Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 2.djvu/251

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ne travaillait que six heures par jour. Hélas ! mon village et bien d’autres ont été ruinés par le régime protecteur ; on n’y a pas toujours le nécessaire, à plus forte raison on s’y passe de superflu. Bref, notre menuisier ne travaillait que six heures. — Il devint aveugle ; mais comme il ne manquait pas d’énergie, il parvint à expédier le même ouvrage, en y consacrant douze heures de pénible labeur.

Un de ses voisins, menuisier comme lui, venait le voir souvent et lui disait : « Vous êtes bien heureux d’avoir la cataracte ; avant, vous n’aviez pas de quoi vous occuper, maintenant vous êtes occupé toute la journée ; et, vous le savez, M. de Saint-Cricq l’a dit : le travail, c’est la richesse. » (Hilarité.)

Le pauvre aveugle le crut. Il se voyait déjà millionnaire, et il s’encroûta si bien de cette doctrine qu’il refusait opiniâtrement de se laisser opérer.

Alors ses parents et ses amis se concertèrent pour le tirer d’erreur. Ils cherchèrent à lui démontrer que le travail n’est de la richesse qu’autant qu’il est suivi de quelques résultats. Je crois même que mon ami, M. Wolowski, leur a dérobé l’argument du tread-mill, qu’il vous soumettait tout à l’heure avec tant d’à-propos. — Le malade était sur le point d’être persuadé.

Que fît son perfide concurrent ? Il vint trouver l’aveugle et lui dit : Vos parents sont de beaux théoriciens, et peut-être ont-ils raison en principe. Mais vous ont-ils parlé du danger de la transition ? — Ils ne m’en ont pas dit un mot, dit l’aveugle. — Ah ! je les y surprends ; ils veulent exposer vos yeux subitement à la clarté du soleil et vous faire perdre à jamais la vue. (L’hilarité redouble.)

Le malade, toujours crédule, s’en fut à ses parents et leur dit : Vous ne m’aviez pas parlé de la transition. Vous voulez donc me rendre aveugle ?

— Vous ne seriez pas pis que vous n’êtes, répondirent