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DE PONTANGES.

tion. Les jeunes gens d’aujourd’hui ne savent pas vivre sans leurs aises ; ils ne sont pas endurcis aux fatigues, aux privations, par les longs voyages ou les chances de la guerre ; ils n’ont point dormi à la belle étoile, mangé du cheval ou de vieux coqs ; ils n’ont pas couru deux jours et deux nuits pour apporter une nouvelle ; ils n’ont point navigué par un temps d’orage ; ils n’ont point franchi d’éternels déserts ; ils n’ont souffert ni le chaud, ni le froid, ni la faim, ni la privation de sommeil ! On les a élevés dans du coton, ils n’ont dormi que sur la plume, ils ne se sont assis que sur la soie. On les a nourris de crème et de gâteaux quand ils étaient petits, et maintenant ils vivent de truffes et de rumpsteaks. Ils se font conduire dans de bonnes voitures par de bons cochers, dans une bonne loge au spectacle. Ils sont à merveille chez eux. On ne saurait inventer un soin pour eux qu’ils n’aient eu déjà eux-mêmes… Je vous défie de trouver quelque chose à leur donner… Ils ont acheté tout ce qui peut plaire ; ils ne laissent rien à faire à ceux qui les aiment ; ils ont prévenu d’avance tous leurs propres désirs. Aussi quand ils sortent de l’atmosphère qu’ils ont chauffée et parfumée pour eux-mêmes, ils sont mal, très-mal. Tout leur est supplice et privation… Ce n’est pas leur faute vraiment ; on les a élevés à cela, et ils ne peuvent plus se passer du bien-être de leur vie ; et ils se sentent malheureux près de la personne la plus aimable, s’ils ne trouvent pas chez elle le confortable qu’ils ont chez eux ; ils préfèrent au bout d’un certain temps la femme insignifiante où l’on dîne bien, à la femme la plus séduisante dont le cuisinier est douteux, dont le dîner est mal servi. Cela est triste, mais c’est vrai. Autrefois, on ne disait pas ces misères-là dans les romans, les héros étaient censés ne vivre que d’amour ; mais nous peignons le monde tel que nous le voyons, tant pis pour la vérité si elle n’est pas belle.

Lionel était heureux de se sentir si bien, mais il était honteux et embarrassé de ce bonheur. Il se trouvait misérable d’attacher tant d’importance à ces sortes de choses grossières, lui qui avait essayé de vivre d’amour et de chimères. Il se méprisait, mais il se raccoutumait à ces petites délices, et ce n’était pas sans un souvenir moqueur qu’il se retraçait les fantastiques repas de Pontanges, si froids, si mal servis, si mau-