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LETTRES PARISIENNES (1839).

— Que vous êtes heureuse, ma chère ! reprend une amie ; moi je ne suis ici que depuis deux jours, et je me sens déjà malade horriblement. » Puis on parle des pièces nouvelles, des concerts donnés, des plaisirs qu’on est censé avoir manqués, et il se trouve que cette personne, arrivée seulement depuis deux jours, est au courant de tout. Elle a déjà vu les Premières Armes de Richelieu, les animaux de M. Carter, Clémence, Un cas de conscience ; elle a entendu mademoiselle Garcia, madame Garcia, la symphonie de Berlioz, les concerts de Pleyel, etc., etc. Alors on se met à rire de cette naïve inconséquence, et quelque moqueur dit avec malice : « Ah ! madame, si vous avez vu et entendu tout cela en deux jours seulement, je ne m’étonne plus que vous soyez un peu souffrante et fatiguée. »

Le lion du monde fashionable et intelligent est en ce moment la célèbre mademoiselle d’Angeville, cette voyageuse intrépide qui, l’année dernière, a gravi le mont Blanc, la première et la seule femme qui ait accompli ce dangereux pèlerinage. Chacun veut la voir ; on l’entoure, on l’interroge, et mademoiselle d’Angeville répond aux nombreuses questions dont on l’accable, avec beaucoup de bonne grâce et d’esprit. Les privilégiés, c’est-à-dire ceux qui vont au-devant de toutes les distinctions, ont eu le plaisir d’admirer un fort bel album rapporté par mademoiselle d’Angeville, et qui contient le récit pittoresque de son voyage. C’est une collection de dessins faits à Genève, d’après les croquis que mademoiselle d’Angeville elle-même, tout en gravissant le mont Blanc, a pris d’après nature, si toutefois on peut appeler nature une suite de phénomènes plus étranges les uns que les autres, des ponts de neige dont on ne peut s’expliquer la formation, des glaciers bleu de ciel, des précipices lilas, des rochers vert-pomme, de la neige rouge comme du feu ! Les premiers dessins représentent le départ de Chamouny ; les habitants du pâle hameau regardent tristement s’éloigner la voyageuse et ses guides. Quelques vieillards haussent les épaules et disent : « La folle ! quelle idée !… » L’ascension commence ; on gravit successivement les pics, les dents, les aiguilles, les dômes, les cols ; on franchit les crevasses ; on gèle de froid, on étouffe de chaud. Les yeux sont enflammés, les regards ne savent où se reposer ;