a toutes les connaissances pratiques du petit et du grand commerce, il a aussi cette distinction de manières et cette grâce aristocratique dont les petits bourgeois sont meilleurs juges qu’on ne l’imagine.

— Voyez-vous cet homme-là, dit madame Diamant, ça a beau avoir travaillé, ça a toujours été quelque chose. Je ne dis pas que nous n’ayons pas des sentiments autant que lui. Pour ce qui est de ça, M. Diamant n’est pas au-dessous d’un sénateur ou d’un archevêque : mais, quand on n’a pas reçu d’éducation, on ne sait pas se faire valoir. Si votre vieux ermite voulait demeurer dans notre petite maison de Vaubuisson et donner des leçons de n’importe quoi à nos enfants, nous lui ferions le sort plus heureux qu’il ne l’a, et nous serions encore ses obligés, car l’éducation, c’est tout !

L’ermite repousse cette proposition en disant qu’il est trop vieux, qu’il a perdu la mémoire et qu’il ne sait plus rien. Les Diamant ont pourtant beaucoup insisté. Leurs deux garçons travaillent mal à Paris ; ce sont de vrais petits Auvergnats qui ont besoin du grand air pour vivre et qui aimeraient mieux monter dans les cheminées pour aller respirer sur les toits que d’étudier dans une classe. Les plaintes et les inquiétudes des parents m’ont donné l’idée de leur rendre service et de leur témoigner mon amitié. Comme leurs enfants passeront les vacances à Vaubuisson, j’ai offert d’être à cette époque leur précepteur pendant deux heures tous les jours, et de bien examiner leurs aptitudes afin d’indiquer la direction à leur donner. La reconnaissance de M. Diamant a été portée au dernier paroxysme quand je lui ai annoncé avec cela que, sur ma recommandation, Gédéon s’enrôlait dans sa clientèle. Il lui donnera de l’occupation ; car, depuis que mademoiselle Vallier est chez lui, il ne trouve plus rien d’assez élégant pour se rajeunir, et quinze fois par jour il maudit son tailleur allemand, qui lui inflige, à ce qu’il prétend, la tournure du docteur Faust avant son pacte avec le diable. Je la lui souhaiterais !

Nous avons pu enfin nous arracher aux effusions de nos braves amis pour aller attendre mademoiselle Vallier dans le bois tandis que la voiture de madame Irène s’éloignait dans la direction de Paris ; mais il parait que j’étais de trop dans ce que l’on avait à dire à l’ermite, car j’ai remarqué un certain embarras chez mademoiselle Vallier quand elle m’a vu avec lui, et je me suis hâté de les laisser ensemble. Au bout d’un quart d’heure, l’ermite m’a rejoint.

Elle consent ! m’a-t-il dit. Elle me confie sa fille pour un an. Oh ! ce n’a pas été facile ! Elle était furieuse de ne pas me trouver au rendez-vous, et elle a été fort rude et fort mauvaise avec mademoiselle Vallier ; mais la brave fille a tenu tête et l’a réduite à merci. Si je sais comment elle a fait !… N’importe, nous aurons plus de détails demain, Aldine m’écrira ; elle était pressée de rentrer et paraissait émue et fatiguée. Laissons-la respirer. Moi, je vais réfléchir à mon voyage, puisque c’est décidé !

Il m’a fallu lui démontrer que la première chose à faire était d’avoir de l’argent, vu que mademoiselle Jeanne ne gagnerait pas la Suisse à pied avec un sac sur les épaules. Il est tellement habitué à se passer de tout, que mon observation l’a troublé. Il lui répugne d’accepter la moindre avance de sa fille, et, pour se faire envoyer le revenu de Magneval, il faut qu’il signe une procuration et fasse connaître son nom ici. Le voyant fort tourmenté, j’ai été heureux de lui offrir cinq cents francs et de lui dire qu’il pouvait m’envoyer sa procuration de Lyon ou de Genève ; moyennant quoi, je le mettrais en règle pour l’avenir avec son régisseur. S’il faut aller pour cela en Champagne, j’irai, et même je désirerais que ce fût nécessaire. Un petit voyage pédestre ne me ferait pas de mal ; car, mon ermite parti, je vais singulièrement m’ennuyer dans ma solitude.




XXXI

D’ALDINE VALLIER À M. SYLVESTRE


La Tilleraie, 24 juin.

Cher et digne ami, vous m’avez dit que vous vouliez me parler de moi avant de partir. Quand vous voudrez ; mais, aujourd’hui et avant tout, parlons de Jeanne. Vous voulez que je vous raconte en détail mon entrevue avec sa mère. À quoi bon ? J’ai été d’abord un peu troublée de son emportement contre moi, lorsque j’ai déclaré que vous ne vouliez pas la voir et confessé hardiment que je l’avais trompée en lui donnant un rendez-vous de votre part. Elle a prétendu qu’elle n’écouterait rien, à moins que je ne consentisse à aller chez elle. Mon refus l’a exaspérée ; mais j’ai pu adoucir sa colère en lui parlant avec tant de ménagement, qu’elle en a été touchée. Alors, elle m’a dit qu’elle savait vos projets, que Jeanne les lui avait confiés, et qu’elle ne s’y opposerait pas, si je voulais accompagner sa fille. Il m’a bien fallu lui dire que cela était impossible, que j’étais pauvre, que je ne pouvais me séparer de Zoé, que je devais gagner ma vie et la sienne, et que vous n’étiez pas assez riche pour payer une gouvernante. Alors est revenue cette triste question d’argent. Elle m’a offert un traitement considérable, et, malgré le soin que j’ai mis à ne pas le refuser avec trop de vivacité et à ne pas vouloir motiver mon refus, elle a compris de reste que l’idée de lui devoir quelque chose m’était aussi antipathique qu’à vous-même. Elle s’est emportée contre nos fausses délicatesses, contre notre intolérance et nos implacables préjugés. Tout ce que le dépit lui a fait dire là-dessus m’a semblé bien curieux. Elle y mettait autant de passion, autant d’éloquence, autant d’indignation que si elle eût plaidé une cause juste contre des ennemis acharnés et cruels. Elle a déclamé contre la pudeur et la fierté, cherchant à rabaisser avec amertume tout ce qu’elle sent au-dessus d’elle ; enfin elle ne m’a pas plus épargnée que les autres, et m’a fait entendre que j’étais désireuse de plaire à M. Nuñez. J’avoue que j’ai été en colère ; mais elle ne l’a pas vu, et mon apparente patience l’a forcée de rentrer en elle-même, ou tout au moins de faire semblant. Elle a essayé alors de jouer le rôle d’une pécheresse repentante : mais elle m’a déplu davantage sous cet aspect, et ses feintes larmes ne m’ont pas attendrie. Enfin, après bien des paroles et des émotions inutiles, elle a cédé, non à ce qu’elle appelle votre obstination et votre bizarrerie, mais à une considération dont vous ne vous doutez pas, et dont il faut bien que je vous parle.

Apprenez, mon ami, que Jeanne aime ou croit aimer M. Pierre. Je ne crois pas, moi, que ce soit bien sérieux. Elle est si enfant ! Vraiment, Jeanne n’a encore que quinze ans pour l’expérience et la réflexion. Elle s’abandonne à ses premières impressions avec une naïveté étonnante, et elle donne tout à coup le nom de passions à ses caprices. Heureusement, le moindre jouet, une robe, un éventail, une ceinture l’occupe tout autant qu’un projet de mariage. Quand elle sera avec vous, elle vous parlera certainement à cœur ouvert, et ce sera à vous de juger si vous devez approuver son choix ou l’en dissuader. Je crois savoir d’avance votre opinion : vous aimez et vous estimez M. Pierre ; mais vous le trouvez trop positif pour son âge, et je suis un peu de votre avis. Je crains qu’il ne soit pas du tout disposé à aimer Jeanne comme il faudrait l’aimer pour oublier sa mère ; mais il y a ici une petite madame Duport qui, à je ne sais quelle intention, lui monte la tête et lui fait croire que M. Pierre est amoureux d’elle. Plût au ciel que ce fût vrai, car il ne manque à ce brave et bon jeune homme qu’un peu d’enthousiasme et de foi. Certes il serait digne de vous appartenir, et, le jour où il serait assez ému pour se charger de l’avenir de Jeanne, on pourrait être tranquille sur cet avenir. Quanta moi, je fais mon possible pour qu’il apprécie le charme, la bonté, la généreuse confiance et la touchante naïveté de Jeanne.

Madame Irène croit-elle réellement que l’amour de Jeanne soit sérieux ? Elle déteste M. Pierre, et pourtant elle désire vivement qu’il soit son gendre. Est-ce une revanche qu’elle veut prendre du refus qu’il a fait de sa fille ? Elle aime à croire avec madame Duport qu’il s’est épris de Jeanne en la connaissant davantage, et qu’il ira vous rejoindre en Suisse, à présent qu’il a trouvé des ressources dans son talent. Après tout, ce n’est pas impossible, et j’ai dû non-seulement laisser cette espérance à madame Irène, mais encore lui en exagérer un peu la solidité. L’important, c’était de la faire consentir à vous laisser Jeanne pour un an. C’est décidé. Fixez l’époque de votre départ. Madame Irène sera censée conduire sa fille en Italie, c’est jusqu’à Lyon seulement qu’elle la conduira, et c’est là que vous l’attendrez pour qu’elle vous soit remise.

Reste à savoir pour combien de temps Jeanne est à vous. Si vous pouvez la marier d’ici à un an, bien certainement elle est à vous pour toujours, et, comme sa volonté est toute-puissante sur sa mère, elle épousera l’homme qu’elle aimera et dont elle sera aimée. Si M. Pierre ne se décide pas à nous faire connaître ses sentiments, je crois qu’elle y renoncera vite et l’oubliera sans effort. Peut-être aussi jugerez-vous à propos de l’inviter à vous rejoindre en voyage, car je ne réponds pas d’avoir raison en supposant que madame Duport se trompe et que Jeanne s’abuse. Ce sont choses très-délicates, et dont je ne peux m’occuper qu’avec beaucoup de réserve et de discrétion.

J’irai demain au rendez-vous que M. Pierre m’a donné de votre part. Je n’ai pas voulu vous laisser vingt-quatre heures dans l’ignorance de ce qui se passe dans le cœur de Jeanne et dans l’esprit de sa mère.

À vous tout mon dévouement.

Aldine Vallier.


XXXII

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 22 juin.

Mon ami Diamant, qui a été ce matin en grande conférence avec Gédéon à l’effet d’adoniser ses quarante printemps, est venu me voir en revenant de la Tilleraie. D’après lui, il faudrait croire que mademoiselle Vallier a écouté les sages conseils de sa petite Zoé, et que son mariage avec le châtelain est à peu près décidé. Les domestiques tiennent la chose pour certaine, et les vieilles sœurs le donnent à entendre sans y apporter le moindre obstacle. Comme elle doit être aujourd’hui en explications avec M. Sylvestre et que celui-ci est revenu de ses préventions sur le compte du prétendant, je pense bien que, ce soir ou demain, Gédéon viendra me faire la confidence de son bonheur, à moins qu’il ne craigne de m’affliger, car il est certain qu’il me redoute un peu. Il a grand tort, je ne suis pas assez l’ami de mademoiselle Vallier pour quelle me consulte, et, si elle me consultait, je lui répondrais qu’avant tout il faut être d’accord avec soi-même. Elle est raisonnable et positive. La richesse est un grand bonheur pour ceux qui l’aiment. L’occasion est magnifique. Gédéon a le mérite d’être amoureux : pourquoi hésiterait-elle ?


Cinq heures du soir.

Je t’ai quitté brusquement. M. Sylvestre est venu me parler. Il croit que mademoiselle Aldine fera de sages réflexions. Elle lui a promis d’en faire. Moi, je crois qu’elles sont toutes faites, et que l’on ne me dit pas tout. Pourquoi M. Sylvestre, si naïf et si franc, veut-il me laisser croire que le mariage n’est encore qu’à l’état d’éventualité ? Je me suis senti impatienté contre une réserve qui n’est pas dans son caractère. Est-ce que mademoiselle Vallier s’imagine que je suis amoureux d’elle ? Gédéon le lui a-t-il persuadé, et par contre l’a-t-elle persuadé à l’ermite ? J’ai craint de donner créance à cette absurdité en cherchant à m’éclairer là-dessus. J’ai caché un moment d’humeur, et je me suis vengé en faisant de Gédéon le plus magnifique éloge. L’ermite m’a beaucoup parlé de Jeanne et de ses projets de voyage. C’est dans huit jours qu’il l’emmène. Il m’a demandé si je n’étais pas tenté d’aller faire aussi un tour en Suisse, et j’en suis tenté en effet. Il dit qu’il se fixera pour le reste de la saison du côté de Zurich, et que, si je passe par là, il sera heureux de me voir. Pourquoi n’y passerais-je pas ?

Je m’ennuie beaucoup ici maintenant, et, quand j’aurai terminé le travail que, j’ai promis à d’Harmeville, c’est-à-dire dans un ou deux mois, je quitterai cette charmante petite vallée, où je n’aurai plus de motif pour m’enterrer. Le départ de mon ermite m’y fera un vide affreux, et je ne tiens pas à faire mon chemin dans les lettres sous l’égide de Gédéon Nuñez.



XXXIII

JEANNE DE MAGNEVAL À SON GRAND’PÈRE


Paris, 27 juin.

Grand-père chéri, suspendez vos préparatifs de voyage. Il est inutile de vous condamner à cette fatigue. Je fais ce que vous voulez, je quitte maman et je m’installe à la Tilleraie, où les excellentes demoiselles Nuñez se chargent de moi et de mon mariage, si mariage il y a. La grande question, n’est-ce pas, c’était de devenir pauvre pour rassurer certaines consciences farouches ? Eh bien, c’est fait. J’ai dit à maman : « Garde ta fortune, je ne veux pas de dot. Tu es jeune encore, Dieu merci ; le mari qui me voudra n’aura pendant bien longtemps rien à voir dans tes affaires, et, quand viendra cette horrible question de l’héritage, je ne m’opposerai pas à ce qu’il y renonce, puisque c’est un héritage maudit ! »

Vous voyez, cher père, que je sais tout ! Je voulais tout savoir : me voilà satisfaite, c’est-à-dire désolée ; mais vous devez être content de moi, vous, et cela me console un peu. Permettez-moi d’aller vous voir demain, je vous expliquerai ce qui s’est passé. À présent, vous me permettrez de vous tenir souvent compagnie, n’est-ce pas ? J’ai du chagrin, vous me donnerez du courage.

Votre Jeanne qui vous aime.



XXXIV

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 28 juin.

Il se passe autour de moi, et peut-être à propos de moi, les choses les plus extravagantes, et j’aurais grand besoin de ta clairvoyance et de tes conseils.

Je me rendais aujourd’hui à la Tilleraie pour dîner. Gédéon m’avait écrit un billet, des reproches sur ma disparition, sur ma sauvagerie. Je crains tant de paraître boudeur et envieux, que, malgré mon désir d’être tranquille et de travailler, je suis parti tout de suite, pour montrer la figure d’un homme qui a toute sa quiétude de cœur et toute sa lucidité d’esprit. J’étais à peine entré dans le bois, que je traverse verticalement, parce que c’est le plus court pour gagner les plateaux de la Tilleraie, quand je me suis trouvé en face de mademoiselle Jeanne. Surpris de la rencontrer seule dans ce petit désert, je lui ai dit qu’elle avait tort de se promener ainsi.

— Allons donc ! m’a-t-elle répondu d’un ton décidé et assez braque, est-ce que le pays n’est pas sûr ? Est-ce que mon amie Aldine ne le parcourt pas seule à toute heure !

— À toute heure, non.

— Eh bien, ne sommes-nous pas en plein jour ?

— Mademoiselle Vallier a eu jusqu’à présent l’excuse de son indépendance dans sa pauvreté…

— J’ai à présent la même excuse.

— Que voulez-vous dire ? Votre mère est ruinée ?

— Oui, c’est cela. Son banquier a fait faillite, elle n’a plus rien.

J’ai été sur le point d’en faire compliment à mademoiselle Jeanne, mais je m’en suis abstenu.

— Vous pensez bien, a-t-elle repris, que ce n’est pas le moment de voyager ; je dois songer à économiser, peut-être à travailler. Je viens de voir mon grand-père pour lui expliquer cela ; il m’approuve et il est content de moi. À présent, voulez-vous me donner le bras pour retourner à la Tilleraie ? On vous y attend, je le sais.

— Je n’y vais pas encore, mademoiselle. Il est trop tôt.

— C’est-à-dire que vous ne voulez pas m’accompagner.

— Je ne veux pas vous compromettre, et je ne comprends pas que vous me le fassiez dire.

— Pardon ! je ne me croyais pas si facile à compromettre. N’avez-vous jamais escorté mademoiselle Vallier dans ses visites à l’ermitage ?

— Jamais, mademoiselle. Je ne le lui aurais pas offert, et elle ne me l’eût pas permis.

— Alors… je vous remercie de votre refus. Au revoir, monsieur Pierre !

Je suis arrivé une heure après elle à la Tilleraie. Dans la soirée, Gédéon m’a pris à part.

— Vous savez, m’a-t-il dit, que mademoiselle Irène est ruinée ?

— Est-ce vrai ?

— Vous en doutez ? Eh bien, vous avez raison, je ne veux pas vous tromper ; il n’y a pas un mot de vrai. Le banquier qui a fait faillite n’avait à elle que des sommes insignifiantes.

— Pourquoi fait-elle courir ce bruit ?

— Pour lever les scrupules de l’homme qui épousera sa fille.

— C’est donc un piège tendu d’avance à l’amoureux naïf qui s’y laissera prendre ?

— Peut-être ! Mais Jeanne fera échouer cette combinaison.

— Comment cela ?

— Elle refusera toute espèce de dot.

— Je ne comprends pas.

— Jeanne sait tout ; une femme de chambre l’a éclairée sur sa situation ; elle quitte sa mère. Oh ! c’est une fille énergique avec son air enfant ! Il paraît qu’elle a écrasé la pauvre Irène. Rébecca a assisté à une vraie scène de mélodrame.

— Eh bien, mademoiselle Jeanne a eu tort !

— Vous trouvez ?

— Oui. Dans les mélodrames, la fille intéressante adore sa mère quand même. C’est classique, et ce n’est pas vraisemblable, mais c’est généreux. J’aurais autant aimé mademoiselle Jeanne moins réaliste.

— Ah ! que voulez-vous ! cette petite aime peut-être quelqu’un ! Ce n’est pas sa faute si le passé de sa mère est un obstacle ! Naturellement, l’innocence se révolte contre le vice qui lui fait porter la peine de sa honte.

— L’innocence ne devrait pas si bien comprendre ce que c’est que la honte et le vice.

— L’innocence devine ce qu’elle ne comprend pas. D’ailleurs. Irène s’est chargée d’éclairer sa fille, car elle a perdu la tête, et, dans son chagrin, dans sa colère, elle a déclamé sur tous les tons, tantôt s’oubliant jusqu’à maudire les femmes honnêtes, vieille habitude de son métier, tantôt jouant la Madeleine aux pieds du Christ, autre rengaine du diable fait ermite, si bien que la petite, qui voyait trouble probablement dans tout cela, est arrivée à voir assez clair pour vouloir retourner au couvent.

— C’est ce qu’elle aurait dû faire sans rien dire, et, puisqu’elle est dévote, il fallait se faire religieuse et donner sa dot à la communauté. L’Église n’est pas fière, elle ne demande jamais d’où vient l’argent qu’on lui apporte.

— L’Église a raison, mon cher. L’argent est innocent et bon comme tout ce dont l’homme abuse. Est-ce que vous avez les idées du moyen âge, par hasard ? Dans ce temps-là, quand un homme avait fait pacte avec le diable, on rasait sa maison et on stérilisait son champ en y semant du sel. Était-ce assez bête de détruire une habitation qui n’en pouvait mais, et qui eût servi de refuge à quelque pauvre famille ! Quant à la terre, à supposer qu’on l’eût stérilisée avec le sel, l’idée de frapper de mort l’instrument du travail de l’homme, la propriété inaliénable des générations, le don de Dieu enfin, c’est tout bonnement un crime, et je ne comprends pas qu’un garçon d’esprit comme vous, un esprit éminemment social et pratique, en soit encore à croire qu’il y ait de la terre maudite et de l’argent souillé.

— Ainsi vous épouseriez mademoiselle Jeanne avec la fortune de sa mère ?

— Avec ou sans cela, parfaitement, si je l’aimais.

— Vous le pourriez en tout cas, vous qui êtes dix fois plus riche qu’elle ; mais si vous étiez pauvre ?…

— Dans ce cas-là, je ferais un établissement de charité avec la dot de ma femme, et personne n’aurait rien à dire.

— Mademoiselle Jeanne est plus scrupuleuse, puisqu’elle parait renoncer à son héritage, à moins que ce ne soit une feinte.

— Ce n’est pas une feinte, c’est un coup de tête. Il paraît qu’il y a un petit fief de Magneval en Champagne et une espèce de grand-père en Suisse ou en Italie, qui lui en assurera la propriété tout de suite. Donc, elle n’est pas dans la misère, et peut s’établir médiocrement, mais honnêtement.

— Alors, l’idée du couvent était une petite comédie ?

— Non, c’était le premier mouvement. Oh ! comme vous êtes sévère pour cette charmante fille ! Elle est charmante dans tout cela, je vous jure, très-fière et très-résignée. D’ailleurs, ma cousine Rébecca, qui est un femme de tête, a tout arrangé pour le mieux. Elle se charge de marier Jeanne, elle la prend avec elle ; mes sœurs aussi s’offrent à lui servir de tantes. Moi, naturellement, je deviens son oncle, et je l’engage à passer l’été chez nous avec madame Duport, dont le mari est forcé d’aller en Allemagne pour des affaires. La pauvre Irène, pour couvrir tout cet éclat, fait semblant de courir après son banquier et passe en Angleterre, où elle restera peut-être. Ainsi tout s’arrange pour le mieux, et, si vous alliez devenir amoureux de ma belle pupille, je vous dirais : Pourquoi non, mon cher ? Mille écus de rente en Champagne et une femme ravissante sous la main, ce n’est pas un mariage d’argent, et, dans votre position, ce n’est pas non plus une folie. Nous reparlerons de ça quelque jour, si vous voulez.

— Parlons-en tout de suite, mon cher ami.

— Ah ! vous y mordez ? Voilà qui est bien, et je m’en réjouis.

— Vous allez trop vite. Je n’ai aucune envie de me marier, et il est très-probable que je ne ferai jamais à aucune femme le sacrifice de mon indépendance.

— Tant pis pour vous ! vous ne connaîtrez jamais l’amour. On n’aime que les femmes honnêtes, mon cher, et on n’est aimé que par elles. Or, les femmes honnêtes veulent qu’on les épouse, c’est leur droit.

Gédéon avait raison ; c’est l’homme pratique, qui dit avec conviction ces vérités banales que nos paradoxes ne peuvent changer. J’ai reconnu que ma réponse n’avait pas été sérieuse, mais je lui ai déclaré que je ne me marierais pas par amour, comme il l’entendait.

— Vous croyez que je prêche le mariage d’amour ? C’est selon comme vous entendez l’amour. Si vous en faites une folle passion, je m’inscris contre l’amour de tête ; mais, si vous en faites une vive et solide amitié, la joie des sens, le contentement du cœur et la sécurité de l’esprit, je vous dirai que tout ce qui n’est pas cela n’est que libertinage, délire ou vanité. Donc, un homme intelligent et raisonnable doit se marier, c’est-à-dire s’attacher pour toujours à une femme pure. Il y en a qui n’exigent pas pour cela qu’on les épouse : elles ont tort. C’est une générosité dont nous abusons presque toujours, et, comme ces unions-là ont tous les inconvénients du mariage sans en avoir les avantages, il est bien plus simple de sanctionner son affection et de s’ôter la mauvaise chance du caprice. C’est l’opinion de votre ermite, que j’ai été voir hier, et qui, par parenthèse, est un homme charmant. Je le consultais sur le choix d’un mari pour ma pupille Jeanne, et tout ce qu’il m’a dit sur le mariage m’a donné envie de me marier aussi.

— Pourquoi vous moquez-vous de moi, mon cher ami ? Ce n’est pas l’ermite qui vous a donné cette idée-là : elle vous est venue depuis que mademoiselle Vallier demeure chez vous.

— Vous l’a-t-elle dit ?

— L’ermite me l’a dit.

— Eh bien…, qu’en dites-vous ?

— Que vous faites un très-bon choix. Pourquoi me regardez-vous fixement ?

— Parce que… parce que… je ne peux pas m’expliquer que vous ne soyez pas un peu amoureux d’elle ! Tous ceux qui la connaissent en sont épris.

— Eh bien, moi, je ne comprendrais pas que je fusse un peu amoureux d’elle. Elle mérite mieux que cela, et, si j’étais accessible à une passion, elle en serait peut-être l’objet ; mais, comme ma raison, ma pauvreté, c’est-à-dire ma conscience, m’interdit de songer au mariage, et qu’une personne comme elle n’est pas faite pour inspirer une autre idée, je ne me permets pas de songer un peu à elle. Je suis assez sage et assez fort pour n’y pas songer du tout.

— C’est parler en homme de cœur et en homme d’honneur. Donc, vous pouvez bien songer à une autre ?

— Vous y tenez, je le vois. Je vous remercie de votre sollicitude, mais je vous en dispense. Je n’aime pas mademoiselle Jeanne, et il n’est pas nécessaire que je l’aime pour que vous soyez le plus heureux des hommes.

— Vous me croyez jaloux ?

— Qui sait ? Dites-moi que vous ne l’êtes pas.

— Je mentirais. Je suis jaloux de tout le monde ; mais je vous estime trop pour ne pas me rassurer sur ce qui vous concerne, et ma reconnaissance…

— Oh ! mon cher ami, m’écriai-je un peu irrité, ne parlons pas de cela ! Je ne veux pas de votre amitié, si elle est le prix d’un prétendu sacrifice. Ce sacrifice-là serait au-dessus de mes forces, et je vous jure que je ne le ferais à personne. On doit sacrifier son amour au bonheur de la personne aimée, on ne peut le sacrifier à aucun autre homme. Je ne vous sacrifie donc rien. Je n’aime personne. Ne me remerciez jamais, si vous ne voulez pas m’offenser mortellement.

— Vous avez raison, répondit Gédéon en me serrant impétueusement la main ; vous me donnez une leçon que je comprends et que je ne mériterai plus.

Dans la soirée, madame Duport m’a pris à part aussi. Moins sincère et, par conséquent, moins habile que son cousin Gédéon, elle m’a laissé voir clairement, à travers ses ruses, qu’elle comptait me faire épouser Jeanne. C’est, je le crois, une sorte de vengeance du refus que j’ai fait d’elle-même. Il lui plaît de me mettre en contradiction avec mes principes, et, comme cette femme n’en a pas, elle s’imagine que j’en viendrais fort bien un jour, après avoir refusé par ostentation la dot de Jeanne, à m’accommoder sournoisement de son héritage. Je l’ai remerciée avec amertume de la charmante opinion qu’elle a de moi, et elle s’est tirée d’affaire avec des plaisanteries. Elle a l’esprit mordant et spontané qui pallie dans le monde l’absence du jugement ; mais je ne lui pardonne pas, moi, et, si Jeanne n’était en somme une honnête créature, je me vengerais de tout cela en me moquant d’elle.

Je lui en veux pourtant, à cette sotte petite fille ! C’est elle qui m’attire tous ces ennuis. Croirais-tu qu’elle me suppose amoureux d’elle, d’une part parce que Rébecca s’évertue à le lui persuader, de l’autre parce que, ces jours-ci, j’ai dit à son grand-père que, s’il allait en Suisse, j’irais peut-être l’y rejoindre ? J’avais du dépit, tu sais pourquoi. À présent que j’ai contraint Gédéon à être sincère et que j’ai pu sauvegarder ma dignité vis-à-vis de lui, je suis très-calme, et je ne sais pas pourquoi je n’achèverais pas mon travail à l’Escabeau. Je ne serai nulle part aussi bien pour me recueillir, et m’y enfermer tranquillement est la meilleure réponse que je puisse faire à mademoiselle Jeanne pour lui prouver qu’elle n’a pas mis le feu dans ma cervelle.




XXXV

MADEMOISELLE VALLIER À M. SYLVESTRE


La Tilleraie, 4 juillet.

Mon ami, j’ai réfléchi à tout ce que vous m’avez dit, et voici ma réponse, c’est la même que je vous ai faite de vive voix : je n’aime pas M. Nuñez. Tout est là, voyez-vous ! Je le regarde comme un honnête et excellent homme : il est généreux, sociable et dévoué ; il me témoigne un respect qui me touche, et certes sa position n’a rien dont je ne sois honorée ; mais, que voulez-vous ! il y a un idéal… Ai-je un idéal, moi qui connais si peu de gens et qui ai presque toujours vécu seule ? Non ! Je ne saurais dire comment serait l’homme que je pourrais aimer ; je sais seulement que M. Nuñez n’est pas cet homme-là. Je me consulte, je me raisonne, rien n’y fait. D’abord je n’aime pas les juifs. N’allez pas croire que j’aie d’antiques préjugés. Je n’aime pas les Anglais non plus, et je ne sais pas pourquoi. Je crois que ces gens trop pratiques me ressemblent trop, car j’ai toujours été forcée de pratiquer une raison au-dessus de mon âge, et je ne peux pas dire que cela m’ait rendue heureuse. Si je devais l’être, ce serait précisément dans la société de gens poétiques et romanesques comme je le suis dans une certaine région bien mystérieuse de ma pensée ; mais il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe ! Je suis clouée au terre-à-terre, j’y marche sans langueur et sans avoir la prétention d’être faite pour quelque chose de mieux. J’ai mon Corinthe dans un coin de la cervelle, et, quand j’ai fini ma journée de labeur et de raison, je me promène en rêve dans la ville enchantée. Je ne saurais vous dire si elle est d’or ou de pierre, et si ses habitants sont bruns ou blonds ; mais personne n’y travaille, personne n’y amasse de richesses, tout le monde y jouit du présent et s’y adonne à la contemplation du beau. Si on y parle de l’avenir, ce n’est pas pour savoir quelle figure on y fera, mais quel mérite on y aura acquis. Eh bien, il n’y a rien de corinthien dans les préoccupations de cette brave famille Nuñez. Ils sont artistes à leur manière, c’est-à-dire à leurs heures, et ils passent du calcul à l’enthousiasme avec une facilité qui me confond. Moi, ce n’est pas sans une secrète souffrance que je me plie à leurs alternatives, et ma souffrance me fait sentir que je suis autre, non pas meilleure, non pas si bonne ni si sage peut-être, mais plus moi-même, plus Française, c’est-à-dire plus jalouse de m’appartenir et de subir les chances de l’imprévu. Je veux, par exemple, pleurer sous le charme de la musique, ou y être complètement insensible, si ma fantaisie m’emporte ailleurs. Enfin je suis peut-être un peu folle, et je veux avoir le droit de l’être. Qu’est-ce que cela fait, si personne ne s’en aperçoit et ne s’en doute jamais ?

Vous reconnaîtrez peut-être là l’effet de ma jeunesse brisée par une tyrannie dont je ressens encore par moments la stupeur et l’effroi. Aussi le mariage m’épouvante, et, s’il m’était permis de rester comme je suis, une fille dont personne n’a besoin de s’occuper et qui n’a besoin de personne pour maintenir sa dignité, je m’estimerais très-contente de mon sort et ne penserais jamais au lendemain.

Mais voilà qu’on veut le changer, mon sort ! Pourquoi, puisque je ne m’en plains pas ?… On prétend qu’il faut que je sois riche : quel droit ai-je à cela, et pourquoi, d’ailleurs, accepterais-je les terribles soucis attachés à une grande responsabilité ? Enfin on prétend me rendre heureuse, comme si le bonheur était quelque chose qu’on peut nous donner par-devant notaire ! Je n’ai aucun besoin de ce qu’on m’offre, moi ! Le luxe m’est odieux depuis que j’ai porté malgré moi des saphirs et des rubis comme des chaînes d’esclavage sur mes bras d’enfant. Cette grande maison toute peinte et toute dorée où me voilà ne me dit rien du tout. C’est comme une riche auberge hospitalière qui appartient à tous les visiteurs, et dont la possession ne cause aucune jouissance à celui qui en fait les frais.

Les tableaux, les vases et les statues me rappellent le bric-à-brac de mon pauvre père : j’étais bien plus chez moi à l’Escabeau !

Et puis, voyez-vous, il y a trop de devoirs attachés à cette situation. Il y a deux jeunes enfants à élever, deux vieilles sœurs à entourer de soins, une nombreuse famille, une clientèle immense de parents, d’amis, d’employés, d’associés, de coreligionnaires ; un monde enfin à comprendre ou à deviner, à contenir ou à satisfaire, afin que le rôle important et actif de M. Nuñez ne soit entravé par rien et reste tel qu’il l’entend. Tout ne me plaît pas dans l’édifice de cette cité. Indépendante comme je suis, je peux m’en retirer le jour où je ne saurai plus faire ma note juste dans ce concert ; mais si j’étais le chef d’orchestre !… Ah ! mon Dieu ! j’en perdrais la tête, et, si je manquais à la moindre des obligations que cela impose, je n’aurais pas d’excuse ; je n’aurais plus qu’à me dire : « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! »

Tout cela ne me paraîtrait rien pourtant, si j’aimais M. Nuñez. Je ne connais pas l’amour ; mais, dans l’idée que je m’en fais, c’est une des applications de la foi divine, de cette foi qui transporte les montagnes. Quand je regarde l’intelligente et belle figure de M. Nuñez, je ne me demande donc pas si elle me plaît, si je la voudrais plus ou moins jeune, avec des yeux d’une autre couleur et un nez d’une autre forme. Non, je crois l’amour plus mystérieux que cela, et la notion vague que j’en ai est trop chaste pour que je m’arrête à l’examen de la personne extérieure. Son caractère n’a certes rien qui me soit antipathique ; mais, quand je ferme les yeux et que je me vois madame Nuñez, riche, parée, trônant dans cette opulence qui est l’œuvre de M. Nuñez, je me sens laide, ridicule, triste, ennuyée, et je me dis alors avec certitude : « J’appartiens à un milieu, par conséquent à un homme, que je n’aime pas. Il faut qu’il soit laid, puisque je trouve laid tout ce qu’il a créé jusqu’aux fontaines de son jardin. »

Alors, j’ouvre les yeux, et je me regarde, et je respire ! Je ne suis pas madame Nuñez ; je suis moi, jeune, libre et forte. L’avenir m’appartient ; donc, le présent est très-bon. Zoé est guérie, le plus grand souci de mon existence est effacé. Je dois cela à M. Nuñez ; je suis reconnaissante, dévouée, attachée à ses enfants, ils sont très-gentils, ces enfants-là, ils ne sont pas miens. Je leur donne les bonnes notions qu’on veut que je leur donne ; s’ils n’en profitent pas, ils ont une famille pour les punir et les contrarier. Je m’impose beaucoup de peine pour eux ; c’est de la fatigue, voilà tout : cela ne saurait aller jusqu’à la douleur, et, si j’ai jamais des enfants à moi, je leur apporterai une âme vierge de cette passion maternelle qui leur sera due.

Pourtant vous m’avez prescrit de réfléchir encore mon ami, avant de décourager entièrement M. Nuñez. Vous m’avez dit des choses fortes et vraies. Oui, il est très-vrai que l’idée d’être mère un jour fait battre violemment mon cœur, et que, si je n’avais pas cet instinct-là, je ne serais pas une femme. Il est encore vrai que, dans peu d’années, je m’épouvanterai peut-être de l’isolement de ma vie, et que le besoin d’aimer, longtemps refoulé par la raison, ou détourné par la préoccupation du travail quotidien, s’imposera à moi avec une force que je ne peux pas prévoir. Alors, il est possible que, sous le coup d’une émotion trop vive, je fasse un choix précipité, beaucoup moins bon que celui que je pourrais faire en ce moment. Je laisse donc échapper une occasion unique dans ma vie sous certains rapports, et, comme je ne peux logiquement prétendre à un riche mariage, si j’élève une famille, ce sera avec toutes les anxiétés, toutes les fatigues, tous les périls de la pauvreté.

Hélas ! oui, je sais bien : si j’écoute mes instincts, si je consulte mes goûts, j’aurai un sort plus que modeste, et ma famille viendra augmenter le chiffre des austères nécessiteux ou des ambitieux éconduits de cette société déjà si pleine de misères cachées ou d’aspirations inquiètes. Devant ce danger, l’amour d’un honnête homme pauvre me paraîtra peut-être un acte de générosité que je n’oserai pas accepter. Peut-être m’abstiendrai-je de vivre, par crainte de gâter la vie d’un autre. Vivre seule ou vivre dans la douleur et l’effroi, voilà mon avenir.

M. Nuñez, à qui j’ai dit franchement tout ce que je vous ai dit à vous-même, ne manque pas d’arguments pour m’amener à ses vues, arguments auxquels je ne sais que répondre. Il y met une grande obstination, et je ne puis m’en fâcher, car, en réalité, si c’est une manière de me faire la cour, elle ne ressemble en rien à une tentative de séduction. Il ne cherche pas à surprendre mon imagination ni à émouvoir ma sensibilité par des phrases de roman ou de drame. Il raisonne, il plaide, il dit tout ce qu’on peut dire de plus sage pour me convaincre, et il y a des moments où je me demande si je ne suis pas une folle de rêver autre chose que la solution du bon sens ; mais, l’instant d’après, je reprends possession de mon idéal inconnu, et cette chimère d’un bonheur probablement irréalisable me berce comme une eau qui chante, et m’empêche d’écouter et de comprendre la théorie conjugale de M. Nuñez.

Enfin, malgré mon impatience de sincérité, je suis forcée de consentir à réfléchir trois mois avant de lui dire non absolument. Il me promet de ne plus me questionner ni me prêcher jusqu’à la fin de cette épreuve. Il s’impose le silence, il me jure qu’il ne sera ni troublé, ni importun, ni chagrin. Il combat la terreur que j’ai de me conduire en coquette qui se fait attendre et désirer, en me jurant qu’il n’a pas de passion pour moi dans le sens que l’on donne à ce mot. Sa passion, c’est sa volonté, dit-il, et il est assez fort pour vaincre l’impatience et le dépit. Dois-je me fier à ces promesses qui annoncent une grande énergie de caractère ou une raison supérieure à toute émotion ? J’ai peur d’être vaine et ridicule en doutant de son empire sur lui-même, car en somme je ne suis pas bien jolie et ne me crois pas assez brillante pour tourner une tête si positive dans la gouverne de ses affaires. Je l’ai pourtant menacé, s’il manquait à son serment, de quitter brusquement sa maison et de m’en aller bien loin. Il n’a fait qu’en rire ; il dit qu’une fille pauvre ne peut aller loin, et qu’un homme riche la découvre en deux jours, fût-elle cachée dans une cave. C’est une menace de me poursuivre et de m’obséder ; mais je ne le crains pas du tout, preuve que je ne l’aime pas. En voilà bien assez sur mon compte ; parlons de Jeanne. La voilà installée ici avec madame Duport. Ce n’est pas la mère adoptive que je lui aurais choisie ; mais il n’y aura pas autant d’inconvénients que je l’avais craint d’abord. La belle Rébecca est fort mondaine et ne se plaît à la campagne que les jours où Paris vient l’y trouver. Or, comme on ne peut pas être en fête tous les jours de la semaine, et qu’au fond de la vie brillante qu’on mène ici, il y a une stricte régularité d’occupations et beaucoup d’ordre, elle s’arrange, en l’absence de son mari, pour courir d’une villégiature à l’autre avec sa belle-mère, qui a les mêmes besoins de bruit et de changement. On ne la verra donc guère ici que les jours de concert ou de réunion un peu nombreuse, et Jeanne a refusé de l’accompagner dans ses courses. L’enfant se plaît ici, quoique un peu désappointée depuis quelques jours. M. Pierre ne s’est pas montré, et il parle de devenir avare de ses visites. Il travaille et il a raison.

Je crois que, s’il aime Jeanne, il ne l’épousera qu’avec la certitude d’avoir des ressources bien soutenues et une certaine fécondité de talent ; mais l’aime-t-il ? Elle prétend qu’elle en est sûre, parce qu’il l’a vertement grondée un jour où il l’a rencontrée seule dans les bois. Ne pourriez-vous essayer de savoir si cette chère enfant ne s’abuse pas ? Il m’est cruel de chercher à la dissuader, et pourtant doit-on entretenir une illusion dangereuse ? Je vous soumets le problème, et je vous quitte : voilà les enfants debout. Il est sept heures du matin.

À vous bien tendrement et respectueusement.

Aldine.


XXXVI

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 6 juillet.

Mon cher enfant, je n’aime pas ce qui se passe autour de toi. Je n’aime plus mademoiselle Vallier du moment qu’elle est si positive ; mais je crains que tu ne la regrettes sérieusement, et je crains aussi qu’on ne te rende amoureux de Jeanne, mal amoureux, par dépit ou par caprice, et qu’entraîné dans quelque folle équivoque, tu ne te trouves forcé d’épouser la fille de la courtisane. C’est ce qu’il ne faudrait pas. Tu me parais très-bien pénétrer le plan de madame Rébecca ; mais le deviner n’est pas le déjouer. Moi, je ne crois pas du tout au grand caractère de cette Jeanne qui se débarrasse si brusquement et si facilement de sa mère, mais qui ne voudra peut-être pas se débarrasser d’un avenir de cent mille livres de rente pour plaire à son grand-père et à toi le jour où tu aurais fait la sottise (Dieu t’en garde !) de te compromettre auprès d’elle. Je sais bien qu’on peut faire ce qu’indique M. Gédéon, utiliser pour les pauvres les talents d’or de Laïs ; mais, je suppose que sa fille y consente, quel sera le lendemain d’un tel sacrifice ? Il faut une certaine vertu pour quitter ses habits roses et tout ce qui s’ensuit, quand on est une des beautés de Paris, nourrie dans le luxe et habituée à ne rien faire. Je te voudrais plus loin de la Tilleraie et plus près de moi.

Tu as beau faire et beau dire, mon ami Pierre, l’amour est le grand moteur de toutes les sottises humaines, et c’est tout simple : il est le grand prestige de la vie, le grand besoin, la grande aspiration de tout notre être. Pour le conquérir, on risque tout, et beaucoup sont blessés ou tués sur la brèche. Tu en as cherché trop long pour t’en défendre, et, comme un imprudent, tu as nié le danger. Le danger y est, va, et il est immense. Il ne faut point venir nous dire, à nous autres médecins qui voyons la science échouer devant le ravage intellectuel et physique des passions, que la passion pour la femme est une chose factice, née du mysticisme ou de la chevalerie, de la mode ou de la littérature. Ta ta ta ! En tout temps, il y a eu de violentes déterminations de l’instinct ou de la volonté pour tel ou tel objet, et la femme est le principal. Si l’on ramenait l’homme à l’état de nature en lui disant : « Assouvis tes sens, l’univers t’y convie, et ta liberté n’aura de limites que celles de ton énergie, » le premier animal de la création ne serait pas au-dessous des autres animaux ; il choisirait sa compagne, il la garderait avec jalousie, il veillerait sur elle et partagerait avec elle le soin de la famille. La civilisation n’a rien à voir là dedans. Vous pourrez poétiser ou matérialiser outre mesure cet entraînement, il sera toujours fatal, puisqu’il est naturel, c’est-à-dire qu’il est fatalement divin.

Mais choisissons bien. Plus nous sommes intelligents, plus nous devons savoir discerner et fonder l’association sur la base d’une véritable sympathie. L’ermite des Grez a raison : qui se trompe a tort de se tromper et n’a plus le droit de se plaindre. Il en est temps encore, mon cher raisonneur ! Raisonnez bien, et, à force de nier le prestige de la femme, n’allez pas le subir un beau jour dans ce qu’il a de fallacieux et de funeste !

Tu ne veux donc pas venir te retremper dans l’air de ma montagne ? Ah ! tu as bien tort ! Ma mère dit que tu es un ingrat, et, moi, j’enrage de ne pouvoir aller me planter à tes côtés comme l’Ulysse ou le Mentor de l’Escabeau ! Tu m’enverrais au diable ; mais je ne te laisserais pas coqueter à la Tilleraie autour de ces beaux oiseaux dont le vol n’est pas mesuré sur le tien.



XXXVII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 15 juillet.

Ne crois pas que je ne tienne aucun compte de tes prévisions et de tes avertissements. Bien au contraire, je relis plus d’une fois tes lettres ; elles résument la théorie d’un bon sens que je suis loin de dédaigner. Ce qu’il a de particulier, c’est qu’il part de l’idéal, dont tu fais une loi physiologique, une nécessité de notre organisation. Tu combats sans ménagement toute révolte contre l’amour vrai tel que tu l’entends. Tu as peut-être raison d’en faire un sentiment exclusif et souverain, une sorte de religion naturelle que l’on ne transgresse pas sans honte et sans souffrance. Gédéon semble être sous l’empire de ce sentiment vrai, car il entoure mademoiselle Vallier d’une muette et fervente adoration, et comme sans aucun doute elle en est touchée, il se trouve qu’il aura discerné et conquis la compagne qui lui convient, tandis que j’ai l’humiliation d’être le jouet du caprice de Jeanne, qui ne me convient sous aucun rapport sérieux.

Tu as très-bien défini la situation. On voudrait me rendre amoureux de cette jeune fille, et il y a une véritable conspiration autour de nous : Gédéon et ses sœurs, mademoiselle Vallier. Rébecca… et l’ermite lui-même ! Oui, le candide et généreux M. Sylvestre a cru me faire entendre avec finesse, mais en réalité m’a dit fort clairement qu’il serait heureux de me donner Magneval et sa petite-fille, et qu’un cœur généreux et droit comme le mien devrait se faire un devoir et une joie de réhabiliter l’avenir de cette enfant. Au moment où il me parlait ainsi en axiomes d’une naïve transparence, mademoiselle Jeanne est arrivée comme par hasard à l’ermitage. Elle a d’abord joué gaiement et insolemment la surprise ; mais devant mon regard elle a rougi, et ses yeux se sont remplis de larmes. Voilà le danger, oui, tu l’as pressenti ! On peut devenir amoureux sans aimer, et j’ai éprouvé un grand trouble en voyant que ma figure railleuse et mauvaise perçait d’un trait amer ce jeune cœur à la fois timide et présomptueux. Oui, elle est séduisante, la fille aux cheveux fauves ! Elle avait justement je ne sais quelle coiffure de rubans écarlates qui rehaussait encore l’éclat de cette auréole naturelle. Elle était dans un rayon de soleil, et semblait être descendue de l’astre même pour entrer comme une conquérante apparition dans le sombre réduit de l’ermite. L’ange de l’annonciation n’était pas plus lumineux et plus éblouissant quand il apporta l’extase dans la maison du charpentier. Et moi, quand à cette invasion triomphante de l’ange je vis succéder sur les joues de la jeune fille le trouble de la pudeur alarmée, j’eus un peu de vertige, et je faillis dire à l’ermite : « Bénissez-nous ! »

Mais j’ai su me défendre de cette folie, et je me suis retiré après quelques mots insignifiants échangés avec eux. Pourtant j’ai été encore plus faible quand je me suis trouvé seul dans le bois. Mon cœur grondait et battait dans ma poitrine, j’avais le sang dans les oreilles, je m’imaginais entendre le rire frais, un peu forcé, et toujours enfantin quand même de cette belle fille sans cœur ou sans conscience ; car je ne l’aime pas, je te le jure, et je la juge encore plus sévèrement que tu ne le fais. Ou elle joue une comédie pour se faire épouser, ou elle n’aime ni ne plaint sa mère. Je sais que celle-ci, pour la première fois peut-être de sa vie, a eu un chagrin vrai, on dit même un désespoir sérieux. C’est un châtiment mérité… Mais j’ai été voir mon oncle, moi ; j’ai vu sa tristesse, j’ai été désarmé, je l’ai embrassé avec une effusion qui m’a fait sentir que ce n’est pas à nous de punir nos parents, et que, fussent-ils mille fois injustes, égarés ou coupables, nous sommes odieux quand nous les faisons volontairement souffrir.

Alors, ce beau rire de Jeanne qui me chantait dans la cervelle m’a semble aigre et discordant. Je me suis senti impropre à cette cruelle mission de la séparer de la femme qui l’a portée dans ses entrailles et d’approuver l’ingratitude et la cruauté. Non ! si j’étais l’époux de Jeanne, j’aurais pitié de sa mère, je ne saurais pas la chasser de chez moi lorsqu’elle viendrait implorer un regard de sa fille ; car enfin il n’est jamais entré dans l’esprit de cette malheureuse, si coupable qu’elle soit, de l’exploiter et de la perdre. Au contraire, elle se sacrifie, elle s’annule, elle s’en va… Je lui ferais grâce, et, comme la perversité est incorrigible dans de telles âmes, comme l’amour maternel ne les purifie pas, quoi qu’on en dise, le lendemain Irène dirait à Rébecca : « Je le savais bien, qu’on ne tiendrait pas rigueur à mes cent mille livres de rente ! »

Se charge qui voudra de Jeanne ! Sa destinée est un problème que je ne puis résoudre. L’amour me donnerait peut-être le courage de braver tous les soupçons, mais ce que je sens n’est pas de l’amour ; c’est un autre délire, et je serais bien lâche si je ne savais pas le surmonter.

Pourtant le danger y est, tu l’as dit !… Figure-toi qu’avec la résolution d’aller m’enfermer chez moi je suis resté dans le bois à l’attendre. Je voulais la voir passer sans qu’elle me vît, et, comme cette fois elle était accompagnée d’un vieux domestique de la Tilleraie, je n’avais pas à redouter un tête-à-tête. J’ai attendu cinq heures, et j’ai attendu en vain, elle avait pris un autre chemin ; alors, moi, j’ai été pris de je ne sais quelle impatience et de je ne sais quel besoin de la revoir. J’ai couru à la Tilleraie, où je m’étais juré de ne pas retourner avant la fin de la quinzaine, et, au lieu de revenir travailler, j’y ai passé la soirée.

Quand je suis arrivé, Jeanne était dans le jardin avec mademoiselle Vallier, toutes deux assises sur un banc. Jeanne semblait fatiguée ou triste. En me voyant, elle s’est ranimée, et, bien que je fusse à une certaine distance, j’ai entendu un cri de joie ou de triomphe mal étouffé. J’ai vu le geste de mademoiselle Vallier qui semblait lui dire : « Contenez-vous donc ! »

J’ai été les saluer sans affectation. Au bout d’un instant, mademoiselle Vallier m’a demandé si je restais à dîner.

— Oui, si votre question est une invitation.

Elle a paru surprise.

— Me prenez-vous donc pour la maîtresse de la maison ?

Jeanne s’est écriée follement :

— Si vous ne l’êtes pas encore, vous le serez bientôt !

Aldine est devenue très-pâle, elle s’est levée avec un léger haussement d’épaules, et, sans répondre, elle s’est dirigée vers son pavillon, me laissant cette fois, soit à dessein, soit par distraction, seul avec Jeanne. J’ai demandé à celle-ci pourquoi son amie semblait blessée d’entendre annoncer son prochain mariage.

— Que voulez-vous ! elle est d’une fierté si farouche ! Elle s’imagine qu’on l’accusera d’ambition ; mais, s’il y a de méchantes langues qui la déprécient, nous la défendrons, n’est-ce pas ?

— Vous la défendrez, vous qui connaissez ses sentiments. Quant à moi, je les ignore.

— Vraiment ! elle ne vous a pas confié, à vous, son ami, qu’elle aimait M. Nuñez très-sincèrement et pour lui-même ?

— Je ne me suis pas permis de le lui demander ; mais, puisqu’elle vous l’a dit et que vous me le répétez, je n’en doute pas.

— Elle ne me l’a pas dit, mais je le vois de reste, et, si vous ne le voyez pas, c’est que vous êtes aveugle.

— Je ne cherche pas à être clairvoyant : ce genre de curiosité n’est pas l’apanage de mon sexe.

— Voilà une épigramme !

— Non, c’est une réflexion.

— Dites que c’est un reproche ; vous me croyez curieuse.

— Si je vous avais assez étudiée pour avoir des reproches de détail à vous faire, c’est moi qui mériterais d’être accusé de curiosité indiscrète et de mauvais goût.

— En d’autres termes, vous ne m’avez jamais fait l’honneur de vous intéresser à moi ? Je me flattais du contraire. La fille de l’ermite et l’amie d’Aldine avait quelque droit à votre sympathie.

— C’est possible ; mais que feriez-vous de ma sympathie ?

— Vous me donneriez de bons conseils, vous m’en avez donné déjà.

— Vous ne les avez pas suivis.

— Je les ai dépassés. J’ai quitté…

— Oh ! ne vous vantez pas de cela ; personne ne vous engageait à quitter ainsi votre mère…

— Alors… vous me blâmez, vous ?

— Vous voulez que je vous le dise ?

— Oui, j’aime mieux savoir ce que vous pensez de moi.

— Eh bien, je vous blâme.

— Vous croyez que je n’aime pas ma mère ?

— Je le crois.

— Vous me dites cela d’un ton !… Vous voulez donc me la faire haïr ?

Elle accompagnait cette violente réplique d’un regard si étrange, si passionné ou si hautain, que je l’ai regardée à son tour avec étonnement. « Est-ce de l’amour qu’elle a pour moi ? me disais-je ; est-ce de l’aversion ? Et, si c’était de l’amour, serais-je vaincu ? » On est venu nous interrompre. J’aurais dû partir au bout d’un quart d’heure, car je me sentais tout tremblant. Pourquoi suis-je resté ? Elle était si belle, ce soir, avec ses cheveux en désordre qu’elle n’a pas pris la peine de lisser en rentrant, avec ses yeux ardents, sa bouche éblouissante toute pleine de mots caressants ou amers ! Il y a du sphinx dans cette tête d’enfant gâté. Mademoiselle Vallier n’a pas reparu, elle a fait dire qu’elle avait des lettres à écrire. Nous étions seuls avec Gédéon, qui paraissait tourmenté de son absence et qui a lu les journaux toute la soirée en pensant à autre chose. Ses sœurs ont fait galerie un moment pour rire des excentricités de Jeanne, qui tantôt s’efforçait de me railler ou de me flatter, et tantôt se mettait au piano pour le labourer avec furie. Une de ces respectables demoiselles s’est endormie quand même. L’autre, qui est plus nerveuse, a trouvé que Jeanne lui écorchait les oreilles et s’est sauvée ; j’avoue que j’avais aussi les nerfs très-malades, et que, me trouvant seul un moment avec elle, je me suis approché du piano avec la volonté de le lui fermer sur les doigts. J’étais perdu, si j’eusse cédé à ce mouvement d’impatience. Elle le provoquait. Elle voulait me voir colère, brutal peut-être, afin de se fâcher à son tour, ou de pleurer, que sais-je ? Il y avait dans toutes ses paroles, dans tous ses mouvements une fièvre d’amour ou une rage de coquetterie. Ô vanité ! j’ai failli m’y laisser prendre : heureusement, j’ai eu une meilleure inspiration, j’ai feint de m’endormir comme mademoiselle Noémi Nuñez. Et, comme j’étais tourné vers la fenêtre, j’ai eu assez de sang-froid pour voir que Gédéon était assis dehors ; puis je l’ai vu se lever, marcher dans la direction du pavillon, revenir, retourner et revenir encore. C’était une simple promenade, inquiète, agitée peut-être, mais sans intention d’aller chez sa fiancée, dont il paraît respecter aveuglément les moindres volontés. Pourquoi le fait-elle souffrir ? A-t-elle des caprices, elle aussi ? Moi, j’ai peur que les femmes ne vaillent rien !

Quand il est rentré, j’ai fait semblant de m’éveiller, et il n’a pu s’empêcher de rire, car sa fantasque pupille était en train de casser le piano. Il l’en a arrachée sans façon, et Jeanne s’est laissé prendre les mains, les bras et un peu la taille en riant aux éclats. Les sœurs sont rentrées aussi, et nous ont proposé je ne sais quel jeu de cartes où l’on se dispute. Je n’y comprenais rien. J’ai demandé à regarder jouer. Gédéon a été le partner de Jeanne. Ils se sont taquinés très-amicalement, et se sont dit, avec des regards émoustillés, de grosses injures. J’observais Jeanne. Elle est coquette, rien de plus, et j’ai été parfaitement sot de me croire l’objet d’une attaque sérieuse. Elle a fait bien plus de frais ce soir pour irriter, surprendre et occuper Gédéon qu’elle n’en avait fait pour moi ; je me suis retiré calmé. Voilà où j’en suis. Encore deux ou trois observations de ce genre, et le danger est passé. C’est une beauté qui parle aux sens. Elle l’ignore et cherche sans doute à éveiller une émotion plus sérieuse ; mais, malgré elle, son charme n’agit pas sur l’âme. Elle n’empêchera pas Gédéon d’aimer Aldine, et moi de trouver que Gédéon a raison.

Chose étrange, c’est quand je pense à mademoiselle Vallier que je me sens fort contre Jeanne, car il y a des moments… Mon cher Philippe, je veux te dire bien naïvement ce qui ce passe en moi. Tu m’as souvent reproché de marcher sur des petites échasses de ma façon, et de vouloir être plus grand d’une coudée que ma taille naturelle. C’est peut-être vrai, je n’en rougis pas ; je crois que nous sommes tous ainsi, et peut-être faut-il qu’il en soit ainsi pour que nous tirions de notre petite stature tout le parti possible. Vouloir se grandir, c’est aspirer au grand. Il me plaisait, je te l’avoue, d’avoir assez profité de mes études et de mes réflexions pour m’élever au-dessus des passions factices et des idées fausses. Je ne suis pas un sot pour cela ; mais je puis bien être un homme faible encore et forcé de rester un peu en arrière de son ambition. Reçois donc ma confession entière ; oui, je regrette que mademoiselle Vallier ne puisse être rien pour moi, et son mariage avec Gédéon me fera souffrir. Je ne puis croire que j’éprouve de l’amour pour une femme qui n’a jamais daigné songer à m’en inspirer. Je suis donc persuadé que mon regret est un mauvais sentiment et que je dois le combattre. C’est de la personnalité jalouse, de l’amour-propre blessé ; c’est le dépit de voir apprécier un mérite qui n’a pas apprécié le mien ! Mais je m’en suis très-bien défendu. Je ne l’ai pas laissé paraître ; je ne me suis pas permis d’y songer ; j’ai assez bien travaillé quand même. Je suis certain d’assister avec dignité et cordialité au mariage ; je veux même y assister, être le garçon d’honneur de Gédéon, s’il le faut. Je veux rester son ami, je veux dire et penser de sa femme tout le bien possible. Encore une fois, et bien que je sois peut-être la proie d’une sotte souffrance, je ne suis pas un sot, car, cette souffrance, je la surmonterai.

À côté de cette défaillance intérieure que je constate et jugule, comme tu dis à propos de l’invasion de certains maux physiques, j’éprouve une surexcitation très-naturelle en songeant que Jeanne, soit par dépit, soit par goût momentané, soit par caprice nerveux, désire être à moi. Que veux-tu ! l’épreuve est rude pour un homme de vingt-quatre ans qui n’a pas abusé de la vie, et, si ma raison juge froidement cette situation, mes sens ne la supportent pas sans révolte. Mon sommeil et mon travail en sont un peu troublés, et je reconnais que, si je dois affronter l’intimité de mademoiselle Vallier, je dois fuir celle de Jeanne. Je ne peux pas me faire un grand crime de cette émotion involontaire : mais je me mépriserais beaucoup, si, pour me donner le droit d’y céder, je me nourrissais l’esprit de sophismes ; non, il n’y aura pas de cela ! Je ne me persuaderai pas que mon imagination peut parler à la place de ma conscience, qu’il m’est permis de donner le change à mon cœur quand je sens qu’il n’est pas en jeu. Non, je ne me laisserai pas entraîner à un mariage qui me répugne, par la raison que je ne ferai pas la cour à mademoiselle Jeanne… Et, si j’avais le malheur de lui dire un mot d’amour, ce serait un mot brutal qui la dégoûterait de moi : ce ne serait pas une phrase de convention, c’est-à-dire un mensonge et un piège. J’aimerais mieux être grossier que lâche ; mais ne crains pas que cela m’arrive. J’éviterai si bien l’occasion, qu’elle ne reviendra pas.

Et puis je pensais à l’autre ! Comme je te le disais, quand son image se présente à moi, celle de Jeanne disparaît. Et pourtant Jeanne est admirablement belle, Aldine ne l’est pas : mais sa grâce parle à l’esprit et son sourire va droit au cœur. On sent que, si elle aimait, on l’aimerait d’amour et d’amitié, ce qui serait sans doute l’idéal de l’affection. Et pourquoi n’aimerait-elle pas Gédéon ? Je n’en sais rien, moi ; je ne suis pas femme. Il est peut-être très-séduisant quand il parle aux femmes. Jeanne est coquette avec lui aussi. Était-ce pour me piquer au jeu ? Je rougirais de m’y laisser prendre.

Depuis cette soirée, c’est-à-dire depuis quatre jours, je me suis tenu coi à l’Escabeau, et je n’ai même pas causé avec mon ermite, bien que je l’aie vu aller à la pêche et que nous ayons échangé de loin un signe amical. Je ne veux plus qu’il me parle de Jeanne, je serais forcé de lui faire de la peine, et j’espère qu’il comprendra mon silence. J’ai à peu près terminé mon second article, je n’en suis pas mécontent. J’ai le travail facile, je ne me fatigue pas, car je dors très-bien et tout de suite après avoir veillé assez avant dans la nuit. Ne t’inquiète donc pas de moi quand je mets un peu d’intervalle entre mes lettres. Je les fais assez longues et assez détaillées pour te dédommager. Je me suis promis et je te promets de continuer l’analyse consciencieuse et fidèle de cette phase de ma vie. C’est une étude qui n’a rien de bien dramatique ; tout se bornera, je crois, à naviguer tant bien que mal, mais sans naufrage, entre deux écueils, puisque le temps d’aborder ce que tu regardes comme la terre promise n’est pas encore venu pour ton ami Pierre. Dans cette navigation, j’ai tout de même une étoile propice que je ne puis invoquer, mais dont la mystérieuse et salutaire influence me préserve du météore à l’ardente chevelure. Aldine me sauvera de Jeanne, et elle ne le saura pas : est-ce que les étoiles savent qu’elles nous éclairent et nous guident ?



XXXVIII

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 16 juillet.

Ce matin, j’ai vu passer l’ermite si près de ma baraque, que j’ai craint de manquer à tous les devoirs de l’amitié en n’allant pas le rejoindre. Je pensais en être quitte pour quelques instants de causerie, car il était équipé pour la pêche, et la pêche à la ligne requiert la solitude ou le silence ; mais, en me voyant, il a posé son attirail à terre, et, s’asseyant sous une saulée à la lisière d’un pré, il m’a dit d’un air confiant et amical :

— Causons !

L’endroit était charmant : le pré, doucement incliné vers l’eau, était tout parsemé de spirée-reine-des-prés et de grandes salicaires pourpres qui dépassaient princièrement la foule pressée des vulgaires plantes fourragères. Nous avions pour siéges et pour lits de repos de larges blocs de grès, masses hétérogènes descendues jadis de la colline et enfouies dans la terre, que leur dos usé et arrondi perce de place en place. Ces beaux grès propres et sains, semés dans l’herbe sous un clair ombrage, invitent au repos, et l’ermite les connaît bien.

— Voilà, me dit-il, un des riches et moelleux boudoirs que dame nature met à ma disposition. Il faut aussi que j’en remercie la généreuse hospitalité de mes semblables, car tout le monde n’est pas autorisé à pénétrer dans ces herbages. En qualité de pauvre discret, j’ai la permission d’aller partout. On sait comme j’aime la beauté des plantes, comme je mesure et dirige mes pas pour ne pas fouler l’herbe, et comme je respecte les petits rejets des arbres. N’est-ce pas là un privilège quasi royal ? Toute la vallée m’appartient, et, quand le paysan jaloux et un peu despote vient à moi d’un air menaçant, sitôt qu’il me reconnaît, il sourit et me confirme mon droit en me disant :

» — Tiens, c’est vous, monsieur Sylvestre ? Alors, c’est bon, c’est bon ; restez tranquille, on ne vous dit rien.

» Je vous demande un peu quel est le potentat à qui Jacques Bonhomme a jamais d’aussi bon cœur prêté foi et hommage.

» C’est ici, continua-t-il, une de mes retraites favorites. Voyez, à cent pas de nous, comme le ruisseau est gracieux en se laissant tournoyer mollement dans cette déchirure du terrain ! C’est lui qui a dévasté cette petite rive ; il lui a plu, après avoir glissé, docile et muet, dans les prairies, de faire ici une légère pirouette et d’y amasser un peu de sable pour y sommeiller un instant avant de reprendre sa marche silencieuse et mesurée. Tout s’est prêté à son innocente fantaisie, la berge s’est élargie, les iris et les argentines se sont approchées pour jouer avec l’eau, les aunes se sont penchés pour l’ombrager, et l’homme, en établissant là un gué, lui a permis de s’étendre et de repartir sans effort. Il y a dans tout cela une mansuétude que l’on ne trouve pas dans la grande culture des plaines ou dans la lutte avec les grands cours d’eau. La petite culture a bien ses petits ennemis ; mais elle s’arrange avec eux et leur cède quelque chose pour recevoir quelque chose en échange. Si ce ruisseau était mieux réglé dans son cours, ce pré serait moins frais et moins vert, de même que, si ces roches qui en mangent une partie étaient extirpées du sol, le sol, effondré par les pluies, s’en irait combler et détourner le lit du ruisseau. Plus tard… (vous savez, je dis toujours ce mot-là, qui est tout mon fonds de réserve contre les choses mauvaises du présent), plus tard, l’homme comprendra qu’il ne faut pas tant dénaturer la terre pour s’en servir, et que l’on pourrait concilier le beau avec l’utile ; mais ce n’est pas d’agriculture que je voulais vous parler. J’ai en tête, depuis quelques jours, de savoir où vous en êtes, et de reprendre avec vous notre discussion sur le bonheur.

— Eh bien, monsieur Sylvestre, je crois à présent que le bonheur existe.

— Bon ! Et à quoi vous êtes-vous aperçu de cela ?

— À la privation de certains biens qui m’ont paru constituer pour les autres, non pas seulement des éléments de bonheur, mais le bonheur lui-même.

— Vous avez reconnu alors l’excellence de certains dons de Dieu, dons tellement précieux, qu’ils peuvent, à un moment donné, nous faire oublier toutes les misères de la vie ?

— S’ils n’avaient cette vertu qu’à un moment donné, ils seraient trop fugitifs pour être le bonheur.

— Oh ! quels progrès vous avez faits, mon cher père ! Vous en voilà venu à penser avec moi qu’il y a une telle somme de bonheur répandue dans le fait de l’existence et dans l’exercice de la vie, que l’homme sera heureux le jour où il saura l’être ?

— Je ne vais pas encore si loin ; les hypothèses ont toutes une base qui leur permet de s’établir, et je ne me permets aucune hypothèse, n’ayant pas encore des bases assez solides dans l’esprit. Je n’en suis encore qu’à l’expérience personnelle et aux réflexions successives qu’elle fait naître ; mais je crois avec vous que certains hommes peuvent être heureux quand ils ont découvert où gît leur idéal.

— Certains hommes ? s’écria M. Sylvestre un peu indigné. Oh ! ne dites pas cela ! Tous ont des droits égaux, et Dieu ne consacre pas les privilèges.

— Voilà où je ne puis encore vous suivre. Les doctrines du socialisme humanitaire, qui, plaçant le bonheur tout à fait en dehors de l’individu, le font consister dans l’établissement d’une société idéale de leur façon, m’ont toujours semblé très-pernicieuses. Elles conduisent tout droit aux révolutions, dont à coup sûr je ne m’inquiète pas à un point de vue personnel, moi qui désormais n’ai rien à perdre et qui aurais peut-être tout à gagner dans un milieu agité et dans une éclosion d’aventures politiques ; mais je hais les révolutions qui n’aboutissent pas à l’amélioration des individus, et je ne crois pas aux sociétés meilleures que ceux qui les font. Je crois que les masses, comme on dit aujourd’hui, du moment qu’elles seraient imbues de ce principe, que la société leur doit le bonheur, quelque ignorantes ou corrompues qu’elles soient, deviendraient ivres de fureur et de tyrannie. Personne n’étant capable de ce bonheur qui veut avant tout l’ordre, le travail, le dévouement et la modestie, et tout le monde croyant en être digne, nous verrions une lutte effroyable s’établir entre la foule follement exigeante et l’éphémère dictature ou l’intolérable conflit parlementaire chargé de la contenter à l’instant même et sans réserve. La civilisation périrait dans cette tourmente, et le seul refuge serait encore une fois…

— N’achevez pas, ne blasphémez pas, s’écria M. Sylvestre en interrompant l’exposé de ma proposition. Vous voulez dire que vous aimez mieux voir périr la liberté que votre vaine civilisation d’hier ou d’avant-hier ? Eh bien, moi, je dis : Périsse l’ouvrage d’hier et de ce matin plutôt que l’âme d’un peuple ! Et savez-vous ce que c’est que l’âme d’un peuple ? C’est sa volonté d’être heureux, c’est l’éternelle aspiration au bonheur qui est la promesse éternelle de Dieu à l’humanité. Les gouvernements les plus craintifs le savent bien ; car ils ne prétendent pas détruire ce rêve sacré qui seul maintient le courage des hommes et l’activité de leur industrie. Ils promettent toujours les éléments du bonheur, même quand ils en sapent la base, la liberté ! Ils se redressent même un peu contre le clergé romain quand celui-ci proclame qu’il n’y a ni repos ni bonheur à chercher sur la terre, et que le progrès est la peste des sociétés. Le pouvoir se débat alors contre les doctrines de mort et d’abrutissement, — trop tard peut-être pour ses propres intérêts, mais jamais trop tard pour faire vibrer la corde de l’énergie populaire. Faites donc attention, vous qui ne voulez pas des rêves socialistes, que vous donnez la main au mysticisme, qui n’en veut pas non plus.

Je l’interrompis à mon tour.

— Permettez, monsieur Sylvestre. Si on laissait faire le mysticisme, l’univers deviendrait un grand monastère. L’idéal de la communauté a pris naissance dans les cloîtres, et vos socialistes ne font que vouloir répéter ce qui a prospéré avant eux, l’anéantissement de l’individu dans l’association !

— S’il est des socialistes qui veulent cette chose monstrueuse, je vous les abandonne de tout mon cœur, répliqua l’ermite ; mais est-ce que je vous parle, moi, d’anéantir ou seulement d’amoindrir l’individu ? Avec vos étroits systèmes philosophiques, qui ne veulent et ne peuvent jamais concilier les extrêmes et relier les antithèses par un troisième terme, vous rendez toute conclusion impossible. Vous voulez que l’individu prime l’association, et dès lors vous nous accusez de vouloir une association qui supprime l’individu. Nous ne sommes pas si exclusifs qu’il vous plaît de l’être. Nous voulons que tout homme cherche en lui-même les instincts, les facultés et le libre développement de son bonheur ; mais nous voulons aussi que tout homme sache qu’il ne trouvera en lui-même que la moitié de ce qu’il cherche et que l’égoïsme n’est qu’une demi-satisfaction sans réelle solidité, sans éléments suffisants du durée. Nous voulons que, tout en se rendant propre au bonheur et digne de le posséder par la sagesse, la poésie, la pureté des mœurs et le sentiment du beau et de bon, l’individu soit bien pénétré que ce bonheur-là est inséparable du bonheur des autres, et qu’il doit vouloir ardemment pour tous ses semblables la possibilité d’aspirer aux mêmes biens, c’est-à-dire à l’instruction, à une somme nécessaire de loisir, à l’absence des rigoureuses nécessités, des travaux excessifs et des maladies qu’engendre la misère, à la liberté, à la sécurité, à la notion de l’égalité sainte et de la fraternité en Dieu. Si tous les hommes n’ont pas ces moyens d’arriver au bonheur, aucune sagesse, aucune vertu, aucune force d’intelligence et de volonté ne la donnera même aux hommes d’élite ; car je vous défie, fussiez-vous Socrate ou Jésus, de triompher froidement dans la gloire du supplice et de ne pas pleurer des larmes de sang sur l’aveuglement et la méchanceté des hommes qui l’infligent.

» Voyons, ajouta-t-il, vous voilà jeune, instruit, libre ; que vous manque-t-il pour être heureux ? Une philosophie comme la mienne ? Non, car, quelque riante qu’elle vous paraisse, elle ne m’inspire que l’espoir, le courage et la foi dans l’avenir de la race humaine : elle ne me donne qu’un bonheur très-relatif et troublé cent fois le jour par le spectacle du monde que j’ai sous les yeux. Je ne suis donc pas heureux. Non, mon enfant, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre, et, si vous prétendiez que votre stoïque appréciation de la réalité suffit au repos de votre esprit et au développement de vos facultés, je ne vous croirais pas, Cherchons donc ce qui nous manque. Est-ce l’amour ? Il n’est plus de mon âge, et il est assuré au vôtre. Est-ce le bien-être ? Je suis habitué à m’en passer, et, quand même vous ne seriez pas certain d’en acquérir, vous êtes de force à vous en passer aussi. Est-ce la gloire, l’influence, un peu d’autorité sur les autres ? Vous êtes plus sérieux que cela, et, moi, je n’y ai jamais songé. Nous sommes donc des gens assez forts, des philosophes convenablement trempés : qui trouvera son bonheur en lui-même, si nous ne l’y trouvons pas ?

» Eh bien, nous ne l’y trouvons pas complet et assuré, parce que son complément indispensable est en dehors de nous, parce qu’il n’y a pas de lien volontaire et solide entre nous et les autres nous qui composent la société où nous vivons, et parce que, eussions-nous ce lien, cet idéal d’une société parfaite en France, il nous manquerait encore pour la solidifier le concours d’autres sociétés fondées sur les mêmes bases, la fraternité européenne. Et, après cela encore, il faudrait à l’Europe la fraternité universelle. Tant que des sociétés protesteront contre le principe, le principe aura à lutter, et toute lutte trouble le vrai bonheur quand elle ne l’exclut pas. Quelle satisfaction espérez-vous retirer de votre semblable, si vous sentez en lui un ennemi ? Avec la loi du chacun pour soi, nous sommes tous ennemis les uns des autres, et, sous ce rapport, nous vivons encore à l’état sauvage. Nous nous arrachons les membres de la proie, et, si nous l’osions, nous nous tuerions les uns les autres pour faire de la place aux besoins inassouvis. Où est le bonheur d’être riche, s’il faut toujours craindre d’être dévalisé par les voleurs ou exploité par les intrigants ? Où est la sécurité de l’amour, cette chose infiniment précieuse et rare à l’état complet, si autour de vous les ardeurs mal contenues, l’amitié sans foi, le désir sans respect, les convoitises sans pudeur, menacent sans cesse le trésor que vous cachez en vain ? Où est le bonheur de faire le bien quand chacun voit l’insuffisance effrayante de ses ressources et la mine inépuisable de la misère ? Quand vous avez donné à un pauvre, il en arrive cent autres à qui vous ne pouvez donner, ou à qui vous ne pouvez donner que le pain du corps, sans espoir de détruire en eux l’abaissement et les vices du désespoir. Où est l’enivrement de la gloire, d’un succès quelconque, quand vous sentez l’irritation de vos rivaux et la haine qui vous attend ? Où est la jouissance de contempler et d’étudier la nature quand vous savez que tant d’yeux et d’intelligences sont fermés à ses bienfaits et à ses clartés ?

» J’énumérerais ainsi tous les éléments dont se compose le bonheur individuel, et j’aurais cent mille fois trop d’exemples et de preuves pour vous montrer que le manque d’association dans les intérêts et, par conséquent, dans les sentiments rend à peu près nulle la somme de bonheur que chacun pourrait trouver en soi. Vous me faites l’effet d’un homme qui prétendrait faire couler un fleuve en isolant chaque goutte d’eau dans un récipient particulier. L’humanité est un seul être, et, pour que chaque parcelle animée de cet être concoure au développement et à la durée de sa vie, il faut des conditions générales et absolues de vie pour l’être entier. C’est par là seulement que chacune de ses molécules vivra de la vie qui lui est propre et pourra remplir la fonction particulière qui lui est assignée. Quand je vois combien nous sommes loin de ces conditions vitales, je renonce à l’idée du bonheur sur la terre, je ne le vois possible ni en moi ni en dehors de moi, et il y a des jours où, anéanti, je me cache dans les rochers, appuyant ma tête endolorie et mes mains épuisées sur leurs flancs arides, comme pour leur demander l’admirable privilège dont ils jouissent, celui de savoir attendre sans impatience et sans crainte la longue transformation des choses. Voilà pourquoi j’aime les pierres. Elles se désagrègent sans souffrir, et souvent je voudrais être calme et patient comme elles ; mais la forte virtualité qui est dans l’homme reprend le dessus, et, instruit par l’imposante majesté des choses inertes, ce réservoir inépuisable des choses qui doivent vivre, je sens la foi me ranimer. Je m’exerce à la science de l’attente, c’est-à-dire à la certitude des ressources de mon espèce, et je me dis que les hommes meilleurs, les hommes heureux, sont en germe dans ceux dont Rousseau disait encore hier : Malheureux humains que nous sommes ! Il termina en me disant :

— À présent, vous comprenez ma formule : « Le bonheur est en nous et en dehors de nous. » J’ajouterai qu’avec ces deux termes il est encore incomplet. Il faut dire encore qu’il est aussi au delà de nous, et je viens de vous le prouver en vous montrant dans quelle possession du sens de l’avenir je puise mon courage. Il faut donc nous aimer nous-mêmes, aimer nos semblables, et les aimer, ainsi que nous-mêmes, dans l’accomplissement des temps que la logique divine nous fait clairement entrevoir. Je ne puis dire que je trouve mes contemporains fort sages et fort aimables ; mais ils sont perfectibles, et, pour cela, je les aime dans le présent comme dans le passé et dans l’avenir. Avec cette notion, j’ai beau souffrir, je ne suis pas radicalement malheureux ; mais qu’il y a loin de cette vertu relative, de ces théories de transition, de cette philosophie péniblement acquise et laborieusement gardée, à la félicité que l’homme pourra un jour trouver en lui-même et dans les autres ! Alors, il s’apercevra que cette terre tant excommuniée par les mystiques, cette vallée de larmes, ce champ de bataille, est une délicieuse oasis parmi les innombrables oasis de l’immensité : mais je vous parlerai un autre jour du bonheur intrinsèque dont jouit notre planète. J’ai beaucoup trop bavardé aujourd’hui, et je n’ai pas péché le moindre goujon…

Il me quitta sans avoir fait aucune allusion aux projets de mariage que je lui attribuais l’autre jour. M’étais-je trompé, ou bien a-t-il compris que ces projets étaient irréalisables ? Je suis en somme très-content d’avoir retrouvé mon fils tel qu’il était avant ses aventures personnelles. Le voilà replongé dans son idéal philosophique et oubliant les soucis et les déceptions de la vie réelle. J’ai cru devoir te transcrire tout au long notre entretien. Tu aimes notre ermite, et l’esquisse de sa doctrine explique celle de sa physionomie, que tu m’as plus d’une fois reproché de laisser incomplète.

Gédéon m’a écrit ceci : « Vous semblez nous fuir, et, puisque vous n’en dites pas la raison, il faut que je la devine. Voyons. Une certaine beauté coiffée de rubans rouges est absente de chez nous pour huit jours. Si cette nouvelle nous ramène notre ami, nous serons à l’avenir plus discrets et plus prudents. »

La fin est énigmatique. Se reproche-t-on d’avoir un peu compromis Jeanne vis-à-vis de moi, et se promet-on de ne pas recommencer ? Ou bien me promet-on, à moi, de ne plus chercher à me surprendre et de me laisser le temps de la réflexion ? N’importe, j’irai demain à la Tilleraie, pour que l’on ne doute pas de ma protestation. Et pourquoi n’irais-je pas ce soir ? Il n’est que huit heures, et il fera si bon revenir à minuit, à la pure clarté des étoiles !


L’Escabeau, 17 juillet.

Je reprends ma lettre d’hier. J’ai donc passé ma soirée à la Tilleraie. Une soirée charmante ! Il n’y avait pas d’étrangers, les enfants étaient couchés, et mademoiselle Vallier, qui d’ordinaire se retire comme eux à neuf heure, pour aller veiller dans son pavillon, a consenti à rester. Gédéon l’en a priée avec instance, disant que sans elle j’allais m’ennuyer. Elle a souri en répondant qu’elle ne se croyait pas très-amusante.

— Il n’y a qu’une personne que j’égaye, a-t-elle ajouté, c’est ma pauvre Zoé, qui n’est pas difficile, et qui trouve la soirée bien longue quand je m’attarde ici.

— Eh bien, s’est écrié Gédéon, je vais la chercher !

— Vous n’y songez pas ! Elle n’est pas en toilette, elle n’osera jamais.

— Bah ! je lui dirai que vous avez besoin d’elle.

— Vous allez l’inquiéter !

— Non, je la ferai rire, elle ne demande que cela.

— Mais vous n’allez pas entrer chez moi ? a repris mademoiselle Vallier d’un ton ferme, quoique enjoué. Mon domicile est inviolable, vous savez les conventions ?

— Parbleu ! a répondu gaiement Gédéon. Je vais lui jouer un air de guitare, et il faudra bien qu’elle paraisse au balcon. — Pierre ; venez avec moi, vous chanterez !

Et, prenant une guitare dans le petit salon, il m’a emmené à la conquête de la négresse. Les demoiselles Nuñez et Aldine nous ont suivis pour assister à la scène comique ; mais rien de plaisant n’est résulté de l’entreprise : Zoé, attendant sa maîtresse avec l’impatience accoutumée, venait au-devant d’elle. On l’a ramenée au salon, où elle s’est utilisée tout de suite en roulant des allegradores pour la provision de la cheminée. J’ai remarqué la gentillesse, c’est le mot, de Gédéon causant avec cette petite comme avec une enfant qu’il voulait adopter aussi, et dont il imposerait au besoin la présence à ses hôtes sur un pied d’égalité. Il lui a reproché de ne jamais paraître aux soirées de musique, et il lui a demandé si c’était par coquetterie, c’est-à-dire par manque de toilette, qu’elle se cachait ainsi. La négresse a répondu que non, qu’elle avait de plus belles robes que maîtresse, parce que, quand maîtresse en achetait deux, elle gardait pour elle la plus laide et la moins chère. Elle a ajouté que, quant à elle, si elle ne venait pas au salon, c’est parce qu’elle était noire, née esclave, par conséquent moins qu’une domestique blanche.

Comme Gédéon allait probablement, dire ce que j’étais en train de penser, j’eus l’étourderie de le dire avant lui. Je fis observer à Zoé qu’elle avait été soignée et traitée par mademoiselle Vallier comme une sœur, et que dès lors tout le monde lui devait les mêmes égards qu’à sa maîtresse. Mademoiselle Vallier me regarda avec surprise, et je me hâtai d’ajouter que j’exprimais à coup sur la pensée du maître de la maison.

— Et je vous remercie de m’avoir si bien deviné ! s’écria Gédéon en souriant, car je n’aurais pas su m’exprimer aussi bien.

Il avait peut-être un peu de dépit ; mais je m’attachai à le dissiper, et il reprit confiance ; la causerie devint amicale et facile.

Je ne connaissais vraiment pas mademoiselle Vallier. C’est plus qu’une charmante femme, c’est une femme fortement trempée, et je ne suis plus du tout surpris qu’un homme riche et solidement posé dans la société veuille la mettre à la tête de sa famille et de sa maison. Il faut qu’elle ait un tact exquis et un profond sentiment des plus hautes convenances pour se maintenir avec tant de modestie et de fierté dans la délicate situation où elle se trouve placée. Si elle aime Gédéon, c’est avec tant de pudeur et de retenue, qu’il est impossible de surprendre en elle la plus légère émotion au milieu des soins dont il l’entoure et des prévenances dont il l’accable en quelque sorte ; car elle ne peut faire un mouvement, lever les yeux ou étendre la main sans qu’il se précipite pour deviner ce qu’elle veut et la servir avec une impétuosité convulsive. Je ne sais si elle en est flattée ou importunée, elle a l’air de ne pas s’en apercevoir. Elle lui parle avec une liberté d’esprit extraordinaire, mais on ne peut deviner si c’est l’effet d’une confiance absolue ou d’une indifférence inexorable. Cela est bien singulier, et j’en suis réduit à croire qu’elle prend tranquillement possession du rang qu’il lui offre comme d’une chose due à ses instincts de haute sagesse et de grâce accomplie. Oui, elle est née pour les situations les plus élevées, les plus difficiles peut-être, et Gédéon comprend qu’elle lui fait beaucoup d’honneur en agréant ses millions.

Pourtant rien ne trahit chez elle l’ambition grande ou petite. La conversation a roulé sur l’ermite des Grez. Gédéon l’a vu plusieurs fois, et il fait le plus grand éloge de son esprit et de ses manières. Ses sœurs, qui n’avaient jamais été bien curieuses des bizarreries de ce vieillard, commencent à chercher par quel moyen elles l’attireront chez elles, et ni mademoiselle Vallier ni moi ne suffisions à répondre à leurs questions. Elles voulaient absolument deviner quel personnage autrefois important pouvait être cet homme supérieur tombé dans une si profonde misère, ou volontairement adonné à la vie cénobitique. Elles cherchaient naïvement quelle figure historique avait mystérieusement disparu de la scène du monde depuis une dizaine d’années.

— Je ne puis vous répondre, leur dit Gédéon. Je ne sais rien. Je crois bien que mademoiselle Vallier et l’ami Pierre savent tout ; mais ils ne vous le diront pas. Ils sont impénétrables.

Je regardais attentivement la figure de Gédéon pendant qu’il parlait ainsi. J’ai cru voir qu’il en sait autant que nous. Est-ce avec la permission de l’ermite que mademoiselle Vallier lui a confié son secret ? est-ce l’ermite lui-même qui a parlé ? Nous avons calmé les deux vieilles filles en leur disant que tous leurs efforts pour attirer M. Sylvestre dans leur salon resteraient parfaitement inutiles et ne lui seraient nullement agréables. Et, comme elles s’extasiaient sur l’étrange amour de cet homme pour la solitude et la pauvreté, mademoiselle Vallier leur a répondu de manière à leur faire sentir qu’elle appréciait beaucoup plus la liberté d’une telle existence que l’opulence dont elles font si grand cas. Nouvelle surprise de leur part.

— C’est que vous ne savez pas, leur dit-elle, les compensations que l’on trouve dans l’indépendance et dans le sentiment de sa force. Pour ceux qui ont passé par la vie restreinte à sa plus simple expression, tout ce qui vous parait nécessaire semble absolument inutile, et beaucoup de choses que vous trouvez agréables sont à leurs yeux importunes et fatigantes.

Elles ont beaucoup réclamé contre ce qui leur semblait être un paradoxe. Gédéon, pensif, ne disait rien. J’ai cru pouvoir parler et dire que le seul bonheur d’une âme élevée comme celle de mademoiselle Vallier était de se dévouer.

— N’exagérez pas, me dit-elle ; c’est là une tendance, et non un bonheur. C’est la consolation des malheureux ; leur récompense est de voir leur dévouement devenir utile. Tout cela, c’est le devoir avec ses douleurs et ses joies ; ce n’est pas le bonheur.

— Alors, dit Gédéon, le bonheur, c’est…

— Je n’en sais rien, reprit-elle. Il y a des gens tellement pris dans l’engrenage du devoir, qu’ils n’ont pas le loisir de savoir si le bonheur existe, et qu’ils n’ont pas même le droit d’y songer.

— Tout le monde a le droit d’échapper aux devoirs qui dépassent les forces, répliqua Gédéon : c’est la plupart du temps une question d’argent, et tout le monde a le droit de s’enrichir ; mais vous avez des préventions, je dirai même des préjugés contre la richesse, et je crois que Pierre les partage.

Je répondis que non, mais je crus devoir développer ma courte théorie. Tu la connais : que les richesses bien acquises soient bien employées, et je les regarde comme de bons instruments dans la main de bons ouvriers ; mais quelles soient le but personnel de l’activité de l’individu, c’est, selon moi, un mal. Travailler à la richesse collective et sociale en se contentant des conditions où le travail est un bien, une vertu, une santé, voilà l’ambition légitime et l’activité logique : tout ce qui dépasse ou contredit ce terme est vanité, intempérance ou manie.

Gédéon répliqua fort sagement que, dans une société bien ordonnée, on pourrait juger du mérite de l’individu d’après le chiffre de son avoir. Celui qui vivrait dans la misère serait avec raison réputé incapable, paresseux ou prodigue, et celui qui arriverait à une vaine opulence pourrait être accusé de cupidité, d’intempérance ou de folie ; mais dans le monde troublé où nous vivons il n’en est pas ainsi. La misère peut être grandeur, et la richesse vertu. Tout dépend des hasards, des nécessités, des charges mal réparties, des obligations anormales, enfin de tout ce qu’il y a de factice ou de fatal, de brutal on d’aveugle dans un monde en voie de transformation depuis la base jusqu’au faite. Il ne faut donc pas dire d’un homme qu’il est bon ou mauvais parce qu’il est riche, ou parce qu’il est pauvre : il faut connaître sa vie ou réserver son propre jugement.

— Moi qui vous parle, ajouta-t-il, j’ai beaucoup travaillé pour devenir riche. Mes parents ne m’avaient pas enseigné d’autre science que celle de faire de l’argent avec de l’argent. Ils exigeaient que toute ma volonté, toute mon intelligence, toute mon énergie, tout mon temps, fussent consacrés à cet aride labeur. Et, comme mes instincts s’y refusaient un peu, j’étais menacé de leur malédiction. J’ai cédé à leur vœu, et j’ai senti la fièvre du gain, qui est une passion de joueur, se développer en moi, me changer, me transformer et m’enivrer, comme il arrive à tous ceux qui font violence à leur nature pour se jeter dans l’extrême ; mais j’ai eu le bonheur de m’arrêter à temps. Redevenu libre, j’ai quitté les affaires, et je n’en fais plus que pour rendre service aux autres. J’ai senti la force des affections, et j’ai compris que le bonheur était là. Je crois être dans le vrai et n’avoir pas grand’chose à me reprocher, car si j’ai eu, d’abord comme insouciant et ensuite comme ambitieux, une première jeunesse assez mal réglée, j’ai eu la victoire d’une maturité assez saine, et me voilà riche sans être ni un aigle ni un idiot, ni un coquin ni un grand homme.

— Personne ici ne se permet de vous juger, reprit mademoiselle Vallier, et le parti que vous avez pris de quitter les affaires prouve que, quant à la théorie, nous sommes d’accord. Je peux donc dire, sans vous blesser en rien, qu’il ne sied pas aux pauvres de rêver la richesse et le fardeau d’obligations qu’elle impose, car ils ne sauraient le porter.

Ici, Gédéon se leva et parla avec une vivacité inattendue, comme si, blessé au cœur par le dédain de mademoiselle Vallier pour sa prépondérance sociale, dont il avait fait si bon marché, il se décidait à la lui faire sentir.

— Si vous dites, s’écria-t-il, que les pauvres ne sauraient pas être de bons riches, vous confondez tous les pauvres dans un égal mépris. Moi, je vous abandonnais les riches, ne voulant pas tomber dans des généralités de critique ou d’éloge qui n’aboutiraient qu’à des personnalités ; mais vous abandonnez bien davantage la cause que vous sembliez défendre, car, selon vous, les pauvres seraient tous incapables ou égoïstes.

— Il me semble, dis-je à mon tour, que nous confondons ici la richesse et la pauvreté avec leurs effets.

— Eh bien, reprit Gédéon, il est impossible, vu l’état des choses sociales et humaines, de faire autrement. La richesse par elle-même est une force, et, comme on n’a pas encore trouvé le moyen d’en répartir également les bienfaits, il y a nécessairement des gens qui sont plus ou moins forts dans la société, selon qu’ils sont plus ou moins riches. La pauvreté constitue un état de faiblesse. Celui qui ne peut rien pour lui-même ne peut rien pour les autres, tandis que le riche peut beaucoup pour lui et pour beaucoup d’autres. Qu’il se serve mal de sa force ou qu’il ne s’en serve pas, c’est tant pis pour lui et pour la société. Les avares sont des fous qui se coupent les mains pour ne pas porter le fardeau du devoir. Les prodigues sont un autre genre d’insensés qui jettent leurs armes au milieu du combat de la vie. Les uns et les autres sont la proie d’un vertige ; mais que prouve tout cela contre la richesse ? De ce qu’il y a des ivrognes qui s’usent et se tuent, s’ensuit-il que le vin ne soit pas un cordial généreux destiné à retremper le corps et l’esprit ? Vouloir toujours acquérir sans jamais user de ce que l’on acquiert est certainement une maladie que j’ai condamnée ; mais ne venez pas me dire que la volonté de ne jamais posséder soit une vertu ou une sagesse. C’est comme si vous me disiez qu’étant faible il ne faut pas souhaiter d’acquérir des forces. C’est nier la logique, c’est déposséder l’homme du besoin de s’améliorer, c’est nier le progrès, et je m’étonne de trouver cette doctrine d’impuissance et de paresse chez deux disciples de M. Sylvestre.

— Permettez, répondit mademoiselle Vallier, M. Sylvestre croit que, si la richesse n’est pas une force collective dont on pourrait répandre le bienfait sur tous les hommes, c’est parce qu’elle se concentre trop dans les mains d’un petit nombre qui ne veulent ni ne savent en faire profiter le grand nombre. D’après lui, les riches seraient des gens démesurément forts qui, bien loin d’aider et de porter les faibles, seraient pour la plupart déterminés à les écraser. Admettons qu’il se trompe, qu’il ne les connaisse pas, que la plupart soient des hommes de progrès et d’intelligence, et qu’on doive à leur initiative les merveilles de l’industrie et l’espoir du bien-être général : il n’en est pas moins vrai que cette foule de malheureux et d’incapables placés sous la dépendance de quelques personnes habiles, disposant de toutes les forces sociales et parfaitement libres de s’en mal servir, ne présente pas un tableau bien rassurant. Moi, je comprends que l’on ait de l’inquiétude, et qu’une âme tendre et fière comme celle de notre ermite soit naturellement portée à prendre le parti de ces faibles et de ces inhabiles contre les gens heureux et superbes qui ont tout et qui peuvent tout.

— Alors, il faut ruiner les riches, les piller ou les pendre ? dit Gédéon avec un enjouement très-amer. Si votre ermite a raison, je ne vois pas d’autre conclusion raisonnable : la confiscation, l’exil ou la mort pour les capitalistes ; après quoi, les hommes vivront en frères et sauront tous le moyen de créer la richesse.

L’éclat de rire de mademoiselle Vallier fit rentrer Gédéon en lui-même.

— Je sais bien, dit-il, que vous avez horreur de ces choses-là ; mais enfin où veut-il en venir, votre ermite ?

— Oh ! je ne sais pas, répondit-elle ; il ne me l’a pas dit ; c’eût été peine perdue. S’il a un système, je ne le comprendrais pas ; mais je sais bien qu’il ne veut tuer ni voler personne, et qu’il ne fait pas de prédications incendiaires, car il ne dit sa pensée qu’à ses amis intimes.

— C’est-à-dire à vous et à Pierre ?

— Pourquoi vous en tourmentez-vous, si vous la jugez insensée ?

— Je ne dis pas cela ; je voudrais le mieux connaître et savoir si votre ami est un rêveur, un enragé ou un apôtre.

— Ce n’est rien de tout cela, c’est un sage.

— Et vous Pierre, que dites-vous ?

— Moi, je dis que c’est un saint.

— Ce n’est pas la même chose.

— Non certes, repris-je ; les saints ont le droit de franchir les tristes et froides limites de la raison.

— La raison n’est pas la sagesse, dit mademoiselle Vallier ; les vrais sages méprisent l’égoïsme et la petite prudence du monde. La vraie sagesse est une sainteté, et la vraie sainteté est une haute et sublime sagesse.

— Allons, je suis battu pour ce qui concerne M. Sylvestre, dit Gédéon ; mais le problème de la richesse n’est pas résolu. Mademoiselle Vallier ne me dit pas ce qu’il faut faire des riches.

— Il faut en faire des sages, répondit-elle.

— C’est-à-dire des ermites ?

— Non, il leur faudrait trop d’idéal ; mais il y a sagesse et sagesse. C’est à vous autres de connaître celle qui ne dépasse pas vos forces. Moi qui n’ai pas besoin de m’élever si haut, je ne puis vous l’enseigner.

— Que voulez-vous dire par là ? Je ne vous entends pas. Pierre, est-ce que vous comprenez ? Il me regardait avec des yeux moitié suppliants, moitié menaçants.

— Non, répondis-je, je ne sais pas du tout pourquoi mademoiselle Vallier ne prétendrait pas à une grandeur morale qu’elle sait si bien définir.

— Je veux bien m’expliquer, répondit-elle. Les grands devoirs sont des montagnes que je ne me sens pas obligée de gravir. Je ne suis pas bien forte, et je me suis déjà beaucoup fatiguée à monter et à descendre de petites collines insignifiantes où les chemins étaient bien durs. Ce n’est probablement pas fini. Je n’ai donc pas à me préparer à autre chose, et cela suffit à ma taille. La sagesse des gens qui sont dans ma position consiste à savoir se passer de ce que vous appelez le bonheur. Oh ! j’ai lu attentivement l’article de M. Sorède dans la revue. Je ne sais pas encore s’il croit au bonheur ou s’il le nie, la question n’est pas là pour moi ; mais j’ai tiré ma petite conclusion d’avance : c’est que de tout temps les hommes se sont rendus malheureux pour avoir voulu être plus heureux qu’il ne leur est nécessaire de l’être, et je me suis bien sérieusement demandé s’ils méritaient une si grande félicité quand tout dans l’univers se soumet à la souffrance et se contente de la somme de compensations qui lui est échue. Puisque le bonheur, qui est, je le suppose, le plein exercice d’une grande plénitude de hautes facultés, est si difficile, pour ne pas dire, impossible à atteindre, pourquoi donc ne mettrait-on pas son ambition à posséder quelque chose de plus facile à saisir, la résignation par exemple, la modestie des aspirations, une sagesse douce et pieuse, une patience attendrie que je comparerai, si vous le permettez, à un jour de pluie fine avec quelques doux rayons de soleil ? Ne peut-on vivre avec cela quand on n’est ni aigle, ni lion, ni d’humeur conquérante, ni doué de forces immenses, ni saint Michel, ni millionnaire, ni riche, ni ermite ? Je comprends bien que M. Sorède, écrivain, ambitionne la renommée, que M. Nuñez, capitaliste, aspire à répandre des bienfaits, et que M. Sylvestre, philosophe, rêve les victoires du stoïcisme. Il n’en faut pas tant au commun des martyrs : qu’ils montent paisiblement les degrés de leur calvaire ignoré et qu’ils se disent : « Je ne pourrais pas boire la mer, je dois et je peux me contenter d’une goutte de rosée. »

J’essaye de te traduire comme je peux le langage facile et charment de mademoiselle Vallier. Elle parlait avec une conviction si touchante et si gracieuse, que Gédéon, éperdu, fit le mouvement de saisir ses mains pour les baiser ; mais, comme si elle eût pressenti ce mouvement, elle se leva sans le voir et alla frapper sur l’épaule de Zoé en lui disant :

— Sais-tu, petite, qu’il est onze heures, et que le médecin gronderait s’il te voyait encore debout ! Allons dormir.

En parlant à sa négresse, elle rencontra je ne sais comment mes yeux, et je sais encore moins comment et pourquoi ils étaient humides. La peinture qu’elle venait de faire de la résignation m’avait ému apparemment. Elle tressaillit d’une manière imperceptible ; mais ce tressaillement n’exprimait que la surprise, et je crois que Gédéon ne s’en aperçut pas.

— Quelle âme forte et quelle douceur de caractère ! s’écria-t-il quand elle fut sortie.

— C’est un ange, dit une de ses sœurs.

— C’est une sainte, ajouta l’autre.

Et toutes deux se retirèrent.

— Et vous, mon ami Pierre, qu’en pensez-vous ? me dit Gédéon quand nous fumes seuls.

— Je pense que vous êtes un sage de l’avoir choisie ; mais je pense aussi que j’ai à travailler, et qu’il faut que je me sauve.

— Bien, bien… un moment ! Dites-moi si vous croyez qu’elle me pardonnera d’être riche ?

— Allez-vous souhaiter qu’elle vous en fasse un mérite ?

— Non, vous avez raison. Si elle m’agrée, je serai bien sûr de lui plaire !

Amen et bonsoir, mon cher ami.

Il me suivit jusque chez moi, sous prétexte qu’il avait besoin de prendre l’air, mais en réalité pour me confier ses perplexités, qui m’ont paru assez plaisantes. Tantôt il redoute d’être accepté à cause de sa fortune, tantôt il veut qu’on lui tienne compte de cet avantage. Voilà un embarras où ni toi ni moi ne nous trouverons jamais. De plus, il voudrait savoir, et savoir par moi, s’il est aimé. Il croit qu’il le sera : mais il s’impatiente. Il m’a répété dix fois :

— Tâchez donc de le lui faire dire !

Voilà une commission trop délicate, je ne m’en charge pas.




XXXIX

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 20 juillet.

L’absence de mademoiselle Jeanne se prolonge. Je peux retourner souvent à la Tilleraie. J’y passe des heures agréables. Depuis que je suis bien sûr de n’être pas amoureux de la future madame Nuñez, je trouve dans l’intimité de cette remarquable personne un charme réel. Ma sympathie, parfaitement désintéressée, me permet de l’apprécier chaque jour davantage. Le sot dépit que j’ai eu contre elle est entièrement vaincu. Je trouve on ne peut plus naturel qu’elle soit touchée des soins de son ami Gédéon, et je dois dire que je m’étais trompé aussi sur le compte de cet homme généreux et sincère. Nous sommes volontiers injustes envers les riches. Ce n’est pas de l’envie, c’est de l’exigence. Nous sentons bien qu’ils possèdent en effet de grandes forces sociales ; mais nous leur imposons des devoirs qui dépassent souvent le pouvoir toujours limité dont ils disposent. Et puis nous leur attribuons une vanité outrecuidante qu’ils n’ont pas toujours et que Gédéon n’a certainement point : car il me paraît douter quelquefois outre mesure du succès de son entreprise, et il me demande avec une naïveté d’enfant de lui enseigner à plaire, comme si j’avais ce secret-là, moi qui n’ai encore plu qu’à une petite folle, et sans le vouloir encore !

Il prétend qu’il a quelque chose de vulgaire au fond de ses idées et de ses manières. C’est peut-être vrai, mais cela est compensé par un second mouvement qui rachète ou efface toujours le premier, et une femme intelligente doit lui savoir d’autant plus de gré de ce continuel effort sur lui-même qu’elle peut l’attribuer à son influence. Si mademoiselle Vallier ne pense pas ainsi, elle est injuste. Je me suis trouvé seul avec elle une ou deux fois ; j’ai fait vivement l’éloge de Gédéon, elle m’a répondu de manière à me prouver qu’elle avait encore mieux que moi observé et apprécié les côtés excellents de son esprit et de son caractère. J’ai redit ses paroles à mon ami ; j’ai voulu brûler mes vaisseaux. Il en a été touché jusqu’aux larmes. Heureux homme ! ne fût-il pas aimé passionnément, l’état de son âme est digne d’envie. Il aime, lui, et il espère !

Oui, Philippe, je le reconnais en présence du fait, heureux ceux qui peuvent aimer ! J’ai nié cela, moi, ou du moins j’ai cru qu’en dehors de la rigide et tranquille amitié conjugale, il n’y avait rien qu’une surexcitation des sens ou de l’imagination. Je vois bien qu’il y a autre chose, puisqu’un homme positif comme celui que j’ai sous les yeux a des émotions si douces et si vives. Il faut peut-être l’action d’une femme sincère et forte en même temps que gracieuse et charmante pour faire naître ce sentiment qui est un mélange d’ardeur et de délicatesse. C’est comme un besoin de vivre à deux dans le sens intellectuel et moral du mot. On ne se contente plus de sa propre approbation, on sent qu’elle est froide et stérile. On cherche sa conscience dans celle de la femme aimée, car on la lui donne, on désire qu’elle l’interroge et qu’elle l’apprécie, et un mot d’encouragement qu’elle lui accorde vous fait tressaillir, un éloge d’elle vous enivre. On n’existe plus par soi-même, on se trouve sot d’avoir cherché si longtemps en soi une force qui n’y était pas, et on découvre que cette force, née du souffle de l’amour, peut devenir immense et faire un homme supérieur de l’homme très-ordinaire que l’on était avant ce baptême.

Je ne sais si je me trompe sur le compte de Gédéon, si je m’exagère ce qu’il éprouve, s’il est véritablement à la hauteur de cet enthousiasme ou de cette vigoureuse croyance, s’il est sincèrement naïf, et si, en feignant d’implorer son appui, il ne travaille pas adroitement à m’engager. Ce que je sais, c’est qu’en cherchant à pénétrer la cause de ses alternatives de tristesse et de gaieté, d’abandon et de méfiance, je me suis avisé de quelque chose de nouveau en moi-même, de quelque chose que je ne veux ni ne dois éprouver pour mademoiselle Vallier, mais qu’elle eût pu me faire connaître, si la destinée m’eût permis de lui offrir une vie aisée et solide, au lieu des éventualités du travail au jour le jour.

N’importe, je lui sais un gré infini de m’avoir — à son insu — révélé la notion d’une faculté que j’ignorais, et sans laquelle mon travail sur le bonheur fût resté incomplet, glacé, erroné peut-être ! Ah ! pauvre homme de lettres ! voilà ta destinée, à toi : regarder vivre les autres, analyser les ressorts de leur existence, en découvrir attentivement les principaux mobiles, plaindre leurs déceptions ou applaudir à leurs triomphes, et faire de tout cela… un livre !

Enfin ! je sais à cette heure non-seulement que l’amour est quelque chose, mais encore que c’est une très-grande chose. J’y rêve avec attendrissement dans mes promenades solitaires. J’ai repris en amitié ma jolie petite vallée. Il y a entre le sol aplani qui borde le ruisseau et les collines abruptes qui ferment l’horizon, des mouvements qu’on pourrait appeler les sous-collines, et qui font l’horizon encore plus resserré quand on est assis au bas de leurs molles déclivités. Il n’y a là que de l’herbe, des saules blancs trapus, étageant leurs grosses boules de feuillage argenté sur un fond de prairie éclatant de fraîcheur, et un peu plus haut des zones d’arbres fruitiers d’un ton sombre, se détachant sur les lignes bleues des arbres forestiers étages aussi plus haut et plus loin : tout un paysage de verdure, sans maisons, sans chemins, sans diversion au sentiment de la solitude où l’on est et de l’oubli où l’on peut vivre. C’est là une impression qui s’accuse beaucoup dans ces régions de pâturages où l’on n’élève pas de troupeaux et où, le temps de la récolte passé, on ne rencontre pas d’autres êtres vivants que ceux qui ne dépendent pas de l’homme. Le calme y est si profond, que, malgré la grâce et la mollesse de formes du paysage, malgré la richesse du sol et la fraîcheur du coloris, on y est saisi d’un certain effroi ou d’une sorte de tristesse inexprimable. Il n’est donc pas nécessaire d’aller chercher dans les déserts du nouveau monde l’émotion de l’isolement. On la trouve à deux pas de Paris, peut-être à deux pas de Londres, et, par cela même qu’on échappe si facilement à l’action de ces grands centres d’expansion sociale, on sent plus vivement le charme et la douleur de n’appartenir à rien et de ne rien posséder sur la terre.

J’ai dit le charme et la douleur. Il y a de l’un et de l’autre dans mes promenades sans but et dans mes rêveries sans objet déterminé. Je ne cherche pas beaucoup à rencontrer M. Sylvestre, et même, si je ne l’aimais pas infiniment, je l’éviterais dans la disposition d’esprit où je suis. Je redoute ses analyses, son besoin de se rendre compte de tout et de se consoler de tout par l’espérance de temps meilleurs qu’il ne verra pas. Moi qui suis jeune, j’aurais besoin de vivre de ma propre vie ; mais cela ne m’est pas permis. Il faut que je travaille ou que je pâtisse, sans qu’un être aimé soit associé à ma fatigue, à mes dangers ou à mes privations. Ce serait mal de souhaiter, insensé de se plaindre. J’ai dans ma jeunesse et dans ma raison des forces appropriées à la destinée que j’ai choisie. Allons… Quelques larmes coulent parfois de mes yeux distraits, sans que je sache bien sur quoi j’ai envie et besoin de pleurer. Suis-je un être assez intéressant pour que je me berce et me console comme un enfant qui s’ennuie ? Non certes ! ces larmes sont vite essuyées, et je rentre pour écrire d’une main ferme : « Le bonheur n’est pas un mot, mais c’est une île lointaine. La mer est immense, et les navires manquent. »


Onze heures du soir.

Ce soir, Gédéon est venu causer avec moi. Tout à coup l’heureux mortel m’a beaucoup déplu. Il a été suffisant et fat. Il a oublié que, s’il avait quelque motif d’espérer, c’est moi qui le lui avais donné en provoquant l’éloge qu’on a fait de lui et en le lui rapportant. Il n’est pas si épris que je croyais, puisqu’il croit en lui-même. Il me semble que l’amour doit être craintif et placer son idole dans une si haute région, que le respect la défende de nos chants de triomphe. Si j’étais agréé par une femme comme mademoiselle Vallier, je ne le dirais qu’à toi ou à M. Sylvestre. Gédéon ni aucun autre ne me le ferait avouer, j’aurais peur qu’un sourire ne me fit comprendre que je suis indigne d’elle. Loin de là, Gédéon proclame sa victoire avant de l’avoir remportée, et, s’il ne dit pas qu’il est aimé, il déclare qu’il sera adoré. Quand donc ? pourquoi ? Il m’a donné des envies de rire et des frissons de colère. J’ai été sur le point de lui dire qu’il était un sot.

Mais de quel droit, et de quoi est-ce que je me mêle ? Il a peut-être reçu des encouragements que j’ignore, et, au fait, je ne sais rien de tout ce qui se passe entre eux. Mademoiselle Vallier n’est pas obligée de me le dire. Elle peut avoir déjà disposé irrévocablement de son avenir, et le nier par prudence ou par pudeur. Gédéon m’a dit ce soir :

— Aussitôt après mon mariage, je la mènerai en Italie, c’est son rêve. Si elle veut un palais à Venise pour y aller passer un mois de temps en temps, ce sera moins vulgaire que de descendre à l’hôtel. J’ai déjà en Suisse un chalet qui lui plaira, une vraie maison de paysan à l’extérieur, mais très-grande, et l’intérieur est d’un confortable et d’un goût exquis. Ça ne m’a coûté qu’une quarantaine de mille francs à décorer ; vous viendrez nous y voir…

Que de navires il étale sous mes yeux pour sa conquête de la terre promise ! Allons, tant mieux pour mademoiselle Vallier ! je n’ai pas même une pirogue de sauvetage à lui offrir.




XL

DE M. PIERMONT À M. SYLVESTRE


Paris, 25 juillet.

Monsieur, j’ai appris par M. Diamant, qui est un homme très-estimable et très-dévoué à ma famille, que vous étiez un vrai philosophe, vivant d’une manière extraordinaire et pratiquant la plus étonnante sagesse. Mon âge et mes infirmités ne me permettent pas de me rendre auprès de vous, car il parait que vous demeurez sur une hauteur où aucune route carrossable ne mène, et je vous avoue que je ne puis m’élever aussi haut que vous au physique et au moral. D’ailleurs, on m’a dit que vous n’aimiez pas les visites, et je m’abstiens par discrétion ; mais je me permets de vous écrire pour vous demander un conseil et peut-être un service.

Vous êtes, à ce que l’on m’assure, l’ami pour lequel mon neveu Pierre Sorède a la plus grande estime, la plus grande confiance et le plus grand respect. C’est donc de lui que je veux vous parler.

Quand ses parents moururent, ils ne laissèrent aucune fortune ; mais un frère de sa mère, M. le vicomte de Pongrenet, qui était un vieux garçon économe et assez riche, vivait encore ; il était sous le joug d’une servante-maîtresse qui le grugea tant qu’elle put et se fit léguer son bien. Toutefois, M. le vicomte eut un repentir, et, peu de temps avant sa mort, il vint me confier une somme de cent mille francs qu’il me pria de faire valoir sous mon nom. La personne avec laquelle il vivait ignorait l’existence de cette somme, et M. le vicomte désirait que ladite somme, dont il ne faisait aucune mention dans son testament, fût par moi remise à son unique neveu, Pierre Sorède, capital et intérêts, lorsqu’il aurait atteint l’âge de vingt-cinq ans. La preuve de cette volonté est constatée dans un billet de trois lignes dont je joins copie à cette lettre, et dont Pierre, qui prétend ne rien recevoir de moi, pourra voir l’autographe entre mes mains. Je tiens donc à sa disposition le capital de cent cinquante mille francs qu’il pourra toucher dans trois mois, afin de se conformer, quant à l’âge de vingt-cinq ans révolus, à la volonté expresse du testateur.

J’ai gardé, conformément à cette volonté, le secret absolu sur le dépôt placé entre mes mains. M. le vicomte craignait sa gouvernante, il craignait sa propre faiblesse ; il en était réduit à tromper cette femme pour assurer au fils de sa sœur une faible portion de sa fortune. Après sa mort, j’ai cru devoir garder encore le secret pour échapper à toute réclamation inique de la part de cette créature. Elle est morte maintenant, et nous n’avons plus rien à craindre. J’aurais donc pu annoncer à Pierre, qui est venu me voir le mois dernier, les ressources qu’il possède et qui lui permettent de s’établir à sa guise ; mais j’ai craint quelque folie : on m’avait dit qu’il était fort épris d’une mademoiselle Vallier que j’ai voulu autrefois lui faire épouser, mais qui, étant aujourd’hui entièrement ruinée, ne lui convient plus. J’apprends par M. Diamant que cette demoiselle fait un très-beau mariage, et je sais, en outre, par madame Duport que mon neveu est en position de plaire à mademoiselle Jeanne de Magneval, qui serait un grand parti pour lui. Pierre a des sentiments de fierté que je ne blâme pas, il ne voudrait pas se présenter dans la misère à une héritière riche ; mais je pense qu’en se voyant dans une position qui, sans être brillante, est assez honorable, il n’aura plus de scrupule et pourra se livrer à une inclination que je suis loin de désapprouver.

Dans l’intérêt de l’avenir de mon neveu, je viens donc vous prier, monsieur, de l’informer de ce qui fait l’objet de cette lettre, à moins que vous n’y voyiez de l’inconvénient. Par exemple, si mademoiselle Vallier manquait son mariage avec M. Gédéon Nuñez, et que, se rejetant sur mon neveu, elle lui fit négliger l’espérance de plaire à mademoiselle de Magneval, vous penseriez certainement comme moi qu’il ne faut pas mettre le jeune homme à même de faire une sottise, et vous attendriez que le danger fût passé.

N’ayant pas l’avantage de posséder la confiance de M. Pierre, qui est un bon cœur à coup sûr, mais une tête bien légère et bien exaltée, je remets son sort entre vos mains, et vous prie, monsieur, d’excuser ma démarche, et de me croire votre très-humble serviteur.

Baptiste Piermont.




XLI

DE M. SYLTESTRE À M. PIERMONT.


L’Ermitage, 26 juillet.

Je regrette, monsieur, de ne pouvoir répondre à votre confiance avec la conformité de vues qui vous donnerait satisfaction ; mais le secret que vous me contiez n’appartient plus ni à vous ni à moi. Du moment que le don que vous êtes chargé de transmettre à votre neveu ne court plus le danger d’être contesté, Pierre doit connaître sa situation et, si l’ignorance de cette situation devait influer sur ses déterminations actuelles dans un sens contraire à son inclination, vous pourriez avoir de graves reproches à vous faire. Fiez-vous donc à sa raison, et trouvez bon que je lui dise la vérité. Pierre n’est ni exalté ni frivole, vous ne le connaissez pas ; c’est au contraire un esprit très-sérieux, un caractère très-énergique, d’une droiture à toute épreuve et nullement disposé à se laisser gouverner par ses passions. J’ignore ses sentiments pour mademoiselle Vallier, mais je puis vous répondre qu’il n’a aucune inclination sérieuse pour mademoiselle de Magneval, et que, cette jeune personne voulant bien m’honorer aussi de sa confiance, je ferai ce que j’ai déjà fait, c’est-à-dire que je lui donnerai le conseil de ne jamais songer à M. Pierre. Renoncez donc à une illusion toute gratuite et considérez que, dans trois mois, vous serez forcé de dire à votre neveu ce que vous hésitez à lui dire aujourd’hui. Laissez-le disposer de son sort et vous savoir gré d’une preuve d’estime et de confiance qui lui est due. Agréez, monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.




XLII

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau 1er août.

Mon cher ami, mon Philippe, figure-toi que je suis riche, très-riche, sept à huit mille francs de rente ; un roman, un don posthume du frère de ma mère. Je te conterai ça une autrefois. Je suis ivre ! C’est honteux, n’est-ce pas, pour un philosophe ?… C’est que tu ne me comprends pas, et comment me comprendrais-tu ? Il y a trois mois que je te trompe en me trompant moi-même. J’aime mademoiselle Vallier ! Ou je ne le savais pas, ou je ne voulais pas le savoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne devais pas me l’avouer, c’est que je ne devais pas le dire, même à mon meilleur ami. L’amour, l’île enchantée, était inabordable ; je n’avais pas de navire ! À présent, j’ai au moins une barque ; et pourquoi ne lutterais-je pas contre la flotte de Gédéon ? — Car elle ne l’aime pas, je le sentais bien, et à présent je le sais, l’ermite me l’a dit. Il croit qu’elle n’aime personne ; je le crois aussi ; mais qui sait ? Je n’ai jamais cherché à gagner sa confiance, je ne lui ai jamais laissé soupçonner que j’étais ému auprès d’elle, et que loin d’elle je ne pensais qu’à elle ; n’est-ce pas mon droit de le lui dire à présent ? Si je ne lui apporte pas l’opulence, j’apporte du moins, non-seulement le courage et une certaine capacité, mais encore l’aisance modeste et la certitude du nécessaire. La misère, c’est bien plutôt la crainte du lendemain que la souffrance du présent. Dans le mariage, tout est lendemain, tout est prévision, et le bonheur d’être père est étouffé par l’appréhension de laisser des orphelins sans ressources. Pourquoi donc n’aurais-je pas une femme et des enfants, moi qui ne suis ni galant, ni libertin, ni coureur d’aventures, ni possédé de la vanité du vice ? J’ai un état, je suis un homme, un peu plus par mon humble talent que le premier venu, et sûr de ne pas être un lâche, un étourdi ou un sot. Il faudrait être aimable, je ne le suis pas, je ne l’ai jamais été. Je ne m’appartenais pas : j’étais méfiant, hautain, farouche, comme sont forcés de l’être ceux qui ne veulent ni tromper ni mendier ; mais qui sait si je ne suis pas un homme charmant ? Faut-il pour cela se prosterner devant la femme aimée ? faut-il l’écraser de louanges ? faut-il courir au-devant de ses moindres désirs ? Gédéon est charmant, et il n’est pas aimé ! Ce n’est donc pas comme lui qu’il faut être. Comment ? Je ne sais ; ce doit être affaire d’inspiration…

Mais, mon ami, conseille-moi ; que vais-je dire ? que vais-je faire ? Gédéon m’a confié sa cause, j’ai promis d’être son avocat, et il mérite plus que moi la reconnaissance, puisqu’il offre un sort mille fois plus heureux que mon humble médiocrité. Que pensera-t-il de moi quand je vais lui apprendre… car il faut que je le lui dise ou que je le trahisse, et trahir m’est impossible ? Il m’est impossible aussi de revoir mademoiselle Vallier sans changer de rôle et sans lui laisser voir que je déteste l’idée de son mariage avec un autre que moi. — Ne pas la revoir, m’éloigner, attendre qu’elle ait ôté toute espérance à Gédéon serait le plus sage ; mais si en mon absence elle allait se mettre à l’aimer ? Cette pensée me rend fou, et je ne me reconnais plus. Je suis même un peu honteux de moi, car je me sens dominé par l’ennemi que je bravais, et l’amour me révèle des agitations qui sont peut-être indignes d’un esprit sérieux. Me voilà inquiet, ombrageux, sans sommeil, sans repos, sans volonté, et tout à coup emporté par un vouloir âpre, aveugle et jaloux, prêt à mal agir plutôt que de renoncer à mon but, et capable de passer par-dessus des scrupules de conscience qui ne me paraissent rien aujourd’hui après m’avoir rendu héroïque jusqu’à présent. Ce que c’est que l’espérance ! C’est donc la tentation, c’est donc le mal ? J’ai ouvert mon cœur à mon vieux ami Sylvestre. Il est tout surpris, tout bouleversé. Il ne m’a pas dit un mot de blâme ; il m’a demandé le temps de la réflexion, deux ou trois jours ! J’ai promis, mais pourrai-je tenir ma promesse ? Comment ! la Tilleraie est à un quart d’heure de chemin. J’y vais tous les jours, et je n’irai pas aujourd’hui, ni demain ! Et pendant que j’attendrai ici follement le conseil d’un vieillard qui ne sait plus ce que c’est que l’amour, Gédéon arrachera peut-être à l’estime et à la reconnaissance une promesse qui ne pourra plus être révoquée !


Dix heures du soir.

J’ai voulu essayer mes forces et connaître l’état de mon cœur. J’ai été à la Tilleraie. Gédéon n’y était pas ; il a des affaires à Paris pour deux jours. Si je l’avais su, je n’aurais pas fait cette visite. J’y ai beaucoup souffert. Me trahir en son absence serait une perfidie apparente. Il faut qu’il ait mon secret avant qu’il m’échappe. Je me suis trouvé presque seul avec elle : une des sœurs était indisposée et gardait la chambre ; l’autre, sans méfiance, allait et venait, laissant à mademoiselle Vallier le soin de me tenir compagnie. Le médecin, mandé pour la malade, n’est resté qu’un instant au salon, mais cet instant a failli faire éclater la crise. Je t’ai parlé de ce brave homme, c’est celui qui a soigné Zoé. Il exerce la médecine et la chirurgie dans les campagnes environnantes. Il est fort attaché à mademoiselle Vallier, et, avec une rondeur naïve, un peu inconvenante sans le savoir, il lui a presque fait compliment de son mariage avec Gédéon, disant que c’était la nouvelle du pays. Elle lui a répondu que tout le pays s’occupait d’une chose dont elle n’avait jamais entendu parler.

Quand nous avons été seuls, je lui ai demandé pourquoi elle niait un fait qui me paraissait notoire. À quoi bon cette dissimulation avec un ami comme le docteur ? Et moi, n’étais-je pas aussi une espace d’ami, ou tout au moins un dévoué serviteur qu’elle devait savoir capable de garder un secret ?

— Vous voulez donc savoir la vérité ? C’est pour la dire à M. Nuñez, n’est-ce pas ?

— Je présume qu’il n’en est pas à l’apprendre.

— Mais il a dû vous dire où nous en sommes ?

— Il dit qu’il espère et qu’il craint.

— S’il espère,… je dois quitter sa maison.

— Il a donc tort d’espérer ?

— Je n’ai pas à répondre à cette question ; mais il m’avait promis de ne pas espérer avant d’y être autorisé par moi. S’il manque à sa parole, je ne suis pas obligée de tenir la mienne.

— C’est selon. Que lui avez-vous promis ?

— De réfléchir. S’il vous a dit autre chose, il n’a pas pris ma réponse au sérieux, et dès lors je dois m’en aller, pour ne pas me trouver engagée à mon insu.

Je me suis senti très-agité. Il est certain que Gédéon m’a laissé croire qu’il avait reçu des encouragements. Pourtant je n’avais pas encore le droit de le desservir en disant la vérité, et la sotte position que sa confiance m’a faite me force de mentir à mademoiselle Vallier. J’ai essayé d’éluder ma réponse. Elle a insisté.

— Je veux savoir si M. Nuñez compte que j’accepterai ses offres.

J’ai fait un effort terrible. J’ai répondu qu’il ne comptait sur rien, mais qu’un homme très-épris avait toujours, sinon le droit, du moins la liberté d’espérer.

— J’ai demandé conseil à M. Sylvestre, a repris mademoiselle Vallier. Il m’a dit de réfléchir, je réfléchis. M. Nuñez a accepté cette situation, qui doit durer un certain temps ; mais, s’il ne l’accepte pas au pied de la lettre, il est inutile qu’elle se prolonge. Je n’ai pas eu le temps de fixer mes idées, j’irai réfléchir ailleurs.

— Il vaudrait mieux vous presser un peu de lire en vous-même. Est-ce donc si difficile ?

— Est-ce de sa part que vous m’y engagez ?

— Non,… c’est de la mienne. Vous voyez qu’on parle de votre mariage : est-il bon de faire parler de soi ?

— Ah ! si Zoé était radicalement guérie !… J’ai fait bien des sacrifices à cette pauvre enfant. Le plus rigoureux est certes celui que je lui fais en ce moment ! Tenez, si je lui disais ce soir : « Faisons nos paquets et quittons cette belle maison ! » je ne répondrais pas d’une rechute pour demain matin, au lieu que, si je pouvais tarder encore quelques semaines, elle aurait tout à fait recouvré ses forces.

— Ainsi c’est pour Zoé, encore et toujours pour elle, que vous acceptez le malheur ? Hier, c’était la misère ; aujourd’hui, c’est l’obsession ; demain, peut-être, ce sera la calomnie !

— À coup sûr, ce n’est pas pour moi !

— Vous avez pour cette enfant une tendresse que j’admire. Pourtant ne craignez-vous pas qu’elle ne soit exagérée ?

— Je sais que le dévouement a certaines limites. On dit qu’une femme doit ne sacrifier sa réputation à personne. Eh bien, il y a des circonstances où à cela même il faut se résigner. Si vous aviez vécu ma vie, vous seriez aussi tendre et aussi faible que moi. J’ai eu, parmi beaucoup de chagrins profonds, la douleur de perdre mon frère, un enfant adorable de douceur et de sensibilité, le portrait vivant de ma pauvre mère. Ce n’est pas Dieu qui l’avait fait trop faible pour vivre, c’est l’injustice et l’emportement d’autrui qui l’ont brisé. Quand je l’ai vu sur son lit d’agonie, où il a langui plusieurs mois, j’ai senti vivement que la douceur et la tendresse eussent pu le ranimer encore ; mais on nous séparait, et cette tendresse qui fait des miracles lui a manqué. Quand j’ai vu Zoé dans une situation analogue, je me suis juré que celle-là ne périrait pas par manque de soins et d’affection. Tout le monde ne sait pas ce qu’il y a d’amer, ce qu’il y a d’horrible à voir mourir ceux que l’on croit avoir été capable de sauver. Pour moi qui le sais, que j’aie tort ou raison, que mes amis me condamnent ou m’approuvent, je n’hésiterai jamais entre mes devoirs envers moi-même et la vie de ceux qui n’ont que moi pour appui.

En parlant ainsi et en se rappelant son frère, elle avait la figure couverte de larmes qu’elle ne songeait ni à montrer ni à cacher.

J’ai eu envie de me jeter à ses pieds et de lui dire les choses les plus folles. Ce n’est pas la crainte d’être absurde qui m’a retenu, c’est celle de lui paraître lâche. On est venu nous interrompre. Je me suis retiré quelques instants après, et à présent je me dis que je n’aurais pas été lâche du tout. N’est-elle pas libre ? La cause de Gédéon n’est-elle pas perdue ? N’est-ce pas lui qui a été un peu lâche de me cacher la vérité et de me confier avec tant d’aplomb ses espérances, jusqu’à faire devant moi des projets, et de me parler de son bonheur au futur bien plus qu’au conditionnel ? Enfin n’ai-je pas été sa dupe, le confident d’un bonheur imaginaire, le gardien d’un château en Espagne ? Pourquoi laisser croire et laisser dire à tout son entourage et à tout le pays que son mariage est décidé ? C’est le mariage d’Arlequin qui était à moitié fait, par la raison qu’il voulait épouser Isabelle : il est vrai qu’Isabelle ne voulait pas épouser Arlequin…

Pauvre Gédéon ! je le raille et je l’accuse. Je n’ai pas encore ce droit-là. Il faudrait s’expliquer avec lui, voir si, devant un interrogatoire sérieux, auquel je n’ai pas encore eu le sang-froid et le courage de le soumettre, il persisterait à mêler la fatuité à ses illusions. Et puis il faudrait reprendre la parole que je lui ai donnée de le servir, et lui déclarer franchement, dussé-je l’irriter et l’avoir pour ennemi mortel, que, moi aussi, j’aime mademoiselle Vallier, et que je veux le lui dire. — Il faudrait ? il faut ! sans cela, je suis un fourbe à ses yeux. J’attendrai son retour, je ne reverrai pas Aldine malgré le sentiment que j’ai à présent de mon droit. Gédéon a été passablement léger avec moi dans cette affaire ; je ne veux pas l’être avec lui, je ne le serai pas.

Je suis dévoré d’impatience jusqu’à en souffrir. Qu’importe ! je vois bien que l’amour est une chose terrible ; il est pourtant le bonheur ! Un bonheur terrible ! voilà une définition étrange. Mais pourquoi veut-on que le bonheur soit calme ? Un si grand mot peut-il s’appliquer à un état négatif ? N’est-ce pas plutôt une exaspération de puissance vitale, et n’est-il pas bien bon de se sentir tout à coup, un beau matin, supérieur à soi-même ?

Qu’importe, d’ailleurs, que l’amour soit ou ne soit pas le bonheur ? Il est le but réel de l’homme, et, si le bonheur n’est qu’un but imaginaire, il est bien facile de s’en passer quand on a une réalité si palpitante et si enivrante à saisir !



XLIII

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 3 août.

Mon cher enfant, ta lettre m’inquiète. Il y a une rupture violente, un duel peut-être, au bout de l’explication que tu veux avoir avec M. Nuñez. Pourquoi brusquer ainsi une situation délicate ? Éloigne-toi, et contente-toi de lui écrire. Oui, tu es dans ton droit, puisqu’il t’a un peu joué ; mais il l’a fait très-naïvement, je le parierais, et il serait déplorable de se couper la gorge avec un ami pour une sorte de malentendu. Et puis le scandale, les propos sur le compte de mademoiselle Vallier ! — Prends ton temps, il n’y a pas péril en la demeure ; elle ne l’aimera pas ! Confie ta cause à l’ermite, c’est à lui de savoir si tu as de meilleures chances. Qu’en savons-nous ? Qu’en sais-tu ? Si tu n’en as pas, pourquoi se presser de rompre avec Gédéon ? De toute manière, l’absence est un régime indiqué, et je te le prescris en attendant que nous sachions ce qui menace. Veux-tu que j’aille lui parler, moi, à ce Gédéon ? Je l’apaiserai, je le convaincrai, j’en suis sûr ; mais, auparavant, je parlerai à mademoiselle Vallier, je saurai ce qu’elle pense de toi. Si elle t’agrée, je lui dirai de quitter la maison de M. Nuñez, où elle peut subir quelque affront si tu manques de prudence. J’espère que l’ermite s’avisera de tous les dangers de la situation et qu’il en préservera ses deux amis avant que j’arrive. Un mot de réponse par le télégraphe. Dis-moi que tu vas m’attendre à Paris et j’y serai presque aussitôt que toi, ma mère y consent et m’y engage.



XLIV

TÉLÉGRAMME — À M. PHILIPE TAVERXAY, À VOLVIC


5 août, Paris, deux heures après midi.

Trop tard ; mais n’aie pas d’inquiétude, tout va bien. Ne viens pas.

Pierre Sorède.




XLV

DE PIERRE À PHILIPPE


Paris, 5 août.

Je viens de t’envoyer un télégramme pour te rassurer. Il m’a fallu pour cela venir ici, car il n’y a pas de ligne télégraphique dans la paisible vallée de Vaubuisson. J’ai profité de cette course pour rendre visite à mon oncle. Il est sorti ; je t’écris de chez lui en l’attendant.

Tout ce que tu me disais est fort sage, mais trop sage pour moi. Tu oublies que je ne suis plus le stoïco-sceptique que tu connaissais hier ou avant-hier. Je suis un homme qui aime, qui veut, qui agit, qui existe. De la prudence à moi, allons donc ! Que penserait de moi celle à qui je prétends offrir ma vie, si je ne commençais pas par l’offrir pour elle à la vengeance d’un rival ? Et lui, d’ailleurs, s’il allait croire que j’agis dans l’ombre et avec circonspection par peur de sa colère ! Car il est furieux, ce pauvre Gédéon ; mais jusqu’ici il se contient, et il est possible qu’il s’en tienne là. Voici ce qui est arrivé.

Sache d’abord que je n’ai rien à me reprocher. Je n’ai pas revu mademoiselle Vallier depuis l’entretien que je t’ai raconté. Le lendemain, je me suis contenté d’envoyer à la Tilleraie un billet où je priais Gédéon, dès qu’il y serait de retour, de venir me trouver à l’Escabeau pour affaire pressante. Il y est accouru le jour suivant, c’est-à-dire hier.

— Mon ami, lui ai-je dit, je ne dois plus remettre les pieds chez vous. Je suis amoureux de la personne que vous voulez épouser.

Il est devenu pâle, et, s’efforçant de sourire :

— Que me dites-vous là ? Est-ce une plaisanterie ?

— C’est la chose la plus sérieuse que j’aie jamais éprouvée.

— Allons donc ! vous qui ne croyez pas à l’amour !

— J’y crois à présent, vous le savez bien.

— Ah ! oui, depuis que vous me voyez le traiter sérieusement ; mais, chez vous, ce n’est qu’une velléité, une rêverie !

— C’est tellement le contraire d’une rêverie, que je suis résolu à épouser mademoiselle Vallier, si elle m’agrée.

— Vous le lui avez offert ?

— Je ne lui ai pas même laissé soupçonner ma passion.

— Sa passion ! Est-il original ! Et depuis quand cette grande passion ?

— Depuis le premier jour où je l’ai vue.

— Alors, vous m’avez trompé quand vous m’avez dit…

— Je vous ai dit que je n’avais jamais songé à lui faire la cour. Je ne vous ai pas dit autre chose.

— Peut-on aimer avec passion sans songer à provoquer l’amour ?

— C’est un devoir quand on n’a que la misère à offrir.

— Vous êtes donc riche à présent ?

— J’ai de quoi vivre. Un héritage inattendu.

— Combien ?

— Cent cinquante mille francs.

— Peuh !

— Tout est relatif. Mademoiselle Vallier n’a que douze cents francs de rente.

— Elle sait que vous avez cette petite fortune ?

— Non.

— Vous êtes venu chez moi il y a deux jours. Vous le lui avez dit ?

— Non.

— Mais vous avez chargé l’ermite de le lui dire ?

— Je le lui ai défendu.

— Alors, vous ne lui avez fait aucune déclaration ?

— Écoutez, mon cher Gédéon. Du moment que, vous sachant absent, je ne suis pas retourné chez vous, et du moment que je vous fais venir ici pour vous dire mes sentiments et mes intentions, à vous le premier, sans détour, sans hésitation et sans ménagement, vous devez comprendre que je vous ai gardé fidèlement ma parole jusqu’à ce jour. En douter serait me faire injure, et j’espère que vous n’en doutez pas.

— C’est juste. Je n’ai rien à vous reprocher quant au passé ; mais, quant au présent, vous pensez bien que je ne vais pas vous autoriser…

— Permettez ! Je ne vous demande aucune espèce d’autorisation.

— Vous comptez venir me couper l’herbe sous le pied ? Voilà qui est fort !

— Si vous êtes un homme sage et solide, vous direz vous-même mes intentions à mademoiselle Vallier.

— Par exemple ! moi, je ferais la cour pour vous ?

— Vous ne feriez que me rendre la pareille.

— Mais vous renonciez, et je ne renonce pas !

— Raison de plus. Priez-la de décider entre nous deux. Si elle ne veut, comme je le crains, ni de vous ni de moi, restons ses amis et ne montrons aucun dépit ridicule. Si elle vous choisit, je me retirerai sans murmurer, et je ne vous en aimerai pas moins. Si c’est moi qu’elle accepte, trouvez son choix légitime, et ne me prenez pas en haine. Tout ce que nous ferons, vous et moi, en dehors de ce programme sera misérable et absurde.

— C’est très-bien raisonné ; mais je ne suis pas si fort que cela. Mademoiselle Vallier est engagée envers moi ; elle m’a promis d’attendre trois mois avant de se prononcer : jusque-là, personne n’a le droit de l’influencer en sens contraire, et je vous interdis ce droit-là.

— Je n’accepte pas l’interdiction. Mademoiselle Vallier ne s’est pas engagée à ne réfléchir que sur votre proposition.

— C’était sous-entendu.

— Matière à procès ! Je plaide contre vous.

— Alors, c’est la guerre ?

— Si vous le voulez, mais une guerre loyale où je ne compte pas, moi, vous desservir personnellement. Grâce à la droiture de ma conduite et de mes instincts, je n’ai rien à changer à la manière dont je lui ai jusqu’à présent parlé de vous, et le bien que je compte toujours lui en dire est même nécessaire à la justice et à la dignité de ma cause.

— Ainsi vous êtes un héros de candeur et de générosité ?

— Pourquoi pas ? Cela me semble facile.

— Qui m’eût dit que vous deviendriez un don Quichotte ?

— J’ai toujours aimé don Quichotte, et je ne serais pas humilié d’arriver à lui ressembler.

— Moi, je préfère le bon sens de Sancho, et je n’accepte pas le duel avec les moulins à vent. Je ne ferai pas votre déclaration.

— Je la ferai moi-même.

— Où ? comment ?

— Du moment que vous ne vous en chargez pas, je n’ai plus de comptes à vous rendre.

— C’est très-bien ; mais je vous avertis que je plaiderai fort et ferme contre vous.

— Vous ferez ressortir la médiocrité de ma fortune, car je vous défie de dire du mal de mon caractère.

— Si j’en savais, je le dirais. J’avoue que je n’en sais pas et que je ne suis pas homme à vous calomnier ; mais je pourrai bien lui dire que vous êtes fou.

— En quoi suis-je fou ?

— Que diable ! ce changement de face, cette affectation de froideur, et tout à coup ce roman de chevalerie, cette demande que vous me faites sérieusement de me sacrifier à vous ou d’entrer dans la lice avec vous comme un paladin, tout cela est d’un cerveau fêlé, mon cher ami, et je ne me gênerai pas pour en rire !

— Vous voulez me piquer, vous ne réussirez pas. Dites tout cela à mademoiselle Yallier. Si elle est romanesque, comme vous le lui avez quelquefois reproché devant moi, vous aurez servi mes intérêts.

— C’est pourtant vrai. Eh bien, je combattrai les tendances romanesques. Au lieu de parler respectueusement et généreusement de la pauvreté, je lui prouverai qu’elle est une preuve d’infériorité morale.

— Vous avez, je le vois, plus d’une théorie au service du moment ; mais je vous le pardonne, vous êtes jaloux, et vous ne savez pas bien ce que vous dites.

— C’est possible ; mais, si vous n’êtes pas jaloux aussi, c’est que vous n’aimez pas.

— J’ai été très-jaloux de vous. Je le suis depuis le jour où mademoiselle Vallier est entrée chez vous. Cela ne m’a pas rendu injuste, car, tout pauvre que j’étais, je lui ai toujours parlé de la richesse comme d’une puissance réelle bien placée entre vos mains, et je ne changerai pas de thème. Il y a quelques jours, vous ne vouliez pas être aimé pour votre richesse ; moi, je ne veux pas l’être pour ma pauvreté relative.

— Tout cela est superbe et sans réplique ; mais je déclare que vous êtes un faux ami, un égoïste et un ingrat !

— Ces mots-là sont fort blessants ; mais, en voyant que vous avez l’intention de m’irriter, je me garderai de la colère. Voyons, soyez aussi calme que je veux l’être. Démontrez-moi tranquillement mon égoïsme et mon ingratitude. Si vous me les prouvez, je me reconnaîtrai coupable. M’avez-vous rendu de tels services, que je vous doive le sacrifice de ma vie entière ? Vous m’avez offert une hospitalité et des secours que j’ai obstinément refusés.

— Eh ! qui vous parle de cela ? Vous les eussiez acceptés, que je n’aurais pas la platitude de vous les reprocher. Ce que je vous reprocherais bien plutôt, ce serait de les avoir refusés avec une prudence qui cachait une arrière-pensée.

— Cela n’est pas possible ; faites un effort de mémoire : quand je les ai refusés, vous ne connaissiez pas mademoiselle Vallier.

— Je la connaissais, je l’avais vue, j’étais épris d’elle depuis un an.

— Alors, c’est vous qui m’avez trompé.

— Vous me faites des reproches, vous !

— Pourquoi pas ? Ils sont sans amertume et font partie de ma justification. Vous me traitez d’ingrat…

— Oui, je vous traite d’ingrat. Quand on a accepté l’amitié et les confidences d’un homme de bonne foi, on ne cherche pas à le supplanter ; on se préserve de la tentation, on s’observe, on ne se permet pas d’improviser en soi-même un caprice qui peut le désespérer ; on le lui sacrifie, on ne dit rien et on s’éloigne. L’amitié est un contrat, et, quand on l’a signé avec sa conscience, on ne le déchire pas à la première bouffée de convoitise qui vous passe par la tête, surtout quand on se pose en Amadis et en Grandisson !

— Mon cher Nuñez, vous exagérez les liens de notre amitié. Elle n’était pas intime avant notre rencontre dans ce pays-ci, et cela date de quelques semaines. Vous m’avez fait toutes les avances, c’est fort aimable ; mais j’y ai très-discrètement répondu. Vous m’avez confié votre amour le plus tard possible, et quand vous ne le cachiez plus à personne, quand je savais vos intentions formelles par M. Sylvestre, à qui vous n’aviez pas recommandé le secret, et tout cela après m’avoir trompé, je le répète, car, en voulant m’employer pour décider mademoiselle Vallier à se charger de l’éducation de vos enfants, vous m’avez presque juré que vous n’aviez jamais vu sa figure. Ceci n’est pas d’une franchise chevaleresque, et, si je pardonne à votre amour des contradictions et des dissimulations qui ne sont pas de grands crimes, vous pouvez bien pardonner au mien une résolution et une sincérité qui ne sont pas des actes de vertu farouche et insupportable.

— Vous avez plus d’arguments que moi, mon cher ; vous en avez fait provision d’avance, et vous me battrez aisément en paroles. Reste à savoir si vous serez aussi éloquent par correspondance avec mademoiselle Vallier, car j’imagine que vous ne viendrez pas dans ma maison faire la guerre contre moi.

— Je vous ai dit, dès que vous êtes entré ici, que je ne pouvais pas retourner chez vous. Inutile de me le défendre.

— Ainsi nous n’avons plus rien à nous dire ? Vous ne voulez pas renoncer ?…

— Non.

— Et vous avez de l’espérance ?

— Non.

— Mais vous agirez comme si vous en aviez ?

— Oui. Et vous, vous ne voulez pas admettre que j’en aie le droit ?

— Non, certes.

— Et vous allez me haïr ?

— Je vous en réponds.

— Comment comptez-vous manifester votre haine ?

— Vous le verrez quand elle se manifestera. Adieu ! Et, jetant les portes avec violence, il est remonté dans sa voiture, a fouetté son cheval avec fureur, prenant à travers bois par un chemin impossible qui mène à l’Ermitage.

J’ai laissé passer deux heures et j’ai été trouver M. Sylvestre. Je l’ai rencontré en chemin.

— J’allais chez vous, me dit-il. Je viens d’avoir une vive discussion avec M. Nuñez. Il a cassé sa voiture et abîmé son cheval pour venir chez moi, et il s’en retourne à pied par le haut. Redescendons pour ne pas le rencontrer. Il n’a pas sa tête ; s’il doit vous chercher querelle, que ce soit du moins de parti pris et après avoir dormi sur sa colère.

— Vous n’avez pas réussi à le calmer ?

— Comment pouvez-vous croire que cela eût été possible ?

— Blâmez-vous la manière dont j’ai agi ?

— J’aurais agi comme vous. Il m’eût été insupportable de dissimuler seulement une heure ; mais je suis une mauvaise tête, moi, et je regrette que mon cher papa ne soit pas plus sage que moi.

— Qu’eût-il donc fallu faire pour être sage ?

— Ce que vous conseillait votre ami Philippe : faire une absence, écrire de loin, et me charger de vos intérêts.

— Mais je compte bien vous en charger ; je ne me permettrai pas d’écrire des billets doux.

— Oh ! pour le moment, il faut laisser mademoiselle Vallier tranquille, ne pas l’exposer à des explications désagréables, et attendre l’explosion ou l’apaisement de l’orage.

— Mais l’orage est en moi aussi, mon cher fils ! Je crains qu’elle ne se décide en faveur de mon rival.

— Il faut donc que je vous rassure et que je vous montre une lettre de mademoiselle Vallier qui la peint tout entière et que je viens de montrer à M. Nuñez pour le calmer aussi. La chère enfant n’aime sans doute ni vous ni lui ; mais…

On sonne, c’est mon oncle qui rentre ; je mets cette lettre dans ma poche. Je la finirai ce soir à l’Escabeau.


L’Escabeau, onze heures du soir.

Oh ! j’ai bien des choses à te raconter ; je t’ai quitté comme on sonnait à la porte de l’appartement de mon oncle. Pendant que je pliais ma lettre pour l’emporter, j’ai entendu deux voix et j’ai reconnu celle de Gédéon ; j’étais entré pour écrire dans le cabinet contigu au salon. Le domestique qui m’avait introduit était apparemment sorti, et apparemment la gouvernante ne me savait pas là. Mon oncle et Gédéon sont entrés au salon sans se douter de ma présence. Une porte entr’ouverte nous séparait. J’ai entendu prononcer mon nom. Je suis resté assis devant le bureau. J’étais curieux de savoir ce que Gédéon venait dire de moi à mon oncle. Il parlait très-haut comme un homme très-animé. Il racontait de point en point ce qui s’était passé entre nous, et, voyant que mon oncle blâmait beaucoup mon projet de mariage avec mademoiselle Vallier, il l’engageait à s’y opposer.

— Comment faire ? disait mon oncle. Il est majeur, et je ne suis pas son père.

— Menacez-le de le déshériter.

— Vous ne le connaissez pas. Il s’en moque bien, de mon héritage ! surtout à présent que ce coquin d’ermite lui a parlé du legs de son oncle maternel.

— Retenez ce legs.

— Je n’en ai pas le droit.

— On peut toujours soulever un empêchement, une difficulté. Dites-lui que votre banquier a emporté l’argent, que vous n’en étiez pas responsable, que vous êtes ruiné aussi.

— Je ne peux pas voler mon neveu, et je n’ai jamais volé personne.

— Mais c’est une feinte que je vous indique pour le sauver d’une folie. Dans trois mois, il ne pensera plus à mademoiselle Vallier, peut-être sera-t-elle ma femme, je l’espère. Alors, vous lui direz la vérité, et il ne vous saura peut-être pas mauvais gré de ce que vous aurez fait pour son bien.

— Il est trop tard. Et puis je ne suis pas menteur. J’ai parlé trop tôt. J’ai fait une sottise, tant pis !

— Eh bien, prenez-le par les sentiments, demandez-lui un service, envoyez-le à l’étranger pour une affaire fictive. Je vous fournirai les moyens de donner à cela une apparence de vérité.

— Cela est une idée, quoiqu’il m’en coûte de mentir, je vous le répète.

— Ne désirez-vous pas qu’il épouse mademoiselle de Magneval ?

— Sans doute ! Cent mille livres de rente !

— Eh bien, elle est de retour d’un petit voyage ; elle doit être chez moi ce soir. On pourrait inventer un incident, amener une rencontre romanesque. Elle a du dépit contre lui, elle voudra lui plaire. Elle est ravissante, il ne résistera pas. Espérez tout de l’avenir, si vous réussissez pendant trois mois à faire croire à Pierre qu’il est ruiné.

— Mais enfin, vous avez donc bien peur qu’il ne plaise à mademoiselle Vallier ?

— Eh bien, oui, j’en ai peur ! Je suis jaloux ; il y a des moments où je crois voir qu’elle est éprise de lui. Que voulez-vous ! j’ai quarante ans, il en a vingt-cinq, il est joli garçon, il écrit bien, il vient d’avoir un succès littéraire. Et puis la gloire d’avoir converti à l’amour un homme qui se vantait de n’y pas croire ! Les femmes sont si vaines ! Enfin j’ai peur. Aidez-moi, et je vous réponds qu’il épousera Jeanne.

— Eh bien, je vais lui écrire de venir me voir. Indiquez-moi le prétexte pour l’éloigner.

— Ce n’est pas difficile. Je viens dernièrement d’envoyer Louis Duport en Allemagne pour y gagner de l’argent. Envoyez Pierre auprès de lui sous prétexte que Duport peut vous faire rentrer une créance importante. J’avertirai celui-ci, il saura jouer son rôle. Quand il en sera temps, je lui ferai tenir une somme que Pierre vous rapportera et qui sera censée vôtre. Pendant qu’il sera en Allemagne, madame Duport ira y rejoindre son mari avec Jeanne. Essayons, ne nous laissons pas battre sans combattre. Voyons, vous êtes un homme de volonté, et je suis là pour vous seconder.

Mon oncle a promis, et Gédéon est sorti plein d’espoir et d’activité après lui avoir remis des notes au moyen desquelles mon pauvre oncle devait me mystifier ; mais je l’ai affranchi de ce triste soin en me montrant, en lui disant que j’avais tout entendu, et en lui faisant avouer que Gédéon lui faisait jouer un vilain jeu. Il s’est fâché d’abord ; j’ai réussi à le calmer en le prenant par l’amour-propre ; j’ai été plus adroit, plus patient, plus gentil, comme il dit, que je n’ai encore su l’être avec lui. L’amour assouplit le cœur et l’esprit apparemment, car j’ai trouvé des paroles persuasives. Mon oncle s’est laissé gagner. Il n’aime pas les gens plus riches que lui, et il ne m’a pas été difficile de le dégoûter de son alliance improvisée avec Gédéon. Enfin, s’il ne consent pas encore à m’approuver, il est résolu du moins à ne pas seconder mon adversaire.

Ah ! mon ami, depuis cette lettre de mademoiselle Vallier que l’ermite m’a fait lire, je suis rempli du feu sacré de l’espérance. Elle a une répugnance invincible pour la position que Gédéon lui offre, et elle n’éprouve aucun attrait pour sa personne. Et pourtant elle aime ! elle aime sans objet, elle rêve l’inconnu, elle aspire aux joies de la famille. On sent que son cœur parle et déborde, et ce qu’elle dit là-dessus est si beau, si bon, si chaste et si vrai ! Je l’adore, je veux qu’elle le sache. Je persuaderai bien à M. Sylvestre de l’attirer chez lui pour que je lui parle ; après quoi, si elle veut que, pour lui donner le temps de se dégager et de quitter tranquillement la Tilleraie, je m’éloigne pendant trois mois, j’obéirai. Si elle dit seulement peut-être ! je partirai heureux, confiant, plein d’énergie et de soumission. M. Sylvestre m’approuve, tout en me grondant de ma précipitation. Ah ! l’excellent homme ! on voit bien qu’il a aimé, lui ! Il comprend si bien la douce fièvre qui m’agite ! Il semble heureux de me voir revenir à ce qu’il appelle l’état normal de la jeunesse : il dit que, dès le premier jour de ma rencontre avec mademoiselle Vallier chez lui, il a pressenti que, malgré tous les obstacles, nous nous aimerions, car il croit qu’elle m’aimera, il le désire, il y travaillera de toute son âme. Il dit tout cela pour me calmer, pour me faire prendre patience, il croit que c’est le moyen.


Trois heures du matin.

C’est la journée et la nuit aux aventures. Pendant que je t’écrivais, avec la fenêtre ouverte, un cheval est passé au galop sur l’étroit chemin qui rase ma pauvre maison. À son allure déréglée, j’ai senti le cheval sans cavalier, et, devinant un accident, j’ai descendu l’escalier extérieur. J’ai regardé, j’ai écouté ; il m’avait semblé entendre un faible cri, la voix d’une femme. J’ai cru distinguer un corps étendu en travers du chemin à quelque distance. J’y ai couru. Ce n’était qu’un manteau dont le cheval échappé s’était débarrassé. J’ai continué à marcher. J’ai vu bientôt une personne assise sur un gros arbre équarri au bord de la route. Il faisait sombre, et l’endroit est fort ombragé ; je ne distinguais pas si c’était un homme ou une femme. J’ai demandé qui était là, et si l’on avait été démonté.

— Oui, aidez-moi ; mon cheval m’a emportée et jetée à terre.

C’était la voix de Jeanne.

— Êtes-vous blessée ?

— Non… Je ne sais pas, je suis étourdie, j’ai été effrayée… Aidez-moi à rejoindre madame Duport et M. Nunez, qui doivent être bien inquiets de moi.

— Pouvez-vous marcher ?

— Je ne sais pas, j’essayerai.

— Et où sont-ils ?

— Ils doivent être fort près d’ici, ils couraient après moi.

Je prêtai l’oreille ; rien ne troublait le silence de la nuit, sinon le clapotement d’une source voisine et le chant d’une rainette. Il était bien étonnant que les compagnons de promenade de mademoiselle Jeanne se fussent laissé devancer à ce point en la voyant en danger. Je lui demandai s’ils étaient montés sur des ânes ; je me rappelais ce que Gédéon avait dit à mon oncle du projet d’une rencontre imprévue, d’une surprise romanesque. Jeanne s’était levée, je ne pouvais voir si c’était avec effort. Sans la prévenir, j’enflammai vivement une allumette et je la regardai attentivement pendant la demi-minute que dura ce faible luminaire. Elle me sembla très-pale, mais elle ne paraissait avoir aucun mal ; sa robe ne portait aucune trace de chute ; sa chevelure n’était pas dérangée sous son petit chapeau, dont le voile n’était pas déchiré et dont l’aigrette de plume n’était pas brisée ; sa cravache ne s’était pas échappée de sa main.

— Mademoiselle Jeanne, lui dis-je, lorsque l’allumette fut finie, vous n’êtes pas tombée, et ceux qui vous accompagnaient ne sont pas inquiets de vous ; vous les avez avertis de ce que vous alliez faire ; vous êtes descendue de cheval ici, vous avez donné à votre monture un coup de cravache qui l’a fait partir au galop et s’en retourner gaiement à son écurie ; vous avez compté que je donnerais dans le piège, que je m’attendrirais sur l’accident, que je vous porterais chez moi ou que je vous reconduirais à votre gîte, enfin que je serais assez simple pour vous compromettre ; après quoi, en homme d’honneur, je serais dans la délicieuse nécessité de vous offrir mon cœur et mon nom. Eh bien, vous n’avez pas fait cela de vous-même, car vous ne m’aimez pas ; si vous m’aimiez, vous m’estimeriez un peu et vous ne me jugeriez pas capable de vous aimer par surprise, comme on aime la première venue. Vous avez été trompée ; on vous a dit que j’étais amoureux de vous, que ma fierté se refusait à vous implorer, et que, si vous faisiez naître un accident favorable, je succomberais à l’émotion pour tomber à vos pieds. Or, comme vous vous ennuyez de votre position, dont j’apprécie les difficultés et dont je plains les tristesses, vous avez consenti à jouer cette comédie de mauvais goût qui vous répugne et que vous n’avez pas seulement su mettre en scène.

Jeanne s’était rassise, j’entendais les sanglots briser sa poitrine. Était-ce une feinte ? Elle pouvait pleurer de colère. Je distinguais dans l’ombre son mouchoir blanc collé contre sa figure ; je le touchai sans qu’elle vit approcher ma main, il était parfaitement sec. Elle sentit mon mouvement et se retira en arrière avec indignation.

— Ne craignez rien, lui dis-je, je cherche vos larmes et je ne les trouve pas ; tant mieux pour vous ! On dit que les femmes pleurent à volonté, et vous êtes trop franche et trop fière pour aller jusque-là.

— Écoutez ! dit-elle, ne me jugez pas sur les apparences. Il y a du vrai dans ce que vous avez dit ; mais vous ne savez pas ce que je pense. Si je me suis prêtée à une comédie dont vous n’avez pas été dupe, mes motifs ne sont pas ceux que vous supposez. Il est certain que je ne vous aime pas ; mais on a voulu me faire croire que vous m’aimiez, et pendant quelques jours je l’ai cru. Mon grand-père, M. Nuñez, mademoiselle Vallier, madame Duport, tous ceux qui m’entouraient s’efforçaient de nous engouer l’un de l’autre. Il me semblait voir que vous n’aviez pour moi que de l’antipathie ; je le disais, on me répondait que vous étiez furieux de m’aimer et que vous m’aimiez d’autant plus. Cela m’a peut-être rendue un peu indécise, un peu coquette, un peu curieuse ; vous pouvez bien me le pardonner, on me faisait perdre la tête ; je sentais qu’on me poussait peut-être à jouer un rôle ridicule et déplacé : j’avais des moments de lucidité, par conséquent de colère. Enfin tout à coup j’ai cru voir que vous aimiez mademoiselle Vallier, je le lui ai dit : elle l’a nié : je lui ai reproché de me tromper, nous nous sommes fâchées. J’ai quitté la Tilleraie très-mécontente de tout le monde et de moi un peu ; j’y reviens aujourd’hui ; et, ce soir, après de grands conciliabules entre madame Duport et M. Nuñez, on me propose l’équipée que je viens de faire, en me promettant qu’on ne me perdra pas de vue…

— Permettez, lui dis-je en l’interrompant ; est-on là auprès de nous ? entend-on ce que vous me dites ?

— Je n’en sais rien, mais peu importe, je suis résolue à tout braver, je veux savoir la vérité. C’est pour cela que je me suis prêtée à leur fantaisie : j’ai cru deviner que M. Nuñez était affreusement jaloux de vous et qu’il voulait me compromettre pour vous engager avec moi. Je me suis dit : « Il est temps de voir clair dans une intrigue où je sers de jouet à ceux qui se disent mes meilleurs amis. Je verrai M. Sorède, je lui parlerai sans qu’on ose m’interrompre, je lui demanderai une franchise entière. » Parlez donc ; aimez-vous mademoiselle Vallier ?

— Je n’ai pas à répondre à une question que je ne vous ai pas donné le droit de me faire.

— Vous craignez d’être entendu ?

— Non, dis-je en élevant la voix ; je n’ai pas de secret pour Gédéon Nuñez !

— Mais pour madame Duport ?

— Gédéon peut disposer de mes confidences.

— Vous lui avez confié votre amour pour Aldine, à lui ?

— Eh bien… oui, mademoiselle !

— Alors, vous me le confiez, à moi aussi ?

— Oui, puisque vous me dites que cela est nécessaire pour faire cesser un quiproquo ridicule.

— Aldine sait que vous l’aimez ?

— Non, elle ne s’en doute seulement pas.

— Vous me le jurez ?

— Sur l’honneur.

— Alors, elle ne m’a pas trompée. J’ai été injuste envers elle. Je vais lui en demander pardon.

— Vous ferez bien.

— Voulez-vous que je lui dise que vous l’aimez ?

— J’y consens de tout mon cœur !

— Ah !… Vraiment ?

Jeanne, qui s’était rassise, resta un moment sans rien dire ; puis elle se leva, et, avec une énergie de sincérité dans la voix :

— Tous êtes un brave et honnête garçon ! Aldine est ma véritable amie. Elle se sacrifiait pour moi, car je suis sûre qu’elle vous aime. Eh bien, je lui dirai tout ce que nous venons de nous dire.

— On vous en empêchera.

— M’empêcher, moi, de faire ce que je veux ? J’en défie l’univers ! Oh ! j’ai une volonté, allez ! On ne me connaît pas. Je ne me connaissais pas moi-même avant ces derniers événements, qui m’ont prouvé que ma destinée dépendait de mon énergie. Elle est terrible, ma destinée ; mais je serai aussi terrible qu’elle. Ne me croyez pas mauvaise pour cela. J’ai rompu en apparence avec ma mère, mais nous nous écrivons et nous nous entendons très-bien : dès que je serai mariée, je saurai l’imposer à ma nouvelle famille et triompher de toutes les circonstances. Je connais mon pouvoir à présent ! J’ai essayé mes forces depuis quinze jours que l’on me promène dans le beau monde. J’ai été affreusement coquette, et je n’aurais qu’à choisir un mari parmi les jeunes fous à qui j’ai fait perdre la tête : mais je veux une très-grande fortune et un homme raisonnable. Vous voyez que je n’étais pas aussi éprise de vous qu’on a sans doute essayé de vous le faire croire.

— Je ne l’ai jamais cru.

— Quand vous l’auriez cru un peu, qu’importe ? Vous me connaissez maintenant ; je suis ambitieuse, je dois l’être. Si je ne l’étais pas, si je n’avais pas la volonté et la force de combattre le malheur de ma naissance, je serais forcée d’être courtisane ou religieuse. Je ne serai ni l’une ni l’autre. Je serai riche et considérée, coquette et vertueuse. On croit que c’est difficile. Je sais à présent que c’est très-aisé ; il ne s’agit que de renoncer à l’amour et de ne pas tomber dans le roman. On a voulu m’y jeter, je m’insurge ; mais tout cela ne m’empêche pas d’être bonne, et je veux être grande. Tenez, donnez-moi la main, monsieur Sorède : à partir de ce jour, vous avez en moi une sincère amie. C’est moi qui vous marierai avec mademoiselle Vallier, je vous en donne ma parole, et, si M. Gédéon vous cause quelque ennui, c’est moi qui vous vengerai.

— Comment cela ?

— En devenant sa femme.

— Vous ?

— C’est une résolution que j’ai prise ce matin en consentant à la farce de ce soir.

— Mais, pauvre enfant, vous ne l’aimez pas !

— Non ; mais, en le voyant si agité par sa passion pour Aldine, je me suis dit que ce n’était pas à elle, mais à moi, d’inspirer cette passion-là.

— Vous ne craignez pas qu’il ne vous entende ?

— Non ; regardez ce gros saule là-bas, tout au bas de la prairie !

— Eh bien, il est caché là ?

— Oui, avec cette mauvaise pièce de Rébecca, qui a voulu me jouer et qui me le payera tôt ou tard. Nous nous adorons en attendant.

— Dois-je vous reconduire auprès d’eux ?

— Non. Restez là, suivez-moi des yeux. Dans l’ombre qui couvre ce chemin désert, on n’a pu vous voir. Je dirai que je ne vous ai pas vu.

— On ne vous croira pas.

— Pourquoi donc ? Mon cheval emporté pouvait passer devant votre maison, je pouvais gémir, frapper même à votre porte. Vous dormiez profondément, ou vous n’étiez pas chez vous.

— Mais si l’on me demande ?…

— Vous mentirez. Aimez-vous mieux me compromettre ?

— Je mentirai.

— Que pensez-vous de moi ?

— Beaucoup de mal et beaucoup de bien.

— Vous ne m’épouseriez pour rien au monde, n’est-ce pas ?

— Pour rien au monde.

— Mais vous pouvez être mon ami ?

— Oui, si vous écoutez quelquefois un bon conseil.

— Nous verrons. Adieu !

Elle rassembla vivement les plis de son amazone, franchit lestement un petit fossé qui nous séparait de la prairie, coupa en droite ligne dans l’herbe humide, et se perdit dans la brume qui montait de la rivière. En regardant bien, je vis, au bout d’un quart d’heure, trois ombres sortir de derrière le saule, qui était à l’état d’ombre lui-même, et, pour n’être pas rencontré, si l’on venait du côté où j’étais, je rentrai chez moi sans m’écarter du couvert des grands cerisiers qui bordent mon chemin.

Ma lampe, que j’avais laissée dans un courant d’air en sortant à la hâte, était depuis longtemps éteinte. J’observai de ma fenêtre la marche des trois ombres encore visibles sur le fond clair des prés blanchis par la rosée du soir. Je distinguai sur la route de Vaubuisson quelque chose qui ressemblait à des chevaux, et le groupe s’éloigna dans la direction de la Tilleraie par le bas du vallon.

J’allais refermer ma fenêtre pour me coucher, il était près de minuit, quand, j’entendis tout près de ma maisonnette des pas légers et rapides qui faisaient crier faiblement le sable. Une divination soudaine, surnaturelle, un violent battement de cœur, une sorte de révélation magnétique qui tient du prodige, me firent descendre précipitamment et m’écrier comme dans un rêve :

— Est-ce vous, mademoiselle Vallier ?

— Oui, c’est moi, répondit-elle tout essoufflée. Le cheval que montait ce soir Jeanne à la promenade vient de rentrer seul à la Tilleraie. Je suis sortie avec les domestiques, ils m’ont devancée, ils ont dû entrer dans le bois par ici. Vous n’avez rien vu, rien entendu ?

— Je sais qu’il n’est rien arrivé de fâcheux. Mademoiselle Jeanne avait mis pied à terre quand son cheval s’est échappé.

— Ah ! Dieu merci ! dit mademoiselle Vallier en se laissant tomber sur les marches de son ancien escalier. J’étouffe !

— Laissez-moi vous aller chercher un verre d’eau.

— Je ne pourrais pas le boire. Laissez-moi reprendre haleine.

Elle resta quelques instants sans pouvoir rien dire, et moi sans trouver un mot. J’étais seul avec elle, dans la nuit, au seuil de ma demeure. C’était le moment de lui parler. Quand le retrouverai-je, ce bienheureux moment ? Je l’ai laissé perdre… Un ravissement inexprimable, un respect craintif, ont enchaîné ma langue. Je rêvais tout éveillé. Je me croyais à ses genoux, je m’imaginais lui parler. Un flot d’expressions éloquentes comme la passion vraie bouillonnait dans ma poitrine, mes lèvres étaient muettes. Qu’a-t-elle dû penser de moi ? Tout ce que j’ai pu faire, c’est de lui tendre la main quand, brisée encore par sa course, elle s’est relevée pour partir. Elle s’est aperçue que je tremblais. Elle n’a pas compris pourquoi.

— Vous me trompez, s’est-elle écriée, il est arrivé un malheur !

J’ai dû jurer que non pour la rassurer. Elle ne se doute donc pas que je l’aime à en mourir…

Quelqu’un venait vers nous. À sa taille, j’ai reconnu le groom de Gédéon. Nous l’avons interrogé. C’est lui qui accompagnait son maître à la promenade.

— Je m’en retourne à pied par le plus court, nous a-t-il dit, parce que le cheval de la demoiselle s’est sauvé. Elle a pris celui de monsieur, et monsieur a pris le mien. La demoiselle ne se tient guère, assise de côté, sur une selle d’homme ; ils sont forcés de rentrer au pas. Voilà tout. Personne n’est tombé.

— Je rentrerai avec vous, lui a dit mademoiselle Vallier.

Et elle m’a quitté.

Je n’ai pas offert de la suivre. Et à peine avait-elle disparu, que j’ai couru après elle. Pourquoi ne lui aurais-je pas offert mon bras ? Les promeneurs rentraient au pas, j’avais tout le temps de la reconduire sans risquer de les rencontrer. La présence du groom eût ôté à mon offre toute idée compromettante ; mais ce groom était peut-être dans la confidence du tour que l’on devait me jouer. Peut-être était-il chargé de passer par l’Escabeau pour savoir si j’y étais. Peut-être racontera-t-il ma courte rencontre avec mademoiselle Vallier. Je ne veux pas qu’on l’interroge, elle ; je ne veux pas qu’à cause de moi on lui fasse sentir les piqûres d’un sot et injuste dépit. Non, non, ce n’est pas par surprise et à la dérobée que je veux goûter le bonheur de la voir et de l’entendre ! Elle viendra à l’Ermitage. M. Sylvestre consentira bien à l’y appeler, et, devant notre ami commun, devant notre père adoptif, je lui dirai que je l’aime comme un fou, comme un enfant, comme un frère, comme un esclave… — Bonsoir, mon bon Philippe ; je t’aime davantage depuis trois jours. Il me semble que je ne t’avais pas encore aimé comme tu mérites de l’être.




XLVI

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 6 août.

Je ne la reverrai peut-être jamais. Ah ! pourquoi ne lui ai-je pas dit cette nuit, quand elle était là : « Aimons-nous et fuyons ensemble ! » Nuñez nous eût poursuivis ; mais j’aurais eu un jour de bonheur, un jour où elle m’eût dit : « Je t’aime !… » Bah ! je suis fou ! elle ne peut pas m’aimer, elle ne me connaît pas ; je me suis toujours montré à elle si différent de ce que je suis ! Tant mieux après tout, car, si elle m’aimait, je serais lâche, et ce n’est pas le moment de l’être.

Ce matin, comme j’étais chez M. Sylvestre, résolu à lui arracher la promesse de me faire obtenir un entretien avec elle, j’ai trouvé chez lui Gédéon fort animé. Il venait de lui faire de vifs reproches, et le vieillard lui avait répondu avec fermeté qu’il me regardait comme investi du droit imprescriptible de lui disputer la main de mademoiselle Vallier. Il lui avait parlé avec tant de force et de raison, que Gédéon avait été ébranlé un instant ; mais bientôt il s’était montré d’autant plus irrité qu’il se sentait dans son tort.

Louis Duport, arrivé d’Allemagne ce matin à l’improviste, était là aussi, s’efforçant de le calmer, et s’y prenant fort mal, car il voulait lui persuader de renoncer à mademoiselle Vallier, la traitant de coquette ambitieuse, et jurant qu’elle avait voulu courir deux lièvres à la fois. M. Sylvestre défendait chaudement sa jeune amie, et on se disputait réellement quand je suis entré. N’étant pas au courant de ce qui s’était passé, je devais attendre qu’on m’adressât la parole. Le silence soudain qui m’accueillait était fort embarrassant. M. Sylvestre, visiblement inquiet de ma présence, dit à Gédéon :

— Nous reprendrons cette discussion quand vous voudrez, monsieur… Maintenant, j’ai affaire, je sors avec M. Sorède, et je vous salue.

Il me prit le bras avec autorité, et nous allions sortir, quand Gédéon, hors de lui et dans un véritable état de démence, s’est jeté sur moi avec l’intention de me frapper. Il est physiquement beaucoup plus fort que moi ; mais je crois que je me serais tué si j’avais reçu de lui cette insulte ; car, l’eussé-je lavée dans son sang, je n’aurais jamais osé me présenter devant Aldine avili par la main de mon rival. La crainte d’un tel affront a décuplé ma vigueur : j’ai terrassé Gédéon, je l’ai tenu sous moi comme un enfant, et, sans l’injurier ni le frapper, je l’ai laissé presque évanoui de stupeur et de rage dans les bras de Duport et de M. Sylvestre.

Je suis revenu chez moi attendre le résultat de cette scène de violence, ne sachant vraiment pas lequel de nous devrait réparation à l’autre ; car, s’il avait eu l’intention d’une agression brutale, il en avait subi les humiliantes conséquences, et nous étions quittes.

J’ai vu bientôt arriver Louis Duport avec M. Sylvestre. Gédéon voulait un duel : il se disait l’offensé. Quelle qu’eût été son intention en s’élançant sur moi, je ne m’étais pas contenté de parer ses atteintes, je l’avais renversé, tenu à terre, j’avais déchiré ses habits ; c’est ce qui l’offensait le plus, et M. Sylvestre dut rappeler que ce n’était pas moi, que c’était son chien qui en me voyant menacé, s’était jeté sur Gédéon et l’eût mordu si je ne l’eusse préservé. N’importe, Louis Duport m’accusait de brutalité et me demandait réparation de la part de son ami. M. Sylvestre jurait que la chose ainsi présentée était inique et absurde, que Gédéon était l’agresseur, et que, s’il y avait rencontre, j’avais le choix des armes.

— Ne discutons pas là-dessus, lui dis-je ; la rencontre est inévitable. Je ferais en vain grâce à l’emportement de M. Nuñez, il est décidé à me pousser à bout. Je n’attendrai pas de nouvelles insultes, et, bien que j’aie été parfaitement maître de moi et que je ne l’aie provoqué en aucune façon en me préservant de sa furie, j’accepte toutes les conditions qu’il lui plaira de demander. Veuillez être mon témoin. Je présume que M. Duport sera celui de M. Nuñez, et je souscris à tout ce qui sera décidé entre vous.

Duport m’a dit que Gédéon réclamait en effet son assistance, et qu’il ne pourrait la lui refuser, mais qu’il ne savait pas si je parlais sérieusement en lui proposant de s’entendre avec M. Sylvestre, qui était un philosophe ennemi du duel, et peu versé probablement dans la pratique de pareilles affaires.

— Pardonnez-moi, monsieur, répondit l’ermite en se redressant ; j’ai servi, je me suis battu à Waterloo avant que vous fussiez né, je sais subir toutes les nécessités de la vie pratique, et je reconnais que, pour ne pas rester exposé aux outrages d’un homme qui a perdu la tête, M. Sorède doit fatalement se battre avec son ancien ami. C’est odieux, mais on nous y force, et nous acceptons le malheur de cette situation. Il pourrait y avoir discussion entre nous sur le véritable auteur de l’agression ; mais vous voyez que M. Sorède ne recule devant rien, et, en gens d’honneur, c’est à nous d’égaliser les chances.

— Quant à moi, messieurs, leur dis-je en prenant mon chapeau, je sais que je ne dois plus me mêler de rien. Je vous laisse ensemble.

J’ai été faire un tour de promenade, et, chose étrange, je n’ai eu qu’une préoccupation, celle de finir mon article payé d’avance par la Revue cosmogonique. Si je suis tué, mon travail historique doit au moins être complété, et je veux y laisser percer ma pensée, que jusqu’à présent j’ai trop réservée. Je dirai ce que je crois comprendre maintenant. Le bonheur n’a jamais été défini et ne pourra jamais l’être. Chaque homme s’en fait une idée qui lui est propre, et qui varie même selon l’état de son âme. Rien n’est le bonheur proprement dit, et tout est le bonheur pour une âme bien vivante. Il ne s’agit donc pas de poursuivre le bonheur, mais de développer la vie, qui nous le donne, humble ou magnifique, ardent ou calme, enivrant ou gracieux, comme elle donne le talent ou le génie selon l’organisation qui se manifeste. Et je pourrai bien ajouter que, pour la jeunesse, le véritable et le plus bel emploi de la vie, c’est l’amour !

En rentrant chez moi, j’ai trouvé M. Sylvestre seul, très-accablé d’abord, car il m’aime, le cher homme, et je crois que, s’il m’arrive malheur, il me regrettera beaucoup. En me voyant si joyeux d’avoir trouvé ma conclusion, il a repris courage. Il a consenti à dîner avec moi, et nous avons discuté et philosophé deux bonnes heures. Il n’est pas mécontent de ma formule. Il voudrait bien que je fisse une petite réserve pour le bonheur absolu dans les temps futurs ; mais je n’en suis pas encore là.

— Laissez-moi vieillir, lui dis-je ; j’arriverai peut-être à croire comme vous que l’homme est indéfiniment perfectible en me sentant perfectible moi-même. Certes, si j’emploie bien ma vie, si je connais les joies de l’amour partagé, si j’ai des enfants, je deviendrai meilleur, plus actif et plus intelligent que je ne suis. Qui sait si, quand j’aurai atteint votre âge, je ne me sentirai pas assez purifié et assez grandi pour penser comme vous ?

J’avais oublié absolument que je me bats demain. Je me le suis rappelé en voyant l’ermite se détourner pour me cacher deux grosses larmes qui roulaient dans ses gros yeux noirs. Oui, mon ami, c’est demain, à cinq heures du matin, que la querelle sera vidée auprès de l’Ermitage. Gédéon est fort au pistolet, et je n’y entends rien ; mais nous sommes à peu près égaux à l’épée : on a décidé que ce serait notre arme. Notre ami le médecin-chirurgien sera pris au saut du lit par Gédéon, qui le conduira dans sa voiture. Tout est prévu et fixé. Je me sens très-calme. Certes je serais désolé de tuer Gédéon, je comprends si bien sa colère ! Aussi je suis enchanté de pouvoir lui offrir ma vie en échange du sacrifice qu’il voulait m’imposer. Je ne puis mieux faire, et, si mon cœur est affligé, du moins ma conscience est satisfaite.


Onze heures du soir.

Je viens de finir mon article, j’en suis très-content. Je vais dormir. Je me sens fatigué, et j’ai à me lever de bonne heure. Si j’étais blessé… Viendrait-elle me voir ? Non ! je ne suis pas son frère ; ah ! que ne suis-je son fiancé !


Le 7, à quatre heures du matin.

J’ai bien dormi. J’ai cacheté mon manuscrit. J’emporte cette lettre, qui ne partira qu’après le duel. J’ai mis mes papiers en ordre. J’ai fait mon testament ; je partage entre mademoiselle Vallier et toi la petite fortune confiée pour moi à mon oncle. Vous aurez soin de l’ermite. Je me fie à vous. — Je regretterais la vie, elle ne faisait que de commencer pour moi ; mais l’amour m’a initié au mystérieux sentiment de l’espérance. Si je meurs, j’aurai la mort douce. Il y a peut-être quelque chose après, qui sait ? Oui, l’amour porte avec lui la notion de l’infini ! Adieu, ami de mon cœur. Les oiseaux s’éveillent et l’horizon blanchit. Le beau temps ! la belle matinée ! Mourir, moi ? Allons donc ! c’est impossible ! Jeanne m’a dit : Elle vous aime ! Si c’était vrai !… Ah ! je voudrais une bonne blessure ; elle viendrait au moins par charité.




XLVII

TÉLÉGRAMME — M. SYLVESTRE À PHILIPPE


L’Ermitage, 7 août, six heures du matin.

Venez tout de suite. Pierre, grièvement blessé. Il est chez moi. Il vous demande.



XLVIII

TÉLÉGRAMME — PHILIPPE TAVERNAY À SA MÈRE, À VOLVIC


L’Ermitage, 8 août, sept heures du soir.

Je l’ai trouvé vivant. On désespère de lui ; mais, tant qu’il y a de la vie, rien n’est perdu.



XLIX

GÉDÉON NUÑEZ À M. PIERMONT, À PARIS


La Tilleraie, 10 août, trois heures après midi.

Votre visite lui a fait du bien. La nuit a été passable. Espérez, monsieur. Il ne manque de rien. J’y veille.




L

TÉLÉGRAMME — PHILIPPE À SA MÈRE


12 août.

Sauvé ! Je réponds de lui. Je me porte bien, pas fatigué. Sois tranquille.




LI

PHILIPPE À SA MÈRE


L’Ermitage, 12 août.

Je t’ai envoyé ce matin un second télégramme pour te faire vite partager ma joie et te rassurer sur mon compte. Mon malade a dormi cette nuit ; j’ai donc pu dormir aussi. Je suis très-bien installé. Les deux chambres de l’Ermitage sont assez vastes, et en quelques heures M. Nuñez y a fait porter un véritable matériel d’ambulance. Nous nous partageons, l’ermite et moi, les plus grosses fatigues de nuit. Il est étonnant, ce vieillard ! De tous les hommes qui m’aident, il est le plus solide, le plus alerte, le plus fortifiant à voir et à entendre. La noble vieillesse ! comme c’est bien la récompense logique d’une bonne vie !

Je dois dire que mademoiselle Vallier est infatigable aussi. Elle est arrivée à l’Ermitage une heure après l’événement. Elle le pressentait, elle l’avait deviné la veille à l’agitation de M. Nuñez, et le jour même à sa sortie matinale, dont elle s’était aperçue. L’ermite m’a raconté qu’à ce moment-là on ne croyait pas que Pierre vivrait deux heures. L’épée avait presque traversé le corps. La prostration était complète ; le chirurgien était sans espoir. Quand mademoiselle Vallier est entrée, M. Nuñez suçait la plaie. Il faut te dire que cet animal furieux est le meilleur des hommes… quand il n’est pas furieux. Il a certes voulu tuer son adversaire, il a poussé son arme avec rage, et, à peine vengé, il a eu horreur de lui-même, il a soigné Pierre comme s’il eût été son fils. En voyant mademoiselle Vallier, il lui a dit avec égarement :

— Le voilà, regardez ! Il est perdu, je l’ai tué !… Haïssez-moi ! Je me déteste !

Mademoiselle Vallier n’a rien répondu, elle s’est penchée sur le pauvre Pierre, et, devant tout le monde, elle l’a baisé au front ; puis elle est tombée sur une chaise, et l’ermite a cru qu’elle allait mourir aussi, Gédéon lui a dit tout bas :

— Vous l’aimiez donc ? Il fallait le dire !

Elle n’a pas paru entendre, et, se relevant avec énergie, elle a jeté son chapeau, son mantelet, ses gants, et s’est mise à l’œuvre comme une sœur de charité. Elle n’a pas voulu quitter le chevet du lit jusqu’à mon arrivée ; elle était debout depuis trente-six heures quand je l’ai trouvée là. M. Nuñez et M. Duport ont été en course jour et nuit pour procurer tout ce qu’il fallait et ensuite pour aller m’attendre à Paris et m’amener ici. Hier seulement, j’ai obtenu que mademoiselle Vallier se reposât un peu, en lui remontrant que j’aurais peut-être besoin longtemps de son assistance et qu’il ne fallait pas m’en priver en tombant malade. Elle est allée dormir quelques heures à l’auberge des Grez, où sa négresse, avertie par elle, l’attendait. Mademoiselle Vallier ne veut pas remettre les pieds à la Tilleraie. Malgré le repentir exalté et sincère de Gédéon, elle ne lui pardonne pas. Elle ne lui a pas dit une parole de reproche, mais je vois qu’elle a horreur de lui ; elle lui répond par monosyllabes quand il essaye de lui parler, et, quand il a voulu lui persuader de retourner chez lui, elle l’a foudroyé à plusieurs reprises par un non si calme, si froid et si ferme, qu’il n’ose même plus la regarder.

Ce pauvre Pierre, quand il est tombé sur le terrain, s’est écrié : « À moi, Philippe ! » comme s’il eût senti que je le sauverais. M. ***, le grand chirurgien, a été amené de Paris : il n’a pas voulu se prononcer et s’est borné à approuver le traitement suivi. Hier soir enfin, la respiration s’est rétablie, les yeux se sont abaissés, le pouls a fonctionné régulièrement. J’ai pu sonder complètement la plaie sans craindre de voir le malade expirer entre mes mains ; aucun organe essentiel n’est lésé. L’inflammation tend à se dissiper ; il y a eu sommeil véritable et complet. À trois heures du matin, il a essayé de parler sans pouvoir se faire comprendre ; il m’a regardé sans surprise, et, par signes imperceptibles qu’il m’a fallu deviner, il m’a témoigné qu’il avait déjà entendu et reconnu ma voix. Une autre pantomime exprimait peut-être qu’une autre voix l’avait frappé ; ses yeux, qui n’avaient pas encore repris leur mobilité, semblaient m’interroger. En ce moment, mademoiselle Vallier, qui était partie à dix heures du soir, rentrait avec une petite lanterne, toute seule, intrépide, à pied à travers les bois que le jour n’éclaire pas encore. Elle est venue le regarder, et il la vue. — Ah ! ma chère mère, quel doux rayon de vie la présence d’une femme aimée répand sur la figure d’un homme qui vient de lutter avec la mort ! Pierre est beau, tu le sais ; mais tu ne l’as jamais vu, tu ne le verras jamais comme je viens de le voir, avec sa pâleur de Christ, ses grands yeux creusés, sa légère barbe noire frisant sur ses joues amaigries, et ce demi-sourire, effort suprême d’une joie qui ne peut encore se manifester et qui ressemble presque à une souffrance. Il n’a pu parler. Aldine a pris sa main dans les siennes.

— Eh bien, lui ai-je dit, embrassez-le donc ! il est sauvé.

Elle a baisé la main qu’elle tenait et elle a senti sur son front deux larmes qui ont semblé amener la résurrection. Lazare a dû pleurer ces deux larmes régénératrices quand la voix de l’ami lui a dit de se lever et de sortir du tombeau. Pierre a pu parler ; il a dit :

— Je veux bien mourir à présent.

J’ai incliné avec autorité la tête de son amie sur la sienne ; elle a séché ses larmes avec ses lèvres. Et qu’on vienne me dire à présent qu’il ne vivra pas !

J’ai ordonné le silence ; elle est assise près de lui, soutenant sa tête sur son épaule et réchauffant ses mains dans les siennes, pendant que je t’écris. Ah ! je suis bien heureux, va ! et je sais que tu vas être si contente de ma joie ! Je t’embrasse de toute mon âme, chère mère. Nous allons avoir du calme, je pourrai t’écrire à tête reposée et te donner des détails un peu mieux coordonnés.

Il me regarde écrire. Il me fait signe de t’embrasser pour lui.




LII

PHILIPPE À SA MÈRE


L’Ermitage, 14 août.

Puisque tu tiens à avoir l’histoire complète de notre cher enfant, tu pourras joindre mes lettres aux siennes que je t’ai confiées, car me voilà son historien jusqu’à nouvel ordre. Je ne saurai pas comme lui rendre compte du moindre battement de son cœur. Je ne suis qu’un pauvre narrateur, et tu ne comprendrais rien aux bulletins techniques du médecin ; mais je te dirai en deux mots que le mieux s’est admirablement soutenu, que nous commençons à le nourrir pour ramener les forces, enfin que, la jeunesse, la vie antérieure très-pure et la bonne constitution aidant, je compte le remettre sur ses pieds dans un très-court délai. J’y ferai de mon mieux, sachant que tu ne veux guère vivre sans moi, et n’ayant guère envie non plus de passer des semaines sans te voir.

Mademoiselle Vallier est toujours là, du matin au soir, et prolongeant sa veillée quand le malade a un peu de malaise ou d’agitation. En somme, c’est un blessé modèle, souffrant avec une patience à toute épreuve, et se soumettant à tout comme un enfant qui n’a pas la notion de la mort et qui obéit pour faire plaisir à ses parents. Il nous disait hier, en montrant sa bien-aimée :

— Je n’ai jamais cru que je mourrais, je la sentais près de moi. Un homme aimé d’elle ne peut pas mourir…

Je suis forcé de le faire taire ; car à présent il parlerait plus que je ne veux ; mais je lui parle, moi, et l’ermite aussi. Nous lui disons ce qu’elle nous dit. Elle l’a toujours aimé. Depuis le jour où il l’a déclarée laide, lorsqu’elle était encore enfant, elle n’a jamais rêvé que de lui. Et pourtant elle ne connaissait de lui que le son de sa voix et ses injures. Cette préoccupation romanesque est devenue une vive sympathie, et plus encore, quand elle l’a connu ici, quand elle a veillé avec lui au chevet de l’ermite malade ; mais elle a toujours cru qu’il n’éprouvait rien pour elle, et même il y a eu des jours où elle a pris sa jalousie pour de l’aversion. Elle le chérissait quand même et croyait travailler à son bonheur, à la satisfaction de M. Sylvestre, en désirant son mariage avec Jeanne.

À propos, cette fameuse Jeanne, je l’ai vue. Elle est venue deux fois savoir des nouvelles de Pierre, d’abord avec sa protectrice, madame Duport, et ensuite avec les demoiselles Nuñez. C’est une très-belle personne, qui ne me plaît mie, comme on dit chez nous, non plus que la belle Rébecca. Ces deux astres de toilette n’ont pas plus de cœur l’une que l’autre, et mademoiselle Vallier a fait preuve de bonté plus que de clairvoyance en prenant en si généreuse amitié la petite-fille de l’ermite. L’ermite a été le premier à ouvrir les yeux ; il sent bien que cette enfant n’a rien de lui, et il m’a dit à plusieurs reprises :

— On serait bien sot de se tourmenter de son avenir. Elle est plus forte que nous tous, elle n’a ni sensibilité ni imagination, elle fera sa place dans le monde, et, selon le monde, ce sera une très-belle place. J’espère qu’elle sera vertueuse par égoïsme. Amen ! Je n’ai rien à lui enseigner dans cet ordre d’idées.

Mademoiselle Vallier persiste à lui trouver des qualités ; elle dit qu’elle est très-franche et très-généreuse, pourvu qu’elle se sente la plus forte ou qu’elle puisse jouer le plus beau rôle. Il paraît que, dans la nuit où Jeanne a fait sa dernière tentative auprès de Pierre, et où elle lui a promis d’être son amie, elle a tenu parole en révélant à mademoiselle Vallier l’amour qu’il avait pour elle, et en lui disant qu’elle saurait bien la délivrer des poursuites de Gédéon. Que n’a-t elle réussi plus tôt ! mon pauvre Pierre ne serait pas sur le flanc. Quant à triompher avec le temps de la passion de M. Nuñez pour une autre, je commence à croire qu’elle en viendra à bout. Ne me sachant pas initié à ses grands projets, elle ne s’est pas méfiée de mes observations, et j’ai vu, à sa dernière visite avec lui, qu’elle le tenait déjà par une oreille. Abasourdi comme il l’est par les deux catastrophes qu’il a provoquées, la mort un instant imminente de Pierre et l’aversion dès lors inexorable de mademoiselle Vallier, il ne sait plus à qui se donner. Il est très-malheureux, et, comme son repentir est très-vrai, son châtiment très-sérieux, je ne peux m’empêcher de le plaindre. Il m’a parlé avec beaucoup d’effusion dans les premiers jours ; puis, à mesure que nous avons été rassurés sur le compte du malade, il s’est montré plus retenu et plus sombre. Hier matin, il m’a dit qu’il comptait vendre la Tilleraie ; j’ai cru devoir lui répondre avec franchise :

— C’est ce que vous pouvez faire de mieux. Ce pays vous rappellera toujours de tristes souvenirs.

— Oui, a-t-il répliqué, et mon intention est d’aller faire un tour en Allemagne avec M. et madame Duport aussitôt que Pierre ne vous donnera plus la moindre inquiétude.

Je l’ai autorisé à partir sans crainte. Je prévois que mademoiselle Jeanne sera du voyage, et alors elle aura bien des chances, ne fût-ce, de la part de Gédéon, que le besoin de montrer au monde une très-belle femme, brillante et recherchée, et de ne pas se laisser plaindre d’avoir échoué auprès d’une humble et modeste créature ce ; qui, pour un homme dans sa position, est probablement fort désagréable.


Dix heures du soir.

Ayant de me coucher dans le lit qu’on m’a dressé auprès de mon malade, — tu vois que je ne me fatigue pas, — je veux te dire que la journée a été bonne et la soirée excellente. Comme le pauvre Gédéon ne se couche pas sans revenir savoir de ses nouvelles. Pierre a demandé à le voir. Ils ne s’étaient encore rien dit depuis l’événement. Du moment que le malade a eu sa connaissance, Gédéon ne s’est plus approché de son lit, il a même évité d’attirer ses regards. J’ai d’abord combattu le désir du blessé : je craignais de l’émotion, je craignais aussi quelque retour de colère chez son rival, j’ai du céder. Pierre m’a dit :

— J’ai besoin de le voir. J’ai entendu qu’il allait partir, j’ai quelque chose à lui dire auparavant.

Gédéon, averti de ce désir, a été fort troublé et comme hésitant. Il m’a semblé que, ne craignant plus la mort de son adversaire, il sentait revenir son dépit. Je lui ai dit que, s’il était mal disposé, il valait mieux refuser l’entrevue. Il a répondu :

— Non, je ne le dois pas, il faut que je lui demande pardon, car j’ai eu tous les torts. Cela me coûte, n’importe ! allons !

Il est entré dans la chambre, et, comme il s’approchait avec répugnance, Pierre lui a tendu la main en lui disant :

— Il faut me pardonner !

Touché de cette générosité, Gédéon a fondu en larmes. Ils se sont embrassés. Gédéon lui a dit :

— Soyez heureux ! Je pars demain. J’ai été fou ; je l’ai payé cher. Je mérite ma punition.

Je suis intervenu.

— Avez-vous quelque autre chose à vous dire ? Dois-je me retirer ? Je ne vous donne que cinq minutes. Pierre ne doit pas se fatiguer.

— Il m’a embrassé, a répondu Pierre ; c’est tout ce que je voulais.

Gédéon est sorti en lui disant :

— Vous valez mieux que moi.

Bonsoir, chère bonne mère. Tu vois que ce triste voyage, que tu redoutais, n’a mis dans ma vie que des émotions douces, et que je te reviendrai optimiste comme auparavant.



LIII

DE GÉDÉON NUÑEZ À MADEMOISELLE VALLIER


La Tilleraie, 15 août, quatre heures du matin.

Je pars dans deux heures. Vous ne me reverrez jamais. Soyez donc miséricordieuse et tâchez de me pardonner. Je vous ai accusée dans mon cœur, mais Jeanne m’a prouvé que vous ne me trompiez pas, puisque vous ignoriez l’amour de celui que vous aimez. Et, d’ailleurs, vous ne m’avez jamais encouragé ; c’est moi qui me suis fait des illusions déplorables. Je les ai bien expiées ! Ne me maudissez donc pas. Pierre vous donnera l’exemple de la générosité.

Je laisse mes enfants sous la garde de mes sœurs. Je leur ai trouvé une gouvernante qui viendra à la Tilleraie dans huit jours. Ne jetterez-vous pas jusque-là un coup d’œil sur mes pauvres orphelins ? Ils sont innocents de mon crime, et vous les aimiez. Ils vous demandent tous les jours, et Sam a pleuré en apprenant que vous ne vouliez pas revenir. Soyez grande. Adieu !


LIV

DE MADEMOISELLE VALLIER À M. NUÑEZ, PAR LE RETOUR DE L’EXPRÈS.


Les Grez, cinq heures du matin.

Je verrai les enfants tous les jours jusqu’à l’arrivée de ma remplaçante.




LV

MADEMOISELLE VALLIER À PHILIPPE TAVERNAY, À VOLVIC


L’Ermitage, 2 septembre.

Cher docteur, votre départ a laissé de l’attendrissement, par conséquent un peu de fatigue, mais rien de douloureux, car nous n’avons parlé hier et aujourd’hui que de votre retour si bien promis et si vivement désiré. Vous savez que nous jurons de ne pas nous marier sans vous avoir pour témoin. Vous êtes l’ange de notre salut !… M. Sylvestre dit qu’il vous aime comme son fils, et il dit vrai, et il a raison ! M. Piermont est revenu tantôt voir son neveu pour la troisième fois. Pour la troisième fois, il a monté la colline sans trop se plaindre, et, pour la troisième fois, il m’a dit « que j’étais bien pauvre, mais qu’il ne m’en estimait pas moins. » Que serait-ce donc si j’étais riche !

La gouvernante est arrivée à la Tilleraie. Je ne serai plus forcée de faire cette course tous les jours. J’ai reçu une lettre triomphante de Jeanne. M. N… la déteste, d’où elle conclut qu’il l’adore. La famille Diamant est revenue aussi. Ils ont trouvé ce que nous cherchions, et mieux que nous n’espérions. C’est la jolie maison rose du village des Grez, au bas de la colline. Vous nous la désiriez. Vous aimiez son jardin rustique, sa grande vue au midi sur les deux vallées, et son rempart de bois en talus qui la défend du vent du nord. Le propriétaire s’est décidé à la louer. Notre malade y passera doucement l’automne, et peut-être y resterons-nous l’hiver. M. Sylvestre, qui ne veut pas que nous nous quittions, consent à y demeurer avec nous jusqu’au mariage. Les Diamant disent que nous pourrons l’acheter, si nous nous y trouvons bien, et nous rêvons d’y garder l’ermite avec nous ; mais nous ne le lui disons pas encore. Il aime tant son ermitage ! nous transigerons. Il y passera la journée et consentira à reposer sous notre toit. La Tilleraie est en vente. Nous ne connaîtrons pas les acquéreurs, rien ne troublera notre solitude. Madame Laroze, qui ne fait pas bien ses affaires, parle de vendre son cabaret et de devenir notre domestique. Je le désire beaucoup ; Zoé n’est pas assez forte pour travailler autrement qu’à l’aiguille, et puis madame Laroze a eu tant de dévouement pour l’ermite et pour Pierre, que je l’aime de tout mon cœur. Adieu et au revoir, cher et digne ami. Pierre veut que je vous embrasse pour lui et pour moi. Oh ! je le veux bien, certes ! Il me promet que nous irons dans vos montagnes au printemps et et que votre mère m’aimera aussi. M. Sylvestre n’aime plus les voyages, mais il dit que, pour aller vers vous, il en fera encore un. Soyez béni ! voilà ce que je dirai, moi, tous les jours de ma vie.

Zoé vous bénit aussi, vous avez complété sa guérison. Farfadet vous a cherché toute la journée hier. M. Sylvestre lui a dit gravement :

— Tenez-vous tranquille, il reviendra.

Farfadet s’est résigné, et vous ne voudrez pas que l’ermite ait menti une fois en sa vie, ne fût-ce qu’à son chien.




LVI

DE PIERRE À PHILIPPE


Les Grez, 15 septembre.

J’ai la force de t’écrire. J’ai bien eu celle de descendre à pied la colline pour m’installer dans la maison rose ! C’est un paradis ! Être là dans ce ravissant petit coin, avec elle et avec l’ermite ! Ah ! laisse-moi espérer que tu viendras vivre ici pour compléter mon univers, j’ai besoin d’être trop heureux ! Cela m’est dû, à moi qui ai si longtemps attendu la notion du bonheur ; mais quelle revanche je prends aujourd’hui ! Je vis dans la joie en attendant l’ivresse ! Mes journées oisives passent comme des heures. Je croyais cela impossible, moi, de vivre sans agir et sans réfléchir. Délicieux affaiblissement de mon être ! tout m’attendrit et me charme. J’ai des gaietés d’enfant et des larmes aussi qui sont comme un excès de bien-être. Je ne suis pas encore bien sûr de ne pas rêver. Elle m’aime, elle est là, elle sera là toujours, et toujours occupée de moi ! La nuit nous séparait, elle va maintenant dormir sous mon toit en attendant qu’elle dorme sur mon cœur. Je la verrai dès le matin, épiant mon réveil, passant sa main fraîche sur mon front humide, lisant dans mes yeux le bonheur de revivre ! Elle travaillera près de moi et avec moi ! Nous dirons toute la journée que nous nous aimons sans lasser la patience de notre vieux ami, cet ange de tendresse qui nous bénit d’un éternel sourire, et dont la présence sanctifie encore en nous ce qui est la sainteté même ! Et je suis encore calme comme si je n’avais qu’à me laisser porter sur un fleuve de lait. Les orages que j’ai traversés sont comme des fantômes évanouis. La mort m’a donné un froid baiser en me disant : « Je suis la langueur de la volupté, et je te brise pour que tu savoures l’attente au lieu de dévorer le présent. » Cher ami, si tu voyais comme je suis aimé ! Mais tu l’as vu, tu le sais, et tu sais par qui ! N’est-ce pas qu’elle est la seule femme belle, la seule douce et forte, la seule intelligente et modeste, la seule qui sache aimer ? Il y a en elle quelque chose qui me frappe comme une découverte et qui m’ouvre un monde nouveau. C’est la vaillance de son caractère. Elle m’enseigne à toute heure et sans le savoir une raison pratique que je cherchais dans de vains et continuels raisonnements. Elle a une organisation sage, et possède l’énergie sans effort, comme on possède la santé et la vie. Je m’étonnais de cela hier avec l’ermite.

— Comprenez-vous, lui disais-je, un être humain qui ne se plaint jamais et qui ne paraît jamais souffrir ?

L’ermite m’a répondu quelque chose dont j’ai été frappé aussi. L’espèce humaine., selon lui, se divise en deux séries : les âmes actives et fortes qui cherchent leur jouissance dans celle des autres, et les âmes délicates et molles qui demandent le bonheur sans savoir le donner.

— Pensez à cela, me dit-il, car cela rentre dans votre étude. La vie des premiers se passe à oublier de vivre afin d’entretenir chez les autres l’éclat et le feu de la vie : peine inutile ! ceux-ci acceptent le sacrifice et n’en profitent pas. Voilà l’écueil du bonheur dans la région du sentiment : trop de dévouement d’une part, trop d’ingratitude de l’autre. Vous voyez bien qu’il faut une société qui, au lieu de représenter la lutte entre ces tendances extrêmes, sache les équilibrer et faire qu’une moitié du genre humain ne soit pas exploitée éternellement par l’autre.

— Ami, lui dis-je, ne me parlez pas du genre humain. Parlez-moi de la femme que j’aime. Est-elle donc trop dévouée ? Est-ce moi qui vais être l’égoïste, le lâche et l’ingrat ?

— Non, car vous lui apprendrez ce que c’est que le bonheur ; elle ne le sait réellement pas. Toute sa vie a été une cruelle épreuve, et son caractère a pris le pli d’une résignation sublime mais exagérée. Elle s’est habituée à croire que son infortune était la volonté de Dieu. Ôtez-lui cette pensée. Dieu ne condamne jamais l’innocent au malheur. Ne la laissez pas être rude envers elle-même, comme elle n’y est que trop portée. Aimez-la si bien, qu’elle en vienne à s’aimer à cause de vous. L’ami Gédéon, qui, avec de bons instincts, est pourtant dans la série des égoïstes naïfs, l’eût exploitée sans le savoir ; car, en la recherchant, il n’a jamais songé à autre chose que d’avoir une compagne merveilleusement appropriée aux exigences de son milieu et aux besoins de sa position. Il ne m’a jamais dit une seule fois, en me parlant de sa passion pour elle : « Mon but et mon ambition, c’est de rendre heureuse et libre une sainte fille qui n’a connu que l’esclavage ou la misère. » Il n’y a jamais songé ! Aussi ce qu’il appelait passion n’était qu’un calcul ennobli par un instinct de reconnaissance, mais calcul quand même, comme tout ce qui germe dans ces dures et fortes têtes israélites. Si j’ai penché vers lui la balance pendant quelques instants, c’est que je ne voyais pas encore bien clair dans sa nature ; il m’a fallu la lettre d’Aldine pour trouver le secret de l’indifférence qu’il ne pouvait, qu’il n’aurait pu jamais vaincre, même si elle fut devenue sa femme. Elle n’eût été dévouée qu’au devoir. Oh ! mon cher enfant, ne devenez jamais ce que deviennent la plupart des hommes à qui Dieu accorde une compagne ainsi faite ! Ne vous contentez pas de l’avoir soumise et fidèle par vertu, car il s’agit d’être heureux, après avoir tant cherché dans les régions philosophiques cet idéal que Dieu a mis sur la terre, tout bonnement comme il y a mis le cèdre et la rose. Respectez le vaste ombrage de l’arbre, adorez les parfums de la fleur. Ne dites pas que cela vous était dû plus qu’à un autre, songez tous les jours à le mériter. Ne vous endormez pas une seule fois sans bénir l’auteur de toute félicité humaine. Il n’a pas fait pour vous tel ou tel de ses bienfaits ; il en a semé la vie, et il vous a donné un cœur pour comprendre et savourer chaque don de sa munificence infinie.

C’est ainsi que me parle cet homme pur et vraiment pieux. Je ne me défends plus de ses croyances, je les aime, en attendant que je les partage ; car pourquoi ne les partagerais-je pas ? Je le lui avais presque promis la veille du jour où j’ai été presque tué. Quand j’aurai recouvré mes forces, redeviendrai-je rebelle ? Je ne sais pas, je ne crois pas. Il me semble que cette manne dont je me laisse nourrir renouvelle mon être et que, le jour où l’énergie de la santé complète ravivera toutes mes facultés, je sentirai avec délices que je suis devenu tendre, et que cela est plus nécessaire et plus vrai que d’être fort.

Ce que je sais d’une manière certaine… tiens ! un tableau dont je m’enivre, — c’est que, le jour où je verrai dans les bras de ma femme sourire un enfant questionneur qui me dira, comme ils disent tous : « Père, où est le bon Dieu ? » je mettrai ma main sur ce cœur sans défense de l’enfant qui bégaye sa première curiosité, et je lui dirai : « Dieu est là ! » C’est ce qui aime et fait aimer.




LVII

DE M. SYLVESTRE À PHILIPPE


Les Grez, 4 janvier 1865.

J’ai reçu avec gratitude, mon cher enfant, les vœux de nouvel an que vous avez chargé nos amis de m’exprimer de votre part. J’y veux répondre moi-même, vous serrer cordialement les mains, et vous parler de ceux que nous aimons.

Oui, on se soumettra à vos prescriptions, on n’a le droit de rien vous refuser, on vous doit la vie. On ne se mariera pas avant le printemps. La santé s’améliore de jour en jour ; mais l’hiver retarde en effet le retour complet des forces, et il y a encore à combattre cette petite fièvre nerveuse qui reparaît de temps en temps. Ce que vous prescrivez au corps, je l’aurais volontiers prescrit à l’âme. Savoir attendre le bonheur, c’est s’en rendre digne. L’apprentissage du respect envers la femme est la vertu de l’amant ; c’est la dot morale de l’époux.

Vous terminez votre lettre par un mot auquel j’éprouve le besoin de répondre : J’espère que l’ermite te convertira complètement au spiritualisme.

Mon cher enfant, l’ermite n’est pas un convertisseur. Je soutiens mon opinion quand on veut que je cause ; mais la plupart du temps j’aime mieux la fortifier et l’éclairer en moi-même en écoutant celle des autres. Je suis un vieux rêveur très-patient, vous savez pourquoi. Je dis toujours de la vérité, comme du bonheur : « Cela est en nous et hors de nous, — et cela est surtout au delà de nous. »

Je compte tant sur la lumière à venir, que les ombres du présent ne me découragent jamais. Je crois fermement à ma doctrine ; mais aucune doctrine ne m’irrite, quand ce n’est pas une des doctrines de mort du passé. J’ignore si notre ami Pierre deviendra un croyant comme nous et comme Aldine. C’est beaucoup pour lui que de ne plus être aussi affirmatif dans la négation et de pouvoir dire avec attendrissement : Qui sait ? C’est un esprit amoureux de sincérité, et la droiture de son cœur est si grande, que, chez lui, le doute est un scrupule d’honnête homme, et jamais une vanité d’impuissant. Cette disposition intellectuelle m’a inquiété, quand elle menaçait de réagir sur son appréciation des personnes et des choses. Poussé trop loin, le scepticisme rend méfiant. C’est là un malheur et une maladie. L’amour l’en a préservé, le cœur est guéri : il saura être heureux. La femme adorablement bonne qui se charge de sa vie ne le laissera pas retomber dans l’effroi de vivre ; mais, si les circonstances nous modifient, elles ne nous transforment pas d’un jour à l’autre, et j’aurais une pauvre opinion d’un homme qui passerait du doute à l’enthousiasme, comme on voit certains cerveaux affaiblis et détériorés se jeter tout à coup dans le mysticisme pour échapper à l’impuissance ou à la folie. Non, la saine philosophie, la sainte vérité ne fait pas de miracles, et ces conversions-là ne seraient pas dignes d’elle. Il n’y a pas dans le passé de refuge contre l’implacable appel de l’avenir, et, quelque forme que prenne l’éternelle doctrine du spiritualisme, jamais elle n’aura le droit de s’imposer à la conscience humaine comme un coup d’État à une société lassée de désordre, ou comme une révélation fantastique à un malade exténué d’insomnie. Il faut que l’homme valide cherche lui-même sa raison de croire ou de nier, et l’influence des autres hommes doit se borner à provoquer ses réflexions. La foi surprise n’est pas la foi. Il faut laisser aux capucins et aux prédicateurs à la mode ces conquêtes d’ignorants ou de femmelettes, vrais tours de gobelets où la pauvre raison escamotée n’est guère plus précieuse que la noix muscade des jongleurs.

Il est fort possible que notre ami ne croie jamais d’une manière absolue et complète à ce que nous croyons. Eh bien, ne vous en affectez pas, mon cher enfant, et ne vous imaginez pas qu’il vaudra moins que nous. Ces esprits rigides qui ne veulent guère céder à l’espérance, et que le sentiment ne subjugue jamais entièrement, ont une valeur intrinsèque égale à celle des esprits ouverts à l’idéal. L’homme n’est que trop porté à l’illusion. Il est bon que ceux qui ont des forces pour s’en défendre nous retiennent sur une pente dangereuse. Quant à moi qui rêve l’accord futur de la raison et de la poésie, je suis content qu’il y ait aujourd’hui de solides et d’ardents représentants de ces deux forces intellectuelles de l’humanité, et je dirais volontiers sans rien perdre de ma religion : « Place aux athées ! » Ne sont-ils pas comme nous tournés vers l’avenir ? Ne combattent-ils pas comme nous les ténèbres de la superstition ? Et faut-il qu’au lieu de terrasser l’ennemi commun, nous perdions le temps et dépensions l’énergie à nous exclure les uns les autres du champ de bataille ?

Non, mon enfant, il ne le faut pas. Les sceptiques et les athées sont nos frères ; ils apportent des matériaux pour le nouveau temple. Ne dites pas que la négation ne crée rien. Elle crée la notion de la liberté de conscience, qui est la base sans laquelle on ne construira jamais rien. Pour moi qui ai longtemps obéi, comme vous, à une ferveur d’apôtre, à mesure que j’avance vers la tombe, j’éprouve le besoin de tendre la main à tous ceux qui marchent. Je ne me détourne que de ceux qui reviennent sur leurs pas et qui se replongent dans l’horrible nuit du moyen âge par crainte de la lumière. Plus j’approche de la mort, plus je sens que ces morts sont fous et qu’il s’ensevelissent dans la peur et le mensonge. Eh quoi ! ils prétendent aller à Dieu en maudissant la vie ! ils croient mériter la vie éternelle en niant la vie de l’humanité ! Ils arrachent leurs ailes pour mieux voler ! Ils damnent les autres et croient faire de Dieu leur complice !

Ô enfer, risible et monstrueux idéal des âges de barbarie, n’est-il pas temps que chacun de nous, idéaliste ou non, te jette la pelletée de terre qui doit murer ta porte infâme et ensevelir ta cité dolente dans l’oubli ? Jeunesse, jeunesse, viens vite, aide-nous ! Plutôt que de croire à la méchanceté de Dieu, nie son existence. Cela nous inquiète peu qu’on la nie, elle se manifestera toujours. Elle se manifestera en toi-même, que tu la sentes ou que tu ne la sentes pas. Ton audace et ton énergie la prouveront malgré toi. Si l’on en pouvait douter, c’est si tu doutais de toi, c’est si tu te lassais de protester, c’est si tu te faisais vieille avec les vieilles idées, morte avec les doctrines de mort.

Voilà ce que je crierais à notre ami Pierre, si je le voyais passer avec indifférence à travers les luttes du présent et céder au besoin de repos qui a brisé tant d’âmes au temps où nous vivons. Je lui dirais alors : « Redeviens incrédule plutôt que de te faire égoïste ; Dieu n’aime pas les enfants lâches. »

Palaiseau, 12 mai 1865.

FIN



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FIN DE LA TABLE



POISSY. — TYP. ET STÉR. DE A. DOURET.