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MONSIEUR LE MARQUIS

— Il habite cet appartement que nous n’avons pu voir hier ? demanda-t-il.

— Oui… la bibliothèque, répondit Laurence ; personne n’y entre que moi. Vous voyez ce petit jardin entouré d’arbres très-sombres ? c’est là qu’il se promène le matin pendant que l’on arrange son appartement.

— Et vous n’avez pas peur que dans un accès…

— Oh ! non… il n’est pas fou. Sa pensée s’est arrêtée… À l’âge de six ans, il a éprouvé une grande frayeur, dans un incendie causé par le tonnerre, et depuis ce temps sa tête s’est paralysée. J’ai été élevée avec lui ; il était si beau étant petit ! il m’aimait tant ! il m’aime toujours ; mais j’ai grandi, moi, et lui est resté enfant ! Oh ! il n’est pas méchant, il n’a jamais d’accès de fureur ; il s’enfuit parce qu’il est craintif ; il ne veut voir que moi, et je n’ai rien à redouter de lui.

— Vous avez consulté des gens de talent ? Esquirol l’a-t-il vu ? a-t-il désespéré de le guérir ?

— Sa mère a eu recours à tous les moyens ; aucun n’a réussi…

En disant ces mots, Laurence rougit péniblement et baissa les yeux ; mais pour cacher son trouble :

— Il est cinq heures, dit-elle, il faut que j’aille près de lui ; c’est l’heure de sa promenade.

— Déjà si tard ! s’écria Lionel… comme je vais être grondé ! N’importe, cette journée vaut bien la mauvaise humeur d’une maîtresse de maison.

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ?

— Je voudrais venir tous les jours.

— Ah ! que je suis triste ! dit Laurence.

Elle soupira malgré elle.

— Moi, je suis bien heureux ! répondit Lionel en s’éloignant.

Ainsi se passa cette première visite, qui amena tant d’événements. Si Lionel n’eût pas trouvé madame de Pontanges seule, rien de tout cela ne serait arrivé. Bien des larmes de moins auraient coulé peut-être ! mais aussi je n’aurais pas cette longue histoire à vous conter, et c’est quelque chose que d’avoir un sujet véritable pour un roman, surtout lorsqu’on n’a pas le génie qu’il faut pour inventer.