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MONSIEUR LE MARQUIS

On ne met point cela dans les romans ; les effets de correspondance y sont ménagés : chaque lettre arrive à son heure, chaque événement à son jour ; mais ce n’est pas là la vie, la vie vraie telle qu’il faut la peindre.

Les événements les plus contraires ont une attraction entre eux qui les fait coïncider malgré la vraisemblance commune. Il est des jours heureux et des jours malheureux ; de même qu’il est des courriers heureux et des courriers malheureux. Si un homme aime deux femmes, elles lui écriront le même jour, et pourtant je ne pense pas qu’elles s’entendent pour cela. C’est qu’il ne peut exister de bonheur complet, et qu’à défaut de chagrin, le sort fatal qui nous poursuit sur la terre s’amuse encore à compliquer notre bonheur pour le troubler.

Oh ! comme ces jours de grands courriers sont curieux à observer dans les châteaux !… L’un s’enfuit dans les bois avec une grande lettre qu’il n’ose pas lire devant témoins. Le fils de la maison monte vite dans sa chambre pour se recueillir ; il revient au bout d’une demi-heure, triste, mécontent. La maîtresse de la maison lit tout haut quelques passages de la lettre attendue, d’un ami puissant, d’un ministre. Un fat lit à la dérobée une petite lettre… de son tailleur qu’il n’a point payé !… Les indifférents, les étrangers se jettent sur les journaux pendant qu’un indigène de la vallée, un voisin de campagne, qui ne correspond avec personne, qui n’attend rien des heures ni des journaux, joue paisiblement tout seul au billard, essayant des coups nouveaux, en attendant que les agitations de la correspondance soient apaisées.

Dès que M. de Marny eut laissé tomber le Journal des Débats avec une émotion violente, le bruit se répandit dans le bal que le marié avait appris par les journaux une nouvelle qui le désespérait.

Des paroles vagues parvenues aux oreilles de mademoiselle Bélin, ou plutôt de madame de Marny, l’air singulier et mystérieux des personnes qui l’entouraient, lui inspirèrent de l’inquiétude ; feignant un peu de fatigue, elle prit le bras de sa sœur et se dirigea vers le petit salon où Lionel s’était retiré quelques moments avant elle. La société de ce parloir s’était déjà renouvelée plusieurs fois depuis que Lionel l’avait quitté.