Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
191
LETTRES PARISIENNES (1837).

place des meneurs, et que, conduits par des meneurs invisibles, ils agissent à leur insu dans l’intérêt de ceux-ci, et non dans l’intérêt de leur propre affaire. Peut-être aussi les menés sont-ils très-rares dans ce pays ; alors on comprendra la difficulté qu’on y a de conduire toute une population de meneurs.

Une femme d’esprit, ou du moins une femme qui se croit une femme d’esprit, a trouvé, de son côté, une manière nouvelle de diviser la société, et d’expliquer ses bouleversements périodiques, par un classement ingénieux. « Il y a dans le monde, dit-elle, deux grandes nations qui se font la guerre sans relâche, qui se baissent et se méprisent, et qui se haïront et se mépriseront éternellement. Vous aurez beau faire des lois, donner des libertés, octroyer des chartes, supprimer les impôts, ces deux nations seront toujours ennemies. — Quels sont donc ces deux peuples à jamais rivaux ? les bons et les méchants ? — Non. — Les grands et les petits ? les riches et les pauvres ? — Non. — Les forts et les faibles ? les dupes et les fripons ? — Non. — Ces deux peuples irréconciliables, enfin quels sont-ils ?… — Ceux qui se lavent les mains et ceux qui ne se lavent pas les mains ! Toute la question est là. »

Depuis cinquante ans, la politique de notre pays n’est autre chose que le combat sans cesse renaissant entre ces deux nations ennemies. Nous le répétons, cette guerre ne saurait finir : ceux qui ne se lavent pas les mains haïront toujours ceux qui se lavent les mains, et ceux qui se lavent les mains mépriseront toujours ceux qui ne se lavent pas les mains. Jamais vous ne pourrez les réunir, jamais ils ne pourront vivre ensemble, parce que, comme nous avons déjà eu l’honneur de vous le dire dernièrement, parce qu’il est une chose qu’on ne peut vaincre, c’est le dégoût ; parce qu’il est une autre chose qu’on ne peut supporter, c’est l’humiliation, et que dans cette grande querelle il y a dégoût pour les uns et humiliation pour les autres. Vous ne forcerez jamais un dandy à vivre auprès d’un chiffonnier ; vous ne verrez jamais qu’une femme laide et envieuse aime à s’entourer de jolies femmes. Ainsi, vous ne verrez jamais ceux qui se lavent les mains vivre en bonne intelligence avec ceux qui ne se lavent pas les mains. Ce système, singulière façon de classer les individus, semble au premier