Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/47

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 292-297).

CHAPITRE XLVII.


Par une sombre et pluvieuse soirée d’automne, dans une chambre haute d’une maison de misérable apparence, était assis, seul, un homme grotesquement habillé. Soit pour se déguiser, soit faute de meilleurs vêtements, il portait une redingote si longue et si large qu’il aurait pu aisément s’y envelopper de la tête aux pieds sans risquer d’en déchirer le drap gras et râpé.

Sous ce costume, et dans un pareil séjour, madame Squeers elle-même aurait eu de la peine à reconnaître son seigneur et maître, quoique sa sagacité naturelle eût été stimulée par l’instinct de la tendresse conjugale. C’était pourtant M. Squeers, et il paraissait d’assez mauvaise humeur ; car, tout en se servant de l’eau-de-vie, il jetait autour de lui des regards où se peignaient l’impatience et l’attente.

Le lieu où il se trouvait n’avait rien de séduisant ; c’était une mansarde, nue et basse, à peine garnie des meubles les plus indispensables, encore étaient-ils dans un état complet de délabrement.

Si, pour se distraire, M. Squeers s’était mis à la fenêtre, il n’aurait eu en perspective qu’un cul-de-sac étroit et fangeux. Le temps était de ceux par lesquels peu de gens aiment à se trouver dehors ; et comme cette impasse n’était guère fréquentée que de ses habitants, on n’y voyait d’autres signes de vie que les lueurs de quelques pauvres chandelles, pâles et vacillantes, derrière des vitres peu diaphanes. On n’entendait d’autre bruit que celui de la pluie, et parfois celui d’une porte qui se fermait en criant sur ses gonds.

Heureusement que pour charmer les ennuis de ce séjour peu récréatif, M. Squeers s’était muni d’une bouteille d’eau-de-vie.

— Voyez la belle affaire ! se dit-il ; il y a au moins six semaines que je travaille cette vieille douairière, et, pendant ce temps, l’institution de Dotheboys est privée de ma présence. Voilà ce que c’est que d’entamer une affaire avec le vieux Ralph, vous ne savez jamais où il vous mènera ; quand vous êtes engagé pour un son, vous l’êtes pour une livre sterling.

Cette observation rappela sans doute à M. Squeers qu’il l’était pour cent livres sterling ; car il porta son verre à ses lèvres avec plus de contentement qu’il n’en avait précédemment témoigné.

— Quel habile homme que ce Ralph ! poursuivit-il ; avec quelle infatigable persévérance il s’est démené jusqu’à ce qu’il découvrît où était cachée cette précieuse Peg Sliderskew ! Ah ! c’eût été un excellent instituteur, il eût fait de bonnes affaires dans notre partie ; mais elle eût été trop restreinte pour son génie.

Là-dessus, M. Squeers tirant une sale lettre de sa poche, en parcourut le contenu de l’air d’un homme qui l’avait déjà lue cent fois et la relisait moins pour s’instruire que pour se distraire.

« — Les cochons vont bien, et les vaches aussi, et les enfants pareillement. Cobbey persiste à trouver le bœuf mauvais. » Bien, Cobbey, nous verrons si vous trouverez meilleur ce que je vous donnerai à mon retour. « Pitcher a encore eu la fièvre ; on l’a mené chez ses parents, et il y est mort. » Mourir à la fin d’un trimestre, sans commencer le suivant ! Il faut y mettre de la méchanceté. « Palmer cadet dit qu’il voudrait être au ciel. » En vérité, je ne sais que faire de ce garçon-là ; il exprime toujours les vœux les plus horribles. Mais n’y songeons plus, et allons trouver la vieille ; car, d’après les dispositions de la nuit dernière, c’est ce soir, ou jamais, que je réussirai.

Pour exécuter ce dessein, M. Squeers souffla la chandelle, mit sous son bras la bouteille d’eau-de-vie, prit son verre à la main, et alla frapper à une porte située en face de la sienne. Mais, réfléchissant qu’il était inutile de frapper, il s’introduisit sans formalités dans un galetas plus misérable encore que celui qu’il venait de quitter.

— Ah ! vous voilà, dit une vieille femme penchée sur un foyer garni seulement de quelques charbons. — Oui, c’est moi, comme vous voyez, et j’apporte des liquides, ma chère Sliderskew.

Il tira à lui un tabouret, s’assit auprès de Peg Sliderskew, et déposa entre eux sa bouteille et son verre,

— Regardez, Peg, je vais remplir le verre, et boire à votre santé. C’est fait. Il en reste une petite goutte que je vais jeter dans le feu. À votre tour, maintenant !… Fort bien. Et comment vont les rhumatismes ? — Mais pas trop mal, je vous remercie. — Dites-moi un peu, madame Peg, pourquoi on a des rhumatismes ! — Je ne sais, mais c’est probablement parce qu’on ne peut pas s’en empêcher. — Eh bien ! madame Peg, si l’on a des rhumatismes, c’est par des motifs que peuvent seules expliquer la métaphysique et la philosophie. La philosophie, voilà mon grand cheval de bataille. Quand un parent m’adresse une question sur les études classiques, l’industrie ou les mathématiques, je lui dis gravement : Mais, d’abord, Monsieur, êtes-vous philosophe ? — Non, monsieur Squeers. — En ce cas, Monsieur, j’en suis fâché, mais il m’est impossible de vous donner la moindre explication. Naturellement le parent s’en va en disant : Que ne suis-je philosophe, et il s’imagine que je le suis moi-même.

M. Squeers termina ce discours en se servant une nouvelle rasade, puis il passa la bouteille à madame Peg Sliderskew, et il poursuivit :

— Vous êtes aujourd’hui vingt fois mieux que le jour où je vous vis pour la première fois. — Ah ! c’est que, ce jour-là, vous m’avez fait bien peur. — Bah ! au fait, vous aviez sujet d’être inquiète en voyant un étranger se présenter à l’improviste, en l’en endant vous dire qu’il savait tout ce qui vous concernait, et pourquoi vous habitiez cette maison retirée. Mais, voyez-vous, je suis parfaitement informé de tous les tours du genre de celui dont votre maître est victime. Je suis une espèce d’homme de loi, Peg Sliderskew, ami intime et conseiller confidentiel de quiconque s’expose à des désagréments par une habileté de main trop prononcée.

Ce catalogue des qualités de M. Squeers fut interrompu par une soudaine exclamation de madame Sliderskew.

— Ah ! ah ! ah ! ainsi donc, il ne s’est pas marié ? — Pas du tout. — Et un jeune amant lui a soufflé sa fiancée ! — À son nez et à sa barbe ; et l’on m’a même assuré que ce jeune homme l’avait battu et forcé à avaler les faveurs qui pendaient à sa boutonnière, au risque de s’étrangler. — Contez-moi encore comment ça s’est passé depuis le moment où il est entré dans la maison de sa future, s’écria Peg ravie du malheur de son ancien maître.

M. Squeers ne se fit pas prier ; il raconta l’aventure, ornée de tous les embellisements que son imagination lui suggéra, et la joie maligne qui contracta les traits de Peg Sliderskew en augmenta la laideur à tel point que le narrateur lui-même en fut épouvanté.

— C’est un vieux traître, dit Peg, et il m’a endormie par mille promesses mensongères ; mais n’importe, je le tiens. — Et vous l’auriez tenu encore plus s’il s’était marié, ma chère Peg ; car vous lui avez ôté les moyens de recueillir le fruit de son mariage. À propos, si vous voulez que je vous donne mon opinion sur ces papiers, et que je vous indique ceux qu’il faut garder et ceux qu’il faut brûler, je suis prêt à vous rendre ce service. — Rien ne presse. — Sans doute. Mais, à votre place, je ne conserverais pas des pièces qui pourraient bien me faire pendre, quand il y a moyen de les convertir en argent ; je me déferais des paperasses inutiles, et mettrais de côté les actes importants. Au reste, chacun est juge dans sa propre cause ; et c’est simplement un conseil d’ami que je vous donne. — Allons, je vais vous les montrer. — Je ne me soucie pas de les voir, dit Squeers feignant d’être de mauvaise humeur.

Il eût prolongé la comédie, si, pour regagner ses bonnes grâces, madame Sliderskew ne lui eût prodigué des caresses si tendres, qu’il faillit étouffer. Réprimant de son mieux ces légères familiarités, dues plutôt à l’eau-de-vie qu’à une faiblesse constitutionnelle de madame Peg, il assura qu’il avait voulu plaisanter et qu’il était prêt à examiner les papiers.

Peg alla mettre le verrou et tira d’une armoire une petite boîte placée sous un amas de charbon de terre. Elle prit sous son oreiller une petite clef, et la remit à Squeers, qui s’empressa d’ouvrir la boîte et contempla les papiers avec extase.

— Le beau trésor ! s’écria-t-il ; pourtant, je l’avoue, j’aurais cru devoir y joindre un peu d’argent comptant. — Un peu de quoi ? — D’argent comptant ; je crois que cette femme feint de ne pas m’entendre pour me faire rompre un vaisseau, et avoir ensuite le plaisir d’être ma garde-malade. — Je vous croyais plus d’intelligence, dit Peg avec quelque dédain ; si j’avais pris de l’argent au vieil Arthur Gride, il aurait fouillé toute la terre pour me trouver ; il aurait suivi son or à la piste ; il l’aurait atteint au fond du puits le plus creux d’Angleterre. Non, non ; j’ai eu meilleure idée. Je me suis emparée des actes que j’ai cru contenir ses secrets, sachant qu’il n’oserait pas les rendre publics. Il m’a leurrée, il m’a trompée, et j’ai juré de le tuer à force de tortures. En brûlant les papiers sans valeur, ayez donc soin de garder tous ceux qui peuvent être employés contre lui, le vieux fourbe ! — Fort bien ; mais d’abord brûlez la boite ; et cependant je vais donner un coup d’œil à ces papiers.

Peg raviva le feu et mit la boîte en pièces, pendant que M. Squeers lisait successivement les papiers qu’il avait jetés pêle-mêle sur le plancher.

Si la vieille n’eût pas été aussi sourde, elle eût entendu derrière elle, en allant à la porte, le bruit de la respiration de deux personnes qui se glissaient derrière elle. Le verrou, privé de gâche, ne leur présenta aucun obstacle, et les deux inconnus s’avancèrent dans la chambre à pas lents, en observant le plus profond silence, et en profitant des moindres bruits pour masquer le craquement de leurs souliers sur le sol. C’étaient Frank Cheeryble et Newman Noggs. Ce dernier s’était saisi d’un vieux soufflet, qu’il eût fait descendre sur la tête de Squeers, si Frank ne lui avait retenu le bras. Peg était activement occupée à mettre les morceaux de la boite en contact avec les charbons ardents, Squeers retournait en tous sens les papiers pour tâcher de les déchiffrer, et les deux visiteurs purent approcher si près, que Frank, en se penchant en avant, distinguait clairement l’écriture des actes.

— Jusqu’à présent, dit Squeers, je ne vois rien de curieux. Voici un paquet de billets signés par plusieurs jeunes gens ; mais comme ils sont tous membres du parlement, il n’y a aucun recours contre eux. Au feu.

— Voici une reconnaissance d’un curé de campagne, et, d’après les lettres annexées au billet, il paraît qu’il a emprunté vingt livres à cent pour cent. Mettez cela de côté, nous nous ferons payer en nous adressant à l’évêque. Je ne vois pas encore ce que je cherche. — Vous dites ?… — Rien, rien.

Newman leva son soufflet ; mais, par un mouvement rapide, Frank l’arrêta encore une fois.

— Mettez de côté ces billets, brûlez ce bail… Ah ! Madeleine Bray, à l’époque de sa majorité… Brûlez cela.

Squeers jeta avec empressement du côté de Peg un parchemin qu’il avait mis à part dans cette intention, et, au moment où elle tournait la tête, il fourra sous sa redingote l’acte où il avait remarqué le nom de Madeleine.

— Hurrah ! s’écria-t-il ; je l’ai, je l’ai enfin ! Le succès était douteux, mais la victoire est à nous !

Peg lui demanda pourquoi il riait ; mais il ne répondit pas, car il était impossible de retenir davantage le bras de Newman. Le soufflet, sûrement dirigé, s’abattit au centre même du crâne de M. Squeers, et l’étendit à terre sans mouvement.