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MONSIEUR LE MARQUIS

Et toutes les heures du jour sont inutiles… elles n’annoncent rien ; elles n’amènent personne !

Encore si ce n’était que cela, ce serait une sorte de mort, une léthargie, un de ces désespoirs inertes que l’on peut supporter. Mais le souvenir ! le souvenir ! voilà l’ennemi qui poursuit… Mais le bonheur perdu, voilà le fantôme ! voilà le remords !

« Quoi ! je l’aimais, et je l’ai laissé partir… il m’aimait, et je l’ai repoussé !… Il sacrifiait pour moi tous les plaisirs de Paris, ses succès, ses amours ; il venait ici, pour moi, sans intérêt de vanité, dans une solitude où ma préférence même ne lui donnait point d’orgueil… Il m’aimait, je n’en pouvais douter : je n’avais qu’un mot à dire pour le garder toujours près de moi ; et ce mot, je ne l’ai pas dit… je ne l’ai pas dit… j’ai eu ce courage. Comment est-ce possible ? et tout ce que je souffre, il le souffre aussi…

« Quoi ! tant de malheur pour un serment ! Ô mon Dieu ! s’écriait Laurence, mon Dieu ! est-ce donc un crime d’aimer ? »

Oh ! c’est une grande imprudence que de présenter aux femmes l’amour comme un crime : c’est les empêcher de le reconnaître lorsqu’il arrive, car rien ne ressemble moins au crime que les nobles élans d’un cœur qui va aimer.

Un crime, dites-vous ? Ce mot séduit les femmes à imagination vicieuse, c’est ce mot-là qui les entraîne.

Un crime, dites-vous ? Ce mot trompe les femmes honnêtes, et il les perd. Elles sont si confiantes dans la pureté de leur âme, si certaines de ne jamais faire ce qui est mal, qu’elles se hasardent à suivre l’impulsion de leur cœur ; elles ne peuvent comprendre qu’une affection sainte et douce soit un péché. Elles capitulent avec leurs scrupules ; de là vient cet amour dit platonique, corruption sublime, chimère pleine de naïveté qui commence tous les malheurs. La passion est absolue ; elle ne compose pas ; toute femme qui lutte avec elle est perdue. Il y en a eu de sauvées, mais par un hasard ; elles se sont cru du courage, elles ont eu du bonheur et voilà tout. Le courage des femmes est dans la fuite ; mais pour les engager à fuir, il ne faut pas leur dire : « L’amour est un crime ! » il faut leur crier : « C’est un malheur, c’est un enfer de tourments que