Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/40

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 245-254).

CHAPITRE XL.


Les courses de Hampton étaient au plus haut degré de leur éclat ; le soleil resplendissait dans un ciel sans nuages ; les pavillons flottants, qui surmontaient les tentes et les siéges des voitures, brillaient des plus riantes couleurs. Les vieilles banderoles rajeunissaient à la lumière ; la dorure fanée reparaissait, la toile sale et usée reprenait une blancheur de neige ; les feux du jour donnaient de la fraîcheur même aux haillons du mendiant, et la charité perdait ses droits en présence d’une pauvreté si pittoresque.

C’était une de ces scènes de vie et d’animation qui manquent rarement de charmes ; car l’œil, fatigué de la lumière et de l’éclat, peut se reposer de toutes parts sur de joyeuses physionomies, et l’oreille lasse d’un tumulte continu peut oublier les bruits qui l’importunent, pour n’entendre que des exclamations de joie. On aime à voir alors même les enfants des bohémiens, demi-nus et brûlés par le soleil ; on sent avec plaisir qu’ils sont chaque jour exposés à l’air et à la lumière, que ce sont des enfants qui mènent une vie enfantine, que leurs couches sont mouillées, non de larmes, mais de la rosée du ciel, que leurs membres sont libres, et que leur existence se passe sous les arbres des grands chemins. Hélas ! il est d’autres enfants soumis à un travail prématuré, et auxquels la fatigue donne toutes les infirmités de la vieillesse.

La principale course du jour avait eu lieu, et la foule longtemps contenue sur deux rangs le long du pourtour donnait une nouvelle vie au tableau en s’éparpillant dans l’enceinte.

Plusieurs salons de jeu s’étaient établis dans des baraques, avec leurs tapis somptueux, leurs tentures rayées, leurs tables couvertes de velours cramoisi, leurs vases de géranium et leurs domestiques en livrée. Il y avait là le cercle des Étrangers, le cercle de l’Athénéum, le cercle de Hampton, le cercle de Saint-James, et cinq cents autres cercles où l’on jouait à la roulette et à la merveille. C’est dans une de ces baraques que va continuer notre récit.

Elle était garnie de trois tables à jeu et remplie de joueurs et de curieux. La chaleur y était étouffante, quoiqu’on eût enlevé une partie de la couverture de toile, pour laisser l’air se renouveler, et qu’il y eût deux portes. Les joueurs étaient pour la plupart des jeunes gens attirés par la curiosité, et qui croyaient devoir risquer de petites sommes pour compléter les plaisirs du soir. En général, ils n’offraient rien de remarquable, excepté un ou deux, qui, l’argent à la main, jouaient à chaque tour avec une imperturbable tranquillité.

Deux des personnages présents avaient toutefois une physionomie bien tranchée. L’un était un homme de cinquante-six à cinquante-huit ans, assis auprès de la porte, le menton sur les mains, et les mains croisées sur la pomme de sa canne. Une redingote verte, boutonnée jusqu’en haut, le faisait paraître encore plus long et plus effilé qu’il n’était ; il avait une culotte de peau, des guêtres, une cravate blanche et un chapeau à larges bords. Malgré le brouhaha du jeu et les allées et venues continuelles, il était entièrement impassible, et ne témoignait ni ennui ni intérêt. Quand il bougeait, il semblait extraordinaire que l’aspect d’un objet quelconque l’eût déterminé à se remuer. Mais il voyait tous ceux qui entraient ou sortaient ; pas un geste des joueurs ne lui échappait, pas un mot prononcé par les banquiers n’était perdu pour lui. C’était le propriétaire de l’établissement.

L’autre personnage présidait à la table de roulette. Il avait environ dix ans de moins que son collégue, l’air robuste, le ventre proéminent, le corps massif. L’habitude de compter mentalement l’argent en payant avait grossi et fait avancer sa lèvre inférieure ; mais l’expression de sa physionomie était plutôt joviale que désagréable. Il avait ôté son habit à cause de la chaleur, et se tenait derrière la table, ayant devant lui un énorme monceau de couronnes et de demi-couronnes, et un portefeuille pour les billets de banque.

Vingt joueurs environ pariaient à la fois. Cet homme avait à faire rouler la bille, à recevoir les enjeux, à ramasser l’argent des perdants, à payer les gagnants, et à entretenir le jeu dans une perpétuelle activité. Il s’acquittait de ses fonctions avec une rapidité miraculeuse, ne se trompait jamais, ne s’arrêtait jamais, et ne cessait de répéter avec la même monotonie, et presque toujours dans le même ordre, des phrases décousues semblables aux suivantes :

— Rouge et noire de Paris ; Messieurs, faites votre jeu, et abstenez-vous de donner votre avis tant que la bille roulera. Rouge et noire de Paris, Messieurs ; c’est un jeu français, Messieurs ; c’est moi qui l’ai importé. Rouge et noire de Paris… la noire gagne… Attendez, Monsieur, je vais vous payer à la minute… deux livres sterling ici ; une demi-livre là, trois livres ici et une là… Messieurs, la bille roule. Tant que la bille roule, Messieurs (c’est ce qui fait la beauté du jeu), vous pouvez doubler votre enjeu ou retirer votre argent. Encore la noire ! la noire gagne… je n’ai jamais vu chose pareille, sur ma parole. Si quelqu’un avait mis constamment sur la noire pendant les cinq dernières minutes, il aurait gagné en quatre tours quarante-cinq livres sterling… Messieurs, nous avons du porto, du xérès, des cigares et d’excellent champagne. Ici, garçon, apportez une bouteille de champagne et douze ou quinze cigares… Vous serez contents, Messieurs… Apportez aussi des verres blancs. Tant que la bille roulera… J’ai perdu hier cent trente-sept livres sterling d’un seul coup, Messieurs. Comment vous portez-vous, Monsieur ? — (S’adressant à une personne de connaissance sans s’interrompre ni changer de ton). Voulez-vous accepter un verre de xérès, Monsieur ? Ici, garçon ; apportez un verre blanc et donnez du xérès à Monsieur. C’est la rouge et noire de Paris, Messieurs ; faites votre jeu, et abstenez-vous de donner votre avis tant que la bille roulera. C’est la rouge et noire de Paris, c’est un jeu entièrement nouveau ; c’est moi qui l’ai importé. Messieurs, la bille roule !

Cet officier s’occupait entièrement de son service, quand une demi-douzaine de personnes entra dans la baraque. Sans suspendre son occupation ni son discours, il salua respectueusement, et, par un coup d’œil, dirigea l’attention d’un homme placé à côté de lui sur l’individu le plus grand de toute la bande : c’était sir Mulberry Hawk, avec son élève et quelques individus d’un caractère plus équivoque que douteux.

Le propriétaire ôta son chapeau, et souhaita à voix basse le bonjour à sir Mulberry. C’était la première fois qu’il se montrait en public depuis son accident, et il remarquait avec colère qu’il était l’objet de la curiosité générale ; il était facile de s’apercevoir qu’il était venu aux courses, moins pour en goûter les plaisirs que dans l’espoir de rencontrer beaucoup de gens de connaissance et de se débarrasser tout d’un coup de l’ennui de sa rentrée dans le monde. Il lui restait encore une légère cicatrice sur le visage, et partout où il était reconnu il essayait de la cacher avec son gant.

— Comment ça va-t-il, mon vieux ? lui dit un dandy mis à la dernière mode.

C’était un de ses rivaux, un mentor habile à former les jeunes gens, et l’un de ceux que sir Mulberry détestait et craignait le plus de rencontrer. Ils échangèrent une poignée de main avec une vive cordialité.

— Comment allez-vous donc, maintenant, mon vieux, hé ? — Très-bien, très-bien. — Tant mieux ! Comment vous portez-vous, Verisopht ? Il est un peu abattu, notre ami, hé ?

Il est à remarquer que ce dandy avait les dents très-blanches ; et quand il n’avait aucun prétexte pour rire, il achevait généralement sa phrase par le même monosyllabe.

— Mais il est maintenant parfaitement rétabli, répondit le jeune homme avec insouciance. — Je suis enchanté de l’apprendre. Y a-t-il longtemps que vous êtes de retour de Bruxelles ? — Nous sommes arrivés la nuit dernière, dit lord Frédéric. Sir Mulberry causait avec un tiers, et feignait de ne pas entendre. — Vraiment, reprit le dandy affectant de parler à voix basse, il y a de la part de Hawk bien de la hardiesse à se montrer sitôt. Il est resté absent juste assez longtemps pour exciter la curiosité, et pas assez pour qu’on ait oublié cette diablesse d’affaire. À propos, vous savez ce qu’ont dit les journaux. Pourquoi ne les avez-vous pas démentis ? je les lis rarement, les journaux, mais je les ai parcourus exprès… — Lisez-les après-demain, interrompit sir Mulberry se retournant brusquement. — Après-demain ! pourquoi cela, hé ? — Bonjour.

Sir Mulberry tourna brusquement les talons à son interlocuteur, et entraîna avec lui lord Verisopht. Ils reprirent le pas tranquille qu’ils avaient en entrant, et se promenèrent bras dessus, bras dessous.

— Je ne lui donnerai pas à lire un cas d’homicide, murmura sir Mulberry ; mais ce sera quelque chose d’à peu près semblable, si le fouet déchire et si le bâton meurtrit.

Son compagnon ne dit rien ; mais sa physionomie avait quelque chose qui irrita sir Mulberry. Il contempla son ami avec autant de fureur que si c’eût été Nicolas lui-même.

— J’ai envoyé Jenkins à Ralph Nickleby dès huit heures du matin. Ralph est arrivé chez moi avant le messager ; en cinq minutes il m’a mis au fait ; je sais où je puis rencontrer ce chien, et à quelle heure ; mais il est inutile d’en parler, nous serons bientôt à demain. — Et que fera-t-on demain ? demanda Verisopht.

Sir Mulberry l’honora d’un regard de colère sans daigner répondre verbalement, et tous deux, absorbés dans leurs réflexions, continuèrent à marcher jusqu’à ce qu’ils fussent hors de la foule et presque seuls.

Sir Mulberry revenait sur ses pas, quand son compagnon lui cria :

— Arrêtez ! je veux vous parler sérieusement. Promenons-nous ici quelques minutes. — Qu’avez-vous à me dire que vous ne puissiez me dire là-bas aussi bien qu’ici ? — Hawk, il faut que je sache… — Il faut que vous sachiez ! interrompit sir. Mulberry avec dédain ; en ce cas, il m’est impossible d’éviter une explication. Ah ! il faut que vous sachiez !… — Il faut du moins, reprit lord Frédéric, que je vous demande si ce que vous avez dit est une boutade causée uniquement par la mauvaise humeur, ou si vous avez sérieusement les projets que vous manifestez. — Ne vous rappelez-vous pas, dit sir Mulberry avec un sourire sardonique, ce qui s’est passé un soir entre nous lorsque je gardais le lit avec une jambe cassée ? — Parfaitement bien. — Alors je n’ai pas d’autre réponse à vous faire.

Tel était l’ascendant que sir Mulberry avait acquis sur sa dupe, et la soumission habituelle de ce jeune homme, qu’il sembla craindre un moment de continuer l’entretien. Il surmonta bientôt son embarras et repartit avec colère :

— Si je me rappelle ce qui s’est passé à l’époque dont vous parlez, j’ai exprimé énergiquement mon sentiment à ce sujet, et je vous ai déclaré que jamais, de mon consentement, vous ne donneriez suite à vos menaces. — M’en empêcherez-vous ? demanda en riant sir Mulberry. — Oui, si je le puis. — Alors donc, mêlez-vous de vos affaires, et laissez-moi le soin des miennes. — Cette affaire est la mienne, répondit lord Frédéric ; je la prends pour moi ; je suis plus compromis que je ne devrais l’être. — Faites ce qu’il vous plaira pour vous, dit sir Mulberry en affectant un air d’aisance et de bonne humeur ; mais ne vous occupez pas de moi ; je ne conseille à personne de contrecarrer mes projets, et vous me connaissez assez pour n’en rien faire. Vous avez voulu me donner un conseil, vos intentions sont bonnes sans doute ; mais je ne vous écouterai pas. Maintenant, s’il vous plaît, retournons à votre voiture, je suis loin de m’amuser ici ; si nous prolongions cette conversation, nous pourrions nous quereller, ce qui ne prouverait ni votre sagesse ni la mienne.

Sir Mulberry accompagna ces mots d’un bâillement, et s’éloigna tranquillement.

Mais, tout en affectant de l’indifférence, il résolut de se venger de la terrible obligation de dissimuler, en traitant Nicolas avec un redoublement de rigueur. Il se promit aussi de châtier un jour le jeune lord d’une manière ou d’une autre. Tant que Verisopht avait été un instrument passif entre ses mains, sir Mulberry n’avait éprouvé pour lui que du mépris ; mais aujourd’hui qu’il osait énoncer des sentiments contraires à ceux de son menter, et même lui parler d’un ton de hauteur, sir Mulberry commençait à le haïr. Il sentait qu’il était dépendant du jeune lord, dans la plus honteuse acception du mot, et il supportait son humiliation avec d’autant plus d’impatience. Il mesurait son aversion, comme c’est l’ordinaire, à l’étendue de ses torts envers celui qui en était l’objet.

D’un autre côté, le jeune lord réfléchit, ce qui lui arrivait rarement. Il examina l’affaire de Nicolas et les circonstances qui l’avaient amenée, et il arriva à une conclusion honnête et énergique. La grossièreté et l’insolence de sir Mulberry envers Nicolas avaient produit une profonde impression sur l’esprit de Verisopht, et il soupçonnait pour la première fois que sir Mulberry avait eu ses vues personnelles en l’engageant à faire la cour à miss Nickleby. Il était honteux, mortifié et plein d’une sourde colère.

Ils rejoignirent leurs amis, et lord Frédéric se jura à lui-même d’empêcher à tout prix qu’on maltraitait Nicolas. Sir Mulberry, croyant l’avoir réduit au silence, ne put résister à l’envie de profiter de sa victoire. Il y avait là M. Pyke et M. Pluck, et il était important pour sir Mulberry de montrer qu’il n’avait rien perdu de son influence.

Ils dînèrent somptueusement. Comme pendant tout le jour, le vin coula à flots. Sir Mulberry but pour se dédommager de son abstinence récente, le jeune lord pour noyer son indignation, et le reste des convives parce que le vin était des meilleurs et ne leur coûtait rien.

Il était près de minuit quand ils se rendirent au jeu, échauffés, égarés par le vin, le sang bouillonnant et la cervelle en feu.

Ils rencontrèrent d’autres gens aussi ivres qu’eux-mêmes. L’excitation du jeu, la chaleur des saisons, l’éclat des lumières n’étaient pas propres à apaiser la fièvre qui les dévorait. Dans ce vertigineux tourbillon de bruit et de désordre, les hommes avaient le délire. Qui songeait à l’argent, au lendemain, à la misère future ? Ils demandaient du vin ; car celui qu’ils avaient bu ne faisait qu’augmenter la soif de leurs gosiers desséchés. Le vin ruisselait comme l’huile sur un brasier ardent, et bientôt la débauche fut à son comble. Les verres furent jetés sur le sol par des mains qui ne pouvaient plus les porter à leurs lèvres. Le tumulte avait atteint son apogée quand il s’éleva un bruit qui domina tous les autres, et deux hommes se saisissant à la gorge luttèrent au milieu du salon.

Une douzaine de voix qu’on n’avait pas encore entendues s’élevèrent pour demander qu’on séparât les combattants. Les joueurs de profession, qui avaient conservé leur sang-froid pour gagner, se jetèrent sur eux, et les entraînèrent dans un coin du salon.

— Lâchez-moi ! s’écria sir Mulberry ; il m’a frappé, entendez-vous ? il m’a frappé, vous dis-je ! N’ai-je point d’ami ici ? Westwood, il m’a frappé ! — J’entends, j’entends, répondit un de ceux qui le retenaient. Nous nous expliquerons demain matin. — Non, répliqua sir Mulberry en grinçant des dents ; qu’il m’en rende raison ce soir, à l’instant même !

L’excès de sa colère l’empêchait d’articuler ; nais il serrait les poings, s’arrachait es cheveux et trépignait.

— Qu’est-ce, milord ? dit un des assistants, y a-t-il des coups d’échangés ? — Je l’ai frappé, dit Verisopht, je le déclare devant tous ; je l’ai frappé, et il sait bien pourquoi. Je demande avec lui que cette querelle se vide à l’instant… Capitaine Adams, un mot, s’il vous plaît.

La personne à laquelle il s’adressait s’approcha et lui prit le bras, et ils se retirèrent à l’instant, suivis bientôt après par sir Mulberry et son ami Westwood.

Dans un pareil lieu, une telle affaire ne devait éveiller ni la sympathie des assistants ni provoquer aucune objection. Pourtant, ailleurs on serait intervenu à l’instant pour en empêcher les suites et donner aux esprits le temps de se calmer. Mais dans ce repaire les uns s’éloignèrent en s’efforçant de prendre un air grave, les autres se retirèrent en discutant sur ce qui venait de se passer ; ceux qui vivaient des produits du jeu se dirent l’un à l’autre que Hawk était un bon joueur, et ceux qui avaient fait le plus de bruit tombèrent endormis sur les divans.

Cependant les deux témoins, comme on peut les appeler maintenant, après une longue conférence avec chacune des parties adverses, se retrouvèrent dans une autre pièce. Tous deux sans cœur, tous deux vivant aux dépens d’autrui, tous deux perdus de dettes, tous deux déchus d’une situation plus élevée, initiés à tous les vices, enclins à tous les mauvais penchants pour lesquels la société trouve un nom euphémique, et qu’excuse sa lâche tolérance, c’étaient naturellement des gens d’un honneur sans tache et d’une pointilleuse délicatesse sur l’honneur des autres.

Ces deux messieurs étaient d’une bonne humeur inusitée, car l’affaire devait avoir quelque retentissement et rehausser considérablement leur réputation.

— Le cas est très-grave, Adams, dit M. Westwood en se rengorgeant. — Très-grave, répondit le capitaine ; un soufflet a été donné, et il n’y a qu’un seul genre de réparation possible. — Il n’y a point d’excuses, dit M. Westwood. — Lord Frédéric en refuse, reprit le capitaine. La cause de la dispute est, à ce qu’il paraît, je ne sais quelle jeune fille insultée par sir Mulberry et défendue par lord Frédéric. C’est à la suite d’une vive altercation que celui-ci a donné à l’autre un soufflet dont il est prêt à rendre raison, s’il n’y a rétractation complète de la part de sir Mulberry.

— Il n’y a plus rien à dire, répliqua Westwood, réglons l’heure et le lieu du rendez-vous. Nous encourons une grande responsabilité, mais il est de notre devoir d’en finir promptement. Voulez-vous nous retrouver au lever du soleil ?

Le capitaine consulta sa montre.

— Volontiers, dit-il, car voilà déjà beaucoup de temps que nous perdons, et toute proposition d’arrangement serait inutile. — Il est essentiel, d’après ce qui s’est passé, que nous gagnions le large et que nous sortions de la ville. Si nous allions dans une des prairies qui longent la rivière, en face Twickenham ? — Je n’ai point de motifs pour m’y opposer, dit le capitaine. — Rejoignons-nous, reprit Westwood ; dans l’avenue qui mène de Petersham à Ham-House, et là nous choisirons le lieu du combat.

Le capitaine y consentit. Ils convinrent de la route que chacun devait prendre pour éviter les soupçons, et se séparèrent.

Adams communiqua ces arrangements au jeune lord.

— Nous aurons juste le temps, milord, ajouta-t-il, d’aller chez moi chercher une boite de pistolets, et puis nous nous en irons tranquillement. Vous me permettez de congédier votre domestique ; nous prendrons mon cabriolet, car peut-être le vôtre serait-il reconnu.

Quel contraste que celui de la rue avec le lieu qu’ils venaient de quitter ! L’aurore paraissait déjà, la clarté du jour succédait à la lueur jaunâtre des salons ; l’air frais et salubre remplaçait une atmosphère épaisse, imprégnée de l’odeur des lampes expirantes, et fumante de vapeurs alcooliques ; mais en passant sur la tête fiévreuse du jeune lord, le vent frais du matin semblait lui apporter le remords et le regret. La peau sèche, les yeux appesantis, le pouls agité, les pensées vagues et troublées, on eût dit qu’il voyait dans la lumière un reproche, et qu’il eût voulu cacher au jour l’épuisement de son corps et le désordre de son âme.

— Vous grelottez, dit le capitaine ; vous avez froid ? — Un peu. — L’air vous frappe quand on sort de ces salons. Enveloppez-vous dans votre manteau. Bien, comme ceci.

Ils galopèrent dans les rues désertes, se rendirent chez le capitaine, sortirent de la ville, et prirent la grande route sans être aucunement inquiétés.

Ils s’arrêtèrent à l’entrée de l’avenue, et descendirent, laissant le cabriolet aux soins du domestique, accoutumé presque autant que son maître à de pareilles scènes. Sir Mulberry et Westwood étaient déjà arrivés ; et tous quatre marchèrent en silence sous de grands ormeaux qui formaient une longue suite d’arceaux de verdure, dont l’extrémité se découpait sur le ciel comme une ruine gothique.

Après une courte conférence entre les deux témoins, ils tournèrent à droite, prirent un sentier, et s’arrêtèrent dans une prairie. On mesura le terrain, les deux combattants furent placés à la distance convenue, et pour la première fois sir Mulberry tourna la face vers son jeune adversaire. Sir Mulberry était très-pâle, ses yeux étaient d’un rouge de sang, ses habits en désordre, ses cheveux érissés, sans doute par l’effet de ses derniers excès. Sa physionomie n’exprimait que de violentes et mauvaises passions. Il ombragea ses yeux de sa main, regarda fixement son antagoniste, prit le pistolet qu’on lui tendait, abaissa ses yeux sur le point de mire, attendit le signal et tira.

Les deux coups partirent presque en même temps. Le jeune lord tourna brusquement la tête, lança à son adversaire un coup d’œil terrible, et, sans pousser un gémissement, il tomba roide mort.

— C’est fini ! s’écria Westwood, qui s’était élancé vers lui avec l’autre témoin et avait mis un genou en terre pour mieux examiner le cadavre. — Que son sang retombe sur sa tête ! dit sir Mulberry ; c’est lui qui l’a voulu. — Capitaine Adams, s’écria Westwood, je vous prends à témoin que les règles ont été légalement observées. Hawk, nous n’avons pas un instant à perdre. Il faut quitter la place au plus vite, aller à Brighton, et passer en France. C’est une mauvaise affaire qui deviendra pire si nous tardons d’un seul instant. Adams, songez à votre propre sûreté, et ne restez pas ici, les vivants avant les morts. Adieu.

À ces mots, Westwood saisit sir Mulberry par le bras, et l’entraina. Le capitaine Adams ne demeura que le temps nécessaire pour se convaincre du funeste résultat du duel, et s’éloigna dans la même direction pour aviser avec son domestique aux moyens d’enlever le corps et de se mettre en sûreté.

Ainsi mourut lord Frédéric Verisopht, par la main qu’il avait chargée de présents et serrée tant de fois ; tué par l’homme sans les conseils duquel il eût pu vivre heureux, et avoir des visages d’enfants autour de son lit d’agonie.