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MONSIEUR LE MARQUIS

avez fait écrire par M. le curé, je crois. Il était furieux, désespéré, le dépit lui a fait perdre la tête, il est allé chez M. Bélin. Un dîner n’engage à rien ; mais la petite a joué la passion, et, une fois accueilli, Lionel s’est trouvé entraîné. Voilà comment cela s’est passé. Je n’en sais pas davantage. Il est venu ici plusieurs fois, m’a-t-il dit, vous avez refusé de le recevoir.

— Hélas ! je le devais alors ! Mais faut-il que je sois punie pour avoir eu le courage d’un si cruel sacrifice ? C’est parce que je suis une honnête femme qu’il m’a quittée ; c’est parce que cette vie de mensonge et de fraude m’était odieuse, c’est parce que l’intrigue m’est impossible qu’il faut que je sois à jamais misérable ! Et si j’avais été sa maîtresse, si j’avais méconnu pour lui tous mes devoirs, je serais maintenant heureuse, il ne m’aurait pas quittée ; il serait là… près de moi… toujours… Ô mon Dieu, c’est une horrible découverte que de se trouver victime de sa loyauté… Qu’il y a d’amertume dans cette pensée ! oh ! que cela est douloureux de se repentir d’avoir bien fait… Il m’a quittée… il m’a quittée !… Et si j’avais été à lui !… maintenant, je pourrais être sa femme… je serais heureuse !…

— Ainsi est fait le monde, dit Ferdinand ; une exquise délicatesse est une mine inépuisable de chagrins… Dans la retraite, les sentiments élevés ont moins d’inconvénients ; là, on peut risquer d’être parfait, la délicatesse des sentiments est le luxe de la vie intime ; mais dans le monde, c’est une duperie continuelle. Pour vivre dans le monde, il faut être, comme lui, égoïste, indifférent, obligeant toutes les fois que l’obligeance ne coûte rien ; l’important est de ne jamais se sacrifier à personne, et d’en avoir bien vite la réputation ; non-seulement il faut être égoïste, mais il faut encore faire parade de son égoïsme. Vous n’êtes pas faite pour le monde, madame ; vous valez trop, il vous haïrait ; toutes vos actions y seraient un reproche. Il faut choisir : changer votre candeur contre une banalité perfide, vos sentiments élevés contre de mesquines spéculations, vos croyances contre des misères, et venir goûter toutes les délices de notre monde… ou bien garder votre âme pure, vivre votre vie de sacrifices, et rester ici toute votre jeunesse, seule avec vos illusions et vos regrets.