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MONSIEUR LE MARQUIS

— Malheureuse ! pensa-t-elle, comme je l’aime encore ! que vais-je devenir ?…

Et Lionel, pénétrant sa pensée, contemplait avec délices le réveil de cette âme… cette renaissance d’amour qui lui promettait tant de joie…

Il respirait à peine ; il restait immobile à genoux, il avait peur de l’avertir par son bonheur… il craignait qu’elle ne retrouvât trop tôt son empire sur elle-même, et il laissait éclore en silence le sentiment qui la lui rendait, pour qu’il fût déjà tout-puissant lorsqu’elle songerait à le combattre.

Et toute cette joie fut troublée !

Le destin, qui se moquait d’eux, vint une troisième fois encore éteindre leur amour… bouleverser toutes leurs espérances… et cela toujours de la même manière… parce que la vie est faite ainsi.

Qu’on ne vienne pas me dire que les événements ne s’entendent pas entre eux… qu’une chose extraordinaire n’arrive qu’une fois. Je vous dis, moi, que de certaines positions engendrent toujours les mêmes circonstances, que tels obstacles amènent toujours tels malheurs, que tels caractères ramènent toujours telle aventure. Et cela se comprend à merveille. Si un maçon tombe trois fois, il tombera trois fois d’un échafaud ; un marinier est destiné à tomber toujours dans la rivière… Un joueur fera trois héritages… il les perdra trois fois… au jeu. Une femme honnête qui résiste, résiste si longtemps, qu’elle finit toujours par être sauvée au moment du péril.

Voilà ce qu’on ne met point dans les romans, parce que l’on veut inventer et qu’on n’aurait pas l’air d’avoir de l’imagination si l’on mettait trois fois la même situation dans un livre. Moi, je fais cette innovation hardiment. Je n’invente pas ; je peins le monde comme je le vois, et je dis que toujours les mêmes choses se recommencent. Les caractères, aux prises avec la vie, laissent çà et là sur la route des germes qui tôt ou tard grandissent, et ramènent naturellement les mêmes situations, parce que leur principe est le même, sans compter que le sort aime beaucoup à faire des niches, et que le hasard est plus romanesque que tous les romanciers du monde.