Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 2.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
333
DE PONTANGES.

— Mais peut-être vous êtes grièvement blessée ?…

— Non, la faux n’a touché ma jambe que légèrement. Allez, je vous reverrai à déjeuner.

Lionel s’éloigna ; en fermant la porte qui communiquait aux salons, il aperçut sous la grande table de la bibliothèque deux yeux fixes qui le regardaient. Le pauvre marquis était rentré dans sa cachette, il passait sa tête sous le tapis de la table, et roulait çà et là ses yeux stupides ; sur son visage, ordinairement sans physionomie, la curiosité et la frayeur se peignaient tour à tour ; ses longs cheveux en désordre lui donnaient l’air d’un sauvage ; ses traits, naturellement réguliers, paraissaient hideux par leur manque d’ensemble, car c’est l’harmonie qui fait la beauté. L’habitude de vivre accroupi sous cette table avait fait tourner sa taille ; ses jambes s’étaient tordues, son dos s’était voûté ; en vérité, il s’était rendu justice en choisissant cette singulière demeure ; car, avec sa figure difforme, sa grosse tête, son dos courbé, ses jambes torses, il ressemblait parfaitement au pied grotesque de la table ; à ces monstres de bronze qui soutiennent les guéridons, les encriers et les flambeaux ; à ces hideuses figures que les artistes nous forcent d’admirer en s’écriant : « C’est d’un beau style ! »

Lionel, en contemplant cet horrible personnage, comprit pourquoi madame de Pontanges s’était hâtée de l’éloigner.

« Qu’elle est bonne ! pensa-t-il ; comme elle a soin de cet imbécile ! Il pouvait la tuer avec cette faux… Pauvre jeune femme ! qu’elle est charmante ! »

Il remonta dans sa chambre, pénétré des plus doux sentiments.

Lorsqu’il était sorti le matin, ses pensées étaient bien différentes ; qu’il était triste alors, et maintenant qu’il se sentait joyeux !

Pourquoi ?

Aucune explication n’avait dû changer ses idées… Il trouva sur sa table la longue lettre qu’il avait passé toute la nuit à écrire ; il sourit en la voyant, et la jeta au feu.

Pourquoi ?