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MONSIEUR LE MARQUIS

Lionel à prendre patience. Un soir, entre autres, Laurence avait quitté le salon comme à l’ordinaire pour aller assister au dîner de son mari ; elle tarda si longtemps à revenir, que Lionel, voulant montrer qu’il avait été ennuyé d’attendre, se retira dans son appartement. Comme il traversait le long corridor, il la rencontra. Laurence passa rapidement devant lui ; elle parut embarrassée de le trouver là et s’enfuit dans sa chambre.

Lionel ne l’aperçut qu’un instant, mais il l’avait vue assez pour remarquer le désordre de ses longs cheveux noirs qui flottaient sur ses épaules ! Mille pensées importunes l’assaillirent et vinrent mettre son imagination au supplice… Il fit toutes les suppositions les plus contraires, les plus étranges, les plus invraisemblables. Bien qu’il éloignât de son esprit le doute qui le désolait, cependant Lionel entrevit tout le ridicule de sa situation. « Si elle m’aimait autant qu’elle le croit, se disait-il, elle m’épargnerait ces idées si amères. Elle manque de délicatesse, cette femme-là… C’est étonnant, avec tant d’âme, tant d’esprit ! »

Il ne s’avouait pas que c’était justement par excès de délicatesse que Laurence s’était placée elle-même dans une si pénible situation. « Pourquoi ne pas remettre son mari aux mains d’un médecin qui, pour quelques mille francs par an, le surveillerait, le soignerait, lui consacrerait sa vie dans ce château ? répétait Lionel ; elle aurait à Paris une existence charmante ! »

Et c’était précisément parce que Laurence avait trop de délicatesse dans l’âme qu’il l’accusait d’en manquer.

Mais l’excès de la délicatesse est fatal, comme tous les autres excès ; il est plus coupable peut-être, non dans son intention, mais dans son résultat : l’excès d’un vice dégoûte du vice ; l’exagération d’un bon sentiment le déconsidère lui-même ; n’est-ce pas bien plus malheureux ? Trop est moins qu’un peu ; dépasser le but, c’est aussi ne pas l’atteindre. Notre nature est si faible, qu’elle ne nous permet pas même l’excès du bien ; elle en fait tout de suite quelque chose de funeste ou de risible. S’il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, il n’y a qu’un demi-pas de l’héroïsme au burlesque ; on peut être héros un moment ; un effort sublime est possible