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LE VICOMTE DE LAUNAY.

le soleil les brûle, la neige les éblouit. Telle page représente le moment où l’un des guides, attaché par une corde, éprouve un pont de neige ; telle autre page représente le moment où la caravane s’arrête pour cueillir de fantastiques fleurs sur un petit gazon frais et riant, venu là on ne sait comment, et entouré de glaces éternelles. Mais de tous ces tableaux si intéressants, celui qui cause le plus d’impression, c’est celui où l’on voit la terrible muraille de glace qu’il faut gravir avant d’atteindre le sommet du mont Blanc : c’est sans doute l’escalier fatal qui a jadis tenté l’orgueil des géants. Trois cent cinquante marches taillées dans la glace ! et il faut grimper à cette affreuse échelle après de longues journées de fatigues, après de froides nuits sans sommeil, quand l’air est mortel, quand l’assoupissement léthargique vous gagne, quand vos guides si intrépides s’évanouissent, quand votre chien lui-même se décourage et refuse de vous suivre ! Gravir cette échelle glacée… oh ! c’est impossible, la volonté manque, une femme ne peut obtenir d’elle un tel effort : « Laissez-moi dormir, je suis lasse, je n’y vois plus, je n’entends rien… De l’air ! de l’air ! je ne peux plus respirer, je meurs !… » Et la voyageuse s’endort… Elle est au milieu de la gigantesque muraille, elle a déjà gravi cent soixante-quinze marches, il en reste encore autant à monter. Il faut choisir maintenant entre le ciel et l’abîme ; on la réveille, elle lutte péniblement, elle ne se souvient plus de son entreprise, elle fait bon marché de son héroïsme ; elle ne sait plus qu’une chose, c’est qu’elle est sans abri et qu’il fait bien froid… Mais soudain une pensée d’orgueil la ranime : elle se rappelle qu’on la regarde à Chamouny, que cent lunettes d’approche sont braquées sur le mont Blanc pour y guetter son arrivée : alors toutes ses forces reviennent. Elle repart avec courage ; et bientôt les habitants de la vallée aperçoivent au sommet du Caucase savoyard le grand chapeau de paille de la pèlerine triomphante. Mademoiselle d’Angeville, revenant à Chamouny, fut reçue avec transport, tout le village courut à sa rencontre ; on lui offrit des bouquets, on chanta ses louanges. Ah ! mademoiselle d’Angeville le dit elle-même, le succès change tous les noms : « On me nommait folle au départ, on m’appelait héroïne au retour. »